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ANALYSES.a. dumont. Dépopulation et civilisation.

comme simple anneau d’une chaîne par laquelle seule il vaut et dont il ne peut sans honte se détacher. On n’a pas le droit de s’asseoir dans la rue ; on n’a pas le droit de se reposer dans la vie et d’arrêter à soi, célibataire, le flot qui vous y a poussé.

Les Juifs, comme les Chinois, ajoutons comme les Américains, ces féconds démocrates, sont là pour protester contre l’idée que la civilisation et la démocratie même s’achètent au prix de la fécondité vitale. Civilisés et égalitaires, ils le sont aussi, et de très ancienne date, bien que leur civilisation soit toute d’emprunt et leur égalité d’origine théocratique. Mais toujours ils ont eu le culte du foyer, toujours ils ont puisé dans le souvenir des plus lointains aïeux le désir ardent de la postérité la plus reculée. Aussi, même dénationalisés, ils n’ont pas cessé de former une société spéciale et nombreuse, et ils ont survécu à tous leurs anciens vainqueurs. Égyptiens, Romains et autres. Ils ont eu beau se mêler à notre monde, ils ne s’y sont pas noyés, ils l’ont utilisé au profit du leur ; et, soit dit en passant, leur exemple est assez propre à nous faire prévoir ce qu’il adviendra vraisemblablement des Chinois eux-mêmes quand ils auront été pénétrés et transpercés de toutes parts par l’influence européenne. Ils ne s’européaniseront jamais qu’à la chinoise ; et, fussent-ils conquis et dispersés, ils formeraient toujours un monde à part. Qui sait si quelque Drumont de l’avenir n’écrira pas un jour la France chinoise ou l’Europe chinoise ? Pourvu que les fils du Ciel ne survivent pas aux Français comme les Hébreux aux Romains !

Nous venons de voir M. Dumont osciller, hésiter, se contredire parfois, dans le diagnostic du mal qui l’inquiète ; ne nous étonnons pas si son ordonnance pèche un peu par l’insuffisance des remèdes. C’est la partie faible du livre, malgré la justesse et la profondeur de maints aperçus. Le remède, d’après ce que nous venons de dire, serait de nous convaincre sérieusement que la famille, la famille-souche, chère à Le Play, est la vraie molécule sociale, beaucoup plus que l’individu. Mais, pour être intense et fructueuse, cette conviction doit être générale ; et la difficulté est là. Car, comme notre auteur le dit très finement quelque part : « Nous n’avons, quoi que nous fassions, une qualité à un haut degré que si ceux qui nous entourent la possèdent eux-mêmes » ; et, pareillement, nous ne croyons bien fort à nos idées les plus démontrées que si notre milieu les partage. Comment cependant, espérer que la nôtre, qui se heurte à tant de préjugés contraires, se généralise jamais ? On peut croire cependant que, soutenue d’autre part et soulevée par les plus antiques besoins du cœur, elle se répandra d’elle-même le jour où l’émigration rurale vers les villes s’arrêtera. Mais quand s’arrêtera-t-elle ? Est-ce seulement quand le courant de la centralisation à outrance sera endigué ou refoulé ? Entreprise impossible ; disons plutôt : quand ce débordement aura achevé son œuvre. Et c’est en effet ce que propose à son insu M. Dumont. Pour combattre, pense-t-il, l’émanation (il appelle ainsi le rayonnement imitatif des capitales dans les États centralisés), il demande qu’on crée partout en province,