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la tribune au milieu des applaudissemens unanimes du Sénat. Le talent le plus souple, le plus insinuant, le plus pénétrant qui se soit manifesté dans nos assemblées depuis trente ans avait, une fois de plus, exercé tout son charme de séduction, et cela avec des moyens d’une simplicité parfaite et du goût le plus discret. Mais M. de Freycinet n’a pas montré seulement les qualités qu’on lui connaissait déjà. De sa démonstration l’émotion a jailli tout d’un coup avec une intensité telle que tous les cœurs se sont subitement serrés dans une angoisse poignante. On sentait que M. de Freycinet, qui a commencé sa vie politique au milieu de nos désastres et a joué un si grand rôle dans la défense nationale, se sentait envahi par les souvenirs d’autrefois, lorsque, d’une voix grave, lente, un peu basse comme dans une confidence, il a prononcé la péroraison suivante, — elle vaut la peine d’être reproduite telle quelle : « Messieurs, j’ai terminé et je vous demande pardon d’avoir été si long, mais la gravité du sujet m’en faisait un devoir. Vous apprécierez mes raisons, vous les jugerez ; mais, avant de vous prononcer, permettez-moi un conseil. Le mot peut sembler bien osé, mais je parle devant de bons Français qui cherchent la vérité, et je crois leur apporter un critérium infaillible pour éclairer leur conscience. Avant de vous prononcer, seuls avec vous-mêmes, loin de toute incitation étrangère, ne vous inspirant que des nécessités de la défense nationale, posez-vous cette question : — Si dans quelques années la guerre éclatait, si le sort de la France se jouait de nouveau dans les batailles, qu’est-ce que vous préféreriez avoir voté aujourd’hui ? Oui, que chacun de vous descende en lui-même et se pose cette question : Qu’est-ce que je préférerais, à ce moment, avoir voté aujourd’hui ? — Il s’agit d’un détail, me dira-t-on. Peut-être, mais la force des armées se compose de pareils détails ajoutés les uns aux autres, et malheur à ceux qui les négligent délibérément ! Messieurs, dans la balance où se pèseraient deux armées formidables, bien peu de chose suffit pour faire pencher l’un des plateaux : gardez-vous, je vous en supplie, de rien enlever au plateau de la France. » Nous ne savons quel effet cette parole imprimée et refroidie fera sur le lecteur : ceux qui l’ont entendue tomber des lèvres de M. de Freycinet, avec l’accent inquiet qu’il a su y mettre, ne l’oublieront jamais.

Mais enfin, de quoi s’agissait-il entre M. de Freycinet et le gouvernement ? De cinq jours qu’il voulait conserver à la première période d’instruction militaire et que le gouvernement en retranchait. C’est peu de chose en apparence, c’est un détail, comme l’a dit l’orateur lui-même : on se tromperait toutefois si on croyait que le chiffre pri-