Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/781

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une vapeur plombée, avancent toujours comme une maladie, en rongeant la verte terre anglaise ! Gares, wharves, docks, manufactures, cloches et carcasses de gazomètres, rues grasses et sordides, magasins ; affiches, slums, corons, logis alignés, accolés, indiscernables et comme fabriqués au moule ; foules ruées à la conquête de l’argent ou prostrées par la misère ; rails, déchets, scories, hauts fourneaux alentour, — quelle place y a-t-il là pour l’effort d’art qui signifie l’allégresse de la vie à se jouer dans toutes les formes de la vie ? L’architecture du XVIIe siècle fut encore une tentative de l’âme expirante vers la beauté. Mais « une ville construite dans l’atmosphère noircie qui voile, efface à quelque distance tout ornement et en nivelle, à force de crasse, tout le relief, — une ville qui ne sert que de magasin, dépôt, usine, et comptoir, une ville où la fin de la vie n’est plus la vie, mais le travail, où tout édifice remarquable par sa grandeur ne sert qu’à loger des machines, — une ville dont les rues ne sont point des avenues tranquilles pour un peuple heureux, mais une canalisation où ruisselle une multitude harassée, où le seul objet, c’est de passer d’un point à un autre, où l’existence n’est plus que transition, chaque créature un atome dans un nuage de poussière humaine en mouvement, dans un courant de particules qui se remplacent, les uns circulant en des tunnels souterrains, les autres en des tubes suspendus, — une telle ville, dis-je, ne saurait avoir aucune espèce d’architecture[1]. »

Vers 1860 une telle ville n’existe dans la pureté de son type qu’en Angleterre. C’est Leeds et Manchester ; c’est Birmingham et Sheffield. À cette époque, voilà le phénomène anglo-saxon par excellence[2], et dont s’émeuvent alors les Anglais qui ont connu la verte Angleterre agricole, et la voient avec nostalgie se changer peu à peu en « pays noir. » Construites à la machine, que sont ces nouvelles cités que des machines pour fabriquer, vendre et acheter, et que sont leurs hommes que des machines, — les uns parce que s’amputant eux-mêmes de toute faculté de rêve et de contemplation, de toute joie possible d’enthousiasme et de sympathie, mutilant leur nature humaine, ils se sont condamnés, âme et corps, à l’accumulation monotone,

  1. On the old Road, I, § 277.
  2. Taine allant en Angleterre vers 1860 semble y faire la découverte du grand décor industriel.