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Page:Le Tour du monde - 63.djvu/349

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pantalon et mes manches en tire-bouchon, les pans de mon habit se fuyant comme deux ennemis irréconciliables : heureusement mes manchettes et mon plastron de chemise en celluloïd sont resplendissants. Je compte donc absolument sur eux pour sauver la situation, et sors de ma chambre la tête haute, mon claque sous le bras. Les deux cents personnes présentes manifestent à la vue de mon étrange costume noir les signes d’une profonde stupéfaction, qui se change soudain en effroi lorsque j’ouvre brusquement mon claque pour m’abriter du soleil ; mais, quand je l’ai sur la tête, éclate un murmure général d’admiration. Car en Corée, pays des chapeaux, bien qu’on en ait des centaines de modèles, différents de matière et de forme, jamais, au grand jamais, on n’avait rien imaginé de semblable au mien. Ô Gibus ! dors content… Je me hâte d’échapper à l’’émerveillement public en m’asseyant dans mon palanquin officiel ; huit hommes vigoureux le soulèvent aussitôt, et, précédé de mes deux soldats, suivi de mes serviteurs, entouré de l’escorte du gouverneur, me voici bientôt dans Taïkou, où nul Européen n’a encore pénétré. Aussi une grande curiosité se manifeste-t-elle sur mon passage, mais sans le moindre signe d’hostilité. Nous arrivons ainsi au yamen au moment même où sort avec sa suite un mandarin de district dont l’escorte fait entendre le cri guttural qui établit partout fa voie libre sur son passage. Je pénètre dans la première enceinte du palais, descends joyeusement de mon palanquin, où mes jambes croisées sont au supplice, et entre dans l’intérieur du palais ; on me conduit cérémonieusement à la salle d’audience, réduction de celle du palais de Séoul.

Le gouverneur, siégeant sur son trône, entouré de toute sa brillante cour, se lève à mon entrée. Je le salue à l’européenne, il fait de même, et, après les compliments d’usage où nous nous répétons ce que nous nous sommes dit par lettre, Son Excellence m’invite à m’asseoir sur les larges coussins qui m’entourent et à collationner avec lui.

Geisha et danseuses (voy. p. 347). — Gravure de Krakow, d’après des dessins coréens.

À peine avons-nous pris place qu’on met devant chacun de nous quatre petites tables surchargées des mets les plus étranges. Ils sont servis dans d’élégants vases en porcelaine, beaucoup plus grands que ceux en usage en Chine et au Japon. Je ne manque pas, à la façon orientale, de m’extasier sur la beauté du service, le parfait assaisonnement du poisson et des viandes délicieusement apprêtées ; puis vient l’éloge des pâtisseries, des bonbons, des fruits et tout particulièrement du succulent vin de riz, avec lequel je bois à Sa Majesté le Roi et à la Corée. Le gouverneur me répond par un toast à la France. Et comme décidément le vin de riz est exquis, j’en hasarde un autre à Son Excellence et à la province dont il est devenu véritablement le vénéré père. Il repart à son tour en buvant à la santé de son hôte et à mon heureux voyage. La collation achevée, un dialogue plus suivi s’établit entre nous. Mon interprète, traduisant successivement chacune de nos phrases, exprime d’abord au gouverneur combien je suis particulièrement touché de la haute courtoisie avec laquelle il daigne me recevoir. Il me répond qu’il est heureux d’accueillir ainsi un homme de haute science, délégué par le gouvernement français, et l’on me félicite du voyage que, malgré les circonstances présentes, j’ai osé entreprendre le premier entre les Européens.

Humbles remerciements de ma part, après lesquels j’expose combien m’ont frappé la cordialité des habitants du royaume, sa beauté agreste et surtout son magnifique développement agricole, qui, sous le rapport de l’irrigation fécondante des terres, place la Corée à la tête de tous les peuples de l’Asie.

« Malheureusement les saisons ont été contraires cette année, et malgré nos efforts nous avons, comme vous l’avez vu, un commencement de famine.

— Le jour où Votre Excellence le voudra, vous pourrez, comme en Europe, conjurer ce fléau. » Une grande rumeur d’étonnement se fit parmi les trois