Page:Le Tour du monde - 14.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cet I-garapé que nous avons remonté en pirogue, l’espace d’une lieue, est bordé de massifs d’arbustes et de lianes pendantes, formant comme une lisière à la grande forêt dont l’ombre opaque s’entrevoit à travers leurs feuillages. Des talus ouatés d’herbe drue, de mousses et de capillaires se déroulent des deux côtés de la rivière où d’invisibles sources laissent tomber sans bruit leurs larmes de diamant liquide. L’enchevêtrement des branchages au-dessus de son lit, intercepte en partie la vue du ciel, brise au passage les rayons du soleil, et de l’aveuglante lumière du dehors fait une clarté blonde et veloutée où se fondent harmonieusement les contours des objets. Quel dommage que ce site mystérieux et charmant propre à la rêverie et favorable à la natation, soit hanté par des caïmans de la grande espèce !

Quelques lectures d’alphabet et des exercices calligraphiques que j’avais fait faire au fils de la maison pendant deux jours de pluie qui me retinrent au logis, m’attirèrent les bénédictions de ses parents et me valurent de la part du jeune homme un dévouement sans bornes. J’en profitai pour l’envoyer pêcher au bord du fleuve, le faire grimper sur des arbres ou se glisser au travers des buissons dont les épines eussent pu compromettre mes vêtements. L’adolescent se prêtait à mes fantaisies, avec l’abandon d’une âme ingénue où le calcul n’est pas encore entré. Plus d’une fois au retour de nos courses aventureuses, entreprises dans le seul but d’être utile à la science, la chemise en lambeaux de mon compagnon ou ses pantalons déchirés aux rotules, le firent chapitrer par l’auteur de ses jours et réprimander par sa mère ; mais je le consolais de ces mécomptes par le don d’un bonhomme fait à la plume ou au crayon, croquis informe qu’il collait à cru sur le mur et devant lequel il avait des moments d’extase.

Indien Cocama.

Grâce au dévouement de ce Télémaque indigène dont je m’étais constitué le Mentor, j’eus en ma possession un dauphin souffleur que je convoitais depuis longtemps et que les Indiens n’avaient jamais voulu me procurer par suite de leurs déplorables superstitions à l’endroit de ce cétacé auquel ils prêtent un langage et une domination absolue sur toutes les espèces de poissons d’eau douce. Mon élève, accompagné de deux Cocamas, était allé harponner ce dauphin près de l’embouchure de l’U-


    lieues, large en plusieurs endroits de 25 à 30 mètres et d’une profondeur qui varie de 2 brasses à 5, nous a paru comme beaucoup de cours d’eau du même genre que nous allons trouver sur notre route, dépasser les limites d’un simple ruisseau et atteindre presque à celles d’une petite rivière.