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ton du causse, qui d’ailleurs est un peu en contre-bas, et les vues seraient magnifiques si l’on n’avait devant les yeux le souvenir d’ensemble du cirque. Nous passons à la Caleidouze, puis au Cayroux et à Coquenas. Là nous descendons dans un ravin et joignons la route de la Canourgue à la Malène. Ce ravin, dont le milieu est occupé par des noyers, en guise d’eau, est fort amusant ; plus bas, la route remplace les noyers. À gauche, à dix minutes environ de la Malène, s’ouvre une large grotte formant abri.

À sept heures j’étais de retour à la Malène, ravi de mon expédition.


V. De la Malène au pas de Soucy.


De Castelbouc à Sainte-Énimie et à Saint-Chély, la descente en barque est une belle et charmante promenade ; de Saint-Chély à la Malène, c’est magnifique ; mais de la Malène au pas de Soucy c’est merveilleux.

J’ai fait ce dernier trajet plusieurs fois : le matin, au milieu de la journée, au soleil couchant j’ai remonté en barque jusqu’à la Malène, voyant ainsi cette merveille sous différents aspects ; et pourtant, comme pour une autre merveille française, le cirque de Gavarnie, dont vingt fois j’ai franchi les murailles, loin d’être lassé, chaque fois j’ai été plus émerveillé, chaque fois mon désir de la parcourir à nouveau s’est accru.

Si le temps est sombre, et qu’il vous soit possible d’attendre, retardez votre départ et restez plutôt un jour à la Malène : vous pourrez d’ailleurs facilement utiliser cette journée en faisant une promenade sur l’un des causses. Pour bien voir la belle nature méridionale du cagnon, il faut le soleil brillant, clair et joyeux, pailletant d’or les eaux vertes du Tarn, distribuant la lumière et l’ombre aux grandes roches et aux massifs de verdure ; il faut le ciel bleu se mirant dans la rivière et de ses reflets drapant de gaze miroitante d’un bleu vert les surplombs des roches rouges[1].


Le 9 juillet 1884, à huit heures du matin, Justin Montginoux détache la barque, et je pars accompagné de Paradan, qui doit revenir avec moi par le causse Méjan à la Malène d’abord, puis à Sainte-Énimie. Justin emporte son épervier et donnera quelques coups de filets ; il conduit la barque à la gaffe ; son domestique est à l’arrière avec la perche. La barque file sur les eaux profondes et tranquilles, bordées d’étroites prairies ombragées de peupliers et de trembles, et dominées à gauche par un talus boisé et des falaises, à droite par la Malène et son grand rocher. Bientôt nous perdons de vue le village et son château avec ses tours aux toits pointus couverts d’ardoises ; sur le bord de la plate-forme d’un grand éperon du causse de Sauveterre qui semble barrer la vallée, se dressent les ruines du château du Planiol, démantelé en 1632 par ordre de Richelieu. Autour de ce cap se trouve le meilleur vignoble de la Malène, et les vins en sont réputés, à juste titre, comme étant les meilleurs du cagnon du Tarn.

Un peu plus loin se montrent le hameau de l’Angle et sa belle fontaine ; presque au-dessus du hameau, les bateliers vous feront voir, sur un entablement de la falaise, une aire de vautours, protégée par une corniche faisant abri.

La barque double le grand rocher qui, sur sa plateforme, portait autrefois le château de Montesquieu, et pénètre dans l’une des plus belles parties du cagnon ; sur près de 5 kilomètres on voit tout à coup se profiler les grands à-pics des falaises, les grandes roches isolées, les aiguilles, les entassements de rochers, les énormes éperons qui, de ressaut en ressaut, descendent des deux causses et viennent plonger dans le Tarn. C’est grandiose.

Aux planiols succèdent les chenaux balisés, les bancs de sable, les ratchs ou rapides ; tantôt c’est à grand’peine que les bateliers font glisser la barque de chenal en chenal ; tantôt, pris par un rapide, nous allons droit contre la falaise : Justin, posté à l’avant du bateau, laisse arriver, puis d’un coup de gaffe nous détourne de l’écueil, tandis que son aide à l’arrière appuie vivement la perche contre le rocher et pousse la barque dans le chenal, où elle file sans effort. La première fois que je fis ce trajet, un des bateliers, pêcheur de Pougnadoires, connaissant trop la dive bouteille et pas assez les recoins de la rivière, engagea à faux la perche et d’un coup de barre fut lancé à l’eau, très profonde à cet endroit ; en un instant il rejoignit le bateau, crachant, jurant, sacrant, mais à peine contusionné ; ce petit accident le dégrisa. Avec des bateliers ou des pêcheurs de la Malène qui connaissent le cagnon rocher par rocher, jamais pareil accident ne se produit,

Sur la rive droite s’avance un énorme rocher, troué de cavernes ; l’une d’elles est au niveau du Tarn et l’on peut quelquefois y entrer en barque. La plus grande est la grotte de la Momie. Le rocher a été souvent photographié, et l’on peut en voir le dessin dans l’annuaire du Club Alpin Français de 1883.

Près d’ici commence le Détroit ou les Étroits ; les falaises sont de plus en plus abruptes, de plus en plus resserrées, de plus en plus hautes.

J’ai descendu et remonté l’Ardèche en bateau ; j’ai visité plusieurs fois les cluses célèbres des défilés de Saint-Georges et de Pierre-Lisse dans la vallée de Aude, les foz ou cluses plus belles encore de la vallée de Roncal dans les Pyrénées de la Navarre, et je n’ai rien vu d’aussi surprenant et d’aussi vraiment beau que le site des Étroits[2].

Ici la rivière est large, et c’est plaisir de voir refléter sur le miroir de ses eaux assombries les falaises hautes

  1. Ici j’ai vu, seulement dans la matinée, cet effet de lumière, qui fait la gloire des grottes d’azur de Capri ou de Bonifacio. Dans la journée et le soir, en raison de l’orientation et de la hauteur des falaises du cagnon, je ne crois pas qu’il se produise, du moins je ne l’ai pas vu.
  2. Les vallées d’Arrasas et de Nisde, le défilé de Benta-Amillo, entre Vénasque el Campo, dans la vallée de l’Essera, sont d’ordre absolument différent.