Page:Le Tour du monde - 63.djvu/337

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meilleur des maîtres, j’en acquiers bientôt la preuve.

En effet, à Sai-soul-mak, pendant la sieste, j’entends pousser des cris épouvantables. Je me précipite hors de ma chambre et je vois mies hommes se battre avec les habitants du village. Un de ceux-ci vient même d’être renversé par un des palefreniers : devant la gravité de l’incident, sans hésiter, je saisis mon serviteur par le poignet, le fais tourner rapidement autour de moi et le lâche brusquement : vu l’élan donné, il va piteusement choir sur une meule de paille de riz. Sans plus m’occuper de lui, je tends la main à son adversaire et le relève. Le combat général cesse aussitôt. Je siffle au rassemblement, mon interprète accourt, et toute mon escorte m’entoure, cernée par les villageois menaçants. Je demande quel est celui qui a frappé le premier. L’hôtelière s’avance, et, chose que je n’ai jamais vue ni en Chine ni au Japon, cette femme, avec toute l’autorité d’une de nos campagnardes, accuse le palefrenier que j’avais saisi d’être cause de tout le désordre ; je me retourne vers ce dernier et vois dans ses yeux qu’il est coupable. Je lui ordonne donc de prendre son cheval et de partir immédiatement. Il me répond qu’il en a deux. Qu’importe ! on surchargera les autres et j’irai à pied. Il m’a vu cent fois, dans les montées les plus rapides, descendre de mon poney pour lui éviter un excès de fatigue. Certain donc de ma résolution et craignant de revenir seul, il me demande pardon, m’assure que ce n’est pas de sa faute, qu’on l’a insulté, etc. Je lui réplique que rien n’excuse sa conduite, qu’il devait s’adresser immédiatement à moi pour avoir justice, et non user de violence avec les habitants d’un village où nous trouvons l’hospitalité.

Stèle tombale (voy. p. 334). — Dessin de Courboin, d’après une estampe coréenne.

Ces quelques mois traduits calment immédiatement l’hostilité des ruraux. Ils disent que je suis un homme juste, et abandonnent les armes improvisées dont ils nous menaçaient. Le palefrenier reconnaît ses torts, me jure qu’il ne recommencera pas et je lui pardonne. Tout étant terminé, je donne aussitôt l’ordre du départ ; le village entier y assiste, et la courageuse hôtesse me remercie d’avoir rétabli le bon ordre. En route, je demande à mon interprète comment il se fait qu’une femme coréenne, quand toutes généralement disparaissent à notre arrivée, ait pu donner de telles preuves de son autorité en des circonstances aussi graves. Il me répond que, ceci s’étant passé en l’absence de son mari et dans l’enceinte de sa propriété, elle avait non seulement le droit mais le devoir d’agir ainsi. En effet, même dans les classes supérieures, la femme a ici des prérogatives imprescriptibles. Témoin l’histoire suivante, que nos Pères missionnaires ont très heureusement traduite d’un livre coréen de morale en action à l’usage des jeunes gens des deux sexes :

« Vers la fin du siècle dernier, un noble de la capitale, assez haut placé, perdit sa femme, dont il avait eu plusieurs enfants. Son âge déjà avancé rendait un second mariage assez difficile : néanmoins, après de longues recherches, les intermédiaires employés en pareil cas firent décider son union avec la fille d’un pauvre noble de la province de Kieng-sang. Au jour fixé, il se rendit à la maison de son futur beau-père, et les deux époux furent amenés sur l’estrade pour se faire les salutations d’usage. Notre dignitaire en voyant sa nouvelle femme resta un moment interdit. Elle était très petite, laide, bossue, et semblait aussi peu favorisée des dons de l’esprit que de ceux du corps. Mais il n’y avait pas à reculer et il en prit son parti, bien résolu à ne pas l’amener dans sa maison et à m’avoir aucun rapport avec elle. Les deux ou trois jours que l’on passa dans la maison du beau-père étant écoulés, il repartit pour la capitale et ne donna plus de ses nouvelles.

« La femme délaissée, qui était une personne de beaucoup d’intelligence, se résigna à son isolement et demeura dans la maison paternelle, s’informant de temps en temps de ce qui arrivait à son mari. Elle apprit, après deux ou trois ans, qu’il était devenu ministre de second ordre, qu’il venait de marier très honorablement ses deux fils, puis, quelques années plus tard, qu’il se disposait à célébrer avec toute la pompe voulue les fêtes de sa soixantième année. Aussitôt, sans hésiter, malgré l’opposition et les remontrances de ses parents, elle prend le chemin de la capitale, se fait porter à la maison du ministre et annoncer comme sa femme. Elle descend de son palanquin sous le vestibule, se présente d’un air assuré, promène un regard tranquille sur les dames de la famille réunies pour la fête, s’assied à la place d’’honneur, se fait apporter du feu, et avec le plus grand calme allume sa pipe devant toutes Les assistantes stupéfaites.

« La nouvelle est portée tout de suite à l’appartement des hommes, mais, par bienséance, personne n’a Pair de s’en émouvoir. Bientôt la dame fait appeler les escla-