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La pêche d’hiver ne commence réellement qu’en janvier, alors que la glace est bien prise, et que les traîneaux glissent sans danger sur la surface du Volga. Un chef est nommé : c’est l’hetmann de la pêche ; c’est lui qui fixe le jour et l’heure ; c’est lui qui accorde les permissions, qui inspecte les engins. Il a autorité entière sur tout ce qui se rapporte à la pêche. Les officiers ont droit à plusieurs permis qu’ils vendent, ou dont ils profitent eux-mêmes en louant des travailleurs. Parfois, deux pêcheurs, trop pauvres pour avoir chacun un permis, se cotisent pour en acheter un seul, et pêchent au même trou. Les instruments sont fort rudimentaires ; ils consistent en perches de bois armées d’un fer recourbé, en bâtons courts également munis de crochets pour saisir le poisson lorsqu’il se débat au bout de la perche, et, enfin, en pioches, leviers et pelles pour briser et détourner la glace.

La veille de l’ouverture, on voit s’agglomérer sur les rives du fleuve un concours de monde incroyable, les pêcheurs, avec leurs aides, leurs familles, les marchands qui arrivent de tous côtés et qui établissent là une sorte de foire, les spéculateurs qui viennent acheter le poisson. Tous amènent leurs traîneaux, leurs bêtes de sommes ; tous campent sur la rive. C’est un vacarme assourdissant de gens qui crient, qui appellent, qui chantent. Les chiens aboient, les chevaux hennissent. Les traîneaux n’avancent qu’à grand’peine à travers cette cohue, malgré les imprécations de leurs conducteurs. On boit du vodka à profusion, on tire des coups de fusil, on se reconnaît, on s’embrasse. C’est une fête, et, malgré la fatigue, malgré le travail du lendemain, on passe la nuit à table.

À peine l’aurore a-t-elle paru, que, sur le rivage, bêtes et gens sont rangés attendant avec anxiété le signal de l’hetmann. Ce dernier semble se jouer de leur impatience ; il va, il vient, il semble s’occuper de toute autre chose que de ce qui est en question ; il donne enfin le signal. Une avalanche de corps humains se précipite alors vers le fleuve ; les chevaux regimbent, les plus pressés glissent et culbutent ; c’est un bruit indescriptible que domine cependant le vocabulaire fort varié des jurons russes. Chacun n’occupe pas toujours la place qu’il a choisie. Sur un terrain aussi glissant, les rixes se terminent bien vite par des chutes. Tout le monde finit cependant par se caser. C’est alors qu’arrivent les spéculateurs. Leurs valets établissent sur le fleuve même des huttes de peau. Ils apprêtent les tonneaux où doivent être renfermés le caviar et le sel dont on doit couvrir le poisson. Sur la rive sont les tentes où le poisson doit être fumé. Pendant ces préparatifs, les pêcheurs ont fait les leurs. La glace est percée de mille trous de deux à trois pieds de diamètre. Les perches y sont plongées. Le fleuve, qui retentissait tout à l’heure de cris si bruyants, est calme maintenant. Chaque pêcheur, la main sur la perche, attend silencieusement que le poisson, troublé par ce bruit soudain, vienne donner du museau sur l’épieu immobile. Alors, il relèvera aussi lestement que possible l’instrument dont le crochet acéré pénétrera dans les chairs de l’animal si le coup a été bien calculé. Tout à coup, au milieu du silence général, on entend une exclamation de joie. Un pêcheur tire violemment à lui la perche dont le manche frémit dans ses mains. L’aide arrive et engage un des épieux recourbés dont nous avons parlé dans le corps de la proie ; ils tirent à eux, et l’on entrevoit le corps gigantesque d’un esturgeon qu’ils amènent à grand’peine sur la glace. Les spéculateurs accourent aussitôt la bourse à la main et marchandent le poisson vivant encore. Nouvelles discussions ; l’acheteur déprécie ce que vante le pêcheur, et le débat menacerait d’être interminable si le pêcheur n’était impatient de retourner à ses engins. Parfois aussi la perche reçoit un coup sec : plein d’espoir, le cœur palpitant, le pêcheur ferre habilement la proie qui vient de se trahir, et c’est quelque belouga en bas âge, quelque alose maladive qu’il achève, qu’il jette dédaigneusement aux chiens, au milieu des rires des camarades. D’audacieux industriels achètent parfois le coup, bien avant que le poisson ne soit accroché.

Peu à peu la pêche s’anime, la glace craque sous les pas pressés des pêcheurs ; lorsqu’ils attirent une grosse pièce, elle se rougit de sang ; des monceaux de poisson S’élèvent sur le sol. La soif du lucre s’allume, les marchands circulent, recevant des rebuffades par-ci, dupant un naïf pêcheur par-là. C’est merveille de voir cette forêt de perches, ces groupes nombreux et animés au milieu desquels circule l’hetmann, le knout à la main, apaisant les querelles par des arguments irrésistibles. Il se mêle parfois à la pêche des incidents remarquables ; la glace crie et se brise sous le poids du pêcheur, ou bien un faux pas le fait glisser à l’eau. La place est alors perdue, il faut aller ailleurs. La nuit arrive. Les trous sont abandonnés ; on charge les poissons salés et fumés sur des chariots. Le caviar et l’ichthyocolle, renfermés dans des barils, seront exportés à l’étranger, tandis que le poisson sera consommé en Russie. Ce travail achevé, de copieux repas réunissent les pêcheurs entre eux ; le whisky et le wodka circulent jusqu’au moment ou les convives, entièrement ivres, s’endorment pour aller pêcher le lendemain dans un autre canton.

Nous partons le jour suivant sur le même bateau à vapeur, pour remonter le Volga et nous rendre à Toumainkaïa, résidence du prince Toumaine.

Nous suivons un bras du Volga absolument solitaire, où nous rencontrons des bandes de pélicans occupés à la pêche ; plusieurs îlots nous séparent d’eux. Notre passage ne les effraye pas ; ils sont hors de portée de fusil. Avec la longue-vue, nous pouvons nous rendre parfaitement compte de leur manière de pêcher ; ils ont posé des sentinelles autour d’eux sur les points culminants ; puis, rangés en un grand demi-cercle, ils s’avancent vers un banc de sable, en agitant les ailes, pour chasser les poissons sur la plage très-peu inclinée ; ensuite ils se rapprochent les uns des autres, exactement comme des pêcheurs traînant le grand filet qu’on ap-