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dit qu’il était, au contraire, très touché de mes bons procédés envers de pauvres prêtres qui, probablement, n’auraient jamais l’occasion de me rendre la politesse que je leur faisais. « On nous fait espérer, continua-t-il, que, d’ici quelque temps, la religion catholique sera rétablie en France, et que nous pourrons rentrer dans notre pays. Alors, si le hasard voulait que nous nous rencontrions, soyez assuré que ce serait un grand bonheur pour moi de vous recevoir à ma table, dans mon palais épiscopal ! »

Je le remerciai de ses bonnes paroles, et le dîner continua gaiement, arrosé de quelques bouteilles de vin de France. Ma bourse était bien garnie et je ne l’épargnai pas : aussi je laissai ces bons prêtres fort contens de moi, et moi enchanté de l’accueil que j’en avais reçu.


On affirme volontiers que jamais, depuis que les hommes se sont avisés d’écrire l’histoire, deux hommes ne se sont trouvés pour raconter un fait de la même façon. Dans le cas présent, il faut reconnaître que, sur le « fait » essentiel, la rencontre du soldat et du prêtre émigré, les deux témoignages concordent pleinement ; et il n’y a pas jusqu’aux circonstances dont plusieurs ne nous soient, rapportées, presque pareilles, dans les deux récits : ce qui suffirait à justifier la confiance que nous ne pouvons nous empêcher d’accorder aux charmans Souvenirs de l’abbé de Préneuf. Mais les deux récits ne laissent point, avec cela, de différer sur quelques détails. D’abord, le musicien a-t-il attendu le prêtre « auprès de l’église, » comme le veut celui-ci, ou bien, comme il le prétend lui-même, au « Café des Emigrés ? » Plus tard, à la pension, René-Philippe Girault assure que les trois prêtres « acceptèrent volontiers son invitation, » tandis que, suivant l’abbé de Préneuf, « le brave garçon mit tant d’insistance à cette invitation que les prêtres furent forcés d’accepter, pour ne pas le désobliger. » Enfin se pose à nous la question de l’évêque. M. de Préneuf ne fait aucune mention de ce prélat, à qui le musicien d’état-major nous apparaît tout heureux et tout fier d’avoir pu offrir un plantureux dîner (maigre), « arrosé de quelques bouteilles de vin de France. » Cet évêque, avec l’effusion de sa reconnaissance, et sa promesse de recevoir « à sa table, dans son palais épiscopal, » le généreux militaire qui lui fait l’amitié de le régaler, ne serait-il pas, simplement, une « blague, » inventée, peut-être, à l’origine, par Girault pour « épater » ses camarades de régiment, et redite par lui si souvent qu’il en est arrivé à la tenir pour vraie ? Mais il convient de laisser à M. Frédéric Masson le soin de résoudre ce petit « problème historique. »