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refusions d’en faire sur la qualité de nos réserves. Qu’arriverait-il le jour où, après avoir affaibli la première, nous affaiblirions encore les secondes ? Ne risquerions-nous pas de faire une réalité de la sombre et tragique vision qui a hanté, à la fin de son discours, l’imagination de M. de Freycinet ?

M. de Freycinet est un des principaux auteurs de la loi de deux ans : c’est grâce à lui que le Sénat l’a votée. Il avait donc autorité plus que personne pour indiquer une fois de plus à quelles conditions strictes elle peut, à la grande rigueur, fonctionner sans affaiblir notre armée. De ces conditions, qui résident surtout dans la force et dans la rapide utilisation des réserves, on vient d’en supprimer une, et non des moindres. S’arrêterait-on là ? M. de Freycinet ne le croit pas. Après cette concession, il a annoncé qu’on en demanderait d’autres, et qu’on serait plus faible pour les refuser. Sait-on ce que lui a répondu M. le président du Conseil ? Rappelant un débat ancien, où M. de Freycinet avait fait voter la loi de trois ans et avait eu pour contradicteur le maréchal Canrobert : « C’était, a dit M. Clemenceau, l’argument du maréchal. » S’il en est ainsi, nous rendons hommage à la prévoyance du maréchal Canrobert ; jamais homme n’a eu la prophétie plus exacte et plus sûre ; tout ce qu’il a annoncé est arrivé, de même que tout ce qu’a annoncé M. de Freycinet arrivera. On ira de faiblesse en faiblesse, de capitulation en capitulation, jusqu’où ? nous n’osons pas le prévoir ; mais nous sommes déjà allés bien loin, et le temps viendra, peut-être plus tôt qu’ils ne l’imaginent, où M. le général Picquart et M. Clemenceau, — nous le disons à leur honneur, — tiendront à leur tour, mais trop tard, le même langage que le maréchal Canrobert autrefois et que M. de Freycinet aujourd’hui.

Quant à celui qu’ils ont tenu l’autre jour au Sénat, on voudrait l’oublier. M. le général Picquart s’est contenté d’énumérer toute une série de petits moyens et, qu’on nous passe le mot, de trucs ingénieux et subtils, qui lui permettront, a-t-il assuré, de donner aux réservistes en vingt-trois jours la même instruction qu’on leur donnait autrefois en vingt-huit, ou même une instruction supérieure. Toutes les fois qu’on affaiblit l’armée, on affirme que c’est pour son bien, et que, si on lui coupe un bras, l’autre s’en portera beaucoup mieux. À la longue, cette argumentation devient prodigieusement irritante et agaçante, mais nos ministres ne s’en lassent pas. Ils soutiennent en outre que l’homogénéité est en elle-même une force, et que notre armée vaudra plus lorsqu’elle sera plus homogène. M. Mézières a fait