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Cette mâle gaieté si triste et si profonde
Que lorsqu’on vient d’en rire on devrait en pleurer.


Il nous suffirait, pour caractériser la plupart des personnages de M. Meredith, de reprendre le titre d’un de ses romans : The Tragic Comedians. Oui, comédiens tragiques dans leurs faiblesses ou leurs erreurs, sir Austin Feverel, avec son système pour l’éducation de son fils ; Richard Feverel, qui rêve d’être le champion de toutes les femmes et trahit la sienne ; Wilfrid Pole, dont le cœur incertain oscille entre Sandra Belloni et lady Charlotte ; sir Willoughby avec l’inconsciente férocité de son égoïsme et les raffinemens où lui-même ne le reconnaît plus. Comédiens tragiques, tous ces hommes qui se trompent sur leurs propres sentimens et trompent les autres. Comédiennes, versant soudain dans la tragédie en y entraînant ceux qui les approchent, ces grandes coquettes avides de remporter la victoire dans la bataille des sexes, et habiles à se servir des armes que l’homme leur a imposées : Judith, de Richard Feverel, Violetta, de Vittoria, Mrs Lowell, de Rhoda Fleming, la comtesse de Saldar, d’Evan Harrington ; comédiennes, les faibles en lutte avec le moi factice que leur a fait l’éducation et le milieu, comédiennes comme Clotilde[1], ou les vaniteuses misses Pole, à la fois positives et romanesques ; comédienne même, au sens où l’auteur de l’Essai sur la Comédie prend ce mot, c’est-à-dire sujette de la muse comique, la sentimentale Laetitia « qui porte un roman d’amour sur ses cils, » et brûle son cœur comme un encens devant le beau sir Willoughby.

Mais c’est surtout dans l’inéluctable fatalité des conséquences qu’éclate le pathétique de la vie. Les faits ne pardonnent pas, et les innocens souffrent aussi bien que les coupables. Lucy est la victime des fautes de Richard et de son père. « Les dieux, » comme dit M. Meredith dans ses poèmes pour désigner les puissances responsables de cette loi d’airain des conséquences, les dieux ont la mémoire longue et ils vengent les péchés des pères sur les enfans. Nos méfaits retombent sur les autres autant que sur nous-mêmes. Si chacun de nous pouvait voir la somme des maux dont il est responsable, il se détournerait avec horreur de

  1. The Tragic comedians, « Étude sur une histoire bien connue. » Sigismond Alvan n’est autre, en effet, que Ferdinand Lassalle et cette Clotilde est Hélène von Dœnniges que le célèbre socialiste disputa à son fiancé dans un duel où il fut blessé mortellement. M. Meredith a tiré de cette histoire un de ses chefs-d’œuvre.