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révolté et stupide. — Cet acte est, sans aucun doute, un des plus beaux qu’il y ait dans notre littérature dramatique.

Le troisième acte, auquel on pouvait seulement demander de ne pas laisser faiblir l’intérêt, apporte une conclusion telle quelle. Berthe Planat reparaît, mandée par la vieille Mme Darras et tient un langage moins farouche. Lucien, qui avait jusqu’ici beaucoup discuté, pleurniche un peu ; nous lui en savons gré. Mais l’un et l’autre ne peuvent que redire autrement ce qui a été déjà dit ; ils n’ont rien de nouveau à nous apprendre. Quel sera le dénouement ? La famille va-t-elle se résigner, accepter Mlle Planat ? On nous a donné une trop haute opinion du sentiment que les Darras, mari et femme, ont de leur dignité. Berthe va-t-elle disparaître ? Lucien va-t-il renoncer à elle ? Vous ne le croyez pas un seul instant. Lucien part pour Lausanne où Berthe contractera avec lui sa seconde union libre. C’est la vérité même. Mme Darras, qui a songé à quitter son mari, lui est ramenée par l’abbé Euvrard, tant il est vrai qu’on fait ici assaut de politesse ! Ces époux sont trop malheureux pour pouvoir maintenant se quitter. Ils continueront d’aller ensemble sur le chemin de la vieillesse désolée. Ainsi se sera accomplie la prédiction.

Telle est cette œuvre qu’on a plaisir à louer, et à trouver bien digne de son grand succès. Car il faut en faire la remarque : cette pièce d’un art si sobre, d’une si hautaine sévérité, où pas une concession n’est faite au désir d’amuser, a été acclamée par le public. Cela est important à noter. On a coutume de dire que la frivolité du public est le principal obstacle qui arrête les auteurs dans leur empressement à écrire des pièces sérieuses. Rien n’est moins exact. Le public prend ce qu’on lui donne, mais il le prend pour ce qu’il vaut. Quand les pièces à prétentions de grand art distillent l’ennui, comment lui en vouloir, s’il refuse d’y aller ? Mais qu’on lui présente une œuvre saine et forte, pénétrée de pensée et d’émotion, éloquente et vraie, il y court : il comprend qu’en l’applaudissant il se fait honneur à lui-même ; à sa joie se mêle quelque fierté.

L’interprétation est excellente. Citons d’abord et mettons hors de pairs M. Gauthier qui est de tout premier ordre dans le rôle de Lucien. Il y a mis cette fougue, cette ardeur de jeunesse qui donnent au rôle son grand charme. Il a été surprenant d’émotion et de sincérité dans la scène des deux hommes. Le jeu sobre et triste de M. Lérand convenait bien au personnage de l’infortuné Darras. Mme Brandès, mieux qualifiée pour les rôles d’amoureuse, a été une mère attendrissante. Et Mlle Jeanne Heller a eu toute la sécheresse