Une seconde mère/01

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 1-12).


« Laisse-moi finir mon chapitre. »

I

Un serment solennel.


On est au milieu du mois d’août, le ciel est bleu, le soleil brille, il fait un temps superbe !

Les petits de Brides sont dans le parc, dont une minime portion leur a été abandonnée pour leurs jeux. Là, ils ont leur jardin à eux, une balançoire, un trapèze, un jeu de tonneau, bientôt ils auront un tennis… s’ils sont sages.

Jacques, l’aîné, âgé de dix ans environ, est assis sur un pliant, les coudes sur ses genoux, sa tête entre les mains et il lit avec une attention, oh ! mais avec une attention soutenue, un livre rouge doré sur tranches, un de ces livres que tous les enfants connaissent bien : il lit un livre de la Bibliothèque rose.

À quelques pas plus loin est sa jeune sœur, Geneviève, on l’appelle ordinairement Gina, qui travaille dans le petit jardin.

La pauvre enfant traîne, avec effort, une grande brouette toute remplie de fumier.

Elle le prend, sans dégoût, avec ses mains, en entoure soigneusement ses fleurs, puis reprend sa brouette et en met un peu plus loin.

Aussi comme elle est propre ! son tablier blanc est affreux à voir ! ses bottines sont boueuses, et ses mains, ses pauvres petites mains, font horreur ! Elle a chaud, très chaud, elle a enlevé son grand chapeau de paille, et, à peine, au milieu de ses cheveux en broussaille, aperçoit-on sa petite figure très fine, qu’éclairent deux yeux bleus comme des myosotis.

Gina.

Jacques !


Jacques ne répond pas.

Gina.

Jacques ! mon petit Jacques !


Jacques n’entend même pas.

Gina s’approche alors tout doucement de son frère.

Jacques, tressaillant.

Oh ! tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu veux, Gina ?

Gina.

Viens m’aider, je t’en prie, je n’en peux plus ! elle est affreusement lourde, cette brouette !

Jacques a relevé la tête : on distingue une bonne figure ronde, avec de beaux yeux bruns, vifs et intelligents.

Jacques.

Dans un instant, Gina ; laisse-moi finir mon chapitre.

Gina s’en retourne, résignée, à son fumier, et Jacques se replonge dans sa lecture.

Jacques, cependant, n’est pas studieux : il aime les contes, les voyages, les histoires de toutes sortes, enfin tout ce qui amuse, mais, pour le travail, c’est une autre affaire. Lui et sa sœur ne travaillent que lorsqu’ils le veulent et ils ne le veulent pas souvent.

Ils sont bien abandonnés, hélas ! les pauvres petits ! Ils ont perdu leur mère deux ans auparavant et, depuis lors, ils poussent un peu à l’aventure, comme de petites plantes sauvages.

Leur père, M. de Brides, absorbé par son chagrin, ne s’occupe guère que de ses chevaux et de ses chiens ; aussi ses enfants sont-ils presque exclusivement livrés à Lison, leur bonne, qui les laisse faire tout ce qu’ils veulent, du matin au soir.

Ce n’est pourtant pas une méchante fille, cette Lison, seulement elle est bavarde, terriblement bavarde et elle ne pense guère à autre chose qu’à faire marcher sa langue sans trêve ni repos.

Du reste, la voilà là-bas qui cause avec le facteur : le facteur est pressé, Lison l’arrête, le retient, le facteur a grand’peine à se débarrasser d’elle.

Un quart d’heure passe ainsi, Jacques lit toujours. Puis son livre lui tombe des mains ; il reste les yeux fixes, un pli entre les sourcils, et demeure tout entier livré à des réflexions qui l’absorbent.

Il jette un regard circulaire.

Lison s’est éloignée de quelques pas encore et cause, à présent, avec le garçon jardinier.

Oh ! cette fois, cela peut durer longtemps, car le garçon jardinier, lui aussi, en a une langue !

Gina, à genoux par terre, achève de fumer les dernières plantes de son jardin.

Jacques.

Viens ici, Gina.

Gina.

Un instant, Jacques, je vais avoir fini.

Jacques.

Non, Gina, non, tout de suite, c’est très pressé.

Gina n’a pas l’habitude de résister à Jacques, son aîné de deux ans, qu’elle aime et qu’elle admire beaucoup.

Elle accourt donc près de lui et reste saisie de l’expression de sa physionomie. Il a l’air presque terrible.

Jacques, d’un ton solennel.

Gina !

Gina, interdite.

Quoi ? Qu’y a-t-il ? Oh ! Jacques, ne me regarde pas ainsi, tu me fais peur.

Jacques, impatienté.

Que tu es sotte, Gina… (d’un air un peu méprisant). Oh ! les filles !

Gina, prête à pleurer.

Pardon ! Jacques, pardon !

Jacques.

Pardon de quoi, mioche ? Il s’agit de choses sérieuses, voyons, et non pas de pleurnicher sans savoir pourquoi.

Gina écoute, un peu émue, ce que Jacques a de si important à lui révéler.

Jacques, d’un air pénétré.

Gina, le moment est solennel ; il s’agit, je le répète, de choses graves, de choses très, très graves. Il est important, il est indispensable que tu me jures de faire comme moi.

Gina est prête à jurer tout ce qu’on veut, du moment que c’est Jacques qui le lui commande. Cependant, elle risque cette réflexion : « Mais c’est très mal de jurer, Jacques. L’autre jour, au catéchisme, M. le Curé disait : « Dieu en vain tu ne jureras ni autre chose pareillement » et il défendait les jurements. »

Jacques.

Mais il n’est pas question de jurer le nom du Bon Dieu : ce que je le demande, c’est un serment, une promesse, une promesse qui engage l’honneur : mieux, vaudrait mourir que d’y manquer.

Gina est de plus en plus impressionnée ; elle ne comprend guère ce que tout cela signifie, mais, puisque Jacques le veut, c’est qu’il a raison.

Jacques attire à lui la jolie tête blonde de sa sœur et l’embrasse très fort.

Jacques.

Pauvre chou, va !

Gina se sent soudain animée d’un courage héroïque, décidée à affronter n’importe quoi, pour faire plaisir à Jacques.

Jacques.

Eh bien ! voilà, Gina. C’est un secret, un secret très important. Tu sais, il y a deux ans que maman est morte ; il arrive souvent que, lorsque les mamans meurent, les papas prennent une autre femme.

Gina.

Ils se remarient ?

Jacques.

Oui, et c’est là le malheur.

Gina.

Pourquoi ?

Jacques.

Parce que ces femmes-là, vois-tu, détestent les enfants de la maman qui est morte ; ce sont des belles-mères.

Gina, surprise.

Elles sont belles ?

Jacques, agacé.

Non, non, non, ce que les filles sont bornées ! On les appelle belles-mères… parce que c’est comme ça que ça s’appelle. Elles punissent les pauvres enfants pour rien, elles les enferment, elles les battent, elles les privent de récréation et de dessert, enfin elles sont d’une méchanceté extraordinaire.

Gina, incrédule.

Tu crois ?

Jacques.

Si je le crois ! mais j’en suis sûr.

Gina se demande comment Jacques est si sûr de ces choses-là et elle le regarde d’un air étonné.

Jacques, froissé.

Ah ! tu ne me crois pas ? Eh bien ! tu vas voir !

Il ouvre précipitamment son livre, en tourne les pages avec rapidité et s’arrête devant une gravure qu’il place sous les yeux de Gina.

Jacques.

Tiens, regarde cette grosse méchante femme : c’est une belle-mère. Tu vois, elle fouette tant qu’elle peut la pauvre Sophie, parce que sa maman est morte.

Gina, indignée.

Comment, elle la bat parce que sa maman est morte ?

Jacques.

Elle ne la bat pas précisément parce que sa maman est morte, mais parce que Sophie n’est pas sa fille et qu’elle ne peut la souffrir.

Gina est terrifiée, toutes ses idées sont bouleversées du coup.

Jacques.

Donc, ma pauvre Gina, si nous ne voulons pas être grondés du matin au soir, roués de coups comme Sophie, mis en pénitence, privés de gâteaux, de bonbons, de plats sucrés, enfin de tout ce que nous aimons ; si nous ne voulons pas travailler toute la journée à des choses très ennuyeuses, il faut absolument empêcher papa de nous donner une belle-mère.

Gina.

Mais, Jacques, papa n’en a peut-être pas plus envie que nous.

Jacques.

On ne peut pas savoir. Jurons donc, tous les deux, d’unir tous nos efforts pour éviter un pareil malheur.

Gina est prête à jurer avec conviction, mais, comment faire ? « Comment jure-t-on ? » dit-elle.

Jacques, solennel.

Comme Mistigri et comme Trompe la mort.

Gina, ouvrant des yeux égarés.

Comme Misti…

Jacques.

gri et Trompe la mort, ce sont deux chefs de brigands.

Jacques a lu leur histoire, une histoire vraiment terrible, la semaine passée, dans le Journal de la Jeunesse.

Jacques.

Tu vas dire comme moi : « Par la terre et par le ciel, par l’eau et par le feu, par le sang et par le… par le… »

Jacques a oublié la suite.

Jacques, cherchant.

Par la… par le…

Jacques ne trouve pas. Il explique à Gina : « c’est Mistigri qui dit comme ça. Allons, répète en même temps que moi. »

Gina sent un frisson courir le long de son dos.

Gina.

Mais c’est effrayant tout cela, je ne pourrai jamais.

Jacques voit qu’il faut avoir pitié de ce faible cœur, elle est si jeune encore, Gina ; et puis, ce n’est pas un garçon, elle !

Il consent, alors, à simplifier les choses.

Jacques.

Eh bien ! mon pauvre petit, promettons tout simplement que quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, nous nous unirons tous les deux pour n’avoir pas de belle-mère.