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dessous, est une statue, agenouillée et priant pour la Russie : c’est l’image du héros. Un grand bas-relief en bronze représente le dévouement de Souzanine. Emmené de force comme guide par le chef d’un corps d’armée polonaise d’environ trois mille hommes, ce brave citoyen, au lieu de la conduire, à partir du village de Karabanovo, sur la route de Moscou, comme on le lui avait ordonné, engagea les ennemis de son pays dans un chemin de traverse, et, arrivé au milieu d’une forêt immense, il leur déclara avec simplicité qu’il les avait égarés volontairement dans l’intention de les faire périr tous. Ni les menaces ni les coups ne purent le contraindre à remettre l’armée dans le bon chemin. Il succomba sous les mauvais traitements ; mais les Polonais moururent à leur tour de faim et de froid, sauf quelques-uns qui furent faits prisonniers.

Le village de Karabanovo, lieu de naissance de ce martyr de la patrie, fut à jamais exempté d’impôts et de levées d’hommes par le tzar Romanof.

Devant des actes de ce genre, l’esprit reste en suspens : l’admiration ne se sent pas tout à fait à l’aise. Il y a des degrés dans l’héroïsme : cette trahison du paysan, comme l’incendie de Moscou, a au fond quelque chose d’un peu barbare ; on est heureux de pouvoir admirer, au contraire, sans restriction, notre Eustache de Saint-Pierre ou notre chevalier d’Assas.


Nijni-Novogorod. — Le panorama. — Les monuments. — Le marché. — Statistique. — Le pont d’un bateau sur le Volga. — Les Bourlakis. — La châsse de saint Macaire. — Les coffrets de Makarief-Kazan.

Nous passons la nuit à Ples. Près d’arriver à Kineschma, le bateau s’arrête : deux passagères, la princesse D… et sa dame de compagnie, s’apprêtent et descendre dans une embarcation qui doit les mener à terre. La dame de compagnie, très-âgée, met le pied à côté de l’échelon et tombe dans le fleuve. Heureusement la princesse la saisit au moment où elle reparaît, et elle est bien vite retirée ; la barque gagne le rivage à force de rames ; on a hâte d’aller réchauffer la pauvre dame : l’eau du fleuve était glacée.

À Kineschma, nous embarquons beaucoup de passagers : toute la journée nous stopons pour en prendre d’autres ; d’heure en heure on approche de Nijni-Novogorod ; la vie s’éveille.

Les rives du Volga sont toutes couvertes de forêts depuis Kostroma. Sur la rive droite toutefois il y a des éclaircies ; on y voit quelques pêcheurs entourés, comme à l’ordinaire, de volées d’oiseaux. Dans son ensemble, le paysage est triste ; le fleuve commence à s’élargir.

Le soir nous arrivons, après avoir passé Jourouvetz-Polvoskoi, à Balakna, vaste chantier de construction : c’est de là que sortent les bâtiments de charge qui montent et descendent le Volga.

Notre bateau très-chargé, trop chargé même, donne quelque inquiétude au capitaine. Plusieurs fois nous avons failli nous ensabler, et nous n’en avons pas moins laissé monter de nouveaux voyageurs. Enfin nous tournons un coude du Volga et, tout à coup, nous apercevons une forêt de mâts pavoisés ! Nous voici dans l’Oca, au confluent de cette rivière avec le Volga.

À gauche apparaît Nijni avec son Kremlin ; à droite sont accumulées les constructions de la foire de Nijni ; partout des bateaux circulent ; en face de nous s’étend un immense pont de bateaux ; nous voulons nous y frayer un passage, c’est impossible ; il faut absolument y renoncer : nous allons aborder au quai de Sibérie.

On nous avait donné des lettres pour MM. Grass et Brihmi, directeurs du Mercury, qui nous attendaient depuis longtemps, car nous arrivions à la fin de la grande foire de Nijni-Novogorod. Quelques jours encore et cette population de quatre à cinq cent mille âmes serait réduite à douze mille. Aussi avions-nous hâte de jeter un premier coup d’œil sur ce grand marché, où l’Europe et l’Asie se rencontrent chaque année.

Nous sommes servis à souhait en sortant des bureaux du Mercury. Du point élevé où nous nous trouvons, et dont je donne le dessin, on domine complétement la jonction de l’Oka et du Volga. Le grand fleuve coule à droite jusqu’à l’horizon. L’Oka est à nos pieds, séparé en deux par une île couverte de baraques en bois, où se tiennent surtout les marchands de fer et autres métaux ; au-dessus sont les bâtiments de la foire au milieu desquels circule une population bigarrée, étrange assemblage des spécimens de tous les peuples : Russes, Chinois, Tartares, Circassiens, Turcs, Persans, Kalmouks, Kirghis, etc, etc.

À gauche est un grand village tout en bois, habité seulement à l’époque de la foire par une population de bateleurs, de tsiganes et de femmes de tous les pays ; plus loin coulent les ruisseaux qui joignent les lacs Bagrontosovo et Motscherskoé. Le panorama est immense.

Ajoutez à ce spectacle celui des voitures sur toutes les larges voies que nous avions à nos pieds, des bateaux glissant sur les deux fleuves et les canaux ; imaginez enfin le sourd murmure de trois cent mille voix, et vous aurez une idée bien imparfaite de l’impression que produisit sur nous la foire de Nijni-Novogorod, vue des hauteurs de la rive droite de l’Oka.

Après avoir contemplé longtemps toutes les scènes qui se mouvaient devant nous, nous descendons à travers la ville, nous visitons la cathédrale dont l’intérieur est fort riche ; puis un grand bâtiment en briques, l’hôtellerie principale de Nijni, en ce moment encombrée de monde, et où l’on prend le thé en parlant d’affaires dans toutes les langues du monde.

Nous revenons sur nos pas en suivant les bords de l’Oka, afin de passer sur le pont de bateaux construit et détruit chaque année ; ce pont, après avoir traversé l’île où sont les fers, les cuivres, etc., conduit directement au champ de foire.

Pour protéger les bâtiments de ce grand marché contre les inondations périodiques, on a creusé des canaux de chaque côté, et les terres qu’on en a enle-