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représente le Saint-Esprit, et, comme tel, nul n’oserait lui faire le moindre mal, encore moins le manger. Aussi le voit-on, paisible et confiant, se nicher partout ou il lui plaît, dans les maisons, dans les granges ; il dégrade et souille les monuments publics en toute sécurité.

Il en est a peu près de même des corbeaux, qui, du moins, sont utiles à quelque chose : ils déblayent la voie publique des cadavres d’animaux et des immondices, qui sans eux l’encombreraient ; l’administration compte sur leurs services : ce sont ses auxiliaires.

J’ai vu, au milieu des maisons, dans un passage assez fréquenté, un jeune enfant en lutte, pour défendre son déjeuner, contre trois énormes corbeaux ; s’il parvint à les écarter, ce ne fut point sans péril pour ses yeux.

Presque toujours, quand nous descendions de télègue, la voiture était envahie par une vingtaine de corbeaux, pigeons ou autres oiseaux, empressés à picoter et à fouiller notre paille et nos bagages avec une indiscrétion qui nous exaspérait : on eût dit un poste de douaniers.


Jaroslaw. — Kostroma. — De l’intervention du pouvoir absolu dans l’architecture. — L’art du badigeonnage. — Le héros Souzanine et son monument.

Arrivés à Jaroslaw, nous descendons pour visiter la ville et, s’il se peut, pour faire une excursion aux environs.

Jaroslaw est le chef-lieu d’un gouvernement peu étendu, moins fertile que ceux qui l’entourent. L’agriculture n’y est pas prospère ; des marais le couvrent en grande partie ; mais l’industrie et l’activité des habitants sont parvenues à répandre l’aisance : ce sont les Auvergnats de la Russie ; on les rencontre dans toutes les villes de l’empire ; ils sont sobres, laborieux, économes, et retournent au pays lorsqu’ils ont amassé quelque argent. C’est une forte race aux traits bruns, à la taille élevée. Les femmes ont une légitime réputation de beauté.

À Jaroslaw, on fabrique les aciers, le drap, les étoffes de laine et de soie. La quincaillerie et une multitude de petits travaux en écorce de tilleul et de bouleau occupent un grand nombre d’ouvriers.

À quelques verstes de Jaroslaw, sur le Volga, nous apercevons un beau kaback (auberge) en bois sculpté et peint.


Monument élevé, sur une place de Kostroma, à Souzanine, paysan russe. — Dessin de M. Moynet.

Nous approchons de Kostroma, chef-lieu du gouvernement de ce nom. La ville est située sur la rive gauche du fleuve. D’assez loin nous voyons apparaître les coupoles de ses églises et un grand clocher tout fraîchement peint en bleu azur, avec ses parties saillantes en blanc ; une coupole dorée qui le surmonte a l’air d’être faite en biscuit de porcelaine. C’est le clocher du couvent de Saint-Hypate, monastère qui ressemble à tous les monastères russes. La Russie est le pays de l’uniformité architecturale : églises, monastères, théâtres, casernes, tous les édifices s’y ressemblent. L’empereur Nicolas a été pour beaucoup, dit-on, dans cette uniformité. Il avait adopté deux ou trois plans définitifs pour chaque espèce de monument, suivant l’importance des villes. Quand on avait voté la dépense de quelque nouvelle construction, on faisait exécuter simplement les nos 1, 2 ou 3, selon le chiffre de la population. Si l’anecdote est vraie, et tout porte à le croire, car la manie de réglementation, que cet empereur poussait à l’extrême, n’est pas contestable, il n’est que juste de mettre hors de cause les architectes russes.

La tour de Saint-Hypate, construite sous Catherine, vue de près, ressemble à de la pâtisserie gigantesque ; de nombreuses couches de badigeon superposées arrondissent ses angles et les saillies de ses sculptures.

J’ai vu de très-vieux monuments couverts de cette pâte si copieusement que les sculptures et les inscriptions en étaient devenues indéchiffrables. — Le badigeon est inévitable en Russie où le climat altère promptement les surfaces lorsqu’elles ne sont pas d’une grande solidité (ce n’est que depuis Pierre Ier que l’on revêt en granit) ; par suite les Russes en sont arrivés à faire du badigeonnage un art. Dès les premiers jours de printemps, on voit suspendu dans l’espace, à des hauteurs vertigineuses, le badigeonneur russe sans l’appareil embarrassant de ses confrères des autres pays ; pourvu qu’il trouve un point d’appui où il puisse fixer un bout de corde, il voyage sur tous les points de l’édifice aussi tranquillement que s’il était sur le sol ; il badigeonne avec une ardeur et une conscience telles, qu’il met de sa pâte plutôt deux fois qu’une, en sorte que lorsque l’opération a été ainsi répétée vingt, trente ou quarante fois (un monument bien entretenu doit être barbouillé tous les ans), il ne reste plus de l’architecture primitive qu’une masse molle et informe.

La maison Romanof, que l’on montre à Kostroma, est un souvenir historique, rien de plus.

Michel Romanof, le chef de la maison impériale qui règne encore, habitait cette maison lorsqu’il fut élu tzar en 1613. Son élection mit fin à la guerre civile qui durait depuis quinze ans, suscitée par les divers prétendants et alimentée par les Polonais qu’on trouve toujours prêts à s’allier aux ennemis intérieurs ou extérieurs de la Russie. L’antipathie entre ces deux peuples semble devoir durer aussi longtemps que l’histoire du monde.

Sur une place de Kostroma on a élevé un monument à la mémoire du paysan Souzanine. Le piédestal, en pierre, porte une colonne en granit rose de Finlande surmontée du buste du jeune tzar Michel Romanof. Le fût de la colonne est orné d’un écusson écartelé. Au-