Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/29

La bibliothèque libre.
Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 314-316).

XXIX

NOUVELLE-HOLLANDE

À mon frère.

Huit ou dix jours après notre arrivée au port Jackson, j’écrivis à un de mes frères la lettre suivante, dans laquelle je ne parlais encore que de cette Europe australe qui nous présentait déjà tant de merveilles et nous offrait de si précieuses consolations. Un navire anglais partant de Sidney se chargea de ma missive. Il alla d’abord en Chine, toucha à Chandernagor, mouilla à Calcutta, à Maurice, au cap de Bonne-Espérance, à Sainte-Hélène et à Plymouth, de sorte que ma lettre arriva à l’Observatoire de Paris onze mois après son départ, et qu’elle fut reçue à table par moi, qui la donnai de la main à la main à mon frère, lequel se hâta plaisamment de me rassurer sur l’état de ma santé.

Je retrouve ce curieux document sous ma main, et je le confie à mon livre, tel que je l’écrivis alors. Les deux circonstances dont je parle sont, je crois, assez exceptionnelles pour mériter la petite place qu’elles occuperont au milieu de tant de faits plus graves et plus importants.

« Mon cher frère,

« Il est minuit chez toi, il est près de midi dans le lieu d’où je t’écris ; tu sais cela parfaitement, toi qui lis si bien dans ce mouvement perpétuel de tous ces mondes, au milieu desquels celui que nous habitons joue un rôle si chétif et si merveilleux à la fois. Un navire anglais porte ma lettre ; il te dira combien nous nous estimons heureux de toucher bientôt au terme de nos longues et périlleuses caravanes.

« Nous avons visité sans doute bien des pays curieux, mais nul ne me le paraît autant que celui-ci. Je crois, en vérité, que je rêve, et que Sidney-Cow est une cité française. Verrai-je autrement demain ? Je l’ignore ; mais il faut bien que je te dise ce que je vois aujourd’hui et comment je le vois…

« On vient m’apprendre à l’instant que le navire qui devait mettre à la voile ce soir même ne lèvera l’ancre que dans quelques jours. Eh bien ! tant mieux, ma lettre sera plus longue ; je connais ta vive amitié pour moi, et tu aimeras d’autant plus à m’entendre que je te parle de plus loin. Les affections grandissent par la distance ; plus le soleil nous regarde obliquement, plus notre ombre prend de l’étendue. Je pourrais, si j’en avais le loisir, tirer de là une comparaison toute poétique ; mais tu es trop dans le positif pour ne pas me demander autre chose, et tu ne tarderais pas d’ailleurs à me répondre que je pars d’un principe faux, puisque le soleil est plus près de nous l’hiver que l’été.

« Quoi qu’il en soit, mon ami, tu connais la violence et la sincérité de mes sentiments de tendresse, et le diamètre de la terre a beau me séparer de toi, il me semble que tu es encore à mes côtés pour m’entendre et me donner la main.

« T’écrire, c’est te parler ; écoute :

« Je viens de faire une promenade ravissante au milieu de Paris et dans les environs ; mon cher ami, c’est à ne pas y croire. Les orangers des Tuileries embaumaient, les roses et les lilas du Luxembourg répandaient au loin de suaves émanations, et comme je voulais ce jour-là des émotions et des plaisirs de toute nature, je me suis fait emporter rapidement sous les somptueuses allées de Saint-Cloud, où la brise se joue avec tant de liberté et où l’on sent la vie glisser par tous les pores.

« Au surplus, comme une joie ne me semble complète que lorsqu’elle est partagée, je n’ai pas voulu faire seul ces courses ravissantes. De nouveaux amis que le ciel m’a donnés m’ont conduit comme par la main au milieu de ces promenades que je ne connaissais pas encore. C’est M. Peeper, qu’on serait tenté de croire vaniteux, tant il étale de luxe dans sa demeure princière, si toutes ses attentions ne témoignaient de la plus cordiale et de la plus franche délicatesse ; c’est M. Wolsoncraft, qui parle du commerce de tous les pays du monde en speculateur, et qui ne recule pas devant les difficultés les plus ardues des sciences exactes ; c’est M. Withe, dont le bon goût et l’élégance se dévoilent jusque dans les plus petits détails de ses politesses ; c’est aussi M. Macquarie, gouverneur de la Nouvelle-Galles-du-Sud, qui s’efface noblement en faveur de ses visiteurs et de ses convives ; c’est encore M. Oxley, savant explorateur, infatigable, intrépide alors qu’il s’agit de découvertes utiles, et M. Demestre, naturalisé Anglais, mais gardant du pays qui l’a vu naître les joviales et gracieuses manières.

« Et au milieu de tout cela, des dames pleines d’une exquise bonté, d’une bienveillance parfaite, et à qui nul art d’agrément ne semble étranger. Celle-ci dessine, celle-là joue du piano, cette autre danse par coquetterie, une quatrième chante pour achever une séduction. Je n’ai quitté pendant une semaine ni les magnifiques salons de la Chaussée-d’Antin ni les vastes appartements du faubourg Saint-Germain. Décidément, Paris est enchanteur ; il fait oublier les riantes campagnes qui l’entourent, et tu conviendras avec moi qu’une fraîche guirlande de dames vaut mieux qu’une couronne de camélias.

« Cependant une excursion loin du tumulte de la grande cité fut consentie par nous tous, et ce qui m’a le plus surpris alors au milieu de mes extases, ç’a été de trouver jetés comme un enchantement, parmi les végétaux européens dont le port et la forme me sont si bien connus, ceux des climats les plus opposés et des terres les plus lointaines. Ainsi, le casuarina et ses folioles si sveltes, si légères, si dociles aux moindres vents, s’abrite sous un chêne vert quand gronde l’orage. Tout près de là, l’eucalyptus s’enorgueillit de sa taille gigantesque et courbe le front pour voir, bien au-dessous de lui, la cime aiguë du pin d’Italie, humilié d’un si offensant voisinage ; et puis on se repose sous les bras chevelus du pin de Norfolk, qui s’étendent çà et là, immenses parasols, ainsi qu’un patriarche bénissant de sa main la foule prosternée.

« Ce n’est pas tout encore des myriades d’oiseaux, que je ne soupçonnais point dans nos contrées, remplissaient les airs et les animaient de leurs cris éclatants ; des cygnes noirs nous invitaient à caresser leur soyeux plumage ; des kanguroos s’élançaient au-dessus des haies comme pour insulter à la légèreté du cerf et du chevreuil ; l’émeu glapissait ; l’ornithorynque, las de ses courses terrestres, se cachait au fond des eaux ; le vorace opossum cherchait une proie facile à dévorer, et l’on eût dit, en se voyant entouré de tant de merveilles, que l’arche de Noé venait d’ouvrir ses cabines pour repeupler la terre purifiée.

« Le soir du dernier jour de cette semaine si bien remplie, il y eut courses de chevaux, et jamais le Champ-de-Mars n’en vit de plus brillantes, jamais il n’en vit où, dans des loges décorées avec élégance, on eut souri à de plus gracieux visages, à de plus fraîches toilettes.

« Tout cela, mon ami, me fait admirer cette capitale des arts et de la civilisation, où toutes les gloires se donnent rendez-vous, où toutes les illustrations se heurtent, où tous les plaisirs débordent ; tout cela me rendait fou d’ivresse, de surprise, et rien n’eut manqué à mon bonheur si tu avais été là pour le partager.

« Je m’assoupis, accablé par tant de prodiges… et je me réveillai après quelques heures de repos ; et, plus calme, plus réfléchi alors, je m’aperçus que ce n’était point la Nouvelle-Hollande que j’avais vue à Paris, mais bien Paris que j’avais retrouvé à la Nouvelle-Hollande. »