Page:Le Tour du monde - 63.djvu/327

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son voisine. Les serviteurs du gouverneur étendent, dans la plus belle pièce, de magnifiques nattes, sur lesquelles nous nous asseyons à la mode du pays, et l’on nous sert le thé, des gâteaux et de longues pipes dont nous usons largement. Grâce à mon interprète, je fais assaut de politesse avec notre mandarin, et lui dis combien j’admire les brillants résultats obtenus par sa paternelle administration. Il m’exprime à son tour tous ses regrets de ce que je ne veuille pas faire un long séjour dans son district, etc. La collation achevée, nous nous levons, j’accompagne cérémonieusement le vénérable vieillard à son palanquin, il me souhaite un bon voyage et nos hôtes involontaires nous remercient du grand honneur que nous leur avons fait. C’est qu’ici le premier devoir est l’hospitalité ; elle est toujours large et même généreuse, en dépit d’un certain nombre de paresseux qui en abusent quelquefois pour vivre aux dépens des autres. Du reste les Coréens se donnent mutuellement, lorsqu’il en est besoin, les secours les plus complets ; ils se prêtent l’aide de leurs bras et de leurs instruments aratoires dans les besoins agricoles, font des dons aux victimes d’un incendie ou d’une inondation, enfin concourent par des apports de toutes sortes aux pompes des mariages, fêtes, enterrements, etc. Il résulte de tout ceci une très grande solidarité entre tous les Coréens, qui semblent former comme une seule et même famille. La journée est vraiment splendide ; les quelques légers nuages blancs qui mouchetaient le ciel le matin ont disparu, et, grâce à l’agréable fraîcheur de la température, c’est presque sans fatigue que nous continuons à franchir joyeusement vallées et coteaux en pleine culture, baignés dans une lumière d’une blancheur charmante. Nous passons par Sa-kou-yang et sous les saules, à Sa-tan-ko-tang, où nous devons déjeuner ; c’était bien le moment, car on sert de suite la soupe chaude à nos chevaux ainsi qu’aux taureaux et aux vaches de l’auberge, qui sont nourris de la même façon. Mon inspection faite, je prends, vu le beau temps, mon déjeuner sous la véranda précédant ma chambre. Tous les enfants et la plupart des hommes du village envahissent la cour pour assister à mon repas ; quant aux femmes, elles me regardent curieusement par les interstices ou le dessus des murailles. On m’apporte des œufs à la coque ; faute de coquetier, d’un léger coup sec j’en fais tenir un debout sur la table. Stupéfaction générale ; elle augmente encore quand, après avoir enlevé la partie supérieure de la coquille, je trempe des mouillettes, car cet exercice est vraiment extraordinaire pour les Coréens, qui mangent tout au riz. Ma fourchette ne les étonne pas moins : ils la trouvent infiniment supérieure, comme commodité et propreté, aux baguettes qu’ils emploient à la mode chinoise et japonaise. D’ailleurs mes bouteilles, mes assiettes, mon tire-bouchon, etc., sont pour eux un sujet de vive curiosité.

Mandarin. — Gravure de Bazin, d’après une photographie.

L’ouverture de mes boîtes de conserves les surprend aussi ; mais rien n’égale leur effarement quand ils entendent et voient sauter le bouchon de la bouteille de bière dont j’arrose mon repas. En somme, plus respectueux que railleurs, ils se tiennent à distance, et c’est ainsi que chaque jour je déjeune en compagnie de toute une petite population fort sympathique. Lorsque je distribue quelques fruits ou des reliefs de mon repas aux enfants, il faut voir leur joie, celle des parents, et le beau sourire que m’adressent les femmes traversant la cour pour un service intérieur. Quand je veux mettre le comble à la satisfaction publique, je m’empare d’un des bambins, le mets à cheval sur mes genoux, et lui fais exécuter une galopade fantastique qui, commencée par des cris, se termine par de bruyants éclats de rire. Le déjeuner achevé, je profite du repos nécessaire aux chevaux pour me retirer dans ma petite chambre et prendre mes notes. C’est ainsi que je constate aujourd’hui combien les conserves me sont d’une précieuse ressource lorsque je ne puis trouver à acheter ni viande ni fruits. Dans ce cas j’ouvre une de mes boîtes de corned-beef ou de pâté de foie gras, qui résistent admirablement au voyage ; ces dernières sont réservées pour les jours de grande fatigue ; j’y ajoute même parfois une bouteille de champagne. Je me sens alors tout réconforté par la suave odeur des truffes et l’excellent vin qui me rappellent de si loin la patrie ; malheureusement il faut achever la boîte le même jour, ce qui fait reparaître le même plat à tous les repas.

Comme j’écris ces lignes, voici qu’un des palefreniers entre, les habits en désordre, le serre-tête déchiré, les cheveux épars, se plaignant d’avoir été frappé par un de ses camarades. Je suis indigné d’un pareil traitement, lorsque apparaît son adversaire dans un état cent fois plus lamentable. On ne lui voit plus les yeux, tant ses paupières sont enflées, son nez tuméfié, sa bouche en sang. Ces hommes s’accusent réciproquement, je les morigène tous deux. « Quelle que soit la cause du combat, leur dis-je par mon interprète, vous avez manqué à vos engagements, m’ayant promis de vivre comme des frères et non comme des