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enracinés dans la vie et tous les hommes plus ou moins déracinés [on le voit, l’expression, qu’un autre a rendue célèbre, est de Taine] le trouveront intéressant, presque sympathique… « Pour le philosophe, dit M. Sixte, il n’y a ni crime, ni vertu… La théorie du bien et du mal n’a d’autre sens que de marquer un ensemble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Là-dessus, et avec l’autobiographie de Greslou à l’appui, nombre de lecteurs et de lectrices garderont vaguement dans l’arrière-fond de leur esprit la formule de Sixte ; ils l’admettront, ou du moins ils la toléreront comme la conclusion du livre, et cette conclusion est contre la morale.

La seconde impression sera surtout celle des gens engagés dans la vie pratique et munis de convictions morales bien arrêtées. Ils se sentiront pris, comme les premiers, dans l’engrenage de votre horlogerie psychologique, mais ce qu’ils éprouveront, quand ils seront tirés par le jeu des rouages, sera de la répugnance, et non de la complaisance, et enfin, quand ils verront le grand ressort central de tout le mécanisme, je veux dire la théorie des lois naturelles et le déterminisme, ils s’y heurteront, ils voudront le briser. Ils nieront la vérité capitale qui régit toutes les sciences… Ils jugeront que le déterminisme psychologique absout le crime… et leur conclusion sera contre la science.

Discrédit de la morale, ou discrédit de la science, voilà les deux impressions totales que laisse le livre. Je viens de les éprouver une seconde fois, à la seconde lecture, elles alternaient en moi, et j’en ai souffert.


Est-ce bien, ou plutôt, est-ce surtout de cela que Taine a « souffert » en lisant le Disciple ? Écoutons-le opposer, sans le dire, son propre portrait à celui de Sixte :


A mon avis, l’origine de cette erreur est dans la façon dont vous avez conçu Sixte, le représentant de la science moderne. Vous lui avez donné un cerveau insuffisant et une éducation scientifique insuffisante. Il ne connaît que des superficies. Il a suivi des cours, il a lu des livres, rien de plus.

En fait d’études sur le monde moral, il n’a pas fait une seule monographie historique, une seule de ces préparations anatomiques par lesquelles on étudie, de première main, avec ses propres yeux, un homme, une affaire, un fragment de société actuelle ou ancienne. On n’a pas le droit de parler sur une science spéciale, si l’on n’a pas travaillé soi-même, par des recherches originales et avec des procédés techniques, sur une ou plusieurs questions de détail. Bien plus, Sixte s’est interdit systématiquement l’expérience ; il n’a vu du monde réel que la boutique de son père et les badauds du Jardin des Plantes ; il ne lit pas les journaux, il n’a pas voyagé ; sur le monde social, politique, littéraire, commerçant, industriel, sur les types humains que ce monde comporte, il en sait moins que l’épicier le plus borné, et le paysan le plus obtus. Et, avec cette ignorance colossale, il se permet de conclure sur le monde social et le moral, de réduire la notion du bien et du mal à une conviction utile ou puérile ! Un vrai savant, un philosophe n’a jamais parlé ainsi. Voyez sur la même question ce que disent Stuart Mill et Herbert Spencer. Les noms de bon et de mauvais, de vice et de