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gissent d’eux-mêmes à la grande colère des petits policiers nippons dont les vociférations ne peuvent rétablir l’ordre. La ville endormie et muette dont le calme m’avait si profondément pénétré n’existe vraiment plus. Elle m’apparut pour la première fois, je m’en souviens, tout enveloppée de clarté, de silence lunaire. Cette blanche apparition s’est éclipsée à jamais.

Il n’y a pas à s’y méprendre : les Japonais occupent vraiment la ville. À chaque coin de rue, paraît un gendarme. Des guérites de sentinelles marquent chaque carrefour. Dans les ruelles les plus perdues, apparaissent des soldats et, sur les places, se développent de véritables bivouacs. Dans les alentours du palais, la concentration des forces militaires est surtout apparente. Les portes qui donnent accès aux appartemens impériaux ne s’ouvrent que devant des laissez-passer obtenus du Résident japonais. Pour la moindre autorisation nécessaire, force est ici de s’adresser aux autorités nippones. La Corée est bien moins en état de protectorat (suivant l’appellation officielle) qu’en état d’occupation. Il n’est pas jusqu’aux postes et télégraphes qui n’aient été « japonisés. » Du reste, le 21 juillet dernier, l’état de siège a été définitivement proclamé d’un bout à l’autre du pays.

Aussi bien, l’odeur de la poudre est-elle dans l’air. Certes, le peuple vaque à ses affaires ordinaires, et le train-train de la vie quotidienne ne semble en rien modifié. Mais une sorte de révolution souterraine est perceptible et parfois on croirait entendre le cliquetis d’armes cachées. À chaque tournant de rue, des espions s’entre-guettent. L’atmosphère est orageuse ; l’horizon ténébreux dément tout espoir. Jusqu’ici les Coréens sont restés calmes : on les croirait sans un murmure, résignés à leur destin. Habillés de blanc, ils poursuivent, comme d’ordinaire, leurs promenades au travers des grandes voies de la capitale, en contraste frappant avec leurs vainqueurs, vêtus de kimonos noirs. Ces étoffes blanches et noires, sans cesse heurtées, sont pour Séoul une insolite et mouvante parure. Les lenteurs du geste des uns, l’inlassable activité des autres s’opposent sous chacune des couleurs ennemies. Je crois voir des bataillons de fourmis en train de s’ouvrir un chemin parmi des larves immobiles.

Le moindre des Japonais se démène vers un but précis, l’air affairé. Le Coréen, désœuvré d’aspect, flâne avec insouciance, la pipe à la bouche, content de se laisser vivre au jour le jour. Le gouverneur-résident, à grand renfort d’ordonnances, s’acharne