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les paysans, hommes et femmes, s’empressent de l’abandonner.

Le lendemain ces pauvres gens se jettent à mes pieds qu’ils cherchent à embrasser, parce que je leur paye l’hospitalité, peu volontaire, qu’ils m’ont donnée. Le paysan russe est tellement habitué à se voir toujours le jouet de l’arbitraire de la part de tous ceux qui sont plus élevés que lui, que l’idée de lui payer un service lui semble une incroyable inspiration de générosité. Le voyageur qui accomplit ce simple devoir ne peut être évidemment qu’un prince on tout au moins un très-grand seigneur déguisé.

En réalité, princes et seigneurs payent volontiers ; mais si c’est un intermédiaire qui est chargé de faire largesse en leur nom, l’aubaine s’arrête en route dans une poche plus digne. Aussi le pauvre paysan aime-t-il mieux avoir affaire à un général, à un noble, si exigeants qu’ils soient, qu’à des administrateurs ou à des officiers ordinaires : ceux-ci ne tiennent pas le moins du monde à se faire des titres à sa reconnaissance.

Dans la matinée, nous arrivons à Elpativo, charmant village, où nous devons passer quelques jours avant notre départ définitif pour le sud de la Russie.


Elpativo, village russe. — Dessin de M. Moynet.

Visiter un village russe n’est pas une longue affaire. Ce n’est d’ordinaire qu’une seule rue bordée d’isbas en bois, plus ou moins ornés, suivant le goût ou la fortune des propriétaires. Les maisons sont presque toutes pareilles ; on y voit, pour toute variété : une église, lorsque le village a quelque importance, un comptoir servant à la gérance de l’intendant, et des magasins de blé qui doivent toujours renfermer deux années de grains, pour le cas où la récolte viendrait à manquer ; ils sont placés sous la surveillance des autorités du village. Les anciennes récoltes sont livrées à la consommation à mesure que les nouvelles les remplacent. Les serfs ou paysans sont donc assurés de vivre quand les années sont mauvaises. Le seigneur n’a pas le droit de toucher à cette réserve : il ne peut vendre que ce qui a été récolté pour lui. C’est le starosta qui est préposé à l’emmagasinement du grain et de sa distribution aux paysans. Ce fonctionnaire élu par les serfs et choisi parmi eux défend leurs intérêts, dont il est responsable.

Les serfs nomment d’ordinaire pour starosta un paysan riche et capable de les défendre au besoin contre l’homme d’affaires du seigneur.

Dans les villages de l’intérieur de la Russie qui ont peu de communications avec les villes, les paysans ne rêvent pas un sort plus heureux que celui qu’on leur a fait ; ils sont arrivés à une telle habitude de la soumission qu’ils sont presque effrayés à la pensée qu’ils pourraient n’avoir plus de maître : aussi dit-on qu’ils