Tombouctou la mystérieuse/X

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 215-Pl.).

X

DE DIENNÉ À TOMBOUCTOU

J’ai pris pour gagner Tombouctou l’habituel chemin, le Niger, et me suis réinstallé dans mon yacht-pirogue. J’ai hâte d’atteindre la ville mystérieuse afin d’y lire la suite de cette épopée de civilisation dont Dienné m’a conté la première partie. Il me tarde de soulever complètement le voile qui si longtemps nous a caché le Soudan, et nous l’a fait imaginer comme un des derniers refuges de la barbarie, alors que lui aussi avait cueilli un rameau au grand arbre égyptien, père de toutes les civilisations occidentales.

Tara ! Tara ! Bosos… Volez, mes braves bateliers… Quelle vie pendant sept jours ! Nous voyageons jour et nuit. Je n’ai pas dormi deux heures consécutives. Trouver son chemin à travers les trois deltas qui précèdent Tombouctou n’est pas une petite affaire. La boussole d’une main, la carte de l’autre, comme un capitaine sur l’Océan il me faut guider mon petit navire. C’est véritablement un océan, tout ce pays, en ce mois de janvier où les inondations atteignent leurs limites extrêmes. C’est la mer de verdures navigables. Un affolant dédale s’étend en aval de Dienné, un entre-croisement déroutant de bras, de canaux, de méandres et d’anses. Avec les cartes encore incomplètes et les équipages inexpérimentés que Je recrute à la hâte aux relais, il faut une vigilance incessante. Et pas de lune en ce moment ! Pour tout éclairage de nuit, la vague lueur des étoiles qui favorise à merveille les perditions. L’une m’a laissé le souvenir d’un angoissant cauchemar.

J’arrivai une nuit aux environs d’El-Oual-Hadj où les deux branches du Niger se réunissent en un lit unique. La rencontre de leurs eaux forme un petit archipel. Engagé en pleine obsecurité dans ce semis d’îles, Je m’y empêtrai si bien

LES FLOTILLES DE


que je n’en sorlis qu’avec le jour, ayant erré durant les ténèbres de droite et de gauche, allant en avant, en arrière, croyant toujours avoir découvert l’issue, mais ne tardant pas à me retrouver devant la silhouette noire de l’un ou de l’autre des îlots. Je me sentis emprisonné dans un labyrinthe. Vous connaissez l’anecdote de cet ivrogne qui a pris pour appui, dans sa marche chancelante, la grille entourant un monument : il finit par se convaincre qu’il a été enfermé. Bien que le vin n’y fût pour rien, en pleine eau, j’eus une nuit tout à fait cette sensation-là.

En sept jours nous avons franchi la région des deltas, environ trois degrés géographiques, soit, avec les crochets et les détours, près de 500 kilomètres. Devant ma demeure ambulante J’ai vu défiler tour à tour des paysages de Normandie et des sites de Syrie, de beaux troupeaux, et des ports fluviaux

COMMERCE SUR LE NIGER.


tels que Korienzé, Saréféré, Daré-Salam, qui secondent Dienné dans l’approvisionnement du marché de Tombouctou. Nous avons croisé ou rejoint nombre de ces belles « barques de Dienné » parfois isolées, plus souvent en convoi de dix ou quinze, suivant la coutume du temps où elles étaient obligées de s’unir pour résister aux pirates du Niger. Le soir ces convois créaient de pittoresques tableaux. Les bateaux étaient à l’ancre devant une anse abritée, tandis que les gens campaient sur la berge autour de grands feux. Et la vision vous venait des Phéniciens courant de même et vivant ainsi sur les bords de la Méditerranée.

Deux postes seulement échelonnent notre route, à Saréféré et El-Oual-Hadj. Ils diffèrent totalement de ceux que nous avons vus jusqu’alors, et à ce titre demandent mention.

HALTE DU SOIR.


Depuis un an seulement nous avons pris pied en cette région, naguère domaine d’exploitation et de pillage des Touaregs. On conçoit que les postes ne soient pas ici de simples centres de surveillance et d’administration, mais qu’ils aient conservé leur caractère de forts et toute leur valeur de points stratégiques. De loin on voit scintiller les baïonnettes des sentinelles. Des vigies, haut placées, surveillent l’horizon.

Le fort d’El-Oual-Hadj, en particulier, a une note militaire très intense : c’est tout à fait un poste de pionniers, élevé de toutes pièces par une demi-compagnie de tirailleurs soudanais. Au milieu d’un bois de palmiers-rhôniers sur les bords du Niger, imaginez une clairière. Là, sur un tertre rectangulaire et artificiel, se dressent quatre hangars se faisant vis-à-vis : ils ont été édifiés uniquement avec le bois des arbres abattus dans la clairière. Deux servent d’habitation aux blancs, officiers et sous-officiers ; les autres aux soldats noirs. Une palissade court autour du terrassement, dont les pentes sont en outre jonchées de fourrés d’épines mortes, et les abords tendus de fils de fer en prévision des assauts. Point de murs ni de meurtrières… Ne pas être surpris et pouvoir envoyer facilement des feux de salve, telle a été la donnée rudimentaire sur laquelle on s’est installé, ayant quelques pelles, pioches et haches pour tous outils et des soldats nègres pour tous artisans. Savez-vous ce que la construction du fort a coûté au budget ? La somme formidable de 49 fr. 50 !

Et pour ce prix il est même pourvu d’un merveilleux mirador d’où une vigie peut signaler les arrivées suspectes, et par terre et par eau. À quelques centaines de mètres des fortifications en épines mortes se dresse un monticule isolé sur le plat rivage. Ce n’est assurément pas une œuvre de la nature. De-ci, de-là, on y retrouve des pierres, des briques, qui ne manquèrent pas d’intriguer le capitaine Philippe, constructeur du fort d’El-Oual-Hadj, un des rares survivants de la colonne Bonnier, par ce fait que la garde de Tombouctou lui avait été confiée durant cette fatale reconnaissance. Interrogés, les indigènes racontèrent que plusieurs monticules semblables existaient dans les pays environnants, sur la rive droite comme sur la rive gauche du fleuve : la légende courait que c’étaient les demeures des chefs d’autrefois, tombées en ruines.

Tel n’est point mon avis. Je crois que ces monticules sont les tombeaux et non les palais de ces mêmes chefs. El Bekri, un Arabe qui visita ces pays-ci vers le milieu du xie siècle, décrit leurs funérailles en ces termes :

« À la mort du roi ces nègres construisent avec du bois de rhônier un grand dôme qu’ils établissent sur le lieu qui doit servir de tombeau. Ensuite ils étendent le corps sur une couche garnie de tapis et de coussins et le placent à l’intérieur du dôme. Ils disposent auprès du mort ses parures, ses armes, les plats et les tasses dans lesquels il avait mangé et bu, et diverses espèces de mets ou boissons. Alors ils enferment avec le corps de leur souverain plusieurs de ses cuisiniers et fabricants de boissons. On recouvre l’édifice de nattes et de toiles, et la foule assemblée s’empresse de jeter

LE PORT D’EL-OUAL-HADJ.


de la terre sur ce tombeau et d’y former ainsi une grande colline. Ils entourent ce monument d’un fossé qui offre un seul passage à ceux qui voudraient s’en approcher. Ils sacrifient des victimes à leurs morts et leur apportent comme offrande des boissons enivrantes. »

Je n’ai malheureusement pu vérifier si le monticule-mirador renfermait encore son dépôt macabre. Le fort se serait difficilement passé d’un perchoir aussi commode. Mais des temps meilleurs ne peuvent tarder. Et quand les Touaregs auront définitivement réintégré le désert, leur patrie première, j’espère qu’il se trouvera parmi les commandants d’El-Oual-Hadj un esprit assez curieux pour demander au monticule son secret.

Depuis Saréféré le voyage, si intéressant par ses tableaux variés, offre encore l’attrait d’un drame de la nature : la lutte du Niger et du Sahara, le combat de la vie contre la mort, l’assaut de la fertilité contre la stérilité. On perçoit très distinctement les efforts que le fleuve géant oppose aux sables. Les coups qu’il leur porte se marquent en vertes taches : prairies, plaines de cultures, rizières, arbres. Ceux qu’il en reçoit, peu nombreux tout d’abord, se détachent scintillants et crépitants de blancheur, — dunes qui éblouissent l’œil sous l’éclatant soleil. De loin en loin elles se frayent un chemin à travers les verdures vivaces et viennent brusquement mourir sur le bord du fleuve. Le spectateur est averti : le domaine des eaux va finir. Le royaume des sables n’est pas loin.

Cependant Tombouctou approche. Le Niger faiblit. Au lieu de marcher de sa franche allure vers le nord, doucement il s’infléchit vers l’est. Les sables redoublent leurs attaques. À l’ouest, sur la rive gauche, leurs masses apparaissent de plus en plus nombreuses. En chaînes elles suivent à distance le géant, le surveillent, s’approchent. Décidément il cède : elles sont trop qui pointent blanches à travers les verdures vivaces, les dunes.

À quelques heures de Tombouctou se déroule la dernière scène du drame. Voilà qu’à droite l’horizon s’agrandit démesurément. Une plaine d’eau se dessine à l’est. Résolument le Niger cède le nord aux sables, et presque à angle droit, se retire dans la direction du lac Tchad. Il se retire du reste avec tous les honneurs de la guerre, en retraite et non en déroute. Pour protéger sa marche il détache un grand bras — le marigot de Daĩ — qui livre un dernier assaut aux dunes. Et cette arrière-garde défend vaillamment la retraite puisque, par moments, elle parvient à se

PLAN DES ENVIRONS DE TOMBOUCTOU.


jeter en pleins sables et que nous retrouverons ses eaux sous les murs même de Tombouctou.

Le royaume des sables est notre but : c’est à ses portes que s’élève la ville prestigieuse. Laissons donc le fleuve aller au-devant des aurores, et, nous séparant de lui, dirigeons-nous vers le marigot de Daĩ. Ce mois de janvier marque ici le moment des plus hautes eaux. Le flot couvre le moindre espace à sa portée. Jusqu’au pied des dunes il n’a pas manqué de former l’habituelle plaine d’herbes aquatiques. Le marigot s’avance au milieu d’une vaste étendue claire mi-verte, mi-jaune, ourlée au loin de la bordure sombre d’une ligne d’arbres qui indique la terre ferme, non envahie. L’ourlet cependant s’interrompt tandis que notre barque s’avance, et démasque une dune, plus que les autres longue et blanche. Elle attire le regard et fascine en ce vaste horizon où l’œil ne peut se reposer. Elle semble avec arrogance proclamer la victoire des sables. Et vraiment elle a quelque raison de s’enorgueillir ; derrière elle, en droite ligne, à quelques kilomètres, s’abrite Tombouctou.

Pourtant ce n’est pas là qu’est situé Kabara, le débarcadère et le port de Tombouctou, mais plus avant dans l’horizon, où émerge une masse ronde, un pompon sombre. Sur lui nous nous dirigeons en droite ligne, abandonnant le marigot pour couper au travers des verdures navigables. De fréquents passages y ont du reste tracé un sentier aquatique plaqué de nénuphars. Et tandis que la barque s’avance, à côté du pompon sombre, vert maintenant, apparaît une nouvelle hauteur sablonneuse. Lentement elle se précise. Enfin le tableau se dessine : sur la crête de la dune, à l’une des extrémités une masse carrée de murailles sur laquelle flotte un drapeau — le fort sans doute ; — à l’autre extrémité, comme gravée au burin dans le ciel clair, une croix haute et noire étend des bras sinistres… Au-dessous de cet étrange vis-à-vis, des maisons cubiques en terre et des huttes rondes en paille descendent vers la berge. Tel apparaît Kabara.

Les dernières herbes franchies, nous débouchons au milieu d’un bassin où repose une flotte de barques de Dienné, et nous accostons au pied du pompon vert qui n’est autre qu’un grand arbre en boule. D’un large quai un bruit de foule s’élève. Devant les proues règne l’amusant mouvement des ports. En réduction, très certainement ! Le port de Tombouctou est un port miniature, un port joujou comparé au Havre ou à Marseille, mais de prime abord l’œil y saisit la même note.

L’ARRIVÉE À KABARA.

Aussitôt débarqué, l’attention se porte invinciblement sur deux sujets qui désormais ne vous sorliront plus de l’esprit : les sables et les Touaregs.

Les sables, parce que, les pieds à peine mis à terre, vous y pataugez et y enfoncez comme dans la vase, et que dans les rues, dans la campagne, dans les maisons, partout vous les retrouvez et les voyez toujours.

Les Touaregs parce qu’on ne les voit jamais, mais que tout les évoque.

Aux abords du fort, c’est un luxe de sentinelles inusité, et à l’intérieur, l’habituelle garnison d’infanterie est complétée par de la cavalerie et des canons. Bien qu’une année se soit écoulée depuis notre occupation, on reste sur le qui-vive. On sent que la dure leçon du massacre de la reconnaissance Bonnier a été prise à cœur. Elle a été renforcée ici même par un épisode non moins tragique et dont les Touaregs furent également les fauteurs : le massacre de l’enseigne de vaisseau Aube a eu lieu à peu de kilomètres du fort. Sa canonnière était ancrée là, au pied du pompon vert, quand, attaqué par les hommes voilés du désert, il s’est laissé entraîner en une vaine poursuite au milieu des sables. Le jeune imprudent et ses dix-neuf compagnons

KABARA : TOMBES DE L’ENSEIGNE AUBE ET DE SES DIX-NEUF COMPAGNONS.


reposent là-haut sur la crête vis-à-vis du fort, sous la grande croix qui tend ses bras sinistres vers la sérénité du ciel.

Comme Ségou et Sansanding, Kabara a cruellement souffert de l’anarchie de la vallée du Niger, aggravée encore par les longues exactions des Touaregs. L’intérieur de la ville est d’aspect délabré. Pour la première fois cependant le décor misérable ne donne pas l’impression dominante. Il s’efface devant le mouvement et l’activité qu’il encadre. Les quais vibrent d’une folle agitation, encombrés de ballots, de jarres, de sacs qu’embarquent les grands bateaux pansus. Des bateliers et des voyageurs économes campent un peu partout. À travers les rues, c’est un continuel va-et-vient de débardeurs, d’ânes, de chameaux. Des convois arrivent de Tombouctou chercher les marchandises, et des nomades du désert amènent du bétail pour l’échanger contre des approvisionnements nouveaux. Deux chiffres du reste préciseront l’intensité de ce mouvement : pour 1,200 habitants fixes que compte la ville, elle a une population flottante de 1,000 étrangers.

SUR LES QUAIS DE KABARA.

Kabara n’est pas seule à servir de débarcadère et de dock à Tombouctou. Elle partage ce double rôle avec deux autres ports, ne pouvant le remplir que pendant un temps limité chaque année, de novembre à mars, quand les eaux sont hautes.

Au moment de la crue maxima (janvier) les eaux envahissent et suivent deux dépressions à l’extrémité de la dune de Kabara, passent derrière celle-ci et pénètrent à 10 et 14 kilomètres au milieu des sables. L’un de ces débordements, le plus petit, qui se dirige vers l’ouest et prend le nom de marigot de Kabara, forme une voie navigable et conduit jusqu’à Tombouctou. On cite des années où, comme en 1894, la crue fut si forte que les grandes embarcations de trente tonnes purent aller ainsi déposer leur chargement entier devant les portes de la ville. Habituellement, pour les amener jusque-là il faut les décharger considérablement. Mais pendant un mois et demi des pirogues-allèges circulent régulièrement entre Kabara et Tombouctou par ce marigot.

En avril, le niveau du Niger a considérablement baissé. La vaste plaine de verdures navigables à travers laquelle nous venons de couper s’assèche et une vaste plaine de

SUR LES QUAIS.


culture s’étend devant les quais de Kabara. Car pas plus que dans le Dienneri le fleuve n’a formé des marécages. C’est ici la même inondation fertilisante que là-bas. Aussitôt que les eaux se sont retirées, le feu est mis aux hautes herbes et les terres sont ensemencées de riz, de mil et de blé : Kabara cesse alors d’être un port et devient un centre agricole.

D’avril à juin les grands bateaux viennent accoster à 4 kilomètres de Kabara, à Daï sur le marigot de ce nom, et un service d’allèges fonctionne entre Kabara et Daï, grâce à un petit chenal. Plus tard encore, en juillet, les barques sont obligées de s’arrêter à Korioumé-Djitafé, à 10 kilomètres de Kabara, sur le Niger même, au point où il forme le marigot de Daï.

Par suite du régime des eaux du Niger, Tombouctou a donc trois ports. Cet inconvénient n’avait pas échappé à la

LE TORT DE KABARA.


sagacité d’Askia le Grand qui avait concentré à Kabara sa flottille de guerre sous les ordres d’un amiral d’eau douce. À travers la plaine il avait fait creuser le chenal de Daï à Kabara dont nous venons de parler. Ce travail assurait sans doute la circulation permanente des allèges et faisait de Kabara le port unique, réduisant Daï et Korioumé à être de simples places de transbordement. Aujourd’hui ce chenal s’est malheureusement ensablé et devient impraticable aux eaux basses du Niger.

Par la route de terre, 8 kilomètres seulement séparent Kabara de Tombouctou. J’aurais donc pu atteindre la ville mystérieuse peu d’heures après mon débarquement.

Quelque impatience qui me tint, je n’ai pas voulu l’aborder ainsi, harassé et fourbu, sous l’influence de l’inévitable réaction qui suit un effort prolongé. J’ai demandé au repos de rétablir l’équilibre dans mon organisme, afin de jouir tranquillement, sainement, pleinement, du spectacle après lequel je cours depuis de longs mois. Voir Tombouctou ! C’est un rêve que Je faisais déjà sur les bancs du collège. Il va devenir une réalité. Soyons épicurien. Pas de gloutonnerie inconsidérée. Sachons savourer. Du haut du fort, m’a-t-on dit, vous pouvez apercevoir la ville. Je n’y suis pas monté. Je veux aussi savourer tout entière la première impression de l’arrivée, sans qu’elle ait été déflorée par une vue même microscopique.

Une après-midi J’ai enfourché une brave mule, un vrai fauteuil à roulettes. Mon bagage agrémente quelques bosses de chameaux. Trois heures : un clairon sonne, la ville s’agite et secoue sa sieste. Des paquets de gens, d’ânes et de chameaux accourent vers la petite esplanade en avant du fort, d’où sort bientôt un piquet d’une vingtaine de tirailleurs, le fusil sur l’épaule.

C’est l’heure où part quotidiennement le convoi. Sur ces 8 petits kilomètres on ne peut circuler à sa guise comme sur les 500 kilomètres de la route de Kayes au Niger. Il faut cheminer sous escorte. Le trajet n’est pas sûr, pour court qu’il soit. Vous devinez le motif : les Touaregs, toujours ! Il y a dix jours ces brigands ont encore attaqué des gens isolés et les ont dûment pillés et tués.

En avant pour le Sahara ! La foule des voyageurs pour Tombouctou s’avance autour des tirailleurs dans un pittoresque brouhaha. Chacun porte ou pousse quelque chose. Les enfants houspillent de malheureux petits ânes tellement surchargés qu’on aperçoit à peine leurs oreilles, et qu’ils semblent des paquets automobiles. Les hommes armés de lances et de fusils accompagnent les chameaux. Il y a des femmes aussi, juchées sur des bourricots, avec, en croupe, leur progéniture qui braille, tandis qu’elles fument placidement de longues pipes. On a moins l’impression d’une caravane que d’un peuple armé qui émigre, chargé le plus possible, emportant ses lares.

Ces confins du désert me causent une déception. Je n’attendais aussitôt à une vaste nappe nue de sables éblouissants. La nature ne procède pas à un changement aussi brusque, elle ménage une transition. Certes ce n’est au loin à la ronde que

SUR LA ROUTE DE KABARA : TRAVERSÉE DU MARIGOT.


sables chauds et moelleux, mais non pas nus. Seule la route, ou plus exactement la piste, offre la blancheur et l’éblouissement attendus. On avance au milieu d’une végétation particulière, ni futaies ni broussailles. C’est une forêt d’arbrisseaux qui ne dépassent guère la taille d’homme et jamais ne deviendront des arbres : une forêt naine, une forêt rachitique, des touffes de palmiers-nains, de mimosas, de gommiers, d’acacias, un assemblage de verdures à épines et aiguillons. Tout cela est d’un vert pâle et poussiéreux, d’un vert anémique ; les branches et les feuilles sont si menues qu’il n’en résulte aussi qu’une ombre anémique, l’ombre fantôme d’une forêt

fantôme.
SUR LA ROUTE DE KABARA À TOMBOUCTOU : LE CONVOI.

Non moins inattendu, au Sahara, est le cours d’eau devant lequel on arrive bientôt et que l’on retrouve une deuxième fois, puis une troisième. De l’eau dans le désert ! C’est le marigot de Kabara qui à cette époque-ci de l’année zigzague jusqu’à Tombouctou, et chemin faisant, forme même des mares permanentes. Dieu soit loué ! on n’y a pas encore jeté de ponts. Imagine-t-on le Sahara avec des ponts ? La piste vous mène

VUE D’ENSEMBLE DU PORT


donc droit au bord de l’eau qu’escorte et escortés traversent à gué pour la plus grande Joie du spectateur.

L’eau vient largement à la poitrine. Les tirailleurs retirent soigneusement leur uniforme, les hommes leur amples robes, les femmes également, mais elles conservent imperturbablement leurs… pipes. Chacun porte sur sa tête ses plus précieuses choses, armes et vêtements, puis on passe de même les colis. Enfin, c’est le tour des bêtes. Les ânes provoquent des scènes folles. Au moment où l’eau, moins haute, les dispens de nager, on en voit se coucher comme pour un suicide. D’inénarrables sauvetages s’opèrent alors. Tout le monde se précipite sur le capricieux, l’un le saisit par les oreilles, les autres par les pieds et surtout par la queue, le grand levier en ces occasions. Et l’animal se laisse tranquillement porter sur la rive, tandis que ses sauveteurs, dans leur zèle,

ET DES QUAIS DE KABARA.


bousculent les distraits et leur font prendre des bains involontaires.

On imagine si les Touaregs auraient la partie belle au milieu d’un pareil tohu-bohu. Justement à droite et à gauche de la piste ce ne sont qu’ondulations et plis de terrain couverts de verdures rachitiques. Les sables comme la mer se laissent soulever en grandes lames par les brises. Rien de plus facile

qu’une surprise : chacun de ces vallonnements offre une admi
LE COMMENCEMENT DU DÉSERT AUTOUR DE TOMBOUCTOU.
rable cachette, une parfaite embuscade aux pillards du désert,

et, le coup fait, cette configuration du sol favorise singulièrement leur fuite.

Aussi le milieu de cette petite route de Kabara à Tombouctou a-t-il une vieille et sinistre réputation, étant, de longue date, exploité comme coupe-gorge. Les indigènes lui ont donné le nom tragique de : Our’ Oumaïra : « On n’entend pas », sous-entendu : « ni à Kabara, ni à Tombouctou, le cri des victimes ». Hélas ! pour nous aussi, l’endroit est de triste mémoire. Sur l’un de ses vallonnements se dresse une croix noire, sœur de celle qui domine si lugubrement Kabara. C’est là, au pied d’un bosquet que l’on retrouva les corps du jeune Aube et de ses dix-neuf compagnons. Une petite plaque de cuivre clouée à la croix porte :

Après la lecture de cette inscription, on n’est pas sans loucher de temps en temps, à droite et à gauche, vers le paysage

ondulé et boisé… Un peu de prudence est décidément de mise
OUR’ OUMAÏRA.
et cette préoccupation Jointe au brouhaha de ce peuple pittoresque

qui marche hâté et en flots serrés autour de l’escorte, comme des poussins autour de leur mère, finit par détourner si bien la pensée qu’on en oublie le but, le spectacle attendu.

Cependant, à un moment donné, la masse serrée du convoi se relâche, s’aère, s’éparpille, se répand plus à droite et à gauche des rouges chéchias des tirailleurs. En même temps la piste grimpe vers une dune dénudée, et lorsqu’on a fait comme elle, tout à coup devant vos yeux s’étale Tombouctou.


TOMBOUCTOU : LE GRAND MARCHÉ.