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Basiliola, ne parle autant que le chœur, ni ne nous exprime autant d’émotions diverses en une aussi belle variété d’images pathétiques. Car chacune des innombrables interventions de ce chœur est faite de petites phrases morcelées, correspondant à des états d’esprit différens, ou parfois opposés, et nous donnant ainsi l’impression véritable d’un groupe d’hommes en chair et en os qui traduisent ensemble la multitude désordonnée des sentimens éveillés ou stimulés, dans leurs cœurs, par une cause unique. Jamais encore, je crois, ce problème de l’individualisation des foules au théâtre n’a été résolu aussi heureusement : sans compter tout l’appoint de contrastes dramatiques qu’a fourni au poète la juxtaposition incessante des deux élémens barbare et chrétien, le premier débordant en des cris de colère, ou de désir, ou d’allégresse cruelle et bruyante, pendant que l’autre s’écoule magnifiquement en hymnes latines toutes parfumées de pureté virginale et d’exquise douceur.

Quant aux scènes dramatiques proprement dites, presque toutes, je dois l’avouer, attestent un dédain fâcheux pour les règles éternelles de la vérité et de la vie théâtrales. Ce sont des scènes que l’on supposerait découpées, un peu au hasard, dans un drame dont nous ignorerions l’intrigue essentielle. Ainsi, à la fin du second épisode, nous voyons Marco Gratico agenouillé devant Basiliola, dont pourtant il ne peut manquer de connaître les intentions perfides à son endroit, comme il doit bien savoir, aussi, ses projets criminels à l’égard de sa race ; et puis, dès le début de l’épisode suivant, c’est l’évêque Serge Gratico qui est l’amant de la jeune femme ; et lorsque le navarque Marco paraît sur la scène, Basiliola, que nous pensions sa maîtresse, le couvre d’outrages, excite l’évêque à se jeter sur lui, et ne cherche plus même, après la mort de Serge, à reconquérir son pouvoir sur le vainqueur, qui, de son côté, maintenant et dans le dernier épisode, n’éprouve plus pour elle qu’une haine implacable. Tout le travail de préparation et de développement qui constitue le fond d’une tragédie, M. d’Annunzio l’a complètement négligé ; et l’on comprend qu’il ait1 remplacé l’appellation ordinaire d’actes par le mot d’épisodes, pour désigner des successions de scènes dont il aurait eu le devoir de nous montrer l’unité et le lien. Mais, cela admis, avec quelle noble et vivante beauté poétique il a su traiter chacun de ces « épisodes » de tragique passion qu’il a joints aux grands tableaux pittoresques, et savoureusement angoissans, de son « spectacle coupé ! » Les situations nous sont présentées sans que nous soyons informés des faits dont elles sont sorties ; les caractères changent tout à coup, d’une scène à