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LE TOUR DU MONDE.

offertes à nous de voir de près les glaciers du Groënland et leurs iceberg[1], trop négligés jusqu’à ce jour. De plus, nous avons visité, ce que peu d’Américains avaient fait avant nous, les ruines des colonies des anciens Normands, qui du dixième au quinzième siècle ont occupé le pays. Nous avons enfin côtoyé la Terre Verte pendant plus de mille milles (dix-huit cent cinquante kilomètres) et ne nous sommes arrêtés que bien au delà du dernier avant-poste de la civilisation, au milieu du vaste et redoutable amas de glaces[2] qui encombre la baie de Melville.

I

1585 et 1869. — Glaces et brisants.

Par une sombre nuit du mois de juin 1585, le Soleil Brillant, navire de cinquante tonneaux, « équipé, » dit la vieille chronique, « par divers marchands opulents de Londres, pour la découverte d’un passage nord-ouest, se trouva, au milieu d’une épaisse et lourde brume, dans un endroit où s’entendaient de profonds mugissements, comme ceux de vagues frappant sur un rivage rocheux. Le brave capitaine John Davis, avisant le péril, se fit descendre dans une embarcation et reconnut qu’on était entouré par des champs et des montagnes de glace dont les heurts produisaient ce fracas effroyable à ouïr. Le navire dériva çà et là toute la nuit, et quand le jour parut, on vit les sommets de montagnes blanches de neige et en forme de pains de sucre, s’élever au-dessus des nuées ; à leur base, le sol était informe et rocailleux, la côte partout assiégée par les glaces, qui faisaient un bruit si lugubre, qu’ils appelèrent ce pays la « Terre de Désolation ».

Par une sombre nuit de juillet 1869, le navire la Panthère, de trois cent cinquante tonneaux, équipé pour un voyage d’été, par des touristes américains en quête d’aventures, se trouva de même, au milieu d’une épaisse et lourde brume, dans un endroit où s’entendaient de sourds mugissements, comme ceux de vagues frappant sur un rivage rocheux. Lejeune capitaine John Bartlett, avisant le péril, se fit descendre dans le canot, et revint avec la nouvelle que la Panthère, ainsi que le Soleil Brillant du temps jadis, était entourée de champs et de montagnes de glace dont les heurts produisaient ce fracas effroyable à ouïr ; et, quand le jour parut, on vit les sommets de montagnes blanches de neige et en forme de pain de sucre s’élever au-dessus des nuées ; à leur base, le sol était informe et rocailleux, et la côte partout assiégée par les glaces qui faisaient un bruit lugubre… Les navigateurs reconnurent sans peine que la Panthère avait dérivé dans les mêmes parages que le Soleil Brillant trois siècles plus tôt, et que ce pays était bien la Terre de Désolation du vieux Davis.

Terre mystérieuse et, pour eux, pleine de souvenirs !

Ses légendes avaient été la merveille de leur enfance, sa grandeur faisait maintenant leur admiration ! Ils en avaient ouï parler comme d’un pays fabuleux : la tradition le peuplait de nains et de géants ; l’histoire racontait qu’il avait été autrefois occupé par une race d’hommes dont les flottes traversaient les eaux où leur navire se trouvait aujourd’hui si dangereusement assailli, apportant leurs marchandises à des villages où régnaient la paix et l’abondance. Leurs yeux cherchaient au loin quelque vestige des foyers de l’antique nation — mais on n’apercevait que roches arides et vastes déserts glacés. Ils voyaient les falaises noires se dresser abruptes et menaçantes ; et derrière elles la plaine, convertie par la neige des siècles en une solitude blanche, morne, immense. — Se détournant de cette perspective sans fin, le regard retombait sur les eaux troublées. Nulle part aucun signe de vie ; partout la désolation. Et cependant le spectacle était grandiose et l’ouragan accourait pour en augmenter la sublime horreur. Le vent se changea en tempête. La pluie, la grèle, la neige, firent rage sur le navire ; tous les objets extérieurs furent bientôt dérobés à nos yeux, excepté quand, le rideau sinistre venant à se déchirer un instant, on entrevoyait un pic sur lequel se brisaient les nuées. La glace criant et craquant nous cernait de toutes parts : de loin en loin quelque énorme montagne de glace, surgissent à travers les ténèbres, s’avançait sur les eaux tumultueuses, indifférente aux coups furieux de la mer.

II

Hors de danger.

Embarqué sur la Panthère sans fonctions d’aucune sorte, j’avais tout loisir de partager l’émotion qu’inspirait à mes compagnons la vue de cette terre désolée.

En thèse générale, il ne saurait y avoir à bord de situation plus agréable que celle de passager : rien ne vous oblige à vous inquiéter de la marche des choses : restez, si vous êtes sage, dans cette bienheureuse ignorance. Vous tenez votre capitaine pour le plus intelligent des hommes, parfaitement qualifié pour sauvegarder son navire et votre propre personne par la même occasion. Vous vous livrez à lui comme à un être supérieur. Quelle que soit votre préoccupation du salut du bâtiment, peut-elle approcher de la sienne ?

Il y avait d’autres motifs de sécurité : le bâtiment, vapeur à hélice, de Terre-Neuve, exceptionnellement solide et construit en vue d’affronter les glaces, était en partie la propriété de notre capitaine John Bartlett, dont huit jours de route depuis Saint-John nous avaient donné la plus haute opinion. « Un peu trop d’audace, » disaient les uns ; « mais la témérité n’est-elle pas préférable à l’extrême défiance de soi-même ? Le vieux dicton en témoigne : qui ne hasarde rien, n’a rien. » Cependant nous nous vîmes tout à coup flanqués à droite par une île de rochers, à gauche par une île de glace, la mer blanche d’écume et brisant avec

  1. Montagnes de glace flottantes, détachées des glaciers des terres arctiques.
  2. Pack ou ice-pack. On appelle ainsi des amas de glaces de grande étendue, accumulées par les courants et les tempêtes.