Une seconde mère/05

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 53-60).


« Au revoir, petite mère. »

V

Tristes souvenirs.


L’alarme pourtant a été chaude. Jacques sent qu’il ne faut pas pousser son père à bout, s’il ne veut pas attirer sur sa tête le redoutable châtiment dont il a été menacé. M. de Brides, heureusement, semble n’y plus penser, ce dont Jacques et Gina se réjouissent entre eux.

Pendant les jours qui suivirent, Jacques et Gina lurent très sages ; ils prirent bien garde de ne pas commettre les petits méfaits dont ils étaient coutumiers et rien ne fut changé à leurs habitudes.

Chaque matin, ils partaient pour le presbytère, à un demi-kilomètre du château, escortés par Jenny, la fille du garde, à qui on permettait, étant de l’âge de Gina, de partager, avec celle-ci, les leçons de catéchisme et d’histoire sainte de Mlle Herminie. Ils revenaient, tous les trois, pour le déjeuner et rapportaient, chez eux, des devoirs à faire et des leçons à apprendre. Mais, la plupart du temps, les leçons n’étaient pas sues et les devoirs pas faits, du moins ceux des petits de Brides. M. le Curé avait parfois bien envie de se fâcher, Mlle Herminie aussi, mais ils patientaient, l’un et l’autre, dans l’espérance d’un temps meilleur.

Pour Jenny, c’est tout différent : elle est active et travailleuse, elle se lève de bonne heure, aide la mère Buisson à tout ranger dans la maison et à soigner la petite Laurette. Elle part avec un tablier toujours propre, ses cheveux bien lisses, partagés en deux nattes qui retombent sur son dos.

« Au revoir, petite mère, dit-elle en prenant ses livres et ses cahiers. — Tes devoirs sont faits, n’est-ce pas ? dit la mère Buisson, tes leçons sont bien apprises ?

— Oui, oui, soyez tranquille, » répond invariablement Jenny.

Rien n’est plus vrai d’ailleurs, car l’enfant travaille à merveille et va bientôt dépasser Gina, pour peu que cela continue. Puis la brave femme l’embrasse bien fort, et Jenny court à toutes jambes, au château, rejoindre les enfants qui ne sont pas toujours prêts.

Les petits paresseux aiment à se lever tard et, la plupart du temps, Gina arrive, à peine réveillée en se frottant les yeux, les lacets de ses souliers mal attachés, sa ceinture mise de travers, tandis que Jacques boutonne en hâte une veste plus ou moins propre.

M. de Brides ne voit pas souvent ces détails, il n’est presque jamais là. L’ouverture de la chasse l’occupe beaucoup en ce moment. Il va chez ses voisins et se laisse fréquemment retenir à dîner au château des Bouquets, ce qui fait dire à Lison, avec un air entendu et des clignements d’yeux à l’adresse des autres domestiques : « Faut croire que Monsieur trouve la cuisine des Bouquets meilleure que celle de chez lui, puisqu’il y est toujours fourré ».

Et elle accompagne ces mots d’un éclat de rire qui agace fortement Jacques.

Les jours où ils sont seuls, les petits de Brides passent la soirée dans leur chambre où on monte leur repas. Mais ce n’est pas bien gai. Ils causent un peu entre eux ensuite, et on les couche de bonne heure.

« Te rappelles-tu maman ? » dit un jour Jacques à sa petite sœur, en regardant la photographie de Mme de Brides, « moi, pas beaucoup ».

Gina.

Moi, non plus.

Jacques.

Elle était toujours malade, on ne la voyait presque pas.

Jacques et Gina ont, en effet, peu connu leur mère, qui, après la naissance de la petite fille, fut attaquée d’un mal étrange dont elle ne se releva jamais.

On la savait dans la maison, cela suffisait à y maintenir l’ordre et la régularité. Tous les jours, on lui amenait ses enfants dans sa chambre, mais le médecin avait recommandé qu’ils n’y restassent pas longtemps, pour ne pas fatiguer la malade qui perdait ses forces à vue d’œil.

Elle faisait asseoir les enfants tout contre sa chaise longue, les pressait sur son cœur, passait sa douce main blanche dans leur chevelure, et l’on voyait souvent des larmes couler sur son pâle visage, à la pensée de l’abandon dans lequel elle laissait involontairement les chers petits dont, hélas ! elle ne pouvait s’occuper.

M. de Brides voyait-il l’émotion la gagner ainsi, il faisait sortir précipitamment les enfants et leur disait tout bas : « Allez retrouver Lison, mes chéris, et surtout ne faites pas de bruit ».

Un jour, leur père vint les chercher dans leur chambre ; il avait un air sombre et des larmes plein les yeux. « Entrez tout doucement chez maman, leur dit-il, vous l’embrasserez seulement et vous vous en irez tout de suite après. » Ils entrèrent sur la pointe des pieds, virent, dans son lit, leur mère plus pâle encore que de coutume sur ses oreillers de dentelle.

Elle entr’ouvrit les yeux avec effort, en entendant ses enfants, et jeta sur eux un regard indéfinissable.

Très impressionnés, les pauvres petits baisèrent sa jolie main qui pendait inerte sur le drap. Comme ils allaient se retirer, Mme de Brides les attira à elle, les serra sur sa poitrine que soulevait un long sanglot.

Cet effort l’avait épuisée, elle retomba sur son lit, en murmurant d’une voix éteinte :

« Que Dieu vous garde, mes pauvres petits enfants. »

Obéissant à un signe de leur père, Jacques et Gina sortirent sans bruit.

Ils ne devaient plus revoir leur mère…

Le lendemain, Lison leur mit des vêtements noirs et leur recommanda : « En faisant votre prière, vous direz, de tout votre cœur, un Je vous salue, Marie, pour votre maman. Elle est partie pour le Paradis, avec les anges. »

Jacques ne dit rien mais se sauva dans sa chambre pour pleurer ; il avait compris.

Dans l’après-midi, les enfants virent Lison prendre leurs effets, les plier et les mettre dans une malle. Puis elle leur annonça qu’ils partaient le soir même…

Gina, vivement.

Pour le Paradis sans doute ? nous allons y retrouver maman ?

Lison, attendrie.

Non, chère petite, cette fois-ci nous allons chez grand’mère, à la Saulaie.

Mais Gina tenait à son idée et, lorsque M. de Brides entra dans la chambre, au moment de leur départ, elle se jeta à son cou et lui dit : « Ah ! papa, que je voudrais donc aller dans le Paradis, moi aussi ! »

M. de Brides, tressaillant.

Pourquoi donc, ma chérie ?

Gina.

Mais pour aller voir maman, mon petit papa.

M. de Brides ne répondit pas, il porta précipitamment son mouchoir à ses yeux et, embrassant tendrement ses enfants, il sortit brusquement.

Jacques et Gina partirent donc pour aller chez Mme de Hautmanoir où ils restèrent pendant quelques semaines.

Lorsqu’ils revinrent à Brides, la chambre de leur mère était fermée ; leur père, en grand deuil, avait une figure grave et triste qu’il conserva longtemps ; ses cheveux avaient blanchi, à la suite de tant d’émotions et de chagrins, et les petits sentirent bien qu’eux seuls, désormais, pouvaient lui apporter quelque consolation.

Tels étaient les souvenirs qui revinrent peu à peu à la mémoire des enfants et qu’ils se rappelaient l’un à l’autre, en regardant le portrait de leur mère.