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patriotique ; volontiers ils s’enorgueillissaient à l’idée que les êtres misérables dont ils écoutaient les cris de douleur étaient des prisonniers de guerre, ou bien encore des chrétiens, membres d’une secte dangereuse qui allait jusqu’à contester la divinité de leurs empereurs. Et c’est d’une façon analogue que M. d’Annunzio, après avoir procuré à ses compatriotes les vives sensations du spectacle que je viens de résumer, a voulu, par surcroît, flatter leur amour-propre national, en introduisant soudain, dans les derniers vers de sa tragédie, cette allusion aux droits des Vénitiens sur l’Adriatique. Car, en vérité, sauf ces derniers vers, il n’y a point, dans toute sa tragédie, une seule action ni une seule parole qui non seulement se rapporte à la question de l’Adriatique, mais qui puisse avoir l’ombre d’une signification politique particulière. Nous entendons bien que la race dont il nous montre les origines deviendra, un jour, celle des Vénitiens, et que la Nef sur laquelle s’embarque le fratricide Gratico est un symbole de la future grandeur maritime de Venise. Mais le sort de cette Nef, que nous voyons construire tout au long de la pièce, ne commence absolument à nous intéresser qu’à la fin du troisième épisode, tandis que l’unique sujet qui nous ait occupés jusqu’alors est la lutte de deux familles ennemies, ou plutôt la lutte de Basiliola Faledra contre les Gratico.

Je dois cependant ajouter que, dans une préface toute pleine de vers admirables, et que M. d’Annunzio s’est amusé à revêtir de la forme d’une prière, nous retrouvons un écho des intentions patriotiques exprimées dans la strophe susdite. « O Dieu qui changes et renouvelles les races sur les mers, — y Usons-nous, — fais de tous les Océans notre mer italienne ! » Et l’on sait aussi que l’habile et ingénieux auteur, dès la première représentation de sa nouvelle tragédie, est parvenu à nous faire regarder celle-ci, dans toute l’Europe, comme un vigoureux plaidoyer irrédentiste, pouvant même donner lieu à des complications diplomatiques. Aura-t-il convaincu de cette légende jusqu’aux auditeurs de sa pièce ? Cela ne serait pas impossible ; mais, en tout cas, la portée patriotique de la Nef n’est rien de plus qu’une légende, et exactement aussi fondée que celle qui attribuerait un sens politique à Hernani ou à Parsifal.

On a dit que l’intention primitive de M. d’Annunzio, en concevant sa pièce, avait été tout autre. Et le fait est que je me souviens d’avoir lu, il y a deux ou trois ans, dans une très intéressante revue appelée la Renaissance, un prologue de la Nef qui promettait un drame d’une portée infiniment plus haute, le beau drame d’une petite troupe de