Page:Le Tour du monde - 15.djvu/139

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des lieux précités, au lieu de pourchasser brutalement ces indigènes, se contentent de leur acheter leurs enfants. Un père Mirañha, ne refuse jamais de troquer son fils contre deux ou trois haches ; ni une mère de céder sa fille pour six mètres de cotonnade, un collier de perles de verre et quelques bijoux de cuivre doré. De ces rapports commerciaux établis entre la civilisation et la barbarie, résulte cette quantité de petits Mirañhas des deux sexes, qu’on trouve dans les villes et les villages de l’Amazone, à partir d’Alvaraës-Cayçara, jusqu’à la Barra do Rio Negro.

Deux jours que je passai chez les vieillards de San Mathias furent employés tout entiers à griffonner sur mon livre de notes. Le troisième jour, je me préparai au départ ; mes hôtes avaient paru si émerveillés des signes calligraphiques, à l’aide desquels je traduisais leurs renseignements, que, pour leur être agréable et leur laisser de mon passage un souvenir durable, j’écrivis en belle coulée, le Pater Noster et l’Ave Maria, et leur remis cet échantillon de mon savoir-faire. Avant de me séparer de ces respectables métis, j’eus le plaisir de voir ma page d’écriture, piquée par quatre épines de mimosa au chevet de leur moustiquaire.

En quittant San Mathias-Tapera, j’allais donner l’ordre à mon pilote Mirañha de traverser la baie de l’Arênapo et de me remettre dans l’Amazone, lorsqu’il me peignit sous des couleurs si gaies, une excursion dans le Coracé-Parana (rivière du Soleil), dont l’embouchure, disait-il, se trouvait sur notre chemin, à une assez courte distance, que par attrait pour cette promenade autant que par intérêt pour le canal-artère, qui emprunte ses eaux à l’Amazone et les lui restitue au moyen de huit trompes, je fis rallier le côté gauche de la baie, et trois heures après notre sortie de San Mathias, nous entrions avec le courant dans le Coracé-Parana.

Ce canal, large d’environ cent mètres et long de soixante-dix lieues, fuit à travers terres, décrivant du nord-est au sud plein une vaste courbe. Après vingt-cinq lieues de parcours, il communique par un étroit goulet avec le lac d’Amana, change en cet endroit son nom de Coracé en celui de Copeya et continue sa marche vers l’Amazone, qu’il rejoint à quarante-cinq lieues de là. Chemin faisant, il déverse dans la baie de l’Arênapo par trois canaux d’écoulement appelés Tuyuyuco, Macupuri et Capihuara, une partie des eaux qu’il en a reçues, puis, à partir de l’endroit où la baie de l’Arênapo s’unit à l’Amazone, il continue de communiquer avec le grand fleuve par cinq canaux du nom de Huanana, Copeya, Yucara, Trucari et Pira-Arara. Ce sont ces canaux situés en aval de la baie, et ceux que déjà nous avons relevés en amont, que les géographes européens, induits en erreur par La Condamine, ont considérés jusqu’à ce jour, comme autant de bouches de la rivière Japura.

À partir du lac Amana, où le canal Coracé change de nom sans changer de figure, et devient canal Copeya, commence, dans l’intérieur des terres, cette série d’igarapés, de canaux et de lacs, rattachés, soudés, vissés les uns aux autres et dont les deux derniers relient, dans le nord-est, le Japura au Rio Negro. La description que nous pourrions faire de ce réseau fluvial, n’en donnerait au lecteur qu’une idée incomplète, et nous le renvoyons aux diverses parties du plan chorographique intercalé dans notre texte.

Mais ce que nos cartes n’ont pu reproduire, c’est l’aspect mélancolique de la contrée sillonnée en tout sens par ces eaux noires[1]. Une étrange tristesse semble mêlée à l’air qu’on respire sur leurs rivages. Il est vrai que les souvenirs historiques qui s’y rattachent, ne sont pas de nature à leur prêter une gaieté bien vive ; tout parle à chaque pas de missions et de villages disparus, de nations éteintes ou dispersées, sur le territoire desquelles, aujourd’hui, vaguent plutôt qu’elles ne sont campées, des tribus dépossédées elles-mêmes de leur sol primitif. Ces grandes nappes noires, quand nous les vîmes pour la première fois, nous parurent porter le deuil des castes indigènes.

Sur leurs bords, vivaient jadis les Chumanas qui tatouaient leurs lèvres et décoraient leurs joues d’une double volute, blason hiéroglyphique de la tribu. Ces indiens étaient alliés aux Tumbiras qui se noircissaient le visage et dont la lèvre inférieure supportait une rondelle en bois de cecropia. Dans le voisinage de ces deux nations vivaient les Periatis, les Marayas, les Araruas, renommés pour les tissus de plumes qu’ils fabriquaient, et les Yamas qui brisaient les os de leurs morts pour en sucer la moelle, dans la croyance que l’âme du défunt y étant cachée, ils la faisaient revivre en eux.

À ces nations éteintes ou refoulées par la conquête portugaise, succéda la nation des Muras, dont l’audace, l’humeur féroce et les goûts de pillage, furent longtemps redoutés de leurs voisins barbares et civilisés.

Les Muras habitaient au commencement du dixs-eptième siècle, sur la rive droite de l’Amazone, le bord des lacs et des igarapés situés entre les rivières Teffé et Madeira ; — environ cent quinze lieues de pays ; — longtemps inconnus, on les vit tout à coup apparaître et jouer sur le Haut-Amazone, le rôle des Boucaniers dans la mer des Antilles ou des Uscoques, sur l’Adriatique ; pas une embarcation portugaise ne remontait le fleuve, que ces forbans ne l’assaillissent au passage. À diverses reprises, les gouverneurs du Para et les capitaines généraux du Rio Negro, envoyèrent pour les combattre des troupes réglées avec lesquelles les Muras se mesuraient sans crainte, et que plus d’une fois ils tinrent en échec. Les croisades apostoliques des Carmes et des Jésuites portugais, les essais de civilisation tentés par les gouverneurs du Para, les persécutions des riverains de l’Amazone et la petite vérole, eurent enfin raison de la nation des Muras. Déjà fort amoindrie vers la fin du dix-huitième siècle, elle ne tarda pas à se disperser ; quelques familles continuèrent d’habiter le bord des lacs et des affluents de la rive droite de l’Amazone,

  1. Voir sur notre carte partielle du système des canaux et des lacs du Japura, les indications que nous donnons à cet égard.