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donne des idées rétrogrades. Il gémit de voir que Tomsk devient un grand centre de commerce. Car, nous dit-il, ce sont les voyageurs qui apportent toutes ces épidémies, et il se réjouit à la pensée que, d’après les projets, le chemin de fer passera à 50 verstes au sud. Tomsk deviendra alors une ville morte et restera seulement un centre d’études.

Un des monuments les plus imposants est l’Université, dont le recteur, le docteur Vasili, voulut bien nous faire les honneurs.

Je connais peu d’installations scolaires qui puissent l’emporter sur celle de Tomsk. Les salles sont très vastes, bien éclairées, munies de pupitres, de tables, de tableaux de grandes dimensions ; rien n’a été épargné pour assurer le confort et l’hygiène des élèves. Les laboratoires, avec leurs instruments et leurs collections, feraient honneur à beaucoup de villes d’Europe. Le recteur nous montre avec amour la planche à vivisection, qui fait pousser des cris d’horreur aux dames. Enfin il nous conduit à la bibliothèque, dont la ville de Tomsk est très fière. C’est parmi les nombreux livres français que je trouvai la relation de voyage de Lesseps.

L’université de Tomsk est de fondation récente. Elle ne date que de 1880, et c’est seulement en 1888 qu’elle a été inaugurée. Cependant grande est sa réputation, car les étudiants y viennent de tous les points de la Sibérie, bien qu’il y ait des gymnases dans beaucoup de villes. N’avons-nous pas vu le général Kapoustine envoyer ses enfants faire leurs études à Tomsk, à la grande indignation de l’archiprêtre directeur du séminaire de Blagovechtchensk ? Il y a ici également une école militaire.

Hane à découvert qu’il avait ici des compatriotes, des marchands de thé, et me demande la permission d’aller les voir. Comme notre provision de thé est épuisée, c’est une bonne occasion de la renouveler, et je le conduis. Ma connaissance de la langue mandarine me fait obtenir un accueil chaleureux.

Le Chinois, en dehors de la Chine, est toujours le Chinois. Il conserve non seulement son costume, mais aussi ses coutumes et ses habitudes, à de bien rares exceptions près. On m’invite à entrer dans Îles appartements privés. Il ne faut pas s’attendre à ce que je parle des femmes de mes hôtes : ils n’en ont pas ici. Ceux qui sont mariés ont laissé les leurs en Chine. Et pourtant, il y a bien dans le petit magasin une dizaine d’employés qui viennent passer ici trois ans dans le célibat. Je pourrais me croire dans une arrière-boutique à Pékin. Des malles chinoises sont empilées de tous côtés, des livres de compte pendus aux murs, les couvertures, pour la nuit rangées dans les coins, et dans le fond le petit autel et l’image sacrée du dieu de la fortune, devant lequel est un brûle-parfums : les cendres accumulées prouvent que ce dieu ne chôme pas pour être déporté. On sert le thé avec du sucre, ce qui est une concession aux coutumes des barbares. Le patron de l’établissement en servant Hane lui dit ces paroles aimables : « Ce que c’est que l’exil ! Vous n’êtes qu’un domestique ; en Chine nous ne voudrions même pas vous regarder : ici cela fait plaisir de vous voir, et nous vous traitons en égal. » Hane grimace un sourire qui peut être de remerciement à ce compliment douteux.

Les Chinois ont une peur atroce du choléra. Ils me demandent ce qu’il faut faire pour ne pas en être atteint. L’un d’eux, fataliste comme la plupart de ses compatriotes, cite d’un ton sentencieux ce vieux proverbe de son pays : « Si tu dois mourir pendu, ne crains pas de tomber à l’eau, tu ne pourras jamais te noyer ! — C’est vrai », répondent tous les autres en chœur. Nous les quittons sur ces paroles consolantes et nous regagnons l’hôtel. Ils nous ont vendu du thé exquis à raison d’un rouble la livre. Ils ont également cédé à Hane une paire de souliers, car les siens commencent à ne plus être de mise.

Dans la salle à manger de l’hôtel est un magnifique orchestrion. Il à presque des dimensions d’orgue d’église. Le maître de l’établissement nous affirme que c’est le plus beau de la Sibérie. Il vient de Suisse et a coûté 15 000 francs. Je n’aime pas beaucoup, en général, la musique des orgues de Barbarie ; je dois avouer toutefois que nous eûmes plaisir à entendre l’ouverture de Guillaume Tell, des morceaux d’Aïda et différents autres opéras célèbres, sur cet instrument perfectionné.


XXIII

De Tomsk à Tobolsk.


La route qui, passant par Omsk, va de Tomsk à Tiumen, n’a qu’une longueur de 1 595 verstes, soit 1 635 kilomètres. En été, il est plus agréable de faire le trajet par bateau à vapeur, mais la distance est à peu près doublée. On descend d’abord la rivière Tom, puis le grand fleuve Ob ; on remonte ensuite successivement l’Irtich, le Tobol et la Toura. Ce trajet est de neuf à dix jours. Lorsque les eaux sont suffisamment hautes, on va directement des deux points extrêmes, sans transbordement. Ce n’est malheureusement pas le cas en ce moment. Non seulement le Kosakovski, sur lequel nous devons faire le voyage, n’a pas pu remonter la rivière Tom, et est resté sur l’Ob, c’est-à-dire à 60 verstes, mais la petite annexe qui doit nous conduire à lui a été obligée de mouiller à 6 verstes de Tomsk. C’est là qu’il faut aller la chercher.

9 août. — À neuf heures notre cocher juif vient nous prendre pour nous conduire à bord. On nous prévient, en nous donnant nos billets, que, s’il ne survient pas de crue dans la rivière Toura, le Kosakovski ne pourra remonter jusqu’à Tiumen ; que nous aurons à descendre à Yévliévo, à peu de distance de Tobolsk, et à gagner Tiumen par voie de terre. C’est avec cette perspective peu séduisante que nous nous embarquons.

Vers midi nous voyons arriver de nombreux uni-