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chose à désirer ? et songeraient-elles à l’allonger par cette petite supercherie féminine, qui tend à faire remonter convenablement les sourcils que la nature leur a posés un peu trop au milieu du visage ?

À l’exception de quelques mèches enduites de cire, disposées en forme d’échelons et de cordages le long des tempes et des épaules, elles portent les cheveux tout à fait lisses, aplatis sur la tête, et descendant non tressés sur le dos, où un nœud, qui les retient, doit se prêter à des combinaisons bien mystérieuses, puisque toutes les grandes dames traînent jusque sur le sol une épaisse chevelure ondoyant parmi les plis de leur manteau flottant. L’ampleur de ce riche vêtement de brocart donne à penser que, dans le monde de Kioto, le bonheur du luxe féminin se mesure à la quantité de mètres d’étoffe qu’une simple mortelle a l’honneur de tirer à sa suite.

Mais que peuvent signifier ces deux longs pans de robe, qui dépassent, à droite et à gauche, les bords onduleux du manteau ? Quand la belle est en marche, ils obéissent au mouvement cadencé de ses deux petits pieds invisibles, et l’on dirait, à la voir à distance, qu’elle porte, non pas une robe, mais un ample pantalon traînant, qui ne lui permet de s’avancer qu’à genoux, en se balançant nonchalamment sur les hanches.

Telle est, en effet, l’illusion que ce costume est destiné à produire. Il faut que les dames de la cour, qui peuvent être admises dans la présence du mikado, paraissent s’approcher à genoux de sa sainte Majesté.

Suivantes des dames de Kioto. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.

L’on n’entend d’autre bruit dans l’intérieur du palais, que le frôlement de la soie sur les moelleux tapis dont les nattes sont recouvertes. Des stores de bambou interceptent l’éclat du jour. Des paravents aux merveilleuses peintures, des draperies de damas, des courtines de velours, ornées de nœuds en cordonnet de soie encadrant des oiseaux artificiels, forment les parois et les portières des salles de réunion. Aucun meuble n’en altère l’élégante simplicité ; seulement on distingue, dans les angles, ici un aquarium en porcelaine, surmonté d’arbustes vivaces et de fleurs naturelles assortis et arrangés de façon à rivaliser avec le plus savant tableau ;


Suivantes des dames de Kioto. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture japonaise.


là, un cabinet incrusté de nacre, ou une étagère chargée des volumineuses anthologies poétiques du vieil empire, dont l’une fut imprimée sur des feuilles d’or. Une odeur de bois précieux, de fines nattes, de fraîches étoffes, se mêle à l’air pur qui pénètre de tous côtés par les châssis ouverts. Les jeunes filles du palais apportent le thé d’Oudsji et les sucreries du réfectoire de l’impératrice. Celle-ci, la Kisaki, l’altière dominatrice des douze autres épouses légitimes du mikado et de la tourbe de ses concubines, est accroupie, dans un fier isolement, au haut des marches d’une vaste estrade, qui domine toute la salle. Les dames d’honneur et les suivantes, accroupies ou agenouillées derrière elle, à une respectueuse distance, composent, au pied des coulisses, des groupes qui produisent l’effet de plates-bandes de fleurs, car chaque groupe, selon sa position hiérarchique, a son costume et ses couleurs réglementaires.

Quant à l’impératrice, les plis de ses vêtements sont jetés et arrondis avec tant d’art autour de sa personne, qu’ils l’environnent comme d’une éblouissante corolle de gaze, de crêpe et de brocart, et les trois lames d’or verticales qui surmontent son diadème, semblent être comme les anthères d’une divine reine des fleurs.

Les invitées sont rangées en demi-cercles concentriques en face de leur souveraine. Sur un geste de sa main, les dames d’honneur en charge s’approchent et reçoivent, prosternées, les ordres nécessaires pour la direction des entretiens anecdotiques ou des joutes littéraires. La cour de la Kisaki est l’académie des jeux floraux du Japon. Le troisième jour du troisième mois, dans la première quinzaine d’avril, tous les beaux esprits du daïri se réunissent dans les vergers fleuris du castel, au bord de frais ruisseaux ; le saki circule dans les coupes de salvocat, et de charmants défis s’échangent entre gentilshommes et nobles dames, à qui saura trouver et peindre sur le classique éventail de cèdre blanc, orné de feuilles de lierre, les stances les plus poétiques pour célébrer le réveil du printemps.

Cependant la cour de l’impératrice admettait d’autres distractions que les divertissements littéraires. Elle