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solennellement faict : et encores qu’il y peust bien avoir d’aultres fault’es, si je croy que Dieu les a en ayde pour la révérence qu’ilz portent au service de l’Église.

En 1495, quand Commynes entra dans Venise, c’était déjà la décadence, mais l’impérissable beauté attestait comme aujourd’hui l’âme qu’elle avait eue, sa religion, laquelle n’était pas encore tout à fait pétrifiée. De cette âme s’étaient nourries « les sept lampes spirituelles de l’architecture, » dont les noms sont : Sacrifice, Vérité, Puissance, Beauté, Vie, Mémoire, Obéissance.

Car les anciens hommes de Venise croyaient véritablement au jugement ; ils espéraient le royaume du ciel. Pour attester et glorifier leur Christ, ils donnaient avec joie leurs richesses et leurs peines. Honorables et sincères étaient les œuvres qu’ils offraient à Dieu, façonnées de leurs mains, la machine n’ayant pas encore appris ses mensonges à l’artisan : sculptures achevées jusque dans leurs invisibles parties, marbres de la carrière, or véritable et véritables pierres précieuses, fer couleur de fer, fer forgé dont chaque arête et chaque inflexion éternisent du travail et du vouloir humains. Ainsi le flambeau de Vérité s’allumait à celui du Sacrifice. Pour ces hommes brillaient aussi les lampes de Mémoire et d’Obéissance. De leur soumission à la coutume, de l’autorité sur eux des traditions et des croyances, procédaient le sérieux et la grandeur, la force et l’unité, l’incomparable style de leurs œuvres. Car ils n’étaient pas « libres, » c’est-à-dire isolés, indépendans les uns des autres, liés par le seul intérêt d’argent, détachés de leurs ancêtres, insoucieux de leurs petits-enfans, pareils aux mouches qui naissent et qui meurent chaque été. Leur vie ne leur apparaissait pas chose fragmentaire, discontinue, et qui n’a sa fin qu’en elle-même. Elle se subordonnait à la vie totale de la cité, elle s’intégrait dans sa vie bien plus longue. De la naissance à la mort, ils demeuraient fixés au sol natal, au foyer domestique, le fils continuant son père à la même place, dans le même rang social, respectueux de sa demeure et de sa mémoire. Ils vivaient en groupes naturels, capitaines et soldats, maîtres et serviteurs, patrons et compagnons, chacun connaissant son chef, dont la condition, les habitudes sont proches des siennes, visibles, intelligibles, respectant son chef, le suivant, lui obéissant en toute confiance et fidélité, — le patricien guerroyant avec ses hommes, le maître artisan maniant l’outil avec ses artisans, le chef, à quelque degré qu’il soit chef, gouvernant