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ment à faire, il pourra bien rester un ou deux jours à Saratof. Nous allons tout droit chez notre compatriote, et nous y sommes parfaitement reçus.

Nous voulons mettre à profit la lenteur de notre bateau pour en sortir à Nicols-Kaia ou Nicolaevsk et faire une excursion jusqu’au lac Elton : nous nous rembarquerons à Staritzine. Une fois cette résolution bien arrêtée, nous utilisons notre séjour à Saratof pour nous munir des provisions nécessaires à un voyage de soixante lieues à travers les steppes des Kirghis.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les colonies allemandes, suisses et même françaises, qui entourent Saratof, après avoir prospéré pendant plus d’un siècle, ont vu de mauvais jours ; elles ont trouvé l’administration russe trop maternelle. Elles espèrent que le nouveau régime inauguré par l’empereur Alexandre II leur rendra la liberté qu’elles avaient de s’administrer elles-mêmes. Mais nous constatons que, pour le moment, plusieurs sont abandonnées ; celle de Sarepta notamment, qui a été fondée par les Frères Moraves, est aujourd’hui déserte. Leur régénération est d’autant plus désirable que l’ensemble de cette population, qui se montait à huit ou dix mille familles, trente ou quarante mille âmes à peu près, avait apporté avec le travail l’aisance et le bien-être dans le pays.

Le lendemain, à 9 heures du matin, le Nakimof toujours de plus en plus obstrué par son bois de chauffage, nous débarque donc à Nicolaevsk, petit village situé sur la rive gauche, et nous nous acheminons vers la station de poste, où nos tribulations pour obtenir des chevaux vont recommencer. Le starostat (maître de poste) fait les difficultés ordinaires, qu’Alexandre Dumas lève en mettant ses décorations. Il y a bien un autre moyen qui consiste à essayer nos fouets sur le dos de ce fonctionnaire, mais quoique nous ayons dû nous y habituer par la suite, il nous répugne encore.

La mauvaise volonté des maîtres de poste n’a jamais d’autre but que de faire augmenter le prix des chevaux. À chaque relais le starostat, qui, d’après son dire, n’a plus le moindre bidet dans ses écuries, trouve tout ce qu’on désire chez un voisin, dès qu’on ajoute une prime au prix fixé par l’État. Si l’on ne veut pas payer, il ne s’agit que d’avoir une bonne nagaïka.

« La nagaïka, écrit Dumas dans une charmante relation de notre voyage en Russie, la nagaïka est un fouet qui s’achète, en général, le jour même où l’on prend le padarodjné ; il arrivera un moment où, pour la commodité des voyageurs, on fournira l’un et l’autre dans le même bureau… En 1858 on les vendait encore séparément. »

Nous nous lançons dans le steppe uni et sablonneux au grand galop de nos deux troïkas. Nous ne voyons presque plus de végétation ; le sable s’étend partout. Après une course d’une vingtaine de verstes, nous arrivons à une maison de poste où, pour toute curiosité, on nous montre un puits, mais dans ce pays de lacs salés, un puits d’eau douce est chose intéressante.

Deuxième station, Magontefskoi-oumet. Nous avons aperçu un lac à notre droite ; on le nomme Karavaïnoï. Nous dressons notre tente à côté d’un poste de Cosaques ; un peu plus loin sont campés des Kirghis.

Ces derniers sont une nation bien distincte de celle des Kalmouks qui habitaient autrefois ces steppes et étaient soumis à la Russie ; mais à la suite de quelques discussions et de quelques actes arbitraires du gouvernement russe, les Kalmouks, partirent tous le même jour en 1771 au nombre de cinq cent mille, et retournèrent du côté de la Chine, d’où leurs ancêtres étaient venus.

Le pays resta désert, comme tout récemment le Caucase par suite de l’émigration des populations circassiennes. Vers le commencement de ce siècle, quelques tribus kirghis vinrent camper au bord de l’Oural, puis elles poussèrent jusqu’au Volga, où la Russie leur abandonna le terrain laissé libre.

La Russie y gagna, au lieu d’une nation douce et paisible comme les Kalmouks, une population d’environ cinquante mille pillards. Nous allons rendre visite à ces nomades, qui nous accueillent avec la plus parfaite hospitalité ; sans aucun doute, ils nous auraient dévalisés avec le plus grand plaisir, mais la vue de nos pistolets et le voisinage des Cosaques arrêtent leur convoitise. Deux heures s’écoulent avec eux dans la plus douce intimité, grâce surtout à une gourde d’eau-de-vie de Cognac que nous faisons circuler.

Le lendemain nous repartons au grand galop ; nous passons devant nos amis de la veille que notre tyemchikc traite assez lestement de canailles.

Station de Soubofskoi-oumet. Du sable, quelques citernes et des plantes salines.

Station de Balouchtinskoï-oumet. L’aspect change un peu ; quelques marais desséchés ; on voit à la place de l’eau une croûte de sel ; au bout de cette croûte monotone, une grande ligne blanche nous annonce le lac d’Elton. Il est nuit ; c’est à grand’peine qu’à la clarté douteuse des étoiles nous dressons la tente et allumons notre feu. Il n’y a pas une demi-heure que nous avons commencé notre installation lorsqu’un officier russe vient nous offrir l’hospitalité : nous acceptons ses offres de service, mais seulement pour le lendemain afin de visiter l’exploitation.

Le lac Elton ou d’Elton que les Kalmouks et les Kirghis appellent Altan-nor (lac doré), parce que ses eaux sont rouges lorsque le soleil les éclaire, a soixante douze verstes de tour ou dix-huit lieues. Sa forme est elliptique et assez régulière. Ses rives escarpées ont quelquefois huit à neuf mètres d’élévation. Le lit est très-uni, et les eaux sont si basses qu’on peut le traverser partout à gué.

Treize ruisseaux, tous plus ou moins chargés de sel, se jettent dans ce grand réservoir, sans compter un certain nombre de sources qui jaillissent sur les bords, et quelques-unes dans les eaux mêmes.

Le lac Elton est exploité depuis un nombre considérable d’années. C’est une mine intarissable de sel. La muire (on appelle ainsi l’eau mère chargée de sel et