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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Tome I


Pages.


CHAPITRE PREMIER.




Au fond d’une province d’Angleterre, sur les frontières d’Écosse, se trouve un village, dont la situation triste et romantique peut convenir à l’ame tendre et malheureuse qui cherche un asile contre la perversité des hommes. Des rochers escarpés semblent l’isoler du reste du monde. Un bois de sapins adoucit un peu l’aridité d’un tel aspect aux habitans d’Heurtal. Parmi leurs humbles chaumières, on distingue pourtant deux maisons de quelque apparence. Dans l’une demeurait le ministre du lieu et sa famille ; l’autre était occupée par trois femmes et deux vieux domestiques. La plus âgée des trois femmes, que l’on appelait madame Harville, touchait à sa trente-quatrième année ; et si une maladie funeste n’eût empreint sur ses traits une langueur mortelle, nulle beauté au printemps de sa vie n’aurait effacé l’éclat de sa céleste figure. Ses deux nièces, miss Palmira et Simplicia, répandaient quelques fleurs dans cette solitude. Les rustiques villageois d’Heurtal les considéraient comme des êtres au-dessus de l’humanité. Elles y étaient fixées depuis plus de dix ans. Un soir, célèbre dans les annales du pays, madame Harville et ses nièces étaient arrivées dans une berline, à la Maison Blanche, nom par lequel on désignait celle où elles établirent leur demeure.

Quelques mois auparavant, un homme d’affaires était venu l’acheter, la disposer, et la rendre habitable. Il repartit bientôt. Nulle visite d’étrangers ne se fit remarquer pendant ce long intervalle de temps ; ainsi, sans aucune affectation de mystère, il était impossible d’affirmer ce qu’elles étaient, d’où elles venaient, si elles portaient leur véritable nom ; mais leur manière d’exister était si pure, tellement au-dessus de tout soupçon calomnieux, que l’on respectait ce que l’on ne pouvait comprendre.

Madame Harville, malgré la délicatesse de sa santé, s’occupait constamment de l’éducation de ses nièces.

Quoiqu’elle eût été leur seule institutrice, elle leur avait donné tous les talens imaginables. Miss Palmira dessinait avec une perfection rare, étonnait sur le piano ; et quand elle accompagnait sa sœur chantant quelques morceaux italiens, il était impossible d’entendre rien de plus mélodieux. Elles parlaient également bien trois ou quatre langues ; et en les voyant danser, on eût présumé qu’elles étaient élevées à Saint-James, et non dans une semblable solitude. Elles y étaient également chéries.

L’aimable urbanité de Simplicia lui donnait cependant quelques graces de plus sur la belle Palmira, dont le caractère fier désolait souvent sa tante ; mais regardant les habitans d’Heurtal comme trop au-dessous d’elle pour daigner leur faire sentir sa supériorité, et naturellement bienfaisante comme sa sœur, elle occupait le même rang dans l’affection de ceux qui l’avaient connue jusqu’alors. Ainsi que Simplicia, elle n’en faisait pas son bonheur ; des idées exaltées contrariaient sa paisible existence. On leur avait donné trop d’instruction peut-être pour le genre de vie auquel elles semblaient destinées. Palmira était parfois sombre, mécontente ; et, sans oser le dire positivement à sa tante, on pouvait deviner qu’elle lui reprochait de les ensevelir dans un désert. Alors madame Harville levait les yeux vers le ciel : Chère et injuste enfant ! s’écriait-elle ; et, en voyant ruisseler ses larmes, Palmira émue, repentante, se jetait dans ses bras, ou elle se sentait pressée avec une tendresse si vraie, si passionnée, que son cœur et son esprit devenaient calmes et satisfaits, au moins pour quelques instans.

Quant à Simplicia, l’unique idée qui pût obscurcir sa gaieté provenait de ses craintes sur la santé de madame Harville, qu’elle aimait avec une sensibilité au-dessus de son âge. Elle se plaisait à l’appeler sa mère, et Palmira répétait aussi ce doux nom. Je n’ai pas ce bonheur, répondait alors madame Harville. Elle leur avait toujours dit qu’elles étaient filles de son frère, mort ruiné ; mais qu’il lui avait cependant laissé un précieux héritage en lui léguant Simplicia et Palmira : mots touchans que les deux jeunes miss savaient apprécier.

L’hiver approchait. Cette saison s’annonçait par des journées déjà froides et pluvieuses. Les deux sœurs furent obligées de renoncer aux lectures qu’elles se plaisaient à faire sous l’ombrage d’un antique sapin, et à leurs courses favorites auxquelles se joignaient Poly, fille du ministre, et quelques lestes paysannes du village. Le but de ces courses était de parvenir le plus vîte, le plus légèrement, à la cime des monts, et de les redescendre avec plus de rapidité. Le prix de la nouvelle atalante était une couronne de chêne et de roses. Simplicia sur-tout était si fière et si heureuse quand elle l’avait méritée, que, plus d’une fois, Palmira ralentissait ses pas pour laisser couronner sa sœur. Sans attacher beaucoup d’intérêt à ces jeux, elle les regretta cependant cette année plus que les autres. La vie sédentaire à laquelle elle se trouva réduite par la rigueur de la saison lui devint insupportable. Vainement sa tante et Simplicia redoublaient de soins et d’attentions ; elles ne pouvaient en obtenir un sourire.

Un soir, prétextant un grand mal de tête, elle se retira dans sa chambre avant l’heure ordinaire. Sa sœur alla la rejoindre assez promptement, et la trouva tellement absorbée dans ses rêveries, qu’elle n’en fut point apperçue. Palmira, répète deux fois l’affectueuse voix de Simplicia ; et, à la dernière interpellation, elle lui répondit enfin. Hé bien, que desirez-vous ? — M’informer d’une santé si chère. Hé ! Palmira ! ajouta-t-elle, en jetant ses bras autour de son cou, d’où vient cette tristesse ? Elle perce le cœur de notre aimable tante. Qui peut donc la provoquer ? Celle qui est véritablement plus que notre mère est si tendre pour vous. Notre intérieur jouit d’une paix profonde. Le digne Horton, sa respectable épouse, la bonne Poly, nous visitent fréquemment. Au sein d’une si douce société, j’attends patiemment le retour du printemps ; car il renaîtra, et puisse aussi, ma chère Palmira, votre satisfaction reparaître avec lui, pour le bonheur de vos amis ! — Heureuse, très-heureuse Simplicia, que nulle réflexion ne vienne altérer la vôtre ! — Ah ! une seule, la santé de ma tante. — Et, si cet état devenait plus fâcheux, reprit Palmira, avec le ton de l’effroi, si cet ange gardien nous était enlevé, que devenir ? Avez-vous l’idée d’un parent, d’un ami, pour nous servir d’appui ? Il faudra vivre et mourir dans cette effroyable solitude, sans jamais pénétrer l’obscurité qui nous enveloppe. Votre extrême jeunesse vous a-t-elle donc empêchée de penser que nous ne sommes pas là où nous devrions être ? L’esprit si orné de notre aimable tante, ses manières si élégantes, font naturellement présumer qu’elle est d’une classe infiniment supérieure à tout ce qui nous entoure. Enfin nous ne sommes pas nées à Heurtal ; et cependant avons-nous jamais entendu dire qu’il existât ailleurs, pour nous, une famille, des protecteurs ? Sur la surface entière du globe, nous ne trouverions pas un asile.

Quelle horrible réflexion ! répliqua Simplicia en pleurant ; mais notre amie peut nous être conservée ; espérons-le du moins ; et une voix secrète me dit que, du fond de sa tombe, elle nous protégerait encore. — Charmante fille ! tout vous porte à la consolation, et moi, au découragement. J’ai essayé quelquefois d’interroger ma tante ; mais elle me répond d’une manière si grave, si mesurée, que je n’ose continuer. Enfin ma sœur, ne vous rappelez-vous pas votre première enfance, qui ne s’est pas écoulée à Heurtal ? Je croyais me souvenir, répondit Simplicia, d’une grande maison, où j’étais avec une gouvernante française ; deux femmes noires me servaient ; une dame jeune, charmante, dans un très-beau carrosse, venait me visiter, et me caressait tendrement. Dernièrement je parlais de cela avec madame Harville ; elle m’a répondu, en affectant de sourire : Vos rêves sont fort agréables ; mais, de grace, ne les débitez pas comme des réalités.

Mes souvenirs sont moins brillans que les vôtres, dit en soupirant Palmira ; mais on ne pourrait me persuader qu’ils soient chimériques. Je n’ai point oublié la modeste chaumière où je fus nourrie, où je demeurai long-temps après ; la vaste et riante prairie où elle était située : j’y rencontrais souvent ma tante, que je n’appelais pas alors ainsi. Un jour, entre autres, je pouvais avoir cinq ans, un taureau furieux allait s’élancer sur moi, madame Harville me saisit précipitamment, et, me passant par-dessus une haie qui nous séparait du jardin, elle m’y dépose, et reste seule exposée au danger dont elle venait de me délivrer. Quelques paysans arrivèrent, et mirent en fuite le terrible animal. Cet événement annonçait trop de dévouement de la part de ma tante, pour que je l’oubliasse jamais, quand même je ne l’eusse pas revue ; mais, peu de temps après, un homme âgé, qui souvent avait apporté de l’argent à ma nourrice, et des vêtemens pour moi, vint me chercher, et me conduisit dans une auberge, où je trouvai madame Harville et vous, Simplicia. Elle nous fit embrasser, et me dit de vous appeler ma sœur. Que conjecturer de ces souvenirs ? Qu’augurer sur-tout de l’avenir ? — Rapportons-nous-en à la tendresse et à la prudence de madame Harville, interrompit Simplicia, et, par d’inutiles inquiétudes, ne troublons pas notre paisible existence. Bon soir, ma chère Palmira : aussitôt Simplicia se retira. Les craintes de sa sœur l’avaient un peu alarmée ; néanmoins elle s’endormit profondément, et se réveilla aussi calme, aussi gaie que de coutume.


CHAPITRE II.




Le dimanche qui suivit cet entretien, le froid excessif empêcha madame Harville d’aller, selon sa coutume, passer la journée chez le ministre Horton ; elle exigea que ses nièces s’y rendissent sans elle. Après avoir achevé le modeste repas du presbytère, Simplicia apprenait à Poly la romance du vieux Robin-Gray ; Palmira regardait à travers les vitres le chemin sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de madame Horton. Tout-à-coup elle apperçoit une chaise de poste, dans laquelle était un seul voyageur. Ceci faisait événement à Heurtal. Une chaise de poste ! s’écrie Palmira. On accourt. Elle prend le chemin de la Maison Blanche ! s’écrie Simplicia ; et, sans bien savoir pourquoi, le cœur des deux sœurs palpite avec une égale violence ; elles voudraient retourner de suite chez elles, sur-tout lorsqu’elles voient la chaise de poste entrant dans leur cour. M. Horton les engagea d’attendre que madame Harville les envoyât chercher. Elles cédèrent en mourant d’impatience. Que de conjectures l’on forma pendant trois mortelles heures d’attente ! Enfin le fidèle Jak arriva ; il avait tout autant envie de causer, que ses jeunes maîtresses de l’interroger ; et, durant le court trajet du presbytère à la Maison Blanche, l’on peut penser qu’il le fut. Comment est cet étranger ? Restera-t-il long-temps ici ? A-t-il parlé de nous ? — Ma foi, miss, répondit Jak, nous ne savons que dire ; mais il a l’air d’un bien brave homme. Quand il est arrivé, Madame s’est trouvée mal, puis ils ont eu un long entretien. Je lui ai servi des rafraîchissemens : Madame paraissait avoir pleuré ; cependant je lui ai entendu dire bien distinctement : Connaîtrai-je le bonheur ! Le vieux monsieur n’a presque pas mangé ; il ne faisait que regarder madame Harville avec un respect, une joie ; puis il a dit : Ne les verrai-je pas bientôt ? et alors on m’a ordonné de venir vous chercher, mesdemoiselles. Celles-ci ressentaient une émotion indéfinissable. Elles s’assirent un moment dans le parloir ; par un mouvement mutuel, elles s’embrassèrent ; et puis bientôt, accompagnées de leurs graces et de leur dignité naturelle, elles entrèrent chez madame Harville.

Du premier coup-d’œil, elles virent que l’étranger était un homme de soixante ans, de la plus vénérable figure. Les voici, dit madame Harville ; puissent-elles vous inspirer, M. Akinson, l’attachement qui, depuis si long-temps, vous lie à leur famille ! Voilà, ajouta-t-elle, Simplicia. À ce nom, M. Akinson, qui les avait d’abord saluées, s’inclina de nouveau, en lui disant : Recevez, miss, l’hommage d’un vieux serviteur, dont la vie entière fut consacrée à vos dignes parens. Simplicia, surprise de ce qu’il s’adressait directement à elle, répondit : Ma sœur Palmira, et moi, Monsieur, nous sommes très-flattées de voir l’ami d’une famille que nous révérons sans la connaître. Miss Palmira, reprit M. Akinson, en la regardant, justifie bien ce qu’elle promettait dès son enfance, de devenir une des plus belles personnes de son sexe. Ceci n’était qu’une galanterie pour Palmira, et il avait eu pour Simplicia, l’expression d’un respect profond. La fierté de la première se révolta ; elle ne répondit rien, et fut s’asseoir près de madame Harville. Permettez à mon âge, ajouta l’étranger, la liberté d’un tel compliment ; et d’ailleurs, puis-je oublier ces temps éloignés ou miss courait au-devant de moi, quand j’arrivais chez sa nourrice, frappait dans ses petites mains, transportée de joie à l’aspect du bonbon, des joujoux que j’apportais, et qu’elle distribuait si généreusement aux autres enfans ! Il allait continuer ; madame Harville s’empressa de l’interrompre, et de l’inviter à aller prendre du repos.

Néanmoins il en avait dit assez pour rappeler à la mémoire de Palmira que c’était le même être qui avait veillé sur son enfance, et dont elle avait parlé dernièrement à sa sœur. Akinson se préparait à profiter de l’offre que venait de lui faire madame Harville, salua Simplicia, et, s’approchant de Palmira, dit à sa tante : Oh ! Madame, que ne m’est-il permis de la presser contre mon cœur ! Hélas ! n’en aurais-je pas le droit ! Oui, bon Akinson, répondit madame Harville, vous pouvez avoir avec elle tous les procédés d’un père. Alors Palmira, embellie par une vive rougeur, fut embrassée par l’honnête vieillard, qui se retira aussitôt.

Il paraît un excellent homme, ce M. Akinson, dit Simplicia. Un peu extraordinaire, reprit Palmira. Oui, vraiment extraordinaire, appuya madame Harville, par le dévouement et l’affection constante qu’il a conservés à ma famille. Palmira baissa les yeux. Ma tante, continue Simplicia, cette visite a bien dû vous étonner. Mais comme vous me semblez pâle, abattue ! Serait-il venu vous apprendre quelque événement fâcheux ? — Non, mon amour ; au contraire, il m’a fait espérer des choses aussi inattendues qu’heureuses pour ma Simplicia. — Pourquoi me nommer seule ? êtes-vous irritée contre ma sœur ? Vous trouverez peut-être qu’elle a été trop réservée avec M. Akinson ; mais il l’a embarrassée par des manières un peu libres. Ma tante, dit Palmira, si je vous ai offensée indirectement dans la personne d’un ami, pardonnez-le-moi. — Oui, je vous pardonne, mon enfant, répondit l’indulgente femme ; mais, de grace, ne manifestez nul air de fierté envers l’honnête Akinson. Pauvre petite ! sois bonne, affectueuse pour tout le monde. Et toi, Simplicia, tu aimeras toujours Palmira ; n’est-ce pas ? — Si j’aimerai ma sœur ! s’écria Simplicia, en se jetant dans ses bras ; de la vie à la mort, ma compagne inséparable, l’amie que me donna la nature ! Ô ma mère, ajouta-t-elle, en tombant aux pieds de madame Harville, et en entraînant Palmira, bénissez vos deux enfans ! Cette demande fut exaucée avec les plus tendres expressions. Madame Harville les embrassa toutes deux, retint un instant de plus Palmira contre son sein, et les renvoya ensuite.

Rentrées dans leurs appartemens, elles se regardèrent un moment sans parler ; Simplicia, en rompant le silence la première, demanda à Palmira ce qu’elle augurait de l’arrivée de l’étranger. — Certes, vous devez vous en réjouir, un grand changement se prépare dans votre sort. — Pourquoi ne pas dire le nôtre ? — Soyez persuadée que les nouvelles de M. Akinson vous regarderont seule ; vous êtes un personnage très-important pour cet homme ; il vous a prodigué les égards les plus marqués : loin de mon cœur d’en être jalouse ! mais je peux être étonnée que la sœur de Simplicia ne les partage pas. J’ai très-bien remarqué que son ton, en me parlant, était celui de l’intérêt sans doute ; mais il a répété deux fois : Pauvre chère miss ! Il semblait me plaindre, et vous respecter ; ce qui ne prouve pas que la destinée qui nous attend soit la même ; ensuite l’émotion de ma tante, l’exhortation qu’elle vous a adressée de m’aimer toujours. Ah ! croyez-moi, Simplicia, vous serez heureuse comme vous méritez de l’être ; et Palmira, élevée dans une chaumière, passant sa jeunesse dans les rochers d’Heurtal, sera peut-être le reste de sa vie dans une situation plus misérable encore !

Simplicia pleurait ; car le ton de sa sœur était dur et sombre. Allez, allez, lui dit-elle, plaise au ciel que ces grands événemens vous concernent uniquement, je m’en réjouirai de toute mon ame ! L’une des deux ne peut se croire heureuse, sans que l’autre le devienne également. Bon soir, Palmira. Elle se leva précipitamment, fit quelques pas pour sortir, s’arrêta un moment pour tendre la main à sa sœur, trop préoccupée pour répondre à la cordialité de ce geste. Mais le lendemain Palmira entra la première dans la chambre de Simplicia, et la réveilla par un baiser appliqué sur son front. Celle-ci sourit en ouvrant les yeux, et ne se rappela même pas qu’elle s’était crue offensée la veille. Palmira n’avait pas oublié qu’elle lui devait quelque réparation ; aussi était-elle plus affectueuse que de coutume. Levez-vous, mon ange, lui dit-elle, il faut soigner notre toilette aujourd’hui, cela plaira à ma tante. Elles arrangèrent donc leurs beaux cheveux avec autant de naturel que de grace ; et, malgré ses soixante ans, Akinson fit rester un quart-d’heure de plus devant leur miroir les deux plus jolies personnes d’Angleterre.

La cloche du déjeûner les fit descendre ; elles trouvèrent le thé préparé, et Akinson assis près de madame Harville. Il ne les avait encore vues que le soir, avec des grands chapeaux et des schalls qui les enveloppaient ; mais le matin, à l’éclat du grand jour, leurs nobles fronts, brillans de jeunesse, et couverts de quelques boucles légères, leur taille dans tous ses avantages, elles éblouirent Akinson. Un mouvement d’admiration lui échappa. Palmira fut prévenante, vraiment aimable pour lui ; aussi en paraissait-il comblé. Elle se surpassa sur le piano, et lui fit voir avec complaisance ses dessins, les portraits qu’elle avait faits de madame Harville et de Simplicia. Alors Akinson lui dit avec une visible émotion : Il faut, miss, que je vous montre un chef-d’œuvre dans ce genre. Il tira de sa poche une boîte, sur laquelle était peint un homme de vingt-huit ans à-peu-près, d’une belle et sur-tout intéressante figure. Simplicia le regarde, et s’écrie aussitôt : Oh ! ma sœur, comme il vous ressemble ! voici vos grands yeux noirs, votre expression un peu grave ; cette image doit être celle d’un parent. À ce nom si précieux au cœur de Palmira, celle-ci le couvre de baisers. Akinson la fait remarquer à madame Harville ; qui, pâle, fondant en larmes, lui dit, avec l’accent de la douleur et du reproche : Ah ! quel mal vous me faites ! Palmira vole près d’elle, et prononce avec force les mots suivans : Ce portrait n’est indifférent à personne ici ; s’il est dans mon devoir de le chérir, de le contempler avec respect, ma tante, donnez-lui un seul baiser. Madame Harville, presque égarée, le prend des mains de sa nièce, le porte à ses lèvres, et tombe évanouie. Akinson s’accuse d’avoir commis une grande imprudence. Simplicia soutient sa tante ; pour Palmira, elle se livrait aux mouvemens les plus passionnés. Vous le voyez, s’écriait-elle avec transport, elle l’a confirmé, c’est un parent, un ami ; il semble me sourire : hors d’Heurtal, je puis réclamer un protecteur.

Malheureuse enfant ! lui répond en sanglotant Akinson, il n’existe plus pour vous sur la terre ! Palmira, abattue, balbutia : Doux espoir, tu m’es bientôt ravi ! Madame Harville, revenue à elle, mais encore tremblante, ne proféra pas une parole sur ce qui venait de se passer. Nous avons encore à causer, dit-elle, à Akinson, et l’heure de votre départ approche ; car il faut quitter nos bois, nos montagnes, et rejoindre la grande route avant la nuit. Laissez-moi, mes chères enfans, donner quelques instans à mes affaires.

Palmira et Simplicia se retirèrent : le portrait fatal était encore entre les mains de la première. Vous trouvez donc vraiment qu’il me ressemble ? et Palmira s’arrêta. — Oui, ma chère, étonnamment. — Qui peut-il être, mon Dieu ? est-ce un frère, un oncle ? Elle n’osait parler d’un titre plus proche. Il ne me ressemble pas à moi, disait tristement Simplicia. Et il n’existe plus, ajoutait Palmira. Ma pauvre tante ! quel déchirant souvenir il a semblé lui rappeler ! Akinson gémissait, et moi, quelle sympathique émotion m’agitait ! Hélas ! pourquoi ces mystères ? Connaissant tous mes malheurs, je me plaindrais moins. De longues et mélancoliques réflexions succédèrent à celles-ci, jusqu’au moment où elles virent atteler les chevaux à la chaise de poste. Elles allaient retourner chez madame Harville, lorsque M. Akinson en sortit. Vous partez déjà ? lui dirent-elles. Il les assura qu’il reviendrait incessamment, et pria miss Palmira de lui remettre le portrait. Oh ! puisque vous devez revenir bientôt, lui répondit-elle en pressant ses mains entre les siennes, de grace, laissez-le-moi. Akinson secoua la tête, en répétant : Non, non, il amènerait des scènes douloureuses. — Je vous jure de ne pas le montrer à ma tante ; je me contenterai de le regarder dans mes heures solitaires. — Je ne puis vous refuser. Gardez-le donc jusqu’à mon retour. Adieu, miss ; que la paix et la douceur continuent de régner ici, jusqu’au jour du bonheur ! La voiture s’avance, et il repartit.

Madame Harville manifestait beaucoup d’inquiétude et d’agitation. Pour la première fois, elle négligeait de surveiller les études de ses nièces ; aussi Palmira eut-elle bien le loisir de s’occuper constamment du portrait, et d’en faire une fidelle copie. Enfin, le douzième jour après le départ d’Akinson, un homme à cheval apporta un paquet de lettres à madame Harville, et ne s’arrêta pas, son message rempli. Madame Harville, qui pleurait en le lisant, faisait néanmoins des exclamations de joie. Elle embrassait avec transport ses nièces, et paraissait avoir repris l’activité que la délicatesse de sa santé avait éteinte depuis long-temps. Elle fit appeler M. Horton, et lui dit que des amis allaient venir la visiter ; que sa maison n’étant pas assez grande pour les contenir, elle espérait que son bon ministre prêterait quelques chambres de la sienne ; ce qu’il lui accorda avec empressement.

La journée se passa en préparatifs, en ordres donnés pour la réception du lendemain. Le soir arrivé, madame Harville dit à ses nièces : Vous vous étonnez, sans doute, mes bien-aimées, de n’être pas mieux instruites des événemens qui se préparent ; mais les détails en sont cruels, si les résultats en sont heureux. J’ai besoin de toutes mes forces pour la journée de demain ; je les ménage aujourd’hui. J’espère, ajouta-t-elle, que vos ames, moins fatiguées, supporteront avec courage et dignité les différentes épreuves qui vous sont réservées… Ma pauvre Palmira, si vous saviez combien vous m’êtes chère !… Mon aimable Simplicia, le sort est juste envers vous… Adieu, mes enfans, adieu. Elles se retirèrent également rêveuses, préoccupées ; et leur conversation ordinaire n’eut pas lieu.


CHAPITRE III.




Le lendemain matin, Simplicia descendit la première chez madame Harville, qu’elle trouva levée. Celle-ci voulut qu’elle échangeât son ruban bleu contre un lilas, couleur qui lui seyait le plus ; elle l’attacha elle-même, et paraissait vouloir donner plus de grace à ses vêtemens ; et, tout en la trouvant charmante, elle faisait l’impossible pour la rendre mieux encore.

Lorsque Palmira parut, madame Harville lui jeta un regard doux et triste, en lui disant : Tu es belle aussi, mon enfant. Cette matinée se passa presque dans le silence. Vers le midi, on entendit dans le lointain le bruit de plusieurs carrosses. Les voici donc ! dit madame Harville, tombant à genoux : Ô mon Dieu ! je te remercie. Elle voulait courir, ses pas étaient chancelans. Enfin, appuyée sur ses deux nièces, elle descend dans le vestibule. Bientôt la première voiture, attelée de six chevaux, entre dans la cour. Malgré leur trouble, nos deux jeunes miss avaient déjà apperçu Akinson, un jeune homme, et un autre personnage, âgé d’environ quarante ans, d’une figure extrêmement aimable, et de la tournure la plus noble. Ma sœur ! s’écrie ce dernier, en s’élançant de la voiture, mon adorée Élisa ! Ô le plus chéri des frères ! répond madame Harville, recevez de moi votre fille, aussi bonne, aussi jolie, que lorsque vous me la confiâtes. Simplicia, pressée dans les bras d’un père, partage sa joie exaltée ; cette ame neuve peut supporter des transports qui en auraient fait succomber mille autres sous le poids de tant de bonheur.

On ne s’occupait que de ce touchant et délicieux spectacle, lorsqu’on en est distrait par l’exclamation du jeune homme qui accompagnait le frère de madame Harville : Ah ! milord, s’écrie-t-il, elle se meurt ! Les regards alors se fixèrent sur Palmira, pâle, et renversée dans les bras de celui qui a prévenu de son danger. On s’empresse de lui prodiguer des soins avec le plus vif intérêt ; elle ouvre enfin les yeux, et, repoussant avec sa main ceux qui l’environnent, elle dit d’une voix expirante : Hé ! qui suis-je ? grand Dieu ! Que l’on me laisse mourir. À la confusion qui régnait un instant avant, succède un profond silence : mais Simplicia l’interrompt, en approchant son père de Palmira, et disant au premier : Perdrai-je la consolante douceur de posséder une sœur, quand je retrouve un père ? La même crainte la tue, vous le voyez bien, et elle altère tout mon bonheur. Le père de Simplicia reprit avec effusion : Intéressante Palmira, sans doute vous serez aussi ma fille ; votre sort ne sera pas moins doux, moins fortuné. Il l’embrassa tendrement, donna un bras à madame Harville, plus défaite que Palmira ; l’autre à celle-ci, et ils entrèrent dans le parloir de plein-pied au vestibule.

Lorsqu’ils furent un peu remis, milord duc de Sunderland, car tel était l’illustre nom du père de Simplicia, présenta le jeune homme qui l’avait suivi, avec ces termes recommandables : Dans l’intéressante réunion d’une famille séparée depuis long-temps, la présence d’un ami n’est qu’un charme de plus ; et c’est au père de celui que j’ai l’honneur de vous présenter, mesdames, que je dois d’être rendu à ma patrie, aux objets de mes chères affections. Milord Alvimar n’a pu nous accompagner ; mais son fils, l’aimable Abel, lui tracera le tableau d’une félicité que nous devons à ses généreux soins. Sir Abel, voici cette sœur dont vous m’avez entendu décrire les qualités exquises ; voilà ces jeunes personnes qui, l’une et l’autre, ont des droits naturels ou sacrés sur mon cœur ! Ô délicieux entourage ! ô douce compensation des peines d’un proscrit !

Madame Harville (que nous nommerons désormais ladi Élisa Sunderland, son véritable nom) et Simplicia paraissaient se disputer à qui prodiguerait le plus de caresses à ce père tendre, à ce frère chéri. Palmira voulut une fois essayer de sourire à l’ivresse commune ; mais ce sourire fut tellement sombre, qu’un torrent de larmes eût été moins douloureux ; elle fut forcée néanmoins d’assister au repas qu’on servait aux voyageurs. Ladi Élisa lui jetait de temps en temps un regard inquiet ; mais détournait aussitôt la tête, ne pouvant supporter le spectacle de ces anxiétés, empreintes dans ses traits et son maintien.

Après le dîner, lord Sunderland et sa sœur s’enfermèrent pour causer ensemble. Sir Abel se retira par discrétion, croyant remarquer que Palmira desirait parler à Akinson. Effectivement, à peine fut-il sorti, que la jeune miss, avec une gravité au-dessus de son âge, dit : Qu’une seule chose pouvait la consoler de renoncer à l’illusion de voir une sœur en Simplicia, c’était de la savoir placée dans un rang digne d’elle. Je peux prévoir, ajouta-t-elle, que l’injuste proscription de son père est le motif qui l’a fait ignorer si long-temps… N’étant plus sa sœur, je ne serai donc plus rien à madame Harville. (Ici une larme ruissela sur ses joues.) Je peux espérer un protecteur dans milord Sunderland ; mais enfin, ce n’est pas mon père : que l’on s’explique. Suis-je l’enfant de la compassion, enlevée à une famille misérable, pour être la compagne de ladi Simplicia, que, par un excès de bonté, mal-entendue peut-être, on m’a fait appeler ma sœur ? Si je suis née dans une chaumière, que l’on m’y ramène à l’instant ; car, moi aussi, j’éprouve le besoin d’être pressée sur le sein des auteurs de mes jours.

Simplicia pleurait abondamment du discours de Palmira ; M. Akinson lui-même en était ému. Non, lui dit-il, vous n’êtes point l’enfant de la compassion ; il ne m’est pas permis de vous en dire davantage : mais si l’ambition et l’envie sont, comme je le crois, inaccessibles au cœur de miss Palmira, elle n’aura point à se plaindre de sa destinée.

Des domestiques interrompirent cet entretien, en apportant deux grandes caisses que l’on venait de déballer, l’une à l’adresse de Simplicia, l’autre à celle de Palmira. Elles étaient remplies de belles mousselines, de jolies étoffes, et de rubans nouveaux. Il est un âge où une occupation frivole peut succéder à un chagrin profond. On visita donc les deux caisses ; et, sans se le communiquer, les deux miss faisaient en même temps la part de Poly Horton. Sir Abel rentra dans ce moment avec des cahiers de musique. On n’ignore pas à Londres, dit-il, que les charmantes solitaires d’Heurtal cultivent les arts avec un brillant succès, et on m’a confié le soin de leur choisir la musique la plus nouvelle. Il faut l’essayer tout de suite, reprit Simplicia. Ma chère, demanda-t-elle en hésitant à Palmira, seriez-vous assez bonne pour m’accompagner ?

Sans doute Palmira y était peu disposée ; mais sir Abel la conduisit avec tant de grace à son piano, qu’il fallut céder. Simplicia déploya toute sa mélodie dans un charmant cantabile ; ensuite elle proposa un duo à Abel. Il s’empressa d’accepter, tout en tremblant, disait-il, devant des juges si redoutables. Sa voix, agréable et douce, s’accordait fort bien avec celle de Simplicia ; mais, quand c’était sa partie, Palmira toujours si précise, si exacte, se trompait parfois de note, manquait de mesure.

Mon Dieu, dit en riant de bon cœur Simplicia, vous êtes d’une distraction ; sir Alvimar s’en offensera : c’est toujours quand il chante que vous vous méprenez. C’est bien certainement ma faute, reprit Abel. Non, Monsieur, répondit Palmira ; mais votre voix m’étant moins familière… Ah ! puisse-t-elle vous le devenir ! dit-il avec expression. On recommença ; et cela fut mieux.

Ce petit concert, la conversation animée, intéressante, qui y succéda, remirent un peu de calme dans l’esprit de Palmira. Malgré leur timidité ordinaire, elle et Simplicia ne voyaient pas un étranger dans sir Abel. Il était si respectueux, si doux, sa figure était si prévenante, qu’elle commandait d’abord l’affection et la confiance. Véritablement sir Abel était un charmant jeune homme ; sa tournure élégante, ses traits nobles et délicats, sa sensibilité, son courage, le rendaient les délices de son père, le vertueux Alvimar, et de tous ceux qui le connaissaient. À ces avantages personnels, il joignait une immense fortune, un nom honoré ; et, d’après l’intérêt qu’a pu inspirer l’aimable Simplicia, on sera bien aise d’apprendre qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.

Cet arrangement était même si éloigné d’être un mystère, que les domestiques l’avaient déjà appris à la vieille Marie, qui, le soir même, en déshabillant sa jeune maîtresse, le lui fit entendre très-clairement. Simplicia, une ou deux années plus tard, eût sûrement éprouvé quelque émotion ; mais, à quinze ans et demi, elle songea seulement avec plaisir qu’il chanterait de jolis duos, et elle s’écria tout haut en se couchant : Oh ! je dois bien l’aimer, son père m’a rendu le mien.

Revenons à milord Sunderland, à sa sœur, rejoignons les objets chéris dont ils avaient été séparés à regret une partie de la soirée. Ils furent ravis de les trouver aussi satisfaits les uns des autres, qu’ils paraissaient l’être. Akinson, en souriant, assura tout bas milord que cela s’était fort bien passé. Simplicia voulut plus d’une fois amener la conversation sur les événemens qui avaient précédé ce jour mémorable ; mais milord déclara qu’il ne voulait s’occuper que d’images riantes et heureuses : demain, ajouta-t-il, ma chère Simplicia, je satisferai votre curiosité, en vous apprenant les tristes détails de la vie errante et terrible d’un proscrit. La vertu l’est donc quelquefois ? lui répondit-elle.

On prolongea le plus long-temps possible le plaisir d’être ensemble ; mais enfin il fallut se séparer. Alors milord donna un baiser vraiment paternel à Palmira, redevenue triste et rêveuse en étant témoin du contentement que Simplicia goûtait près de son père, et qui la livrait, elle, à des réflexions douloureuses sur sa propre situation. On avait pris son appartement pour milord duc ; et, à la demande de ladi Élisa, on avait dressé un petit lit pour elle à côté du sien. Quand elles furent enfermées ensemble, la première dit avec l’accent touchant qu’elle mettait à toutes ses paroles : Je rends graces au désordre de cette maison, puisqu’il rapproche de moi ma chère Palmira. — Ah ! madame, quelle bonté ! — Et notre Simplicia, que son sommeil va être doux, ses rêves agréables ! Habiter près d’un père est une si heureuse position ! — Ah ! sans doute ; et puis l’assurance d’occuper un rang distingué ! — Un rang distingué ! répéta ladi Élisa, avec un profond soupir, ne l’appelez pas un bonheur ; trop souvent il met obstacle à des biens plus certains.

Un moment de silence régna entre elles deux. Ladi Élisa regardait sa jeune compagne se déshabillant lentement, s’arrêtant quelquefois livrée à une rêverie dont le résultat était des larmes qui venaient mouiller ses paupières. — Viens, mon amour, lui dit-elle enfin, assieds-toi près de moi ; là, bien près ; ton imagination est troublée, ton cœur est oppressé ! Puissent les expressions de ma tendresse adoucir tes maux ! — Chère, chère madame ! — Pourquoi cette affectation de m’appeler ainsi ? — Hélas ! puis-je encore vous nommer ma tante ! — Hé bien, donne-moi un nom plus doux ; quand nous serons seules, appelle-moi ta mère.

Ma mère, dit Palmira ; nom charmant, comme il fait palpiter mon cœur ! — Pauvre petite !… En vérité, nous sommes folles ; je pleure avec toi. — Ma mère, comme je l’eusse aimée ! sur-tout si elle avait été bonne, aimable, belle comme ma bienfaitrice ! — Et si elle n’eût pas eu un rang distingué à t’offrir ? — Je le disais aujourd’hui, si elle habite une chaumière, j’y dois, j’y veux vivre avec elle ; mais puisqu’elle m’a abandonnée, sans doute elle me hait ! — Peux-tu le penser ? Ah ! qui plus que toi ferait l’orgueil, le charme d’une mère ! Plains-la, Palmira ; ne l’accuse jamais ! Ses sanglots l’empêchèrent de continuer. — Vous me faites entrevoir qu’elle existe. Oh ! mon Dieu, ne se fera-t-elle pas connaître un jour ? — Jamais ! jamais ! — Ô douleur ! qu’elle sache du moins qu’elle causera ma mort par cet affreux abandon ; peut-être sera-t-elle touchée, révoquera-t-elle sa sentence ! Qu’elle paraisse alors ; je le répète, fût-elle pauvre et dans un état obscur, ladi Simplicia même sera moins heureuse que moi. — Et si, victime d’un préjugé terrible, d’une exhérédation funeste, cette découverte te livrait, ainsi que ta mère, au mépris, à d’inutiles regrets !…

Palmira tressaillit, et répondit cependant avec tranquilité : N’est-il point de rochers plus sauvages que ceux d’Heurtal ? Hé bien, que ma mère s’y transporte avec moi. — Tu renoncerais au monde ? — Qu’y serai-je jamais ? répliqua-t-elle tristement ; et d’ailleurs son éclat, ses plaisirs, ne vaudront pas pour moi une caresse de ma mère. — Hé bien ! tu la connaîtras, s’écria ladi Élisa ; tu sauras qu’après les malheurs affreux qui suivirent une première, une unique faute, elle eût cessé de vivre sans sa Palmira ! Famille, fortune, grandeur, qu’elle eût pu recouvrer, elle renonça à tout pour pleurer éternellement l’objet de son fatal amour, et pour veiller sur toi. — Veiller sur moi ! ah ! si j’osais entendre le cri de mon cœur !

Écoute-le, répond hors d’elle-même ladi Élisa, qui voit tomber à ses pieds Palmira s’écriant : Ma mère, ma mère, c’est donc vous ! j’en atteste mon amour, vos soins, ces pleurs, ces baisers, ces baisers si tendres. Confirmez-moi ce bonheur. Oui, ne me l’arrachez pas, ou j’expire dans vos bras. C’est assez de dix-sept ans de réserve, d’une pénible discrétion. Oui, tu es ma fille ! et ce moment me dédommage de toutes mes peines, de tous mes sacrifices.

Leurs sentimens exaltés touchaient au délire ; un calme délicieux lui succéda. Appuyée contre le sein de sa mère, Palmira croyait pouvoir braver à jamais tous les orages et les soucis de la vie. — Il doit t’être bien cher, dit ladi Élisa, ce portrait qu’Akinson te montra à son premier voyage ! — Un secret pressentiment m’en avertissait, je n’avais pas voulu le lui rendre. Chacun de mes instans était employé à le copier. Ah ! mon père ! quelle ame adorable annoncent vos traits si touchans ! — Elle ne les démentait pas ; mais sa destinée n’en fut pas moins déplorable. Tu sauras tout, ma fille. Demain, au réveil d’Akinson, tu peux lui dire : Ma mère m’a embrassée comme son enfant, et le prier de te confier le manuscrit, où les événemens arrivés dans ma famille, ainsi que ceux qui me concernent personnellement, ont été recueillis par sa discrète main ; et, après les avoir lus, rappelle-toi que la nature entière a le droit de me reprocher mes erreurs, mais que je ne pourrais supporter l’accusation de ma fille. — Pouvez-vous concevoir l’idée d’une ingratitude aussi monstrueuse !

La nuit était très-avancée quand ladi Élisa exigea que Palmira se reposât. Elle essaya d’en faire autant ; mais il faisait à peine jour que sa fille se leva, et fut dire à Marie d’aller prier M. Akinson de lui donner une minute d’audience. Tous les habitans de la Maison-Blanche étaient encore couchés pour quelques heures ; ce qui fit espérer à Palmira qu’elle aurait le temps de se livrer à cette lecture si desirée. M. Akinson se rendit de suite à sa demande. Monsieur, lui dit-elle avec un visage rayonnant, aujourd’hui je suis heureuse ; c’est de la part de ladi Élisa Sunderland, de ma mère enfin, que je viens vous inviter de me remettre le précieux recueil des faits qui la concernent particulièrement : répondez à mon impatience. — J’obéis, chère miss. Il faut avoir une haute idée de votre prudence, pour vous révéler de si importans secrets dans un âge si tendre. Je suis bien sûr qu’ils augmenteront votre amour filial.

Il retourna dans sa chambre, et en revint bientôt avec un cahier considérable, qu’il remit à Palmira, qui courut s’enfermer dans son petit cabinet d’étude, et se mit à lire avec la plus grande attention le récit suivant :


CHAPITRE IV.




Élevée depuis mon enfance dans la famille des ducs de Sunderland, ayant mérité leur plus intime confiance, je me plais à recueillir les événemens dont j’ai été le témoin.

Nulles pensées, encore moins une action criminelle, ne souillèrent jamais l’ame de mes protecteurs. L’amour et l’ambition causèrent seuls les troubles, les malheurs qui ternirent de longues années de paix et de prospérité. Le feu duc de Sunderland, par sa fortune et son crédit, était un des plus grands seigneurs des trois royaumes : il passait huit mois de l’année dans ses terres, asile de la somptuosité. Miladi Sunderland, aimable, dissipée, paraissait vaine de ses enfans ; mais, livrée au torrent du grand monde, elle ne pouvait leur prodiguer ces soins tendres et touchans qu’ils ne reçoivent communément que dans un état moins élevé.

Elle avait cependant une prédilection très-marquée pour son fils aîné, Mortymer. La ressemblance de leurs traits devait seule l’exciter, car il sympathisait peu avec l’adorable bonté de son frère Edward, et celle de sa sœur ladi Élisa. L’Angleterre, si riche en beautés, n’en avait peut-être pas qui égalât cette dernière à l’âge de seize ans : son caractère, ses grands talens, sa céleste bienfaisance, la rare modestie qui adoucissait sans l’obscurcir l’éclat de tant de supériorité, la faisaient surnommer le phénix des Sunderland. Elle avait même des connaissances profondes, qui ne sont pas communément le partage de son sexe, ses parens ayant desiré qu’elle participât à toutes les études de ses frères, dont l’éducation était dirigée par M. de Saint-Ange, Français d’origine, fort bien né, mais sans fortune. Milord duc l’avait connu en France, et, ayant su apprécier un tel homme, lui avait fait les plus brillantes propositions, pour l’engager à se charger de ses enfans. M. de Saint-Ange accepta, et accompagna le duc en Angleterre, où il sut plaire à toute la famille dans laquelle il occupait une place si intéressante.

J’ai connu peu de physionomies comme la sienne ; ses grands yeux noirs respiraient en même temps la vivacité de son génie, et la sensibilité de son cœur. Âgé de vingt-cinq ans, la gravité de son maintien lui en aurait fait donner davantage. Mille personnes peuvent attester, comme moi, qu’il réunissait à des lumières rares un esprit naturel et charmant. Mais qui mieux que ton vieil ami, ô mon pauvre Charles ! peut vanter ta probité sévère, et toutes les vertus qui se déploient dans la vie privée ! Mortymer, Edward, et leur sœur, s’attachèrent bien facilement à leur nouveau gouverneur. Notre jeune ladi assistant, comme je l’ai déjà dit, aux leçons de ses frères, les devança d’une manière étonnante. Avant l’âge de quinze ans, elle devait à Saint-Ange, connaissances, talens, et peut-être cette manière de penser qui la rendait supérieure à l’éclat de son rang, puisqu’elle n’en partageait pas les ridicules préjugés. Ladi Élisa, froidement polie avec un grand seigneur, était de l’amabilité la plus empressée avec un simple citoyen dont les vertus patriotiques et bienfaisantes lui étaient connues, ainsi qu’avec un artiste distingué : tels étaient les objets de ses prédilections.

Edward avait les mêmes principes ; mais, à mesure que Mortymer avançait en âge, sa fierté, son orgueil se développaient : l’affection qu’il avait eue pour Saint-Ange s’altérait sensiblement. Il prétendait qu’il faisait de son frère et de sa sœur des enfans de la nature, déplacés dans une société policée, et citait, à l’appui de cette accusation, leur amour de l’égalité, leur insouciance pour l’avantage d’une haute naissance. Il qualifiait ces principes de travers d’esprit, et se permit même de faire des représentations à ses parens sur cette étrange éducation ; mais il n’en fut pas écouté.

Deux années s’écoulèrent encore assez paisiblement. Ladi Élisa en avait alors quinze et demi ; et, malgré sa grande jeunesse, on sollicitait l’espoir d’obtenir un jour sa main. Le fils de milord Spinbrook fut choisi dans la foule ; et, certes, ce n’était pas un trait de discernement de la part des Sunderland.

Le jeune Spinbrook eut donc la promesse d’obtenir, au retour de ses voyages, la plus noble et la plus charmante héritière d’Angleterre. Il était déjà depuis long-temps en Italie, quand cet arrangement se décida entre les deux familles ; de manière que ce n’était que confusément que ladi Élisa se rappelait la figure commune, l’esprit plus ordinaire encore de son futur époux.

À-peu-près vers cette époque, mon ami Saint-Ange tomba dangereusement malade. J’attribuai son état à la sombre mélancolie qui l’assiégeait depuis plus d’une année. Il ne voulut pas voir de médecin ; il rejetait tous les moyens propres à lui rendre la santé. Mon affection paternelle avait perdu tout pouvoir sur lui. Un soir, sortant de son appartement, j’entrai dans les jardins de Sunderland. Étant dans une allée retirée, je trouvai ladi Élisa se promenant seule, avec une contenance abattue. Ma figure alarmée la fit tressaillir ; elle me dit avec une voix émue :

Je le vois à votre air, M. Akinson, votre ami est plus mal : on le dit bien déraisonnable. Pourquoi se refuse-t-il à tous les secours nécessaires ? Oh ! si mon frère Edward n’était pas à Londres dans ce moment… Elle s’arrêta, et balbutia si bas quelques paroles entrecoupées, que je ne pus les entendre. Oserais-je demander à ladi Élisa quelle idée elle concevrait, sir Edward étant près d’elle ? — Alors, M. Akinson, il ferait une démarche que m’interdisent à moi, mon sexe et la bienséance ; il irait trouver M. de Saint-Ange ; il lui dirait que ses élèves, ses jeunes amis, sont cruellement affligés, qu’ils voudraient supporter la moitié de ses maux, pour lui épargner une si douloureuse totalité. Mon Dieu ! si son farouche et inconcevable désespoir lui ôte l’existence, que deviendrons-nous Edward et moi ? nos cœurs, nos esprits ne peuvent être perfectionnés que par lui. Oui, continua-t-elle en fondant en larmes, s’il persiste à mourir, qu’il nous entraîne donc dans sa tombe !

Connaissant l’ame tendre d’Élisa, je fus moins surpris que touché de cet expressif élan. M. de Saint-Ange, répondis-je, connaîtra l’intérêt qu’il inspire aux êtres sensibles qu’il a formés. Vous lui direz, reprit-elle très-vivement, oui, oui, répétez-lui qu’Élisa, Edward, et sans doute Mortymer, ne peuvent perdre un guide si sage, si éclairé, et qu’il doit nous conserver une vie si chère. Elle me pria de la reconduire à son appartement, car il faisait nuit close. Je ne veux pas, ajouta-t-elle, rentrer chez miladi. Appercevez-vous ce brillant éclat de lumière, cette quantité de monde ? Entendez-vous le bruit lointain de paroles gaies et animées ? Ici la joie et la santé, et à une si faible distance la douleur et l’agonie. Ô déchirant contraste ! En remettant ladi Élisa chez elle, mistriss Soovar, sa gouvernante, lui dit en la grondant un peu : Vous tomberez malade, mademoiselle, avec ce goût de promenades du soir dans une saison humide et froide. Tenez, M. Akinson, regardez-la, voyez comme elle est changée depuis quelques jours. Véritablement, je fus frappé de sa pâleur.

En la quittant, je retournai chez Saint-Ange ; et, dans toute la simplicité de mon cœur, je lui rapportai mot pour mot ma conversation avec ladi Élisa. Il m’écoute attentivement, saisit ma main en s’écriant : Que de biens et de maux vous me faites à la fois ! Que je t’entraîne avec moi dans la tombe ! ô Élisa ! quelle expression ! hélas ! tu sens peut-être le malheur qui t’attend. Innocente victime de l’orgueil et de l’égalité des rangs ! tu frémis de vivre avec un Spinbrook ; tu préférerais l’anéantissement de tant de charmes à une si odieuse existence. Aurais-je la barbarie de le desirer moi-même ? Ah ! pardonne ce doute cruel à l’ame égarée qui t’adore !

Je fus atterré de ces paroles déchirantes. Je tremblais qu’elles n’eussent été entendues, ou qu’il ne les répétât à d’autres ; car, d’abord, je ne les attribuais qu’à l’effet d’une fièvre brûlante. — Je vivrai, continua-t-il, avec satisfaction. Que l’on appelle autour de moi tous les secours de l’art. Oh ! oui, je veux vivre ! la belle Élisa le commande ; j’obéirai… Douce et aimable créature, si docile à ma voix depuis plus de dix ans, j’écoutais aussi la tienne : d’ailleurs, pourquoi vouloir mourir ? serait-ce parce que j’idolâtre la fille d’un noble pair ? — Insensé ! m’écriai-je, enfin, veux-tu perdre l’ange que tu profanes par de pareils discours ? Oui, sans doute, il faut guérir pour revenir à la raison ; et oublions à jamais ce coupable délire, qui ne peut être l’expression des vrais sentimens de l’honnête Saint-Ange.

Rendu à lui-même, cet infortuné laissa tomber quelques larmes, et cessa de me parler d’Élisa. Rentré chez moi, je me livrais à d’effrayantes réflexions. — Malheureux St. Ange, pensais-je, une raison supérieure, une délicatesse austère, n’ont pu te préserver d’une telle passion ; et quand je me rappelais la douleur et les paroles d’Élisa, j’osais craindre, hélas ! qu’il n’y eût plus d’une victime d’un amour si inconsidéré.

Je revis Saint-Ange plus affectueux que jamais ; mais, me mettant à mon aise, en ne prononçant pas le nom de ladi Sunderland, il revint à la vie. Cependant ce n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été jadis. Il eut le courage de demander à retourner dans sa patrie, disant, ce qu’il n’espérait pas lui-même, que l’air natal le guérirait. Malgré mon regret de le voir s’éloigner, j’en sentais la nécessité. J’appuyai donc ses démarches à ce sujet ; mais le duc et la duchesse le conjurèrent de rester, et il n’eut pas la force de persister dans le seul parti prudent qu’il eût dû adopter.

Je lui dois cependant la justice d’assurer qu’il fuyait toutes les occasions de s’approcher d’Élisa. Renfermé dans son cabinet d’étude, Mortymer n’y venant plus, il n’y recevait que moi et Edward, lorsque ce dernier n’était pas à Londres, où il faisait de fréquens voyages pour visiter sa cousine, ladi Anna Belmours, qu’il devait épouser au retour prochain de son père, gouverneur d’une partie des Indes orientales.

Un nuage épais sembla se répandre à cette époque sur l’horizon, jusqu’alors si brillant, du château de Sunderland. Ladi Élisa éprouva une maladie de langueur : à son éclatante fraîcheur, succéda une pâleur inquiétante ; un ennui profond la dévorait. Miladi s’en apperçut, malgré sa dissipation ; elle trembla. Tous les cœurs s’alarmèrent ; sa nombreuse famille se réunit à Sunderland, comme pour veiller sur une si précieuse existence. Les médecins assurèrent cependant qu’il n’y avait pas le moindre danger ; mais ils recommandèrent beaucoup de distraction. Les parties de chasse, les concerts, les fêtes champêtres, se succédaient chaque jour, et un sourire d’Élisa dédommageait de toutes les peines que l’on prenait pour elle.


CHAPITRE V.




Un soir, tout le monde était réuni ; Edward avait même exigé que Saint-Ange parût au thé ; j’y étais aussi présent. Nous entendîmes un bruit de chevaux, de voitures ; et bientôt nous voyons entrer Mortymer et le jeune Spinbrook, accompagné de son père. Je jetai un coup-d’œil sur ladi Élisa et sur Saint-Ange. Je ne puis dire lequel des deux fut le plus cruellement frappé de ce coup inattendu. Sir Spinbrook en Angleterre ! s’écrie-t-on de toutes parts. Son père le conduit, d’un ton moitié grave et moitié gai, aux genoux de la duchesse de Sunderland, en lui disant : C’est un rebelle que je vous amène, miladi, exilé pour un an encore. Mortymer lui a écrit, avec l’exagération d’un frère tendre, l’indisposition de ladi Élisa. Mon fils, désespéré, part sans la moindre autorisation, et arrive hier soir à Londres : je le gronde fortement, et veux le faire repartir de suite, l’assurant que notre chère Élisa n’est point dans une situation à inspirer de l’inquiétude. Il ne peut se le persuader, et me conjure de l’accompagner ici, où je déclare que tout le monde, excepté une seule personne, peut le blâmer d’avoir agi avec une précipitation si extraordinaire.

Je solliciterai de vous le pardon de sir Spinbrook, reprit gracieusement miladi ; et, pour lui prouver que nous ne lui savons nul mauvais gré de sa démarche, je l’autorise, au nom de milord Sunderland, ainsi qu’au mien, à saluer ma fille comme celle qui très-incessamment deviendra son épouse.

Que ne puis-je décrire ici le courage, la dignité, qui tout-à-coup animèrent la délicate figure d’Élisa ! Elle se lève, et d’un ton d’abord un peu tremblant, mais qui bientôt, devient expressif et assuré, elle adressa ces paroles au fils du lord Spinbrook :

Comme ami de mon frère Mortymer, recevez, sir, mes félicitations sur votre retour en Angleterre. Il va cependant vous exposer à être témoin d’une résolution que je devais révéler très-incessamment à ma famille, et qu’il m’est pénible de vous faire entendre ; mais nulle puissance au monde ne peut me faire échanger mon sort actuel contre un autre. (Ici un mouvement de surprise et quelques exclamations se firent entendre). Elle ajouta : accoutumée à la tendre indulgence de milord et de miladi, j’ose croire n’avoir besoin que d’invoquer leur extrême bonté, pour garantir mon immuable détermination. Si cependant, pour la première fois de ma vie, je me trouvais frustrée d’un si cher appui, vous devez savoir, sir Spinbrook, qu’une ame énergique et anglaise ne peut ignorer le moyen de conserver l’indépendance de ses actions, et de se soustraire aux persécutions humaines, lorsqu’elles deviennent trop insupportables.

Sa tête est perdue ! s’écria miladi. Son père était confondu. Chère Élisa, que faites-vous, dirent en même temps, Edward et Anna. Hé bien, Monsieur, reprit Mortymer, jetant un coup-d’œil à Saint-Ange, que pensez-vous de votre timide élève ? Je pense, répondit fièrement celui-ci, que l’on ne peut me soupçonner d’influencer ses résolutions. Milord duc, un peu revenu à lui, dit sévèrement à sa fille : Vous venez d’offenser deux familles que vous devez également respecter ; une prompte soumission peut seule effacer votre odieuse extravagance. Retirez-vous dans votre appartement, d’où je vous défends de sortir, jusqu’à l’instant où vous nous donnerez l’assurance de votre repentir.

Élisa jeta ses regards autour d’elle en disant : Ma mère, mes honorées tantes, mes frères, ma douce Anna, vous, M. de Saint-Ange, ainsi que le bon M. Akinson, je remets ma cause entre vos mains, faites abréger ce triste exil. Lord Spinbrook, je ne puis vous implorer aussi ; mais je vous suppose assez généreux l’un et l’autre pour ne pas vouloir devenir la cause des premières infortunes d’une femme qui vous souhaite mille prospérités. En passant devant sa mère, elle se précipita sur sa main ; elle fut durement repoussée : ses beaux yeux s’élevèrent vers le ciel, et elle nous quitta.

Alors il régna un instant de confusion inouïe. L’étonnement, le dépit, des sentimens concentrés, et le plus touchant intérêt, se développèrent : Mortymer et milord Spinbrook étaient furieux. On formait mille projets ; les uns avaient la rigueur pour base, d’autres la séductrice indulgence.

Il est bien essentiel, dit miladi Cramfort à une des tantes, de savoir si la conduite d’Élisa provient d’un mouvement de bizarrerie, ou de quelque sentiment romanesque ; M. de Saint-Ange, qui doit connaître les plus secrètes pensées de son élève, n’aurait-il pas découvert quelques penchans ridicules et bas, toujours blâmables, quels qu’ils soient, puisqu’ils l’entraînent à contrarier nos projets avec si peu de ménagement ? Depuis six mois, répondit Saint-Ange avec plus de calme que je n’eusse espéré, ma santé m’a forcé de suspendre le cours d’instruction que ladi Élisa suivait près de moi : je ne l’ai donc vue que rarement. J’ignore entièrement le motif de sa conduite ; mais depuis plusieurs années j’ai pu juger assez la pureté et l’élévation de son ame, pour certifier qu’elle est incapable de se livrer à aucuns penchans ridicules et bas.

Je le jurerais sur ma vie, reprit Edward. Il n’en est pas moins vrai, s’empressa de dire Mortymer, qu’elle vient de commettre une folie excessivement hardie. Voilà, ajouta-t-il en secouant la tête, le résultat d’une philosophie de dix-sept ans : ses idées d’indépendance et de liberté lui ont dicté un acte de rebellion très-prononcé.

Le jeune Spinbrook écoutait niaisement, et soupira cependant une fois, en disant : Pourquoi ai-je déplu si mortellement à ladi Élisa ? Son père, avec la hauteur qui le caractérise, demanda à milord duc si le caprice d’une jeune tête devait faire renoncer deux familles à un projet également honorable pour l’une et pour l’autre. Si vous devez céder à ladi Élisa, ajouta-t-il, épargnez-nous la honte de longues et inutiles attentes ; mais, en vous voyant conserver la noble fermeté que nos enfans doivent trouver en nous, mon fils et moi saurons tout souffrir et patienter.

Rien ne peut nous flatter davantage, reprit milord Sunderland, qu’une telle persévérance ; il faudra bien que ma fille lui cède, ainsi qu’aux autres moyens que je saurai employer. J’invite ses parens, ses amis, à me seconder. Edward, que votre affection pour elle ne vous aveugle pas. M. de Saint-Ange, voyez-la. Elle doit à vos soins mille avantages supérieurs ; prouvez-lui qu’elle les efface tous par sa désobéissance. Saint-Ange s’inclina, et sortit peu d’instans après.

Je le suivis. Mon ami, me dit-il avec transport, elle a rejeté sir Spinbrook. Avec quelle force elle a énoncé ses résolutions ! que de courage dans un âge si tendre ! elle persistera ; oh ! je crois qu’elle persistera. — Saint-Ange, repris-je, quelle coupable joie paraît vous animer ? Mon cher Akinson reprit-il avec attendrissement, affectez moins de sévérité, je mérite peut-être votre compassion. Arrivé à ce terme ordinaire de la vie, où le souvenir de l’orage des passions est un préservatif certain presque pour tous les hommes, moi, j’y suis parvenu en ignorant leurs dangereuses illusions. Livré à l’étude des sciences, des arts, à la tranquille amitié, mon ame était, pour ainsi dire, virginale. On m’entraîne en Angleterre, on me confie un enfant charmant ; quelques années s’écoulent, et en font une femme adorable. Témoin chaque jour des progrès de son esprit, de sa beauté, je n’en suis pas moins étonné, ébloui ; sa confiance, sa pure affection, achèvent de me perdre. Une passion brûlante, désespérée, s’empare de mon être ; nulle indiscrétion ne m’est échappée ; mais un instinct secret et familier à tous les cœurs tendres semble avertir Élisa qu’elle est la cause de mes maux. Dangereuse remarque ! j’ai vu ses yeux se fixer sur moi avec l’expression de la douleur ; j’ai osé penser que la langueur qui la consume aussi pouvait être le regret compatissant de ma déplorable situation.

Ne vous abandonnez pas, lui répondis-je à de pareilles chimères : tant que vous ne serez qu’un insensé, je pourrai vous plaindre ; mais, si un jour une criminelle séduction portait le trouble dans cette maison, le père d’Élisa ne serait pas plus indigné que votre ami.

Non, jamais, jamais, repartit Saint-Ange au mot de séduction qui m’était échappé ; mais, continua-t-il, que de persécutions vont s’amonceler sur cette adorable créature ! Ses parens, le vindicatif lord Spinbrook, l’accableront de procédés rigoureux ; car j’ai bien vu que ce parti l’emporterait sur celui de la modération et de la douceur.

Le même soir Élisa fut consignée chez elle. Mistriss Hovar me dit qu’elle paraissait calme, mais d’une tristesse profonde. Mortymer s’y rendit le lendemain ; et, se livrant à toute sa violence, il lui adressa les paroles les plus dures. Elle y opposa ses larmes, et cet unique reproche : J’ai deux frères, et n’aurai donc qu’un protecteur. Sa mère, accompagnée de lord Spinbrook, passa également chez elle, lui proposa une prompte célébration, ajoutant que son époux partirait aussitôt après, et ne reviendrait en Angleterre que lorsqu’elle y consentirait. Je ne donnerai jamais ma main, répondit-elle, qu’à celui dont la continuelle présence me comblerait de joie.

Alors sa mère la menaça de l’envoyer au pays de Galles dans un vieux château tellement horrible et isolé, que depuis plus de quatre-vingts ans nul Sunderland n’y avait séjourné. Une solitude si profonde n’effraie pas l’ame souffrante d’Élisa, répliqua-t-elle en soupirant. On lui donna huit jours pour se déterminer. Alors, dit la mère, à l’autel, ou en exil à l’affreux Roche-Rill ; vous sentirez-là si vos idées romantiques peuvent vous faire préférer un tel asile à une cour brillante, où la place la plus distinguée vous était offerte, le même jour où vous eussiez été miladi Spinbrook.

Élisa sourit avec un léger dédain, qui semblait exprimer combien peu elle appréciait cette dernière perspective. Edward obtint la permission de la voir, en promettant d’entrer dans les vues de la famille. Ladi Anna ne pouvait dans ce moment consoler sa cousine, étant allée au-devant de son père, qui débarquait à Plimouth. Edward demanda aussi de conduire M. de Saint-Ange chez sa sœur. On desirait cette démarche de la part de celui-ci, et on le pria de la faire.

Je fus accablé d’inquiétude tout le temps que dura cette entrevue. Quand elle fut terminée, Saint-Ange accourut chez moi, se jeta éperdu sur une chaise. Quelle épreuve, mon ami, je viens d’essuyer ! elle est malheureuse ! véritablement malheureuse ! Vains préjugés, honneur illusoire, dans une telle circonstance, ne devriez-vous pas disparaître devant l’amour et l’humanité, qui semblent prescrire de dérober Élisa aux persécutions, en la conduisant dans un désert, où du moins elle trouverait la liberté et le repos ! — Quelle erreur d’invoquer l’humanité, Saint-Ange, quand c’est votre passion seule qui vous inspire de pareilles idées ! — Écoutez-moi, mon cher Akinson : invité par milord duc, entraîné par Edward, peut-être n’obéissant qu’à mon cœur, j’ai donc été chez ladi Élisa. Quand nous sommes entrés, elle s’est écriée : Je reçois enfin deux amis. Ceux-là n’irriteront pas mes ennuis, ne me feront pas entendre d’injurieuses expressions. Mais, pourquoi, mon frère, ladi Anna ne vous a-t-elle pas accompagnés ? — Mon Élisa, elle est allée au-devant de son père. — Heureux retour ! il va accélérer votre union. Oh ! Edward, quel bonheur d’obéir à la volonté paternelle en suivant son penchant ! À cette phrase nous avons soupiré tous les trois.

Mademoiselle, ai-je eu le courage de lui dire, d’un grand sacrifice émane souvent une haute satisfaction, ne fût-ce que celle de songer qu’on remplit son devoir quelque pénible qu’il soit. Sans doute, reprit vivement Edward, et Élisa peut connaître un sentiment aussi sublime. J’avoue que sir Spinbrook n’offre pas dans son sexe les mêmes perfections que ma sœur dans le sien ; mais tant d’autres convenances se trouvent dans cette union, qu’elle doit y souscrire, si son cœur est libre. (Ici Élisa a prodigieusement rougi.) — Cette corde est délicate ; mais qui aurait droit de la toucher, si ce n’est un frère, et le sage ami de vos jeunes années ?

Edward, me suis-je empressé de répondre, je crois que nos titres à la confiance de ladi Élisa ne s’étendent pas jusques-là. Je n’entends rien, a-t-il insisté en riant, à une pareille discrétion. Mais voyez comme j’ai troublé et déconcerté cette chère enfant. Comment ! Edward, lui a-t-elle dit, voulez-vous aussi me tourmenter ? — Oh ! pardon, mon amour, de cet innocent badinage : encore a-t-il pour base mon amitié fraternelle, puisque, croyant ne vous voir qu’une aversion sans motif pour sir Spinbrook, j’ai pu chercher à la vaincre ; mais si Élisa aimait, si elle avait trouvé un mortel digne d’elle, je voudrais devenir son ami, je le servirais de tout mon pouvoir ; et peut-être la chaleur et le zèle que j’apporterais à cette cause la leur feraient-ils gagner.

Élisa, attendrie, a remercié son frère. Celui-ci, voulant absolument connaître son secret, continuait ainsi un interrogatoire qui faisait palpiter mon cœur : Est-ce l’agréable, le beau Melmoth, qui depuis si long-temps est l’adorateur passionné de vos charmes ? Elle a répondu paisiblement : En vérité, j’aimerais autant sir Spinbrook avec sa médiocrité, que le célèbre lord Melmoth. — Serait-ce ce jeune duc français, si aimable, si assidu l’hiver dernier à Londres, qui même a sollicité ouvertement votre main ? — J’aime beaucoup les Français ; mais celui-ci porte trop l’empreinte de la frivolité nationale.

Ô ma sœur ! réplique Edward, votre tante Cramfort aurait-elle deviné juste, en vous accusant d’un amour romanesque ? Je me garderai bien d’ajouter qu’il puisse être vil ; peut-être quelque distance de rang, de fortune… (Élisa dans ce moment a pâli et tremblé ; et moi, moi.) que les Sunderland jugeraient immense, mais que les élèves d’un sage ne pourraient regarder comme tel. N’est-ce pas, mon Élisa, j’ai deviné, les affections de ma sœur se sont données au mérite sans faste ? Que le fier Mortymer s’en étonne, Edward s’intéressera au choix qu’elle aura fait.

Edward, ai-je dit sévèrement, vous devez concentrer de pareils sentimens, et ne point offrir à ladi Élisa une sorte de protection contre les intentions de sa famille. Saint-Ange ! s’est écriée Élisa fondant en larmes, vous me jugez donc bien coupable ? Je le vois, il fallait mourir, et savoir obéir auparavant.

Hors de moi, à l’aspect de ses pleurs, j’ai répondu : Quoi ! j’augmente vos douleurs, quand je paierais de toute mon existence un rayon de bonheur et de sécurité pour ladi Élisa ! Elle m’a fixé avec étonnement, mais avec joie. Elle m’a tendu la main ; j’ai appuyé mes lèvres, et j’ai senti la douce pression de cette main chérie. Madame Hovard est rentrée, et nous nous sommes retirés.

Je vis bien que Saint-Ange conservait l’espoir d’être aimé. Je lui dis de redouter l’œil méfiant de Spinbrook et celui de Mortymer ; qu’il fallait fuir ce séjour dangereux. Ne préparez pas, lui recommandai-je, le malheur éternel de ladi Élisa. Ayant à peine dix-sept ans, son âge n’est pas comme le vôtre, celui d’une passion durable. Loin de vous, elle pourra vous oublier ; et l’honneur, la sagesse, l’intérêt de celle que vous aimez, doivent vous le faire souhaiter. Sacrifiez-vous, Saint-Ange ; partez, il le faut ; partez. — Cela n’est plus en mon pouvoir, s’écrie Saint-Ange ; fuir Élisa affligée, est un effort impossible.

Milord Belmours, accompagné de la pompe orientale, et de sa fille, arriva au château. C’était un homme honnête, bon, mais faible. Suggéré par ladi Anna, il intercéda pour Élisa : malheureusement son manque d’énergie ne donna pas grand poids à ce nouvel appui.

Les noces d’Edward devaient avoir lieu à la fin de la semaine suivante. La famille entière, avec une sorte de solennité, se rendit chez Élisa, pour l’engager à céder à la volonté générale ; mais jamais on ne sut allier une résistance si ferme avec un caractère si doux. Ses parens, irrités, furieux, prononcèrent en sa présence son exil à Roche-Rill. Vainement milord Belmours, sa fille, supplièrent que sa présence embellît le mariage ; ils furent refusés.


CHAPITRE VI.




La nuit suivante, pour éviter un trop grand éclat, la malheureuse ladi, confiée à la garde de son frère Mortymer, quitta le séjour de la magnificence, pour l’effroyable Roche-Rill. Combien je m’alarmai des suites d’une telle extrémité ! Ce départ n’étant pas annoncé ostensiblement, on ne put que le soupçonner ; mais quelle morne tristesse de simples doutes firent régner dans tous les cœurs ! La compatissante, la généreuse Élisa, renvoyée de la maison paternelle ! chaque serviteur perdait son appui ; chaque ami, l’objet qu’il aimait le mieux venir visiter.

L’infortuné Saint-Ange passa cette nuit entière chez moi dans un état difficile à dépeindre.

Les fenêtres de mon appartement donnaient sur les cours. Vers deux heures et demie du matin, nous vîmes, attelée de quatre chevaux, une berline de voyage, et Élisa y montait avec son frère. Trois fois elle tourna la tête du côté où logeait Saint-Ange. Elle n’apperçut pas de lumière, et pensa peut-être qu’il était livré au repos, depuis si long-temps absent de lui. Madame Hovard l’embrassa en pleurant. On n’avait pas permis à cette honnête créature de suivre sa maîtresse, connaissant son attachement pour elle, qui lui avait fait répéter plus d’une fois que sir Spinbrook n’était pas digne de sa charmante Élisa.

Quand la voiture cessa de rouler dans les cours du château, un profond silence régna jusqu’au matin ; car les sanglots de l’amour au désespoir furent uniquement entendus de l’amitié affligée. Quelques jours se passèrent, Edward seul prononçant avec nous le nom d’Élisa. Ce nom, naguère si chéri, était devenu proscrit à Sunderland.

Mortymer reparut vers la fin de la semaine. Il se plaignit du dédain de sa sœur, qui n’avait point ouvert la bouche pendant un voyage où il l’avait comblée d’attentions, disait-il ; mais qu’en arrivant à Roche-Rill, elle s’était enfin écriée : Bonté divine ! est-ce ici qu’un frère peut me conduire et me laisser ? qu’il l’avait logée dans l’aile droite, la moins délabrée du château ; que le concierge Hirvan, homme incorruptible, était chargé de la surveiller, et sa petite fille, âgée de seize ans, de la servir ; que, du reste, les rustiques habitans de Roche-Rill parlaient un langage inintelligible pour elle ; qu’il en était de même à son égard vis-à-vis d’eux. On ne lui avait laissé ni or, ni diamans. Aussi Mortymer assura-t-il qu’elle ne pourrait exécuter nul dessein romanesque quand elle en formerait.

On voit bien que milord Spinbrook et Mortymer gouvernaient despotiquement la famille Sunderland. Élisa écrivit à sa mère. Son frère aîné dicta cette réponse : Prompte obéissance, ou exil éternel.

Les noces de ladi Anna et de sir Edward se célébrèrent ; mais l’absence d’Élisa faisait paraître un vide immense au milieu des plus brillantes fêtes. Les nouveaux époux étaient sincèrement affligés de la disgrace d’une sœur si chère. Milord et miladi Sunderland éprouvaient une gêne terrible ; Spinbrook et Mortymer étaient sombres et mécontens. Oh ! que le faste dérobait alors de peines à la foule qui assistait à cette union, et qui croyait le château de Sunderland, le temple du bonheur !

Quand ces premiers momens de tumulte furent passés, Saint-Ange demanda de nouveau la permission de retourner en France. On n’y consentit qu’en lui faisant promettre de revenir en Angleterre, Edward réclamant déjà ses soins pour les enfans qu’il espérait avoir un jour.

Autant j’avais desiré autrefois l’éloignement de Saint-Ange, autant je le redoutais maintenant. Je l’interrogeai avec beaucoup de détail sur ses projets. La simplicité de ses réponses me rassura cependant un peu. Il me dit qu’il allait tâcher de rétablir sa santé, d’adoucir les peines de son cœur dans l’antique et modeste habitation de son père ; revoir des sœurs dont le souvenir, et particulièrement d’une, lui était bien cher.

La surveille de son départ il était chez moi, lorsque sir Edward entra avec beaucoup d’émotion. Mes amis, nous dit-il, je viens de recevoir une lettre d’Élisa. Ma pauvre sœur, je t’apprendrai au moins, puisque tu m’en donnes les moyens, que la tendre amitié a gémi sur ton sort. Saint-Ange l’embrassa ; Edward serra sa main : nulle confidence ne pouvait s’établir entre eux, mais leurs cœurs s’entendirent bien certainement. Edward nous lut ce qui suit : l’original est encore entre mes mains.


Roche-Rill, 20 mai, 1761.


« Une douce sympathie, mon cher Edward, me persuade que du sein de la félicité, près de votre bien aimée Anna, vous vous attristez souvent sur le sort de votre malheureuse sœur. Son unique plaisir à elle, est de se rappeler le charme que notre affection fraternelle répandit sur notre enfance, et quelquefois, malgré mes noirs soucis, les échos du sombre château de Roche-Rill ont répété ces chansons aimables et simples que vous ne manquiez jamais de composer pour l’anniversaire de ma naissance. Mais, hélas ! ces momens de résignation et d’une mélancolique joie ne se prolongent pas, et je touche de bien près au désespoir.

« Loin de tout ce que j’aime, la nature elle-même semble vouloir me refuser les consolations qu’un beau climat, un riant paysage, offrent souvent avec succès aux infortunés ; mais le pays où je demeure paraîtrait plutôt avoisiner quelque contrée barbare, que la florissante Angleterre. Oh ! mon frère, c’est pourtant là que l’on a relégué celle que vous nommiez votre délicate, votre élégante Élisa. C’est là qu’elle est condamnée à vivre et à mourir, sans doute ; car la solitude redouble l’énergie de nos passions et de nos résolutions.

« Mais adoucissons un peu la teinte de ces tristes images par celle de Clara, bonne et jolie créature, petite fille du concierge, qui, presque seule, approche de moi. Sa grand’mère, étant trop infirme pour me servir, a pour unique emploi de m’enfermer tous les soirs à dix heures, et de venir me remettre en liberté le lendemain matin.

« Pour revenir à ma chère Clara, son cœur est obligeant et pur, ses manières agréables. Ayant été élevée dans une ville voisine, elle m’a compté qu’elle aime et est aimée de James Burlow ; mais ce n’est que le fils d’un bûcheron, et ses parens ne voudraient pas consentir à leur union. Pauvre petite ! il est donc par-tout des victimes de cette odieuse inégalité. On ne soupçonne pas même notre amour, ajouta-t-elle ; comment croirait-on que le fils d’un bûcheron ose jeter les yeux sur la petite fille du concierge de milord duc de Sunderland.

« Quand Clara, avec son ingénuité, fait de pareilles réflexions, je souris d’abord, et, bientôt après, je pleure avec elle ; mais, mon frère, il faudra tâcher de tout assortir, et de rendre heureuse ma gentille Clara et son bon James. C’est lui qui se charge de porter à trois lieues d’ici les lettres que je vous écrirai. Je descends bien souvent dans la forêt au milieu de laquelle est située la cabane de son vieux père. Je m’y repose de ces courses forcées que je me plais à entreprendre, afin de calmer les agitations de mon ame.

« Adieu, Edward ; adieu, Anna ; puisse votre prospérité égaler ma tendresse pour vous ! Répandez le calme et le plaisir sur l’existence de milord et miladi Sunderland, troublés parfois, j’en suis certaine, du malheur de leur fille. Adoucissez le cœur de notre Mortymer ; ayez bien soin de me dire si M. de Saint-Ange est courroucé contre moi ; engagez-le à me plaindre, et non à m’accuser. Assurez l’honnête monsieur Akinson et mistriss Hovard que je ne les oublie pas. Adressez votre réponse, poste restante, à James Burlow.

« À … Il y va tous les mercredis et les dimanches. »

Je remarquai qu’après la lecture de cette lettre la tristesse de Saint-Ange avait fait place à beaucoup d’agitation. Il me fuyait, moi qu’il recherchait tant auparavant. Le moment de son départ, qu’il ne cessait d’accélérer, étant arrivé, il refusa avec une forte obstination les dons de milord et de miladi. Il n’accepta qu’une miniature, qui représentait ses trois élèves à l’âge où ils lui avaient été confiés. À l’instant de monter en voiture, il se jeta dans mes bras avec un trouble difficile à décrire. Saint-Ange, lui dis-je, non moins ému, vous quittez cette maison, malheureux, mais sans tache. Conduisez-vous de manière à pouvoir y rentrer avec la même pureté. Allez passer quelque temps en France ; retrouvez-y la santé et la raison, et revenez en Angleterre, près de vos amis, à qui vous ne laissez que d’honorables souvenirs. Il pressa ma main contre son sein, ne répondit rien, et partit.

Ici je cède la plume à ladi Élisa Sunderland, satisfaite de l’exactitude de mon récit. Elle consent à continuer sa déplorable histoire.


CHAPITRE VII.




Si jamais quelque lecteur parcourt ces mémoires, je l’invite, au nom de la vérité, de ne pas me juger sous les rapports trop parfaits où l’affectionné et partial Akinson m’a fait paraître.

La portion de douleur qui m’a accablée peut seule expier l’égarement où une passion violente, désordonnée, m’a entraînée. Ô cher et infortuné Saint-Ange, peut-être te prodiguera-t-on le nom de séducteur ! Tes vertus, tes talens, les tendres soins que tu pris de mon enfance, voilà, voilà tes uniques séductions ; et tes lèvres, tes yeux ne m’avaient pas encore avertie de ton amour, que mon jeune cœur était à toi pour la vie.

Revenons à mon exil de Roche-Rill, où je ne voyais point de terme, sentant bien qu’il n’y en aurait pas dans mon éloignement pour sir Spinbrook. Edward m’écrivit le départ de M. de Saint-Ange ; je me persuadais alors que le superbe, le riant séjour de Sunderland, me plairait moins que mes rochers, que ma forêt. Ainsi l’avenir, comme le présent, ne pouvoit plus ramener de scènes de bonheur pour Élisa.

Affreuse perspective, quand une extrême jeunesse vous condamne à tant de jours d’ennui et de regrets ! Clara, remarquant l’accroissement de mes inquiétudes, fixa mes regards vers une chaumière lointaine, en me disant qu’une famille misérable qui l’habitait l’avait priée de faire parvenir ses plaintes jusqu’à moi. Une bourse considérable, qu’Edward m’avait glissée peu d’heures avant mon départ, me procurait les moyens de soulager les malheureux du canton. Allons les visiter, dis-je à Clara. Nous allâmes à deux milles du château justifier les espérances que ces pauvres gens avaient fondées sur notre compassion.

Je sortis de chez eux moins oppressée ; mon imagination n’errait plus sur de si tristes objets que quelques heures auparavant ; ma marche était plus légère, et, la soirée étant fort belle, je proposai à Clara de descendre dans la forêt, ajoutant que, si la nuit nous y surprenait, James pourrait nous reconduire. — Ho ! ladi Élisa, m’assura ma compagne, nous n’avons rien à craindre avec lui.

Nous nous promenâmes long-temps dans les allées praticables de la forêt. L’obscurité commençait à ne plus laisser reconnaître les objets à une certaine distance : nous frappâmes à la porte de James ; il vint nous ouvrir, et je me suis rappelé depuis que ce fut avec un air assez embarrassé. Dans le fond de la cabane, je distinguai un paysan vêtu à la manière galloise ; son chapeau rabattu cachait entièrement son visage. Clara proposa à James de nous reconduire ; il alla parler à l’oreille de l’inconnu, qui lui répondit aussi mystérieusement, et James me demanda la permission d’emmener son ami avec lui, ayant affaire près du château. Nous partîmes tous quatre ; je ne faisais pas attention que c’était l’étranger qui marchait à côté de moi. En rêvant, et croyant saisir le bras de Clara, je m’emparai du sien. Quelle est ma surprise de me sentir doucement pressée, et d’entendre la voix la plus chère prononcer avec expression : ladi Élisa me méconnaîtra-t-elle long-temps ?

Je ne me rappelle ce moment que comme ces rêves délicieux du matin, qui, sans avoir l’essentiel de la réalité, ont néanmoins une sorte de consistance qui les met au-dessus des chimères, et nous laisse une impression agréable qui se prolonge après le réveil. L’émotion avait été trop vivement sentie ; je m’évanouis. En revenant à moi, je me trouvai assise dans un fauteuil, décorant la pièce qui jadis avait pu être appelée un salon. J’avais près de moi Hirvan et sa femme, qui me faisaient respirer des sels, et Clara qui pleurait. Hirvan dit : Bon ! elle revient à elle ; c’est la suite d’une grande fatigue et de la fraîcheur du soir : je ne permettrai plus que l’on rentre si tard ; aussi bien sir Mortymer pourrait trouver à redire à ces longues promenades.

J’entendais cela confusément. Après avoir ouvert les yeux, n’ayant pas apperçu à mes côtés l’objet que j’espérais y revoir, je les avais refermés. Aussitôt on me porta dans ma chambre ; Clara fut chargée de me veiller ; et, quand je me trouvai mieux, à ma grande impatience, on nous laissa seules. Oh ! miss, me dit-elle, dans quel état vous avez été pendant plus d’une demi-heure, pâle, muette, comme morte enfin sur la pierre où nous vous avions posée ! Et ce Monsieur, ce beau paysan je veux dire, qui vous a adressé tant de choses, dans une langue que nous ne comprenons pas ; mais son accent était si doux, si tendre, qu’il nous faisait pleurer malgré nous. James m’a conté que c’était un ami de votre bon frère : je n’ai pu en savoir bien long, je n’ai pu m’occuper que de vous. En vous voyant dans cet état, nous nous sommes décidés à envoyer James chercher des secours au château ; et quand ce paysan inconnu a vu les flambeaux luire au haut de la montagne, il s’est enfoncé dans la forêt en vous recommandant à mes soins et à ma discrétion.

Lorsque le babil de Clara fut fini, je me dis encore : Ce n’est donc point une illusion ! Saint-Ange, loin d’avoir quitté l’Angleterre, est auprès de moi ; je l’ai vu, je l’ai entendu : ah ! je ne m’étonne pas d’avoir pensé en expirer de surprise et de plaisir. Un seul instant ne redoutai-je pas qu’il n’eût été envoyé par ma famille, pour me forcer d’accepter la main de sir Spinbrook ? Mais l’idée de son déguisement me rassura ; il ne l’aurait pas pris, pensai-je, si son arrivée ici eût été autorisée par mes parens ; je vis donc enfin avec une tendre reconnaissance l’effet d’une compatissante amitié. Le lendemain James pénétra près de Clara, et lui remit pour moi le billet suivant :


« Ladi Élisa daignera-t-elle excuser une démarche qui même n’a pas été confiée à sir Edward ? Mais, prêt à quitter l’Angleterre, j’ai senti l’impossibilité de ne pas faire un dernier adieu à mon intéressante élève. Si elle eût joui du sort éclatant et heureux qui, naguère, fut le sien, ce besoin de mon cœur eût été moins pressant : mais elle est gémissante, isolée, et je me suis flatté que l’aspect d’un ancien ami ne lui serait pas indifférent ; ce qui m’a fait braver jusqu’aux convenances, pour lui offrir mes conseils et mes consolations.

« Puis-je espérer un moment d’entretien avant d’abandonner ces contrées ? J’ai trouvé un asile sûr dans la rustique demeure de James Burlow. Ah ! si je pouvais y voir Élisa, elle sera mille fois préférable au château de Sunderland, depuis qu’elle ne l’habite plus. »


Des assurances de respect et d’attachement terminaient ce billet, que je baisai dix fois en prodiguant les noms les plus tendres à mon ami, à mon maître. On fut deux jours sans vouloir me laisser sortir ; le troisième, je déclarai que l’exercice m’était absolument nécessaire, et je me rendis dans la forêt de Roche-Rill. Mon cœur ne s’y méprit pas ; je trouvai bientôt le sentier solitaire où se promenait Saint-Ange.

J’étais éperdue, ivre de joie ; lui, calme, presque froid. Son ton oppressé annonçait seul une émotion concentrée : il me dit que les renseignemens que j’avais donnés à mon frère sur le compte de James l’avaient guidé, qu’il s’était confié à ce bon jeune homme, qui lui avait répondu : Puisque vous êtes des amis de notre belle ladi, vous pouvez vous fier à moi et à ma discrétion.

Il me parla du duc et de la duchesse, m’assura que, si milord Spinbrook n’était pas près d’eux, ils pourraient céder à l’éloignement que je manifestais contre leurs intentions.

Sir Edward et sa femme, se déclarant toujours mes défenseurs, étaient très-froidement avec les Spinbrook. Mortymer continuait de soutenir ces derniers avec le même acharnement. Hélas ! répondis-je à de tels détails, j’ai semé la division et le mécontentement dans une famille, il y a quelque temps encore, paisible et unie. Chère ladi Élisa, reprit tristement Saint-Ange, votre condescendance, dût-elle faire plus d’une victime, je dois vous y engager : vous voir dans cette effroyable retraite, n’est pas un supplice facile à supporter.

Je n’en sortirai jamais, dis-je avec fermeté, si je dois trouver ailleurs sir Spinbrook. Saint-Ange me regarde un moment en silence, ensuite il me dit d’un air contraint : Il faut nous quitter ; en restant plus long-temps, je pourrais vous compromettre ; je ne me dissimule pas qu’un austère devoir aurait dû m’empêcher de paraître ici ; mais une puissance irrésistible m’a entraîné. Et déjà, m’écriai-je avec effroi, vous parlez de m’abandonner : Saint-Ange, donnez-moi quelques jours. Premier ami de ma jeunesse, ne me fuyez pas dans mes heures d’anxiété et de malheur. Cette cabane est parfaitement sûre, les gens du château n’y descendent jamais.

Saint-Ange parut ravi de cette prière ; l’infortuné n’y céda qu’avec trop de facilité. Nous passâmes une partie de cette journée ensemble ; mon orgueilleuse famille l’eût écouté, qu’elle n’eût pas eu à se plaindre de lui : il n’exprimait que le respect adouci par une nuance de compassion. Je le revis le lendemain et huit jours de suite ; lui, ne paraissant écouter que l’honneur le plus sévère ; moi, faible, inconsidérée, laissant éclater à chaque instant le sentiment qu’il avait la délicatesse de ne pas comprendre.

Un soir il m’annonça qu’il partait le lendemain ; je pâlis, je tremblai, et je repris avec feu : Il y a douze ans aujourd’hui que l’on vous présenta pour la première fois vos trois élèves ; si, enfans encore, l’idée d’un gouverneur nous avait effrayés, vous parûtes, Saint-Ange, et à la crainte succéda l’aimable confiance et le tendre attachement. Combien vos soins, la connaissance de vos vertus, de vos talens, ont dû augmenter de pareils sentimens ! Aujourd’hui est donc pour moi un précieux anniversaire ; je voudrais le célébrer par une fête, et vous me parlez d’une douloureuse séparation ! Ah ! remettez à après-demain ce départ cruel et nécessaire ; que je me dise ce soir : Demain je le verrai encore.

Puissé-je calculer ainsi tous les soirs de ma vie, en pensant à Élisa, reprit Saint-Ange. J’obéirai donc à vos ordres comme à mon cœur, en restant ici demain. Alors nous nous séparâmes. L’idée que je touchais au terme de ces consolateurs entretiens me plongeait dans le désespoir. Quelle nuit je passai ! Comme l’ame s’affaiblit dans les larmes et les regrets ! L’heure de la promenade s’approchait, et je ne la devançais pas ainsi qu’à l’ordinaire, puisque c’était à des adieux qu’elle allait être consacrée.

Je me traînai au lieu accoutumé de nos rendez-vous ; j’y trouvai Saint-Ange appuyé contre un arbre. Il leva ses yeux sur moi, et ne me dit rien : j’imitais ce sombre silence. Nos cœurs étaient trop remplis : nous ne pouvions nous exprimer. Clara, s’imaginant que sa présence pouvait nous inspirer quelque gêne, s’éloigna. Je n’en parlai pas davantage ; mais mes sanglots prirent un libre cours.

Cachez-moi ces pleurs, ou je suis perdu, me dit-il avec une vive agitation que je ne lui avais pas encore vue. Ah ! Saint-Ange, lui répondis-je, je ne suis qu’une jeune fille, faible, malheureuse, qui n’a pas le courage de modérer l’excès de sa douleur ! Et croyez-vous, reprit-il avec un ton frénétique, qu’un homme dans la maturité de sa raison puisse éternellement aussi cacher sa brûlante passion ? Non, non, Élisa, dans quelques minutes, je vous fuis pour toujours ; mais, auparavant apprenez que du premier moment où je vous ai connue, je vous ai aimée plus qu’aucun autre objet sur la terre ; que ce sentiment doux et tendre dans votre enfance est devenu idolâtrie depuis trois ans. Je vous en conjure, méprisez-moi, traitez-moi avec la fierté d’une sœur de Mortymer ; de l’indulgence, de la bonté, achèveraient ma ruine.

Je l’ai provoquée, dis-je timidement, et accablée sous le poids du bonheur de me savoir aimée. Depuis long-temps je vous ai fait connaître combien vous m’étiez cher. Nous donnerons à l’Angleterre, je le vois bien, une nouvelle histoire d’Héloïse ; mais, moins faible que Julie d’Étanges, je serai l’épouse de Saint-Ange ; et, si des événemens supérieurs s’opposaient à cette énergique volonté, du moins nul autre mortel n’aurait jamais de droits sur Élisa.

Il tomba à mes genoux ; la nature semblait favoriser nos transports, par l’abandon où nous nous trouvions ; le premier pas était franchi. Saint-Ange, enivré d’amour, avait parlé ; il osa davantage : moi, qui l’avais vu mon époux dès qu’il m’avait dit qu’il m’aimait, je cédai sans crainte ni remords.

Illusion coupable ! vous durâtes peu ; la pudeur et l’honneur reprirent bientôt leurs droits. Effrayés et humiliés de notre faute, nous nous regardâmes avec honte et douleur. Saint-Ange semblait se dire : Un seul moment a fait d’un homme vertueux un lâche séducteur ; et moi, je pleurais mes dix-sept années d’innocence, ternies à jamais.

Je recouvrai plutôt que lui cependant un sentiment de courage. Si vous me trouvez encore digne d’être votre femme, le mal peut se réparer, lui dis-je ; il ne nous est plus permis d’écouter le langage des préjugés, et la fille de milord duc de Sunderland ne peut retrouver l’honneur qu’en devenant l’épouse de Saint-Ange, si, je le répète, il l’estime encore assez pour accepter sa main.

Si je vous estime assez, reprit-il ; quelle expression ! Élisa sera éternellement un ange à mes yeux ; mais, hélas ! je n’ai que mon amour à lui offrir. — Je serai bien riche avec un pareil don, mon ami ; il compensera tous nos sacrifices ; car nous ne pourrons vivre en Angleterre. — Oh ! mon Élisa ! quelle gloire, quelle joie pour mon honnête famille de vous recevoir, et féliciter l’heureux Saint-Ange ! — Mais aux yeux de votre vertueux père, de vos sœurs toujours sages… Sans doute, (et je soupirai en enviant leur bonheur) je ne puis, je ne dois pas paraître en fille fugitive ; je voudrais recevoir dans ma patrie le titre sacré de votre épouse. Oh ! si un ministre pouvait arriver dans la cabane de Burlow, y bénir, y purifier notre amour ! Cette forêt, si long-temps témoin de ma peine, aujourd’hui de ma honte, ne me laisserait que des souvenirs charmans ! — Il faut réaliser votre idée, votre souhait, s’écria Saint-Ange. Aimable Élisa ! reposez-vous sur mes soins pour sa prompte exécution : en arrivant dans cette province, j’ai rencontré un honnête ecclésiastique, que j’obligeai jadis avec assez d’efficacité ; il ne l’a pas oublié. Il réside à six lieues de Roche-Rill ; dès demain je vais le chercher. Dans son obscurité, il ne redoutera pas le courroux de votre famille ; il me suivra certainement ici. Clara, les Burlow, sont à nous ; nous prendrons les moyens de leur faire quitter ce séjour, où ils pourraient éprouver quelque persécution à notre sujet : nous pourrons leur offrir mieux que la cabane, mais dont nous nous souviendrons toujours avec délices, n’est-ce pas, mon Élisa ?

Il fallut nous séparer ; et les charmes d’une présence mutuelle n’existant plus, Saint-Ange gémit sans doute de me déplacer du rang éclatant où le hasard m’avait fait naître. Mes regrets, à moi, ne se tournaient pas vers l’immense fortune que j’abandonnais, ni sur de périssables grandeurs ; mais renoncer à ma famille, la désespérer, ne plus pouvoir compter sur l’indulgente bonté de mon cher Edward, que je voyais irrité de notre réserve envers lui ; voilà ce qui déchirait mon cœur. À de telles réflexions succédait bientôt la puissante image de Saint-Ange ; et la triste vérité s’effaçait.


CHAPITRE VIII.




Saint-Ange fut quatre jours absent ; le cinquième j’appris son retour et l’heureux succès de son voyage ; l’ecclésiastique l’avait accompagné. James et Clara étaient décidés à nous suivre en France. Le vieux bûcheron, qui n’était que père adoptif de James, souscrivit à l’arrangement de Saint-Ange. Nous partions l’instant d’après la célébration ; dans peu d’heures nous étions embarqués, et le lendemain en France. Nous ne doutions pas de la réussite de plans aussi infaillibles…

Vains et faibles projets des humains ! ô effroyable catastrophe ! Huit années se sont écoulées, et j’ignore si ma tremblante main aura la force de la tracer. À midi, je reçus ce petit billet de Saint-Ange :

« Ce soir, mon Élisa, à l’heure où l’on tolère votre absence du château, venez à la cabane ; vous y trouverez, non la pompe qui aurait dû accompagner votre mariage, mais un amour si tendre et si vrai, qu’il pourra dédommager l’ame la plus sensible qui existe. »

La nuit précédente, j’avais jeté, au travers de mes barreaux écartés, une grande partie de mes effets, qui furent reçus par James et Saint-Ange, qui étaient dans la bruyère : tout était donc arrangé. La journée entière se passa dans une rêverie vague et pénible, d’où je ne sortais qu’avec des tressaillemens involontaires. J’entendis cinq heures sonner à la cloche du château. Je voulus me mettre en marche ; mais mes jambes étaient si tremblantes, mon cœur palpitait avec une telle force, que je fus obligée de m’arrêter plus de trois quarts-d’heure pour me remettre un peu.

Hirvan passa dans la pièce voisine ; je l’entendis dire à Clara : Si ladi Élisa veut sortir, qu’elle ne tarde pas ; le soleil se cache, les nuages s’ammoncellent, et la nuit sera orageuse. Hirvan avait constamment une voix sombre : dans ce moment elle me parut prophétique. Partons, Clara, m’écriai-je enfin.

Vous avez bien tardé, miss, me dit cette jeune fille en descendant la montagne, et je n’avais pas le courage de vous en avertir. J’abandonne ce soir des parens durs et méchans, ce grand vilain château, pour suivre une si bonne maîtresse, avec mon cher James ; et cependant je ne fus jamais si triste. — Clara, c’est que la joie ne peut accompagner une action inconsidérée, quelque flatteuse qu’elle puisse être pour nos passions,

Je trouvai Saint-Ange à la porte de la cabane. Ho ! Élisa ! si tard, me dit-il avec amertume. Je me jetai dans ses bras ; il me porta dans la cabane. J’y fus reçue par le ministre. Tout était préparé, je tombai à genoux. Ô mon Dieu ! dis-je avec enthousiasme, pardonne à une fille coupable, mais qui remplira avec délices les devoirs sacrés d’épouse et de mère, si tu lui accordes la faveur de devenir l’une et l’autre.

Être suprême ! tu ne pardonnas pas ; ton bras vengeur était suspendu sur ma tête. Je me relevai ; Saint-Ange se plaça à mes côtés. Le ministre, avec simplicité, et une sorte de dignité, commence la cérémonie. Déjà mon trouble avait fait place à une respectueuse attention ; quelques minutes encore, et j’étais la femme de Saint-Ange. Mais la frêle porte de la cabane est enfoncée avec fracas, et je vois paraître Mortymer. Il s’élance sur Saint-Ange : Infâme séducteur ! s’écrie-t-il avec fureur, remercie le ciel de ce que je suis moins lâche que toi : défends-toi. Est-elle mariée ? demanda-t-il hors de lui. Non, monsieur, répondit froidement le ministre.

Je serrai les genoux de mon frère. Il n’est pas coupable, lui répétais-je. Oh ! écoutez-moi. Mortymer me repousse avec violence, et il entraîne Saint-Ange. Je veux les suivre, ou mourir. Je m’élance de la cabane ; je vois Mortymer (qui était en uniforme) jeter son épée à Saint-Ange, et se saisir de celle que tenait le valet-de-chambre de confiance qui était près de lui. Je me précipite entre eux. Ne craignez rien pour votre frère, me dit Saint-Ange, et il posa la pointe de son épée vers la terre. Mortymer, en proférant un torrent d’injures, emploie toutes ses forces pour me remettre dans les bras de Clara. Je me débats, je le conjure ; il n’entend rien. Je me dégage à la fin, et je vois alors Saint-Ange calme, ne faisant que parer des coups furieux, sans en porter aucun. J’entends un cri. Oh ! Mortymer ! pourquoi ton glaive ne frappa-t-il qu’une victime ? Mes paupières se couvrirent du voile de la mort ; je tombai sur la terre, j’y restai long-temps. Les barbares me rappelèrent à la vie. Mortymer, pâle, sombre, était devant moi. Où est Saint-Ange ? lui demandai-je avec un accent qui le fit tressaillir ? Il est puni, me répond-il d’un ton concentré. Cette réponse, mes regards, fixés sur le sang qui teignait la verdure avoisinant la cabane, m’apprirent l’étendue de mon malheur.

J’ignore ce que je devins pendant un mois, qu’une fièvre continuelle, ardente, égara ma raison. Mais, hélas ! elle revint pour aggraver l’horreur de ma situation. On m’avait enlevé Clara ; une vieille et hideuse paysanne l’avait remplacée ; on avait même dédaigné de me donner d’autres secours que les recettes de madame Hirvan. Les jeunes filles, malades de chagrin, d’amour, n’ont pas besoin de médecin, avait dit le cruel Mortymer.

La force de mon âge triompha du mal ; et le premier jour où j’eus la possibilité de me lever, mon frère entra dans la chambre : je détournai les yeux avec horreur ; lui affectait plus de sang-froid qu’il n’en avait véritablement. Élisa, me dit-il, le mystère de cette solitude peut ensevelir les événemens qui s’y sont passés : d’ailleurs, continua-t-il avec hauteur, je ne le desire que pour vous ; car les lois, les préjugés même ne punissent pas plus qu’elles n’ont jamais flétri celui qui venge l’honneur d’une épouse ou d’une sœur, et rien ne pourrait excuser en vous le vil égarement où vous fûtes plongée.

Je le regardais avec assurance. J’ignore quel serait le jugement des hommes, répondis-je ; mais un être au-dessus d’eux sait distinguer le crime d’avec la faiblesse. — Point de récrimination de part et d’autre, quand j’ai à vous annoncer paix et indulgence. — Paix et indulgence ! lorsque vous avez dévoué ma jeunesse, ma vie entière aux regrets et aux pleurs ! Non, non, la main qui s’est armée d’un poignard, qui a fait plus que de m’en percer le sein, ne peut m’offrir la branche d’olivier. — Romanesque fille ! encore une fois, écoutez-moi ! L’objet d’une passion insensée n’existe plus. Il eut l’audace de prétendre à votre main ; mais, nous en sommes persuadés, ses attentats ne se sont pas portés plus loin. Quittez donc ces lieux, et répondez enfin aux vœux de vos parens et de sir Spinbrook. — Laissez-moi mourir ici ; je ne puis, ni ne veux avoir d’autre destinée ; et, si on employait la violence pour m’en arracher, j’aurais le courage de dire à sir Spinbrook lui-même que je ne suis plus digne de lui. Oh ! Mortymer ! vous m’avez perdue !… Il porta la main à son front en disant : Que le ciel confonde tant de folie et d’obstination ! Végétez donc dans ces montagnes, oubliée d’une famille que vous avez déshonorée, coupable Élisa !

Il me quitta, et partit le soir même de Roche-Rill. Je ne voulais plus sortir de mon appartement, formant le projet de succomber à mon affliction ; mais bientôt mon inexpérience ne m’empêcha pas de sentir que la nature me faisait un devoir d’exister ; que Saint-Ange me le recommandait du fond de son tombeau : enfin, dans quelques mois, j’allais devenir mère.

L’avouerai-je, mon premier mouvement fut celui de la joie. Mortymer ne pourra pas être son assassin, me dis-je ; ainsi, malgré ses fureurs, l’image de mon cher Saint-Ange renaîtra encore pour moi. De ce moment, ma tristesse prit une teinte plus douce. J’eus la consolation de pouvoir pleurer : je fus me reposer sous le mélancolique ombrage des arbres de la forêt ; et, quelques objets pouvant encore me plaire, je sollicitai si vivement qu’on me rendît Clara, que je l’obtins enfin de son père.

Combien elle fut touchée de me revoir ! Elle m’apprit que James, effrayé de la colère de mon frère et de celle d’Hirvan, avait été obligé de quitter la contrée ; qu’un de ses cousins lui en avait donné des nouvelles, et qu’il lui avait fait dire qu’il regretterait toute sa vie sa forêt et sa Clara.


CHAPITRE IX.




Je commençais à éprouver de vives inquiétudes sur les secours dont je pourrais être privée à Roche-Rill, lorsqu’un soir, déjà rentrée chez moi, j’entendis dans les cours un mouvement de carrosses et de chevaux. Je frissonnai, croyant que c’était une visite de Mortymer. Cette crainte ne dura pas. Je distinguai une voix douce s’écrier : Où est-elle ? où est-elle ? et je vois paraître miladi Anna Sunderland, suivie de son mari et de mistriss Hovard, mon ancienne gouvernante. Edward, l’air triste et contraint, restait derrière sa femme, qui m’avait déjà tendrement embrassée. Je n’osai aller à lui ; mais Anna l’attirant près de moi, lui dit : Comment conserver quelque colère en la revoyant ? Oh ! sir Edward, livrez-vous à votre affection pour elle.

Alors le meilleur des frères me serra contre son cœur en s’écriant : Jeune infortunée ! tu n’as été que trop cruellement punie ! L’abattement de tes aimables traits désarme toute la sévérité que de graves imprudences avaient fait naître : ne baisse pas les yeux, n’éprouve nul sentiment pénible près d’Edward, il est toujours ton ami, il s’efforcera d’être ton consolateur.

Excellent homme ! J’osai lui nommer Saint-Ange ; et ses larmes répondirent aux miennes. Il m’apprit qu’on avait laissé ignorer à toute la terre, excepté aux plus proches parens, les événemens de Roche-Rill ; qu’ils avaient conservé l’espoir même, après le retour de Mortymer, que l’ennui me ramènerait près d’eux ; mais qu’une lettre d’Hirvan, reçue il y avait quinze jours à-peu-près, avait changé toutes les intentions. Cette lettre annonçait ma situation, dont malgré mes précautions, les Hirvan s’étaient apperçus. Il y avait eu une assemblée de famille, où l’on avait unanimement décidé qu’on m’abandonnait à ma honteuse destinée ; qu’afin d’éviter sur-tout les réclamations que pourrait faire un jour le fruit de mes erreurs, milord Sunderland casserait son testament, fait depuis long-temps, et annullerait tous mes droits dans un nouveau ; qu’on daignait cependant m’accorder une pension alimentaire ; qu’après avoir satisfait à ces dispositions, ils avaient ajouté en se séparant : qu’un si odieux souvenir ne trouble plus notre paix !

Alors Edward avait demandé à se charger uniquement du soin de sa malheureuse sœur, de la faire sortir de ces rochers pour la placer dans un asile plus agréable. On ne put s’opposer à cet acte d’amour fraternel. On exigea seulement que ma demeure fût fixée à soixante milles de Londres, et de Sunderland.

Les Spinbrook avaient éclaté contre cette protection naturelle, assurant qu’Edward ne l’affichait ainsi que pour les braver. Edward leur avait répondu fièrement qu’il soutiendrait sa sœur au péril de sa vie ; qu’ils pourraient s’en convaincre ; mais les Spinbrook savaient attendre des occasions plus sûres et moins dangereuses d’assouvir leur humeur vindicative.

Quand Edward m’eut communiqué ces détails, je m’écriai douloureusement : Élisa n’est donc plus qu’une étrangère pour tous les Sunderland ! et je ne serais rien, rien au monde, si Edward et Anna ne daignaient encore m’appeler leur sœur ! Mais, demandai-je en pleurant, chassée, déshéritée, leur bouche a-t-elle pu prononcer ma malédiction ?

Il m’assura que non, et me raconta que, la veille de son départ, mon père lui avait dit en soupirant qu’il était bien cruel d’avoir à punir un enfant, si long-temps l’objet de ses délices et de son orgueil. Miladi paraissait beaucoup plus irritée que lui. Edward m’invita à la résignation, et me proposa ses arrangemens. Un homme habile de Londres devait arriver pour l’époque de ma délivrance, qui devait avoir lieu à Roche-Rill. Akinson, toujours pénétré d’attachement pour moi, s’y trouverait aussi, afin de se charger de mon enfant, et le conduire dans le comté de…, pour le confier à une paysanne déjà désignée.

Aussitôt après mon rétablissement, j’irais rejoindre la contrée où existerait le seul être qui pût m’attacher à la vie ; que j’y occuperais une maison agréable, l’une des nombreuses propriétés de miladi Anna ; de là, je pourrais veiller à mon enfant, mais sans faire connaître le grand intérêt qu’il m’inspirait ; car Edward et sa femme voulaient se conserver l’espoir que je reparaîtrais un jour dans le monde. Excepté cette dernière idée, j’adoptai toutes leurs propositions avec la plus vive reconnaissance.

Mon frère et Anna, après être restés près d’un mois, furent obligés de me quitter, mais en me promettant une visite pour le printemps prochain dans ma nouvelle retraite.

Ma bonne gouvernante resta ; Akinson et le chirurgien ne tardèrent pas à arriver, et peu de semaines après reçurent l’enfant de l’amour et du malheur. M. Akinson l’enleva à ma tendresse, si douce et si vive, et le porta de suite chez une excellente nourrice, qui demeurait précisément à côté du parc de Rosemont-Hill, nom du pays que j’allais habiter.

J’attendis à peine mon rétablissement pour voler dans les lieux où je devais trouver ma fille : ma fille ! il fallait dire ce mot bien bas ; mais mon cœur le répétait sans cesse.

Lorsque j’eus quitté Roche-Rill, j’éprouvai que le comble du désespoir ne peut absorber toutes les facultés d’une ame jeune et sensible ; je fus délicieusement émue en revoyant de riantes prairies, des eaux limpides, des fleurs cultivées. Au lieu de l’antique et délabré manoir où j’avais passé une année, je trouvai une maison moderne, meublée avec la plus élégante simplicité ; une bibliothèque nombreuse et choisie ; les jardins, la vue, tout était enchanteur à Rosemont-Hill. Mieux que tout cela, à deux pas de moi demeurait ma fille, ma chère Palmira ; comme la providence, je veillais sur elle d’une manière invisible ; et, lorsque je la rencontrais, sa jolie petite figure autorisait les tendres baisers que je lui donnais.

Mon intérieur était composé de mistriss Hovard, de Clara, qu’on avait obtenue du farouche Hirvan, (graces aux bienfaits d’Edward,) et du fidèle James Burlow, que j’avais fait venir à Rosemont-Hill, où peu de jours après mon arrivée je mariai ce couple amoureux.

Selon leur promesse, mon frère et sa femme vinrent me visiter au commencement de l’été. Anna allait devenir mère dans quelques mois, et mon cœur se gonflait de vanité lorsque je l’entendais souhaiter que son enfant ressemblât à ma fille.

La joie de les revoir fut cependant troublée ; Edward m’apprit que la cour l’avait nommé au gouvernement des Indes-Occidentales, vacante par la mort de milord Belmours ; place superbe, mais critique dans les circonstances politiques où l’on se trouvait. De l’or et de nouvelles grandeurs touchaient peu le désintéressé et modeste Edward ; mais sa famille le forçait d’accepter. Il partait donc incessamment, d’autant plus affligé, que la situation d’Anna ne permettait pas à celle-ci de le suivre ; mais la laissant bien décidée à l’aller rejoindre sitôt après ses couches. Mon frère, du ton de supplication le plus touchant, me conjura d’accompagner alors cette aimable femme : que le même jour, disait-il, me rende dans ces climats lointains, une épouse, une sœur, si chéries, et je croirai y retrouver ma patrie. Je me jetai dans ses bras.

Oh ! mon bon Edward, lui dis-je en lui montrant la petite chaumière que l’on appercevait à l’extrémité de la prairie, Palmira est là ; je ne puis vivre ailleurs. Il me serra la main, en me répondant : Remettons donc une si précieuse réunion à quelques années. J’abandonne l’Angleterre avec la plus grande répugnance, continua-t-il en soupirant, et j’accélérerai mon retour par tous les moyens possibles.

Ce grand voyage occasionnait tant de préparatifs, qu’il fut forcé de me quitter très-promptement. Quelques semaines après, il s’embarqua. Ce départ sembla être le signal de nouveaux malheurs pour tous les Sunderland. J’en sus les détails par l’affligé Akinson, qui de temps en temps venait me voir.

Il m’apprit que le cœur insensible du fier Mortymer s’était laissé toucher par les attraits d’une jeune fille d’une naissance honnête ; mais bien éloignée, dans l’opinion de son amant, de celle du fils d’un duc et pair. Mortymer était beau, même aimable quand il le voulait. Il fut aimé de miss Summer, qui le lui prouva avec trop d’abandon. Un frère, rempli d’honneur et de délicatesse, en fut instruit. Il vint trouver Mortymer, et lui dire : Vous seriez d’un rang supérieur encore, ou de la dernière classe de la société, que j’exigerais que vous épousassiez ma sœur.

Mortymer hésitait, partagé entre l’amour et l’ambition. Celle-ci l’emporta, et il abandonna la pauvre miss Summer ; mais aussi brave qu’inconsidéré, ne connaissant que les principes d’un honneur féroce, il répondit au cartel que lui envoya le jeune Summer, et reçut une dangereuse blessure, à laquelle il ne survécut que douze jours.

Peu d’heures avant son dernier soupir, il daigna songer à moi. Mon ami, dit-il à Akinson, l’amour est bien fatal dans notre famille. Priez cette pauvre Élisa de me pardonner ses douleurs ; si, comme elle, je n’avais été que tendre et sans ambition, il ne faudrait pas, bien jeune encore, renoncer à la vie. Dans ses égaremens, la triste Élisa peut intéresser ; et moi, moi, assassin, séducteur, je ne laisserai que des souvenirs d’horreur ! Oh ! ma sœur, j’osais te nommer la honte de notre nom : pardonne, douce et affligée créature ! Ah ! dites-lui bien, Akinson, que, si j’avais à vivre encore, je deviendrais pour elle un second Edward. Tes vœux furent exaucés, Mortymer, je te pardonnai ; je versai des larmes sur ton sort.

Milord et miladi Sunderland, au comble de l’affliction, crurent trouver quelque distraction en quittant l’Angleterre ; ils se rendirent en France, et de là en Italie.

Les regrets de l’amour n’excitèrent plus seuls ma mélancolie. La mort de Mortymer, l’éloignement d’Edward la redoublaient encore, ainsi que le délabrement de la santé de ma belle-sœur. Les suites de la naissance de sa fille lui avaient été funestes. On lui défendait d’entreprendre un long voyage d’outre-mer ; mais on lui ordonna l’air du midi. Elle alla rejoindre les parens de son mari, qui alors étaient à Nice.

Je n’eusse pu supporter un tel isolement sans ma chère Palmira ; plus elle avançait en âge, plus j’éprouvais le desir de l’avoir entièrement avec moi. Akinson me pria d’attendre, de patienter, et, à ma très-grande surprise, m’annonça la visite de la comtesse de Cramfort, celle de mes tantes qui m’avait autrefois le plus aimée. Son abord fut grave, mais non dépourvu d’affection. J’ai aussi prononcé votre exil, me dit-elle ; mais le temps, les événemens, affaiblissent et changent les résolutions : j’ai d’ailleurs la certitude qu’à Londres, l’on attribue simplement notre désunion à votre aversion pour sir Spinbrook ; et, à vous parler franchement, l’on vous excuse, et l’on nous blâme. Vous savez quelle tendresse vous m’inspirâtes dès votre enfance, je l’ai sentie renaître. Je vous avouerai aussi que j’ai essayé de fléchir lord et ladi Sunderland avant leur départ, mais votre mère est inflexible, et gouverne despotiquement son époux. Ils n’ont plus le droit de se mêler de vos actions, s’ils persistent dans leur abandon : revenez donc avec moi. Ladi Élisa, je ne puis vous engager à vous remarier ; mais la reine me dit dernièrement qu’elle voudrait vous avoir près d’elle : cette offre vous assure une existence. Il faut profiter de cette occasion avec le même empressement que j’ai mis à vous la proposer.

Je connaissais ma tante, et je ne me dissimulais pas que c’était au souvenir de la reine que je devais le sien. Je la remerciai ; je lui dis que le séjour des cours ne m’avait jamais éblouie dans ma première jeunesse, et que trois années de chagrin et de réflexions avaient éteint en moi tous les goûts brillans, illusoires ; que je n’en conservais que pour ma solitude. Je ne pouvais lui dire : Et pour Palmira. Mais, m’eût-on proposé la couronne royale, je l’aurais rejetée pour un des furtifs baisers que je donnais à ma fille.

Ma tante insista long-temps et vainement, comme on pense bien. Elle ne resta que deux jours, et me quitta très-froidement. Mes promenades solitaires, mes tristes souvenirs, une grande partie de mes heures consacrées aux arts et à l’étude, puisque je me promettais d’être un jour institutrice de Palmira, me firent écouler sans ennui plusieurs années à Rosemont-Hill. Ma belle-sœur revint d’Italie, où elle avait laissé milord et miladi Sunderland ; je la trouvai mieux portante. Elle se préparait à aller rejoindre son cher Edward, lorsque la nouvelle de fortes dénonciations contre lui la forcèrent de rester.

Mon frère, bon jusqu’à la faiblesse peut-être, avait commis quelques imprudences. Sa parfaite humanité l’avait entraîné à enfreindre des ordres du gouvernement anglais envers les nations avec lesquelles l’on était alors en guerre dans les Indes. Ses envieux, ses ennemis, avaient altéré, grossi les faits, en avaient même inventé quelques-uns, et les représentaient comme l’effet d’une corruption vénale, si éloignée du cœur de sir Edward. L’abominable Spinbrook père était à la tête de la cabale ; l’orage grossissait chaque jour. Mon frère fut mandé au parlement pour rendre compte de sa conduite. Certaine de son innocence, je ne doutais pas de sa justification ; mais sa tendre Anna, voyant de près les intrigues qui se tramaient, en conçut tant d’inquiétude, qu’elle retomba dans un état pire que celui qui précédemment avait fait craindre pour sa vie. Elle eut pourtant la satisfaction de revoir son mari, de le recommander à milord Alvimar son oncle ; puis, succombant à cette funeste maladie trop commune dans notre climat, l’aimable miladi Anna Sunderland mourut à vingt-trois ans, laissant des regrets à tous ceux qui avaient connu sa douceur et ses graces.

Edward s’occupa bien plus de la pleurer que de se défendre ; aussi, après un procès qui dura huit mois, fut-il dépouillé de ses places, de ses biens, et condamné à un bannissement perpétuel. Toute l’Angleterre, hors le parti qui l’avait proscrit, gémit de l’iniquité d’un tel jugement. La dernière fois que je le vis, il me dit qu’il voulait que l’on me confiât sa fille, âgée de près de quatre ans. Il chercha à me consoler en m’observant que, les passions qui avaient influencé sa condamnation s’amortissant par la suite, il ne désespérait pas de la révision de son procès. Il me fit sentir la nécessité de laisser ignorer à sa fille qu’elle était destinée, sans les malheurs de son père, à être une riche et noble héritière, de l’élever comme Palmira, et de faire naître en elles une affection de sœurs, en leur persuadant qu’elles l’étaient véritablement.

Les espérances et le courage d’Edward échouèrent cependant contre notre dernier adieu. Il abandonna son injuste patrie, changea de nom, et voyagea en Europe, sans avoir le dessein de se fixer nulle part.

Moi, je me retirai d’abord chez James Burlow et sa femme qui, depuis un an, avaient formé un petit établissement, qui prospérait, dans la ville la plus prochaine de Rosemont-Hill, qu’il fallait bien quitter, puisqu’il était compris dans la confiscation des biens. Akinson, toujours dévoué à ce qui porte le nom de Sunderland, me chercha un nouvel asile dans une province éloignée ; il le trouva sur les frontières d’Écosse, parmi des bonnes gens. Voulant y être inconnue, je pris le nom de madame Harville. Quelques infirmités de mistriss Hovard l’empêchèrent de me suivre. Elle resta chez les Burlow.

À vingt milles de Rosemont-Hill, Akinson remit dans mes bras, pour n’en jamais sortir, ma chère Palmira ; et, d’après les volontés de mon frère, le même jour, Simplicia me fut aussi confiée. Intéressantes créatures ! une si tendre enfance, leur ravissante figure, auraient obtenu la protection du plus simple étranger. Que l’on juge donc avec quel transport je reçus ce dépôt précieux ! Elles embellissent mon séjour d’Heurtal ; les soins que je leur donne adoucissent l’amertume de mes souvenirs, raniment ma languissante santé.

J’ai rompu toutes relations avec le monde ; un ami d’Akinson a soin de m’envoyer de la musique, des livres et des dessins nouveaux. Je reçois de temps à autre des nouvelles de mon frère. Il est actuellement en Danemark, avec Akinson, qui l’a rejoint sitôt après avoir terminé mes affaires. Ce fidèle ami a été curieux, m’a-t-il dit, d’avoir les annales de ma famille, et je lui fais parvenir cet écrit de ma main.

Ah ! si un jour Palmira le parcourt, que l’exemple, les malheurs frappans de sa mère, deviennent son préservatif contre les dangers d’un cœur trop tendre ! Vertu, honneur, probité, vous échouez contre l’écueil des passions. Puisse ton ame n’en être jamais atteinte, fille de l’infortuné Saint-Ange !


CHAPITRE X.




En finissant sa lecture, Palmira s’écria : ma mère m’a tout sacrifié ! Comme elle savait aimer ! avec quelle indifférence elle parle de son rang, de sa fortune ! Elle avait baisé le nom d’Edward, et frémissait encore de l’attentat de Mortymer : elle se rendit près d’Akinson, et l’embrassa, pénétrée de sa conduite pour tous les siens ; elle lui demanda avec empressement ce qu’étaient devenus le duc et la duchesse, et comment le père de Simplicia était rentré dans ses biens et ses droits de citoyen.

Akinson lui répondit que milord et miladi Sunderland, désespérés de la perte de leurs enfans, s’étaient fixés à Florence, où milord duc, bien plus âgé que sa femme, avait terminé sa carrière. Avant de mourir, ajouta Akinson, il me fit passer une somme considérable en diamans, avec ordre de les remettre à ladi Élisa. Mon testament punit l’enfant coupable, me mandait-il ; mais cet envoi allége mes inquiétudes paternelles sur l’avenir de cette infortunée, privée même de l’unique appui de son frère.

Palmira fut touchée de ce dernier acte de bonté ; il effaça à ses yeux la rigueur qui l’avait précédé. Akinson lui apprit encore que milord Spinbrook, ayant perdu tout le crédit dont il avait trop abusé, végétait dans ses terres ; que sa retraite avait comme anéanti les autres ennemis d’Edward.

D’ailleurs un gouverneur honnête homme, lui ayant succédé et s’étant assuré que toutes les accusations étaient fausses, avait travaillé secrètement à en acquérir des preuves : il s’écoula un laps de temps très-considérable, avant qu’il eût pu terminer ses recherches ; mais ayant enfin réussi, il en fit passer le résultat à milord Alvimar. Ce dernier, profitant de la chûte des Spinbrook, du changement du ministère, avoit obtenu la révision du procès qui, jugé alors par des hommes probes, que l’intrigue ne chercha pas à aveugler, réhabilita Edward dans ses biens, ses honneurs, aux acclamations du peuple, dont l’opinion lui avait toujours été favorable.

C’était l’augure d’un si heureux événement qu’Akinson était venu annoncer à Heurtal, lors de sa première visite. Le jugement rendu, milord ayant repris le titre et le nom de son père, était parti de suite pour venir embrasser une sœur mille fois plus chère encore, depuis qu’il connaissait l’heureux fruit de ses soins pour sa charmante fille. Sir Abel brûlant du desir de voir sa cousine, à qui il prévoyait bien aussi appartenir un jour par un titre plus doux, avait accompagné le nouveau duc de Sunderland.

La matinée était avancée quand Palmira fut rejoindre sa mère ; elle la trouva avec son frère, qu’elle salua avec affection et respect, après avoir embrassé tendrement ladi Élisa.

Chère Palmira, lui dit milord, réunissez vos instances aux miennes, pour déterminer ma sœur à venir habiter ma maison de Londres : elle consent seulement à s’en rapprocher : insistons pour qu’elle accorde la grace entière.

L’idée de Londres, du monde, avait fait briller les yeux de Palmira : la mère s’en apperçut, et sourit en disant : Je vois bien qu’il faudra céder. La joie de ne pas me séparer de Simplicia a d’abord charmé mon cœur, reprit Palmira ; mais sous quel aspect vais-je être considérée, si de malignes conjectures, si le mépris doivent m’atteindre un jour ?… Ah ! laissez-moi dans ma retraite profonde.

Milord Sunderland fut un peu étonné de cette réflexion, qui fit soupirer sa sœur, et il s’empressa de répondre à Palmira que, si elle ne pouvait se vanter hautement d’être la fille de la plus aimable des femmes, elle devait du moins se persuader qu’elle serait présentée comme un objet digne d’inspirer le respect. Ma chère Anna, continua-t-il, avait des parens en Écosse ; on le sait à Londres, sans connaître précisément leur nom. Nous dirons qu’Élisa s’est liée intimement avec eux dans le voyage qu’elle a fait dans ce royaume, et s’est chargée d’une de leurs filles, qui a été élevée avec sa cousine, portant le nom de miss Harville ; y joignant la protection de ma sœur et ma tendre affection, ne craignez pas que votre noble fierté soit exposée à de malignes conjectures et au mépris.

Simplicia parut dans ce moment : Hé bien, mon père, demanda-t-elle vivement, viendront-elles avec nous ? — Oui, mon amour, et pour toujours. — Pour toujours ! Oh ! ma tante, s’écria-t-elle avec une expression de bonheur, que je vous en remercie ! Daignez me continuer dans le monde ces soins touchans que j’ai reçus de vous ; guidez ma jeunesse, dirigez mes démarches, afin qu’on dise de moi un jour : Qui peut s’étonner de la voir intéressante, irréprochable ? elle fut l’élève de ladi Élisa.

Cette journée se passa d’une manière délicieuse ; la joie de l’intérieur se répandit au dehors ; et, grace aux largesses de milord Sunderland, de long-temps la misère n’approcha des habitans d’Heurtal, même lorsqu’ils furent privés de la bienfaisante présence de la famille d’Harville.

Une semaine s’écoula ; personne ne demandait de retourner à Londres. Sir Abel ne quittait pas ses belles cousines ; il les nommait ainsi toutes deux, disant que Palmira étant d’Écosse, de la famille de feu ladi Anna, indubitablement elle était de la sienne : il les suivit dans leurs courses champêtres, voulant, malgré la glace et les neiges, prendre idée des beautés pittoresques du pays. Il joignait son talent au leur dans les concerts qui occupaient une partie des soirées, et riait, folâtrait avec la gaie Simplicia. La gravité de Palmira lui en imposait davantage, à ce qu’il paraissait ; mais il n’en était pas moins aimable pour elle.

Une lettre de milord Alvimar fit enfin penser qu’il fallait partir : on offrit au ministre Orthon d’abandonner ces sauvages contrées, pour la cure de Sunderland qui valait dix fois plus ; ce qu’il accepta avec une vive reconnaissance, et tous les habitans de la Maison-Blanche, même le bon Jacques et la vieille Marie, la quittèrent pour toujours.


CHAPITRE XI.




Le bonheur est un si excellent cordial, que la santé de ladi Élisa, allant incomparablement mieux, soutint la route à merveille ; mais, en entrant dans Londres, elle se sentit fortement émue. Charme de la jeunesse, s’écria-t-elle, paix d’une ame sans passion et sans reproches, tendresse de mes parens, je jouissais de tous ces biens, lorsque je quittai cette ville superbe ! et maintenant nul de ses avantages n’existe pour moi ! Milord, Simplicia et Palmira, saisirent ses mains, et les baisèrent cent fois. Elle les considéra alors, et reprit : mais j’y vois d’autres trésors bien précieux aussi.

Ils descendirent tous à l’hôtel de Sunderland ; ils y trouvèrent milord Alvimar et sa fille Mathilde, âgée de vingt-deux ans ; une nombreuse livrée, la richesse des appartemens, éblouirent intérieurement un peu nos deux jeunes solitaires ; mais leur ton, leur maintien, étaient aussi excellens que si elles avaient toujours vécu dans le plus grand monde.

La soirée se prolongea fort avant dans la nuit. Avant de se séparer, Simplicia, Mathilde et Palmira, s’étaient déjà juré confiance et amitié. En retournant chez elle avec son père et son frère, ladi Mathilde ne parlait que de ses nouvelles amies. Qu’elles sont belles, intéressantes ! disait-elle ; oh ! mon cher Abel, que vous serez heureux !… Simplicia est si bonne, si jolie !

Oui, répétait Abel, bien bonne, bien jolie ! Si j’étais homme, continuait Mathilde, je serais fou de Palmira. Quels traits réguliers ! quelle taille parfaite ! Et ce maintien un peu fier ! et cet organe touchant ! Oh ! c’est une séduisante créature, en vérité ! Abel ne répondit rien. Lord Alvimar assura en riant que leurs charmes naturels l’emporteraient sur ceux de plus d’une coquette à la mode. Je crois, dit Mathilde, que je pardonnerais la désertion de quelques-uns de mes captifs qui se rallieraient aux chars de Simplicia et de sa compagne. Aussi, répondit Abel, avec un sérieux affecté, qui pourra jamais accuser ma sœur de coquetterie ?

Pendant que l’on s’occupait d’elles, Simplicia, paisible et heureuse, sommeillait déjà ; et Palmira, encore près de sa mère, lui disait avec enthousiasme : Le monde est plus parfait que je ne le pensais ; je n’ai encore vu que des êtres vertueux et aimables comme vous, ma mère. Cette citation seule fait l’éloge de l’humanité. L’excellent lord Sunderland… la famille Alvimar, dont le père me paraît un si digne homme… et ladi Mathilde, quelle grace, quelle aisance ! — Chère Palmira, transporte-toi toujours ainsi pour ce qui est bien ; mais ne te décourage pas lorsque tu rencontreras des caractères bien différens de ceux que tu viens de nommer. Allons, reposons-nous, et que demain ma petite Écossaise soit dans un de ses beaux jours. Une partie de ma famille dîne ici, et je veux qu’elle trouve aimable ma bien aimée pupille.

La matinée de ce jour se passa très-agréablement. Palmira y déploya plus de gaieté qu’elle n’en avait fait encore paraître, ce qui charmait sa mère. Ce caractère un peu farouche, pensa-t-elle, s’adoucira, je le vois bien, par la dissipation. La solitude conduit à l’âcreté les ames d’une trempe forte et fière. Ladi Élisa para ses deux élèves, ne songea qu’au début, au succès qu’elles allaient avoir, ce qui réussit à la distraire de l’idée pénible de reparaître dans une famille qui autrefois l’avait rejetée de son sein.

La comtesse douairière de Cramfort, et miladi Arabel sa belle-fille, arrivèrent les premières. La comtesse serra dans ses bras ladi Élisa, qu’elle nomma son ancienne favorite, caressa beaucoup Simplicia, répéta qu’elle était charmante, mieux encore que sa mère, mais lui ressemblant prodigieusement. Miladi Arabel sortit de son caractère dédaigneux, exalta sa jeune cousine, en regardant Palmira à la dérobée.

Dans ce moment arriva le reste des convives, composé de femmes au maintien orgueilleux, et d’hommes décorés des ordres les plus illustres. Les complimens et les démonstrations recommencèrent pour ladi Élisa et pour sa nièce.

Milord duc de Sunderland fut prendre Palmira par la main, et la présenta au cercle, avec ces expressions : Voilà, mesdames, miss Harville, parente de feu miladi Sunderland. Ces titres et ses qualités personnelles lui donnent des droits à votre amitié ; ma sœur s’est plue à l’en combler. J’ose espérer de vous la même bonté, quand vous connaîtrez notre aimable Écossaise.

On salua Palmira avec civilité. Les hommes dirent entre eux qu’elle était belle comme un ange. Les femmes lui parlèrent peu, mais s’en occupèrent tacitement beaucoup. La vieille comtesse de Cramfort se mit pourtant à lui faire de nombreuses questions. Elle s’informa sur-tout de quel côté elle appartenait aux Belmours, présumant que c’était par la mère d’Anna, qui pourtant ne s’appelait pas Harville ; mais que son aïeule Judith Makinson s’était effectivement mariée à un lord écossais qui avait eu plusieurs filles, dont l’une probablement avait épousé un Harville. Ladi Élisa se chargea de répondre ; et sa présence d’esprit fut très-utile à l’embarras de Palmira.

Celle-ci était la seule à ne pas s’appercevoir des louanges que lui prodiguait le comte de Cramfort, un des plus mauvais sujets de Londres. Sa femme, la jalouse Arabel, s’en vengea par l’impertinence de ses manières avec la pauvre Palmira. Le dîner fut cérémonieux et ennuyeux.

Lorsqu’il fut fini, Simplicia chanta, et on l’applaudit avec transport, tandis qu’on affecta la plus grande distraction pour l’exécution brillante de Palmira sur le piano. Elle s’en apperçut, ne joua que le premier morceau d’une ravissante symphonie d’Haydin, et sortit du salon. Elle entra machinalement dans une galerie de tableaux qui en était voisine.

Non, pensa-t-elle, tout le monde n’est pas aimable et bon comme je le disais hier soir. Que l’on admire Simplicia, ho ! elle le mérite bien ; mais quelle nuance on se plaît à mettre entre ladi Sunderland et une simple Écossaise.

Elle regardait les portraits de tous ses aïeux, placés dans cet appartement. Elle y voyait sa mère, resplendissante de jeunesse et de beauté. Un peu plus loin, la femme d’Edward, figure charmante qu’elle se plaisait à contempler. Simplicia ornera aussi cette galerie, se dit-elle ; là, près de sa mère ; et moi, rejeton inconnu, dédaigné… Elle tomba dans de douloureuses réflexions. Elle en sortit, étant frappée du portrait de son oncle Mortymer, qu’elle devina à sa belle figure, à son regard fier. L’assassin de son père lui faisait horreur ; elle allait fuir, quand sir Abel, voyant la porte de la galerie ouverte, y entra.

Comment, lui dit-il, vous quittez un cercle si brillant, pour cette collection d’êtres inanimés ? J’y retourne bien vîte, répondit-elle, si je dois y trouver ladi Mathilde. — Elle n’a pas voulu venir, sa gaieté s’accorde mal du sérieux d’une telle journée. — Fatigante, en vérité : quelque autre de cette espèce me ferait penser à mes rochers d’Heurtal. — Avez-vous besoin d’ennui, miss Harville, pour vous ramener à de tels souvenirs ? Moi, je me les rappellerai dans les heures les plus douces de ma vie.

Palmira, embarrassée, sans trop savoir pourquoi, quitta la galerie pour reparaître dans le salon, où sir Abel la rejoignit bientôt. Ce dernier, regardé presque publiquement comme l’époux de Simplicia, fut accueilli avec beaucoup d’égards. Il égaya et anima le cercle ; et Palmira trouva la fin de la journée moins désagréable que n’en avait été le commencement.

En partant, miladi Arabel fit des invitations pour aller le lendemain chez elle ; et, engageant individuellement, elle eut l’impertinence de ne pas prier Palmira. Cette petite Écossaise me déplaît à la mort ; je ne veux pas la recevoir, répondit-elle à sa belle-mère, qui lui avait fait observer qu’elle était inséparable de Simplicia.

Quand les personnages indifférens furent partis, Élisa dit à ses amis : Demain, je crois que je serai malade ; ainsi, Simplicia, il faut que vous vous résigniez à paraître sans moi. Ah ! Madame, reprit Palmira, l’oubli affecté que l’on vient de me faire essuyer ne doit pas priver ma cousine du plaisir de votre présence.

N’attribuez le procédé de miladi Arabel, interrompit lord Sunderland, qu’à son extravagante jalousie. Son mari, dont au reste les louanges sont peu flatteuses, vous les a prodiguées d’une manière à la désespérer, et à lui faire oublier toute bienséance à votre égard.

Simplicia, par ses caresses, chercha à effacer cette mortification de l’esprit de sa cousine. Le cœur d’Élisa en était plus touché encore. Ainsi la mère et la fille, l’une par tendresse, l’autre par un sentiment de fierté, non déplacée dans cette occasion, passèrent une nuit moins douce que la précédente.


CHAPITRE XII.




Le lendemain matin Mathilde arriva au déjeûner. Je viens enlever miss Harville, dit-elle, si elle n’a pas de plus agréables projets. J’espère que l’on voudra bien me la confier. Ladi Élisa sut bon gré à Mathilde de sa demande, qu’elle lui accorda avec grace, et elle se décida alors à accompagner sa nièce.

Je vous souhaite beaucoup de plaisir, leur dit Mathilde ; si miladi Arabel est dans ses lueurs de bon sens, je vous promets qu’elle n’aura qu’un attaque de nerfs, deux scènes de fureur avec son mari, et puis la plus intéressante langueur du monde. Tandis qu’elle plaisantait ainsi, Palmira pensait qu’Abel avait communiqué à sa sœur la sottise de miladi Arabel, et qu’il l’avait invitée à la venir chercher. Elle n’en fut pas moins reconnaissante de la bonté affectueuse que Mathilde eut avec elle. Dépêchons-nous, lui dit celle-ci ; relevez vos cheveux, mettez un grand chapeau, et partons : j’ai bien des courses à faire ; et, en faveur de ma belle compagne, milord ne me grondera pas, je le parie, d’avoir excédé son précieux attelage alézan.

Elles coururent toute la matinée. En entrant à l’hôtel d’Alvimar, Palmira fut reçue à merveille par le père de Mathilde. Cet homme, instruit, aimable, fut étonné des lumières de cette jeune personne ; et il lui fallut d’importantes affaires pour quitter ces deux convives.

Quand elles furent seules, Mathilde s’écria : Ma chère, faisons une étourderie ! — Bon Dieu, quelle idée ! — Mais, voyez comme elle serait agréable ! Marchesi chante aujourd’hui ; cachées par nos chapeaux, sous la garde de mistriss Riwers, ma vénérable gouvernante, allons à l’opéra. Confondues dans la foule, placées dans un coin obscur du parquet, qui nous reconnaîtra ?

Palmira mourait d’envie de voir l’opéra ; elle fit cependant une légère opposition à ce projet, puis elle accepta. Elles se mirent dans l’endroit le moins visible. L’assemblée était brillante ; toutes les loges étaient remplies, excepté deux, à côté l’une de l’autre. L’ouverture commence, le cœur de Palmira palpite de plaisir. Le premier acte la ravit, l’enlève. Charmes des beaux arts, que vous êtes puissans sur une ame neuve et sensible ! Mathilde se plaisait dans la jouissance de son amie, et ne chercha pas à l’en distraire ; mais, dans l’entr’acte, elle lui montra que les loges vides qu’elles avaient remarquées étaient occupées, l’une par ladi Élisa, Simplicia et Arabel de Cramfort, sir Abel, et milord Sunderland ; celle d’à-côté, par des personnes de la même société.

Tous les regards étaient fixés sur ladi Simplicia ; sa parure élégante faisait briller d’un nouvel éclat sa jolie figure, ses graces naturelles. Tous les hommes enviaient le bonheur d’Abel. Palmira, comme les autres, admirait sa cousine. Elle fut frappée un instant de la rêverie profonde où était tombé Abel ; mais bientôt elle l’en vit sortir et causer assez gaiement avec Simplicia.

Deux hommes d’un certain âge étaient placés devant Palmira et Mathilde. Celle-ci en connut un pour être le baronnet Grenville. Ces messieurs s’occupaient aussi des objets qui avaient attiré l’attention générale. Voilà, en vérité, disait le baronnet Grenville, près de dix-huit ans que je n’avais vu ladi Élisa Sunderland, et je remets parfaitement ses beaux traits, sa céleste tournure. C’est une résurrection, répondit l’autre personnage ; on ne savait ce qu’elle était devenue. — La mort de son frère aîné, la proscription de l’autre, les soins qu’elle a donnés à sa nièce, l’avaient tenue ensevelie à quatre-vingts milles de Londres. — Bon Grenville, elle avait disparu long-temps avant ces événemens. On avait voulu la marier à cet imbécille de Spinbrook : elle résista ; ce qui la brouilla avec sa famille. Il courut même alors un certain bruit que la belle Sunderland avait livré son cœur à de basses et indignes affections. (Palmira, qui avait écouté en entendant prononcer le nom de sa mère, tressaillit à cette dure expression.) Mais tu sais comme elle était généralement aimée, et cette calomnie n’eut aucune suite.

Mathilde, qui n’avait rien entendu, fut infiniment surprise de l’air sombre qui tout-à-coup s’était emparé de sa compagne, et que rien ne dissipait. L’enthousiasme, l’admiration qui animaient les spectateurs, n’avaient aucune prise sur elle. En jetant un regard sur la loge de sa cousine, elle voyait milord Sunderland ivre de joie des succès de sa fille : Heureuse Simplicia ! se disait-elle, elle est la gloire de son père ; ils font mutuellement leurs délices ! et moi, privée du mien, je ne puis publiquement célébrer sa mémoire. Ah ! sa mort, je le vois bien, ne sera pas la seule punition de l’égarement de sa passion ; la vie de sa fille fera l’expiation entière.

Tandis qu’elle s’attristait ainsi, sir Abel les reconnut, elle et Mathilde ; jugeant qu’elles voulaient garder l’incognito, il ne les découvrit pas à sa société ; mais, entre le second et le troisième acte il fut les rejoindre. Frappé de l’abattement de Palmira, il lui demanda si elle se trouvait indisposée. Je ne suis pas bien, répondit-elle ; et il faut être bien malade pour s’en appercevoir ici.

Mathilde lui conseilla de prendre l’air. Mon frère, ajouta-t-elle, peut bien quelques minutes se tenir éloigné de ces dames ; il restera près de vous, et moi je veillerai à votre place avec mistriss Riwers. Palmira y consentit, sentant qu’elle en avait véritablement besoin.

Sir Abel la conduisit sur un balcon attenant à la salle. Je vous remercie de vos soins, lui dit-elle ; j’en éprouve déjà d’heureux effets ; je me trouve beaucoup mieux. — Puissent-ils toujours vous être salutaires et agréables ! Croyez, miss, que c’est une des plus douces espérances du sort qui m’est réservé. Palmira, confondue de la vivacité avec laquelle il avait prononcé ces paroles, répondit : Vous êtes bien bon, réellement trop bon, de prendre tant d’intérêt à l’amie de ladi Simplicia. — Cet intérêt, comme il fut prompt, comme il parvint à son comble du premier instant que je vous vis à Heurtal, si touchante, si belle ! Ô Palmira ! mes yeux, tout mon être enfin étaient fixés sur vous. Dans le délire d’une joie générale, on ne s’appercevait pas que vous étiez environnée des ombres de la mort ; mes heureux bras vous reçurent. Hé ! qui suis-je ? grand Dieu ! vous écriâtes-vous avec un accent si déchirant. Miss Harville, vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel ; et, comme effrayé de ce qu’il venait de dire, il ajouta : Et pour tous ceux sans doute qui vous entouraient.

Ces derniers mots permirent à Palmira de répondre. Le ton fier qu’elle prit sut cacher le trouble inexprimable que lui causa cet élan passionné ; elle lui dit donc qu’elle n’avait qu’à se louer, en général, de la sensibilité qu’elle avait inspirée dans ce jour mémorable, et elle demanda à retourner près de Mathilde. Quoi ! déjà ? dit Abel. Elle feignit de ne pas l’entendre ; il lui offrit son bras ; elle le remercia avec une politesse froide. Il l’accompagna jusqu’auprès de sa sœur, et la salua.

Ma chère, dit Mathilde, ma recette n’a pas réussi : vous êtes pâle comme un lys. Je suis mieux cependant, répondit Palmira. La première, satisfaite de cette assurance, écouta l’opéra. Pour Palmira, son imagination lui retraçait sans cesse ces mots : Vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel. Cela lui rappelait mille traits sur lesquels elle n’avait pas osé s’appesantir, et qui ne confirmaient que trop ces expressions. L’époux futur de Simplicia me parler ainsi ! quelle indignité ! pensait-elle ; il trompe donc l’une ou l’autre, peut-être toutes les deux. Cette conduite ne mérite que mon mépris et ma haine.

Ah ! réflechissait-elle ensuite, presque sans le vouloir, si mon rang, mes biens égalaient les siens, ce n’est pas l’amour qui a formé son projet d’union avec Simplicia ; c’est la reconnaissance, les convenances, et elles lui eussent permis de choisir entre la fille et la nièce d’Edward. Elle voulut suspendre cette idée qui lui parut coupable ; mais elle y revint plus d’une fois.

L’opéra fini, les deux miss sortirent promptement afin de n’être pas vues. Mathilde ramena Palmira, en la priant de lui consacrer le plus de temps qu’il lui serait possible. Personne n’était encore rentré à Gros-Venor-Square. Palmira, que tant d’agitations diverses avaient abattue, se coucha sans attendre ses amies. Elle rêvait à Simplicia, peut-être à Abel, lorsqu’elle fut réveillée par la voix de sa cousine : Pardon, ma chère, lui dit celle-ci, si je trouble votre repos ! Mais comment finir la journée sans venir vous embrasser ! Ô Palmira ! si j’avais joui de votre présence, quel surcroît de plaisir ! Il faut vous dire, continua-t-elle en riant et en s’asseyant sur le lit, que j’ai eu de grands succès. Le charme de la nouveauté me paraît bien puissant à Londres. Je n’attribue qu’à lui les éloges que l’on me prodigue ; et à l’opéra, vraiment j’étais honteuse de toutes ces lorgnettes tournées vers moi. Croiriez-vous que sir Abel ne m’a presque pas quittée ? Et cachant son visage dans le sein de Palmira, elle dit bien bas : Il est charmant sir Abel. Se relevant, les joues plus colorées qu’à l’ordinaire, elle ajouta : Je le crois parfois mélancolique ; cela m’a frappée depuis quelques jours : mais, devenu mon mari, il faudra bien qu’il soit gai comme sa Simplicia.

Qui pourrait jamais être aimable comme elle, reprit miss Harville ? — Ô cousine ! vous êtes trop indulgente ; j’ai cependant un terrible défaut. — Un terrible défaut, mon Dieu ! — Oui, je n’ai pas la plus légère gravité, et, à quinze ans et demi, cela me donne souvent l’air d’un enfant. Je vois bien que sir Abel me considère ainsi ; ce qui me fâche quand j’y réflechis, et me fait desirer votre taille élevée et la dignité de votre maintien. J’ai dans l’idée que, si je vous ressemblais, je plairais davantage à sir Abel. — Il faudrait être stupide et insensé pour souhaiter quelque changement en vous : tant de bonté, de grace, de talent, même de raison pour votre âge ! Vous serez heureuse, chère Simplicia, et vous le méritez bien. — Vraiment, je l’espère : des parens si tendres, un époux que j’aimerai bien, vivre toujours avec ma sœur de cœur, ah ! le bonheur se fixera près de nous… Vos yeux se remplissent de larmes, ma bien aimée, quand je parle de bonheur ; n’y croiriez-vous pas ? Adoptez mes doux pressentimens.

Ils ne peuvent se réaliser pour moi, reprit Palmira en sanglotant. Simplicia couvrait d’affectueux baisers le front de son amie, tandis qu’elle sentait ses pleurs ruisseler sur ses joues. Elle se remit cependant, et assura Simplicia qu’elle s’efforcerait le lendemain d’être à l’unisson de son agréable humeur.

Simplicia s’en alla moins radieuse qu’elle n’était arrivée. Palmira lui était si chère, que ses souffrances, réelles ou imaginaires, l’affectaient beaucoup. Elle est fière, se disait-elle, un peu ambitieuse ; je voudrais pouvoir lui céder mon nom, ma fortune ; et moi, je serais toujours assez riche avec mon père, ma tante, et sir Abel.


Fin du tome premier.




CHAPITRE XIII.




Pour se dédommager des privations de la veille, Palmira se rendit de fort bonne heure chez sa mère, qui la reçut avec le même transport qu’elle eût pu éprouver après une longue absence ; elle lui parla de ses ennuis du jour précédent, que les succès de Simplicia avaient seuls rendus supportables, et elle demanda à Palmira comment s’étaient écoulés ses instans. Celle-ci lui conta ses courses du matin, l’excellente réception de milord Almivar, ensuite la tentation de Mathilde de commettre une étourderie, telle que d’aller seules à l’opéra avec une simple gouvernante ; ce qu’elles avaient effectué.

Ladi Élisa l’en gronda doucement. Ne vous permettez jamais, mon enfant, lui dit-elle, ces petites démarches inconsidérées : l’état assuré de ladi Mathilde les rend moins graves pour elle ; mais, afin que miss Harville inspire le respect, il faut qu’elle le commande par une conduite exempte de la plus légère étourderie. Ah ! pensa Palmira, j’ai été assez punie de celle-ci, par tout ce qui s’est passé à ce fatal opéra.

Elles furent interrompues par milord Sunderland. Ce bon père se mit à parler de sa fille avec ravissement, et interrogea Palmira, pour savoir si la jeune ladi s’entretenait quelquefois d’Abel. Palmira répondit : — Assez fréquemment ; et toujours avec intérêt. — Ah ! tant mieux, Alvimar me presse de conclure ; mais Simplicia est à peine sortie de l’enfance, et je veux décidément attendre ses dix-huit ans accomplis.

Vous avez raison, mon cher Edward, reprit ladi Élisa, cela laisse le temps de perfectionner l’éducation de ma nièce, et ce sera une femme accomplie que nous donnerons à l’aimable Abel. Je ne vois d’ailleurs nul inconvénient à ce retard ; dans l’opinion publique, ils sont déjà époux : ce qui les préservera, elle, des démarches que beaucoup d’hommes pourraient entreprendre pour lui plaire ; et Abel, certain qu’elle doit être son bien, ne concevra aucun desir, aucun sentiment dont elle ne soit l’objet. Je le souhaite sincèrement, s’écrie Palmira, non sans émotion.

Dans ce moment survint une invitation d’aller passer la soirée chez milord Alvimar. Miss Harville y était désignée : tout le monde accepta.

Nombre de visites à Gros-Venor-Square dérangèrent, cette matinée, les études de Simplicia ; mais Palmira se livra avec ardeur aux siennes, y retrouva de la sérénité, même un peu de gaieté ; et, quand elle arriva chez milord Alvimar, elle était contente autant que belle. Mathilde était déjà entourée de ses amans infortunés, ainsi qu’elle les appelait : elle vola au devant de ces dames, les priant d’agréer les regrets de son frère, qui avait été forcé d’aller à Kesengton, pour rendre un service important, ce qui le ferait revenir fort tard. Mais je le verrai toujours aujourd’hui ? demanda avec vivacité l’ingénue Simplicia. Sir Abel arrivant de meilleure heure qu’il ne l’avait espéré, sa présence excita le plaisir que donne toujours celle d’un homme aimable ; mais Palmira lui rendit son salut avec une froideur méprisante, qui le décontenança entièrement. Il lui adressa la parole plusieurs fois ; elle feignit de ne pas l’entendre. Lorsqu’on se mit à jouer, il se fit un mouvement général dans le salon. Palmira fut seule un instant près de la cheminée ; Abel s’en approcha, et lui lança un regard très-marqué ; mais il exprimait tant d’affliction, que Palmira baissa les yeux pour ne pas laisser paraître qu’elle éprouvait alors plus de trouble que de courroux.

Abel lui dit enfin : Cruelle indifférence ! qu’elle est pénible à supporter ! — Pouvez-vous vous plaindre du seul sentiment qui doit régner entre nous ? — Une fois cependant, en présence de ladi Élisa, vous m’assurâtes de votre amitié. — Sir Abel n’avait rien fait alors pour perdre mon estime ; et elle le laissa pour aller se placer près de ladi Mathilde, qu’elle écouta attentivement, puis elle lui dit tout bas : Que vous êtes aimable avec vos infortunés ! que seriez-vous donc avec celui à qui vous donnez un titre plus doux ? Celui-là, répondit Mathilde, est maintenant absent, et je profite, pour quelque temps encore, de mes droits d’indépendance et de coquetterie ; car nous sommes de pauvres oiseaux qui, une fois mis en cage, perdent tout le brillant de leur ramage.

Effectivement Mathilde devait épouser milord D… à son retour d’Espagne, où il avait accompagné son père, ambassadeur de la cour d’Angleterre. Ce mariage plaisait aux enfans autant qu’il convenait aux deux familles. Mathilde et Palmira causaient encore ensemble, lorsqu’on annonça une dame française et son fils, munis de lettres de recommandation pour milord Alvimar : ils s’étaient présentés le matin chez lui, où ils avaient été invités pour le soir même.

La mère était la femme du plus riche armateur du Havre. Quelques réclamations sur la prise considérable d’un vaisseau neutre l’amenaient à Londres : sa tournure, sa mise, annonçaient l’éclat de l’opulence ; mais un son de voix désagréable, un ton qui décelait quelquefois de la hauteur, et ensuite de la trivialité, prévenaient peu en sa faveur.

Mais son fils, le jeune Charles de Mircour, méritait plus d’intérêt : sa taille était avantageuse ; sa figure, sans être régulière, plaisait par une expression de bonté, de vivacité ; et ses manières ouvertes commandaient la prompte bienveillance que lui même ressentait facilement.

À souper on plaça madame de Mircour entre le maître de la maison et ladi Élisa. M. de Mircour était près de Palmira, et le feu qu’il mettait à l’entretenir prouvait assez qu’il s’y trouvait parfaitement bien. Sir Abel s’en apperçut, et frémit de l’inquiétude dévorante où le plongea cette observation : Elle parle, elle sourit à ce jeune Français, se dit-il ; hélas ! elle me préférera donc la nature entière. Ah ! oublions cette fière beauté, et occupons-nous uniquement de cette aimable enfant. Alors il causa avec Simplicia.

À la fin du repas, un des convives interpellant ladi Élisa, à l’appui d’un fait qu’il rapportait, l’appela par son nom de famille. Comment, miladi, s’écria madame de Mircour, seriez-vous parente du duc de Sunderland ? — J’ai l’honneur d’être sa fille, madame. — Vous avez donc connu mon frère, M. de Saint-Ange ?

Ladi Élisa pâlit, se troubla. Dix-huit années s’étaient écoulées depuis la perte de cet objet chéri ; mais elle éprouva dans ce moment qu’il conservait toujours la même puissance sur son cœur. — Oui, je l’ai connu, répondit-elle, et vous voyez ici deux de ses élèves, à qui sa mémoire est bien chère. — Ah ! madame, c’était un homme de mérite, bon gentilhomme, je vous, assure, d’une des plus anciennes noblesses de Normandie, ruinée, il est vrai, puisque j’ai été réduite à épouser un négociant, dont les cent mille écus de rente ne m’auraient pas ébloui néanmoins, si mon père ne m’eût forcée à lui donner ma main. Pour le pauvre Saint-Ange, ne pouvant se soutenir au service, il fut obligé de profiter de son excellente éducation, et d’accepter la place de gouverneur des enfans de milord duc de Sunderland. Vous vous en souvenez encore, madame ; voici pourtant bien des années qu’il est mort.

Je ne l’oublierai jamais, repartit Élisa avec l’accent de la douleur. — Il était bien intéressant, sans être exempt pourtant de singularité. Il affichait des principes d’égalité ; un roturier, un bâtard, un homme flétri par la condamnation d’un parent, ne lui inspiraient pas le moindre préjugé.

Il nous communiqua des idées si naturelles, reprit avec humeur ladi Élisa ; mais elle s’adoucit en songeant qu’elle parlait à la sœur de Saint-Ange, bien qu’elle lui ressemblât si peu, et lui demanda comment elle avait été instruite de sa fin prématurée. — Par un de ses amis, miladi ; l’intendant, je crois, de votre maison, qui nous écrivit quand il succomba à la maladie qui le consumait depuis long-temps. On nous fit parvenir très-scrupuleusement tous ses effets. Il a péri bien jeune ; ce climat lui a été fatal.

Vous avez raison, dit ladi Élisa avec un profond soupir. Dans ce moment on sortit de table, et elle présenta madame de Mircour et son fils à son frère, qui les accueillit avec une extrême sensibilité : Étrangers à Londres, leur dit-il, n’ayant pas votre maison, acceptez la nôtre ; venez demeurer chez les anciens amis de Saint-Ange, ils doivent devenir les vôtres.

Élisa fut touchée de cet obligeant procédé. Oh ! mon Edward, pensait-elle, nul être au monde n’est bon comme toi ; et, se joignant à lui, elle pressa aussi madame de Mircour, qui finit par promettre d’aller le lendemain même habiter Gros-Venor-Square. La délicate Élisa, se sentant un peu incommodée de la vive émotion qu’elle venait de ressentir, se retira de bonne heure. Lorsqu’elle fut montée dans sa voiture, elle exprima à milord Sunderland toute sa joie et sa reconnaissance de ce qu’il lui procurait la satisfaction de se lier entièrement avec une sœur de Saint-Ange. Elle recommanda à sa fille beaucoup d’égards et d’attentions pour cette dame. On ne doit rien lui révéler, continua-t-elle, que nous n’ayons une plus ample connaissance de son caractère. Mais, ma chère Palmira, il faut la disposer en notre faveur par de bons procédés, et vous efforcer de lui inspirer de l’amitié. Comment, mes enfans, avez-vous trouvé son fils ? D’une figure bien intéressante, dit Simplicia. Ces Français, répliqua Palmira, avec quel feu ils s’expriment, et comme ils paraissent sentir !

Ladi Élisa sourit, et sûrement fut de l’avis de sa fille. Elle se livra toute la nuit à une foule d’idées et de projets. Sa Palmira avait paru faire une vive impression sur le jeune Mircour. Ah ! si cette impression pouvait aller jusqu’à son cœur, et si lui-même réussissait à plaire ! Quel bonheur pour elle de voir sa fille occuper une place dans la famille de son père, et un état non équivoque dans la société ! L’imagination d’une mère est comme celle d’un amant ; rien ne lui paraît impossible de ce qu’elle desire fortement : ainsi, nul obstacle ne se présentait à ladi Élisa.

À peine réveillée, elle fit venir M. Akinson, et lui conta sa rencontre de la veille ; il se rappela très-bien que Saint-Ange avait souvent plaisanté sur le chagrin que ressentait une de ses sœurs, d’avoir mésallié ses nobles quatre cents livres de rente avec les millions roturiers d’un négociant. Mais, le ridicule à part, ajouta Akinson, elle a bien des droits sur nous ; et soyez persuadée, madame, qu’elle remerciera son précieux nom de Saint-Ange, qui lui acquiert le dévouement de toute cette maison.

Miss Harville, renfermée dans son cabinet d’étude, s’occupait à peindre un petit tableau de sa composition, représentant Daphné poursuivie par Apollon. Elle venait de finir la figure de sa divinité, lorsqu’elle s’apperçut qu’elle ressemblait prodigieusement à sir Abel. Le pinceau lui tomba des mains ; elle se les appuya contre le visage, cherchant à se dérober sa confusion. Bientôt elle se persuada que les effets de la haine étaient les mêmes que ceux de l’amour ; car sir Abel l’ayant outragée, s’étant rendu coupable envers sa chère Simplicia, elle ne pouvait que le détester, et cependant son image la suivait par-tout. Si elle joue du piano, c’est la sonate favorite d’Abel ; si elle chante, elle fait les mêmes agrémens que lui ; si elle peint, ce sont ses traits. Ces réflexions excitèrent sa colère contre Abel, elle, et tout l’univers ; et, ressaisissant son pinceau, elle effaça son Apollon.

Dans cet instant, on vint la prier de passer chez Élisa. Elle y trouva du monde, entre autres, madame de Mircour et son fils. Sa mère la présente à ces derniers, en disant : Voici mon élève, l’enfant d’adoption de mon cœur : je lui ai appris à connaître Saint-Ange ; elle chérit et révère sa mémoire. Son émotion, en proférant ces paroles, eût donné quelques soupçons à une femme plus pénétrante que n’était madame de Mircour, qui se contenta de complimenter miss Harville, et de dire que l’on avait raison d’accorder à l’Angleterre d’être la patrie des belles femmes. La conversation devint générale.

Charles Mircour plut encore davantage que la veille. Ses regards animés ne quittaient pas Palmira. Milord Sunderland observa, en riant, à l’oreille de sa sœur, qu’il ne savait pas si c’était la force du sang ; mais que bien certainement monsieur de Mircour ne voyait pas sa cousine avec indifférence. Ladi Élisa en accepta l’augure.

Madame de Mircour, craignant de gêner ses nobles hôtes, se retira dans l’appartement qui lui était destiné. Lorsqu’elle fut seule avec son fils, elle se mit à dire avec satisfaction : Voici, Charles, une étrange aventure, et tout-à-fait heureuse. Qui croirait que je dois à mon frère, mort depuis près de vingt ans, des relations si intimes avec une des premières familles de ce royaume ? — Et la plus aimable : milord Sunderland, sa sœur, sa fille, et miss Harville, forment une réunion de vertus et de graces, que l’on ne trouverait pas ailleurs.

À propos, quelle est cette miss Harville ? reprit avec une sorte de dédain madame de Mircour. — Une jeune personne charmante, répond Charles avec empressement. — Mais enfin, d’où vient-elle ? quels sont ses parens ? — D’origine écossaise, d’une haute distinction, et cousine de ladi Simplicia, du côté de sa mère. — Je vous invite à avoir pour elle, Charles, le respect et les égards que vous devez à sa naissance. — Ah ! fût-elle des plus obscures, sa personne les commanderait assez. — Pensées romanesques ! mon fils ; je ne les aime pas, elles vous empêchent toujours de voir les choses sous leur véritable point de vue. Madame de Mircour sonna alors sa femme-de-chambre, et se mit à sa toilette.

Mademoiselle Henriette, communicative comme une Française, avait déjà lié connaissance avec les femmes de la maison, et était dans l’admiration des éloges qu’elle avait entendu faire de leur maître. Ces trois dames sont bien belles, disait-elle, et on assure qu’elles sont meilleures encore. Mademoiselle Marie, qui n’a pas la tournure d’une personne de la ville, mais qui me paraît très-considérée ici, nous contait tout-à-l’heure que, depuis qu’elle était à Londres, elle avait entendu reprocher à miss Palmira d’être un peu fière. Hé bien, ajoutait-elle, que l’on aille à Heurtal consulter les habitans, pour savoir près d’eux si celle qui venait les visiter dans leur cabane, travailler de ses mains délicates à leurs grossiers vêtemens, les soigner quand ils étaient malades, caresser leurs enfans et leur apprendre à lire, peut être accusée de fierté.

C’est fort intéressant, dit négligemment madame de Mircour ; mais en voilà assez. Pour Charles, il était enchanté, et n’aurait pas voulu voir tarir ces naïfs éloges. Il n’y avait que vingt-quatre heures qu’il connaissait Palmira, il l’avait vu entourée de la charmante Simplicia, et de la séduisante Mathilde ; mais il n’avait remarqué que Palmira. Ses passions, généralement impétueuses, n’avaient pas encore eu l’amour pour objet. Enfin l’instant en était arrivé, et Charles n’existait plus que pour aimer Palmira. Il songeait avec délices que, la veille, elle avait daigné lui sourire, et l’écouter avec complaisance. Le matin, elle n’avait pas été moins gracieuse. Oh ! comme il desirait qu’un trait sympathique l’eût frappée aussi !

Madame de Mircour s’apperçut de cette prompte et vive impression. Elle se promit de tout observer. Une alliance avec les Sunderland et cette noble famille écossaise, à qui on avait dit que miss Harville appartenait, flattait sa vanité, et l’empêchait de s’alarmer du naissant penchant de son fils.

Telle était la situation de Gros-Venor-Square ; le bonheur, les plaisirs y régnaient généralement. Palmira s’y livrait quelquefois, mais plus souvent encore se trouvait agitée, mécontente. Les aveux de sir Abel en étaient la principale cause ; si elle le voyait rendre des soins à sa cousine, elle l’accusait d’artifice, de fausseté ; s’il s’approchait d’elle, et la regardait avec un doux intérêt, ou s’il proférait quelques mots indirects ayant rapport à ses secrets sentimens, en frémissant d’indignation, elle le fuyait, le méprisait comme un odieux séducteur ; et cependant tout ce qui tenait à lui était cher et précieux à son cœur. Elle aimait tendrement Mathilde, respectait milord Alvimar. Malgré que ce fût une occupation peu propre à son âge, elle recherchait les discours de ce dernier, en retenait les passages les plus éloquens ; et, s’il lui arrivait quelquefois de parler politique, c’était toujours les principes de milord Alvimar qu’elle professait.


CHAPITRE XIV.




La fin de l’hiver approchait ; on forma le projet de terminer ses plaisirs par un bal masqué à Gros-Venor-Square. L’idée de cette nouveauté charma les jeunes ladis, et il n’en fallut pas davantage pour que milord Sunderland en pressât l’exécution. Bientôt les préparatifs furent commandés, et nombre d’invitations envoyées.

Peu de jours avant celui fixé pour cette fête, en déjeûnant chez ladi Élisa, où se trouvaient réunis sir Abel et sa sœur, on agita la grande question des déguisemens que l’on adopterait, en convenant d’abord que toutes les dames de la maison seraient à visage découvert.

Palmira, qui avait puisé dans ses montagnes, et sur-tout dans son cœur, un grand enthousiasme pour Ossian, voulut représenter la belle et touchante Malvina, vêtue d’une tunique de lin, ses cheveux épars, telle enfin que devait être une des filles de l’antique Morven. Me permettrez-vous, dit vivement M. de Mircour, de figurer Oscar ? Palmira baissa les yeux. On applaudit à ce projet, ensuite on convint unanimement de laisser à l’imagination de Mathilde le soin d’indiquer à chacun le costume qui lui conviendrait.

Elle remercia de l’hommage qu’on rendait à sa bizarrerie, assurant qu’il ne fallait que de ce travers d’esprit pour justifier la confiance que l’on voulait lui témoigner. Regardant d’abord ladi Élisa, elle lui dit : Des formes si parfaites, si délicates, s’adaptent avec l’idée que nous nous formons d’une ombre heureuse. Vous serez donc la tendre Euridice, lors de son séjour aux champs élysées.

Vous, ma chère Simplicia, continua Mathilde, qui nous montrerez aussi votre joli visage, embellissez-le encore, s’il est possible, avec la coiffure de la jeune Iphigénie, et le reste du vêtement semblable à celui de la touchante victime. Abel est digne de porter les armes d’Achille. J’imagine que la magnificence ordinaire de madame de Mircour se déploiera avec plaisir dans le riche habillement de sultane. Pour moi, je veux contraster avec tant d’objets brillans, agréables, et doux, en inspirant l’épouvantable, la hideuse terreur : je serai donc nonne sanglante. [1]

On se récria beaucoup contre cette dernière fantaisie ; mais ladi Mathilde s’y obstina, et jura de la réaliser. Ce jour arriva enfin. Gros-Venor-Square étala dans ses appartemens un luxe, une élégance rares : la plus harmonieuse musique, un banquet splendide, annonçaient que ce serait une des plus belles fêtes qui eussent été données à Londres depuis long-temps.

Palmira, dans sa noble simplicité, ramenait sans cesse les regards sur sa superbe personne. Simplicia était ravissante aussi. La couronne de roses qui ceignait ses beaux cheveux blonds était moins fraîche que sa figure, et ses longs voiles lui donnaient une grace de plus. Nombre de femmes, sans doute, eurent obligation aux favorables masques, qui, dérobant leurs traits, les empechèrent d’être effacées par ces deux jeunes personnes.

Mathilde, un poignard et une lampe à la main, ses vêtemens et son masque blancs, joua son rôle de nonne sanglante avec une effrayante vérité ; mais, cherchant bientôt à inspirer une plus agréable impression, elle fut se vêtir d’un habit à l’espagnole, où sa charmante taille, paraissant dans tous ses avantages, la rangea parmi les femmes les plus remarquables de la fête.

Palmira, enivrée de tout ce qui l’entourait, parcourait les différentes salles avec un indicible plaisir. M. de Mircour ne l’avait pas encore quittée, lorsque sa mère l’appela pour l’engager à s’occuper un peu de la fille du comte D… dont les terres étoient voisines des siennes, en Normandie, et qu’elle venait de reconnaître, la sachant à Londres, dans un groupe de paysannes provençales.

Charles s’était à peine rendu à l’ordre de sa mère, qu’un homme de la plus haute taille, déguisé en général asiatique, s’approcha de Palmira, et lui dit à voix basse : Ma jalouse sultane me laisse enfin libre d’offrir tous les trésors de l’Inde à miss Harville, en échange d’un regard de bonté : fille charmante ! reconnoissez l’amoureux comte de Cramfort, idolâtre de tant d’attraits, depuis le premier jour où il les connut.

En faisant un mouvement d’indignation, Palmira voulut s’éloigner. Il l’arrêta : Ô de grace ! un moment. Quand pourrai-je vous rejoindre, vous inviter à réflechir sur votre situation ? Faite pour donner des lois à l’univers, ici vous êtes dépendante, soumise. Le refroidissement de ladi Élisa, un caprice de Simplicia, peuvent vous renvoyer dans vos montagnes. Les êtres sensibles vous plaignent ; les autres, je ne peux pas exprimer les sentimens qu’ils se permettent d’avoir. Osez être heureuse, libre, et dès demain je m’occupe des moyens de vous rendre à une brillante destinée.

Audacieuse proposition ! s’écria enfin Palmira. Oubliez-vous, monsieur, que vous parlez à une parente de milord Sunderland ? Et ce titre seul, si vous méconnaissez ceux de l’innocence et de la vertu, devait vous en imposer. — Belle miss, cette parenté-là n’est pas très-prouvée, ou du moins on prétend, dans le monde, que l’on ne dit pas précisément de quel côté elle est venue.

Vous me traitez indignement, reprit Palmira avec noblesse ; mais il est de certains personnages dont le délire est si méprisable, que l’on se sent capable de dédaigner leurs outrages. — Ravissante fierté ! ô miss Harville, elle est plus séduisante que le sourire d’une autre.

Dans ce moment sir Abel approcha ; Palmira fit un nouvel effort pour se dégager de la place où Cramfort la retenait malgré elle. Son maintien, son visage respiraient la colère et la douleur. Abel en fut frappé. Au nom du ciel ! qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec un intérêt si marqué, qu’elle ne put s’empêcher de lui répondre d’un ton pénétré : Que de perversité dans la société ! ah ! sir Abel, est-elle donc inséparable de ces brillans prestiges ?

Cramfort voulut lui parler encore, elle le quitta avec horreur. Voici une petite personne tout-à-fait impertinente, dit-il nonchalamment à sir Abel. Je connais quelqu’un qui voudrait bien la voir confondue. Quel est l’homme froid, barbare, interrompit vivement Abel, qui peut regarder miss Harville sans la combler d’autant de souhaits qu’elle a de graces et de vertus ? — D’accord, sir Alvimar ; mais avec quel feu vous vous exprimez ! Si j’avais pu penser… certes, je n’eusse pas hasardé ma déclaration. — Votre déclaration ? vous, à Palmira, l’époux de miladi Arabel… — Quel trouble ! quelle colère ! vous, le futur de la charmante fille de Sunderland. Allons, allons, point d’hypocrisie. Nous en sommes au même point : tous les deux amoureux de Palmira, tous les deux assez égoïstes pour remercier le sort de l’avoir placée dans un état de dépendance, qui un jour nécessairement la fera tomber dans nos mains, sans exiger cette légitimité d’hommages que nous ne pouvons lui offrir.

Elle n’en recevra jamais que d’aussi purs que son cœur, dit gravement sir Abel. Elle est sous la protection la plus respectable, et j’ose ajouter, sous la mienne, comme devant être son parent très-incessamment ; et l’offense qui l’atteindrait serait vengée par moi. — Une affectation de mœurs si sévères n’en impose pas à votre âge, reprit Cramfort avec humeur. Au reste, si vous voulez prouver le respect pur que vous inspire miss Harville, demain matin à Hyde-Parc nous pourrons nous revoir. Ce lieu convient mieux qu’une salle de bal pour répondre à des menaces.

Abel serra la main du comte, en disant : J’y serai avant neuf heures. Ils se quittèrent alors. Abel ne croyait devoir l’indignation qu’il ressentait contre son adversaire qu’à la profonde corruption de ce dernier. Il se dissimulait qu’un accès de jalousie l’avait autant enflammé que ce noble motif. Comme Cramfort l’avait observé, la nuance était peu marquée entre l’époux d’Arabel et l’amant de Simplicia. Cependant, si l’apparence était la même, le but n’était pas également coupable. Abel pouvait être un insensé ; mais jamais il n’avait formé le projet d’être un séducteur ; et il se jugeait digne de pouvoir se conduire comme un frère, de servir d’appui à Palmira ; et, si cet événement pouvait lui rendre son estime, de quel poids il délivrerait son cœur !

Cette scène entière s’était passée sans être remarquée de personne. Palmira avait bien cru appercevoir une espèce d’explication un peu vive entre Cramfort et Abel ; mais elle n’osait communiquer des craintes que la gaieté et le sens froid de l’un et de l’autre finirent par détruire.

À la fin de la nuit, sir Abel sentit la nécessité de se confier à quelqu’un de Gros-Venor-Square. Il proposa donc à M. de Mircour d’être son témoin, en lui racontant à-peu-près tout ce qui avait eu lieu. Le jeune Mircour partagea sa colère. Que je vous envie, lui dit-il, le bonheur de venger miss Harville ! Infâme Cramfort ! déclarer ainsi son coupable amour, lorsque je l’aime avec passion, que je puis m’y livrer sans crime, et que je n’ai pas encore osé le lui avouer !

Abel ressentit beaucoup d’émotion de cette confidence : un pareil rival était bien dangereux ; mais au moins il était digne de Palmira ; et, n’éprouvant que trop la nécessité d’un obstacle de plus entre elle et lui, il croyait avoir la force de pouvoir les unir de sa propre main.

Il était déjà quatre heures du matin : jugeant à l’activité de la danse, à l’amusement toujours animé des groupes, que la fête se prolongerait encore, ils convinrent qu’Abel ne quitterait pas Gros-Venor-Square, qu’il s’habillerait chez M. de Mircour, et se rendrait directement à Hyde-Parc.

Ladi Élisa, abymée de fatigue, confia ses élèves à madame de Mircour, et se retira dans son appartement. Une heure après, Palmira, dont la conduite de Cramfort avait altéré tout le plaisir, se préparait à quitter la salle de bal : forcée de passer devant lui, elle détourna la tête, lorsqu’il lui adressa ces paroles, avec son ton de raillerie ordinaire : Belle comme les amours, il ne vous manquait que de la célébrité ; je vous la promets avant la fin de cette journée.

Palmira fut plus effrayée que piquée de cette apostrophe. Arrivée chez elle, ses réflexions, ses pressentimens l’agitèrent à un point qui ne lui permit pas d’espérer le sommeil. Assise près de son feu presque éteint, elle entendait à peine la musique éclatante qui était à vingt pas de sa chambre, et les mouvemens continuels des carrosses qui commençaient à partir.

Il y avait déjà long-temps qu’il faisait jour ; tout-à-coup Palmira sortit de sa rêverie, étonnée, après cette nuit de confusion, du silence qui régnait alors : elle se décidait à se coucher quelques heures, lorsqu’elle entendit frapper à sa porte, et reconnut la voix de Mathilde ; elle ouvrit précipitamment : Ma chère, dit Mathilde aussitôt, il se passe sûrement quelque chose d’extraordinaire ; on a de la pénétration pour ce qui intéresse fortement : mon frère, M. de Mircour, m’ont paru très-occupés. J’ai entendu distinctement Abel lui dire : Milord Sunderland ne le saura que l’insulte vengée. Il a prononcé aussi le nom d’Hyde-Parc. Lord Cramfort n’est point étranger à tout cela ; il y a peu d’instans, je l’ai vu rire avec ses amis, en leur disant : Une mascarade, et l’éternité peut-être ! Le plaisant contraste de bouffonnerie avec ce qu’il y a de plus sérieux !… Palmira, que pensez-vous ? — Oh ! ladi Mathilde ! haïssez-moi. Je crains bien que ceci ne soit la suite des propos plus qu’inconsidérés que milord Cramfort m’a tenus. Votre généreux frère les a probablement sus, je ne puis prévoir comment, et…

Cela n’est que trop sûr, interrompt Mathilde. Noble Abel ! je le reconnais-là ! Pourquoi vous haïrais-je, Palmira ? N’avez-vous pas droit à la protection de tout homme honnête ? Mais volez chez milord Sunderland ; communiquez-lui nos doutes ; moi, je vais me déshabiller ici, et mettre une de vos robes. Je ne peux retourner à la place de Portland qu’entièrement rassurée. Si mon père était à Londres ! mais, absent depuis deux jours, il ne revient que ce soir. Ah ! puisse-t-il retrouver tout le monde tranquille et satisfait !

Palmira court chez milord. On lui apprend qu’il vient de partir pour Kesengton avec M. Akinson. Elle fait prier M. de Mircour de venir lui parler : on répond qu’il est sorti à l’instant avec sir Abel. Elle redoute d’affliger inutilement sa mère ; elle sent bien que Simplicia ne peut que s’inquiéter avec elle. Revenant donc rejoindre ladi Mathilde, se soutenant à peine, ses yeux exprimant plus que de l’agitation, elle se jette sur un fauteuil, disant : Je ne vois aucun moyen de prévenir le terrible événement que nous redoutons. Pleurons, affligeons-nous d’avance ; car je serai fatale à votre frère. Le malheur est attaché à mon existence, et qui s’y intéressera sera frappé comme moi.

Mathilde fut émue de cette idée lugubre ; mais un instant de réflexion remit cette aimable femme, qui, sous des dehors frivoles et légers, savait cacher une ame forte et courageuse. Chère Palmira ! s’écrie-t-elle, j’ai entendu, je le répète, parler de Hyde-Parc ; sûrement c’est le lieu du rendez-vous. Abel et Mircour y sont à peine arrivés, je l’espère ; nous allons y courir. Affectant beaucoup de sang-froid, n’ayant l’air de rien soupçonner, nous les obligerons à ne pas nous quitter. Auparavant, il faut dépêcher un courrier à milord Sunderland pour hâter son retour, qui, je vous en réponds, aura lieu à temps pour prévenir le mal. Palmira embrasse avec transport Mathilde. Elles donnent leurs ordres ; et, dans peu de minutes, se trouvent à Hyde-Parc.

Les voici, dit Palmira, et Cramfort n’est point encore arrivé. Effectivement, Abel et M. de Mircour attendaient à l’extrémité de l’allée la plus solitaire. On ne peut imaginer leur étonnement et leur embarras en appercevant ces dames. Mathilde, enchantée de revoir son frère, ne doutant plus du succès de son projet, reprend sa gaieté ordinaire ; l’espérance et la joie animent même ses manières d’un surcroît de vivacité. Pour Palmira, elle commence à respirer. Son air froid et contraint avec Abel a disparu. La tendre sensibilité est peinte sur sa figure ; elle croit voir en lui un frère, un défenseur. Elle a bien de la peine à arrêter l’effusion du sentiment de reconnaissance qui la pénètre. Avec une douce autorité elle s’empare de son bras, à l’imitation de sa compagne, qui a saisi celui de M. de Mircour. Mais, mesdames, dit celui-ci, qui nous procure l’avantage de vous rencontrer ? Probablement, répond Mathilde, le même motif qui vous a amenés ici. La matinée, quoique froide, est belle ; et nous avons pensé que l’air nous ferait plus de bien, nous rafraîchirait davantage qu’un sommeil incertain après une nuit si fatigante.

J’ai donc proposé à miss Harville cette promenade, que nous voulons prolonger jusqu’à l’avenue de Kesengton. Il est très-heureux de vous trouver ici ; vous allez nous accompagner, et nous sauver le ridicule de paraître deux romanesques beautés, promenant leurs amours infortunées.

Sir Abel et M. de Mircour se regardèrent avec beaucoup d’anxiété. Il nous est impossible, balbutie le premier, d’avoir cet honneur-là. Ah ! ne nous quittez pas, dit Palmira serrant involontairement son bras. Abel la fixe avec surprise. Un éclair de bonheur paraît dans ses yeux ; mais il lui répond : Cet instant est le seul de ma vie où je ne puis céder aux ordres de miss Harville.

Dans ce moment ils apperçoivent tous Cramfort et le chevalier Jones, son ami et son témoin. Palmira tressaillit ; Mathilde s’écria gaiement : Dieu me pardonne, une partie du bal de milord Sunderland s’est donné rendez-vous ici. Lord Cramfort les salue respectueusement, et, s’avançant vers sir Abel, lui demande à l’oreille en souriant, si c’est un tournoi au lieu d’un duel qui se prépare. Abel lui explique froidement en deux mots l’aventure, et le prie de se joindre à lui pour inventer un prétexte qui leur permette de s’éloigner sans affectation de ces dames. Non, non, sir Alvimar, répond-il, nous aurons toujours l’occasion de nous couper la gorge ; et j’aurai peine à retrouver le vif plaisir d’une promenade matinale avec votre aimable sœur et miss Harville. — J’apprécie, sans doute, beaucoup le charme de leur présence ; mais elle est cruellement gênante en ce moment. Jamais, sir Abel, jamais. Et voilà lord Cramfort causant paisiblement, plaisantant même d’une manière assez agréable. Mathilde, enchantée de la tournure que prenaient les choses, continue de rire, de folâtrer. Palmira ne s’occupe que du retour de milord Sunderland. Sir Abel est sombre, mécontent ; M. de Mircour impatienté. Le chevalier Jones est d’abord étonné, puis il se monte au ton de son ami.

Mathilde demande à sa compagne si son idée de Kesengton dure encore. — Oh ! certainement, je ne pense qu’à celle-là. Ces messieurs nous suivront sans doute.

Mon phaéton est ici entièrement à votre disposition, dit poliment Cramfort : Je l’accepte, milord, répond Mathilde, si vous vous chargez de me conduire : Ma sœur, dit Abel avec un peu d’humeur… — Mon frère, un vieux tuteur, gênant et jaloux, ne pourrait faire la moindre objection sur cette innocente démarche : d’ailleurs, il est des heures de folie dans la vie ; la mienne a sonné. Milord, je suis prête à partir.

Je n’ai pas l’honneur, reprend le chevalier Jones, d’être connu de miss Harville ; mais, si elle veut bien accepter mon garrick, un de ces messieurs la conduira, et j’irai à pied avec l’autre. Palmira le remercia, disant qu’une longue course n’effrayait pas une habitante des montagnes. Tout en causant ainsi, on se trouva près des voitures. Mathilde dit tout bas à son amie : Nous sommes bien sûres qu’ils ne s’aigriront pas davantage, et elle s’élance dans le phaéton. Lord Cramfort se place à ses côtés. Vous nous rejoindrez, dit-elle, à la Couronne, dans l’allée de Kesengton. Cependant sir Abel ne peut s’empêcher de se récrier contre l’inconséquence de sa sœur. Mais Palmira lui demande timidement son bras, et il se livre enfin à la satisfaction que doit lui causer le retour des bontés de miss Harville. Le ressentiment, la vengeance, s’effacent devant de plus douces pensées. Le chevalier Jones, avec beaucoup de circonspection cependant, s’égaie un peu avec M. de Mircour sur les jolis témoins de sir Abel. Charles l’assure combien ils ont été contrariés de cette rencontre inattendue. Le chevalier lui répond qu’il ne voit pas la chose ainsi ; et que, si cela pouvait en faire rester là le combat qui devait avoir lieu, il en serait fort content, la réputation des deux adversaires étant trop bien établie, sous les rapports du courage, pour redouter les railleries qui naissent souvent d’un accommodement. L’humeur chevaleresque de M. de Mircour ne concevait pas trop cette intention pacifique ; néanmoins il promit de ne pas s’y opposer, si l’affaire prenait une semblable tournure.

La conversation devint alors générale. Depuis un quart-d’heure, ils avaient perdu de vue le phaéton, lorsqu’ils le virent arrêté à la Couronne, ainsi que la voiture de milord Sunderland. Le billet qu’il avait reçu de Mathilde lui ayant aussitôt fait reprendre la route de Londres. Ce billet rapportait à-peu-près l’événement redouté. Que l’on juge donc de la surprise de milord, rencontrant la sœur d’Abel dans le phaéton de Cramfort. On arrête de part et d’autre ; Mathilde le prie de vouloir bien lui servir de chaperon, ainsi qu’à miss Harville, qui va arriver escortée de trois jeunes-gens. On descend à la Couronne. Mathilde dit deux mots à milord Sunderland. Palmira survient avec ses chevaliers : on commande et l’on sert un déjeûner charmant ; tout s’y passe à merveille ; lord Cramfort affecte les manières les plus respectueuses avec miss Harville. Vers la fin du déjeûner, Mathilde sort avec Palmira ; alors milord Sunderland s’adresse à sir Abel en lui disant : Votre père est absent, mon jeune ami ; mais il est toujours honorable pour moi de le représenter, et c’est donc avec ses droits que je suis venu ici : ce n’est point le hasard qui m’y a conduit, mais bien un avertissement de ladi Mathilde, dont l’ingénieuse tendresse a retardé un événement que je desire empêcher par tous les moyens possibles.

Disposez de moi, milord, dit Cramfort en lui tendant la main avec beaucoup de franchise et d’aménité ; j’ai eu tort, je l’avoue, d’adresser des propos très-indiscrets à une femme que je dois respecter. Quelle que soit l’issue de cette affaire, je vous prie, mon cher Sunderland, d’offrir mes excuses à miss Harville. Cette réparation suffit, reprit le médiateur, et sir Abel réfléchira qu’une prompte et parfaite réconciliation doit tout terminer. Votre bravoure, messieurs, n’a pas besoin d’un témoignage de plus ; et un acte de modération et de raison, en vous honorant vous-mêmes, épargnera bien des chagrins à ceux à qui vous êtes chers.

Sir Abel, avec peut-être moins de bonne grace que Cramfort, se vit pourtant obligé de céder à la volonté de milord Sunderland, en déclarant qu’il était prêt à tout oublier. Cramfort alors, s’avançant vers lui, l’embrassa de grand cœur, et les témoins se donnèrent réciproquement des assurances d’estime.

Sunderland, pressant Abel contre son sein, lui dit : Recevez maintenant mes remercîmens de vous être ainsi conduit pour une jeune personne qui m’est bien chère. De quel heureux augure n’est-il pas, pour le bonheur et la gloire de ma Simplicia, d’avoir un époux si délicat, si digne de la défendre !


CHAPITRE XV.




Mathilde et Palmira avaient été reconduites par M. Akinson ; elles trouvèrent ladi Élisa réveillée : voulant ménager sa sensibilité, on ne lui donna d’abord aucuns détails de la matinée ; mais son frère, craignant qu’ils ne lui parvinssent d’une manière désagréable, finit par les lui révéler.

Ladi Élisa sentit, avec toute l’énergie maternelle, l’insulte faite à sa Palmira : autant elle éprouvait d’indignation contre Cramfort, autant elle fut reconnaissante de la protection qu’Abel avait accordée à sa fille : elle l’exprima avec un sentiment qui émut tendrement sir Alvimar ; car il aimait de toute son ame l’intéressante Élisa.

Cette aventure fut bien vîte connue et dénaturée. Miladi Arabel Cramfort prétendit que les avances marquées de la petite Écossaise avaient forcé son mari à lui débiter quelque galanterie ; que sir Abel, enlacé aussi dans les piéges de la dangereuse créature, s’était déclaré son chevalier.

Il faut rendre justice à Cramfort, ces odieux mensonges ne venaient point de lui ; mais la rage et la jalousie de sa femme les avaient enfantés. À l’instant qu’elle fut instruite par l’indiscrétion d’un des valets de son mari, qu’elle interrogeait sans cesse, elle se rendit chez sa belle-mère ; y pleura, cria, finit par s’évanouir, et jurer qu’elle ne restera pas à Londres si miss Harville a l’effronterie d’y paraître ; que même, pour la réputation de la jeune personne, elle doit partir ; qu’il faut absolument le faire entendre à Élisa. La vieille comtesse répond qu’elle ne peut dicter des lois chez milord Sunderland.

Cramfort entre dans ce moment ; l’état de sa femme redouble, et devient une fureur terrible : il s’assied tranquillement vis-à-vis d’elle, et la regarde sans mot dire. — Oui, milord, contemplez de sang-froid le désespoir où me plonge l’outrage le plus sanglant que j’aie reçu de vous… S’afficher ainsi ! accorder l’honneur d’un combat ! — Jamais, miladi, de plus beaux yeux n’enflammèrent le courage d’un brave chevalier ! — Quelle insolence ! me parler de ses beaux yeux : comme cet éclat va augmenter l’impertinence de son maintien ! que son orgueil va redoubler, en apprenant qu’elle a fait couler mes larmes ! — Elle a assez de motifs de vanité, sans se prévaloir d’un aussi étrange. — Je pars demain ; je vais rejoindre ma sœur la duchesse de Neuwcastel. — Je desire, miladi, que l’aspect d’une jeune beauté ne vous fasse pas fuir ce nouvel asile. — Quelle ironie ! Non, non, monsieur, je ne vous laisserai pas mener ainsi la plus scandaleuse conduite. Je resterai : mais que l’Écossaise frémisse ! qu’elle ne croie pas ma haine impuissante ! ce sera me venger assez, que de la faire connaître : les épouses tendres, les jeunes amans, apprendront de moi à s’en méfier, puisqu’elle se plaît à troubler les liens les plus doux. Miladi Arabel appelle-t-elle ainsi les nôtres ? lui demanda son mari. Elle le quitta en ce moment, ainsi que sa belle-mère, pour courir, d’abord chez ses amies intimes, verser des larmes dans leur sein, disait-elle en arrivant ; mais la durée de sa visite se passait en calomnies, en imprécations contre la pauvre Palmira : ensuite elle se rendit chez ses nombreuses connaissances, afin de leur communiquer son amertume. Certainement miladi Arabel ne pouvait être aimée de personne ; mais une haute naissance, une immense fortune, un grand état de maison, lui donnaient une importance considérable dans la société : il lui était donc très-facile d’influencer les esprits. L’éclatante beauté de Palmira, peut-être le peu d’aménité de ses manières, avaient déjà indisposé contre elle presque toutes les femmes. Ainsi, ayant l’air d’embrasser la querelle de miladi Arabel, on ne fit que satisfaire une secrète jalousie.

Miss Harville s’apperçut bientôt des effets d’une telle impulsion et de sentimens si bas. Quand elle entrait dans un cercle, on se parlait à l’oreille. Les jeunes ladis se permettaient à peine de la saluer : les femmes âgées répétaient souvent devant elle : Que la beauté était un don bien dangereux ; que les lois devraient punir celles qui en font usage pour séduire des êtres déjà engagés. Quand il se donnait des fêtes, tout Gros-Venor-Square recevait des invitations, excepté miss Harville.

Cela devint trop marqué pour que ladi Élisa ne s’en apperçût pas. Elle vit bien que l’aventure du duel avait été envenimée, et que l’on accusait son innocente Palmira. Crainte d’affliger un cœur qu’elle connaissait susceptible à l’excès, elle n’osa lui en parler ; mais elle forma le projet de prier son frère de les laisser quitter Londres, au moins pour quelques mois. Palmira aussi n’attendait qu’un moment d’effusion pour solliciter la même permission.

Un soir que l’on était à prendre le thé en famille, ladi Élisa reçut une lettre du ministre Orthon, où il lui mandait que sa fille se plaignait de l’oubli de ses chères compagnes d’Heurtal.

Nous avons trop négligé dans notre dissipation, dit Palmira à sa cousine, une simple et véritable amitié : je desire réparer mon tort en priant ladi Élisa et milord Sunderland de me laisser aller passer quelque temps chez monsieur et madame Orton. Je retrouverai, ajouta-t-elle d’un ton oppressé, sous leur modeste toit, l’estime, la tendresse, les égards. Là, les calomnies d’une comtesse de Cramfort n’enfanteront pas l’injustice générale.

Ne vous affectez pas ainsi, ma chère, dit Simplicia avec un ton doux et consolant ; mais, si vous persistez à aller à Sunderland, je ne le desire pas moins que vous ; et mon père me comblera d’aise en se décidant à nous mener toutes les deux dans ces beaux lieux. Alors, les habitans du presbytère et du château se réunissant sans cesse, la bonne Polly retrouvera ses amies d’Heurtal affectionnées comme autrefois.

Milord Sunderland acquiesça à ce projet. L’arrangement de Simplicia, dit-il, favorise la volonté de miss Harville, puisque je ne l’aurais pas laissée partir sans nous, ne voulant jamais me séparer de ma fille aînée.

On invita sir Abel à être du voyage, ainsi que l’aimable Mathilde, qui, se conduisant toujours d’après son cœur et son esprit, avait hautement pris la défense de miss Harville quand on en parlait devant elle ; ce qui ne se renouvela pas souvent, car on n’aimait pas à rencontrer de digue contre ce torrent de méchanceté.

Madame de Mircour n’était point au courant des peines si peu méritées de Palmira. Depuis quelque temps elle s’était occupée uniquement de ses affaires, qui, terminées à son gré, lui permettaient de retourner en France, lorsqu’elle promit, à la grande satisfaction de son fils, d’aller passer un mois à Sunderland. Partant tous le même jour, ils arrivèrent le lendemain.

Milord duc et sa sœur reçurent beaucoup d’hommages, d’autant plus flatteurs qu’ils étaient consacrés à leurs personnes, et non à leur rang ; Edward et Élisa ayant toujours été les objets de prédilection des habitans de Sunderland, qui trouvèrent cette dernière aussi belle que dans l’éclat de sa jeunesse, puisqu’elle était toujours aussi bonne.

Le ministre Orthon, à la tête de ses paroissiens, fit un discours simple et touchant, où il conjurait en leur nom milord Sunderland de les dédommager du temps qu’il avait passé loin d’eux, en promettant, à l’exemple de son illustre père, une résidence de huit mois chaque année.

Milord s’y engagea de grand cœur, et admira comme ses magnifiques propriétés avaient été conservées malgré sa proscription. La demeure d’un lord dur et tyrannique, répondit un vieillard, n’eût pas été respectée de même ; mais qui de nos filles, de nos garçons, eût osé arracher une fleur, fouler ces immenses tapis de gazon ? Nous ne pouvions perdre l’espoir de vous les voir rendre un jour ; et, dans tous les cas, nous les soignions dans l’unique idée qu’ils vous avaient été chers. Par je ne sais quelle autorité, on renvoya il y a trois ou quatre ans une grande partie des jardiniers ; nous le devînmes tous alors. Le rocher de Leucade se dégradait un peu, une des colonnes du temple d’Apollon avait été fracassée, et il fallait des gens plus habiles que nous pour y remédier. Hé bien ! nous nous cotisâmes. Nous fîmes venir un architecte, et j’espère que votre grace le trouvera en aussi bon état que le reste.

Milord fut pénétré de tels procédés. Pendant plus de huit jours les fêtes se succédèrent. Le château était toujours rempli de ces bonnes gens. Ils aimaient jusqu’à l’enthousiasme la fille de leur bien aimé Edward. Hélas ! pensait Palmira, ils ne me regardent que comme une étrangère ; et cependant je suis aussi d’un sang qui leur est bien cher.

M. de Mircour était très-décidé, en quittant Londres, de profiter de la liberté que donne la campagne, pour déclarer enfin son amour à miss Harville ; mais elle lui semblait si imposante que, seul avec elle, il n’osait plus s’exprimer. Sir Abel était donc son unique confident, et ce dernier ne l’écoutait jamais, sur ce sujet, sans un trouble extrême. Vainement il cherchait à éloigner l’irrésistible pensée de miss Harville, il ne pouvait y réussir, et s’en affligeait véritablement. Plus tendre qu’ardent, néanmoins il n’était pas tellement absorbé par l’image de Palmira, qu’il ne pût éprouver un doux intérêt pour Simplicia. Eh ! qui d’ailleurs eût pu le lui refuser ? Pourquoi les ai-je vues toutes les deux au même instant ? se disait-il ; ah ! si j’eusse connu Palmira un jour plus tard que sa cousine, mon ame entière eût appartenu à celle qui m’est destinée.

Palmira était redevenue plus obligeante pour lui depuis l’aventure de lord Cramfort ; mais elle n’en fuyait pas moins les occasions de le voir et de l’entendre. Elle passait presque toutes ses journées au presbytère, à travailler avec madame Orthon, à écouter attentivement la morale pure du vertueux ministre, enfin à faire des courses charitables avec Polly ; et, comme elle apportait toujours de chez eux un air satisfait, ladi Élisa se privait volontiers du plaisir de la voir habituellement près d’elle.


CHAPITRE XVI.




Monsieur de Mircour était extrêmement chagrin ; il n’avait plus que quinze jours à rester en Angleterre, et ses affaires de cœur étaient bien peu avancées. La pénétrante Mathilde les avait devinées. Je n’aurais jamais cru, lui dit-elle un jour, un Français si discret. Vous aimez ici, M. de Mircour ? — Il serait difficile, madame, que cela fût autrement. — Point de galanterie pour esquiver une confidence. Voyons un peu qui ce peut être : serait-ce ladi Simplicia ? mais non, vous êtes trop l’ami d’Abel ; et, si c’était moi ? cependant j’ai peine à le croire, n’ayant jamais inspiré d’amour sans me l’entendre déclarer le quatrième jour au plus tard, et voici trois mois que vous soupirez, et que vous vous taisez. Nous avons bien encore ici miss Harville, avec sa mine grave, son maintien froid. — Oh ! comme vous dépeignez la plus belle des femmes ! — La plus belle des femmes est celle que l’on aime ; ainsi c’est miss Palmira. Mal-adroit Charles, attendez-vous donc qu’on vienne vous la présenter ? — Adroite ladi Mathilde, mille fois bonne et aimable, puis-je espérer ne pas vous voir contraire à la véritable passion que je ressens pour votre amie ? — Allez, Charles, je crois que personne ici ne le sera à vos intentions.

Il se fit répéter cette précieuse assurance, et le soir, restant plus tard qu’à l’ordinaire chez sa mère, il s’y promenait à grands pas, d’un air agité, en soutenant avec beaucoup de distraction la conversation de madame de Mircour, qui finit par lui dire : Qu’avez-vous donc, Charles ? — Ah ! Madame, des inquiétudes, qui, si elles n’ont pas un terme, me conduiront au tombeau. — C’est donc bien grave ? — J’adore miss Harville ! si je ne l’obtiens pas de votre bonté et de sa bienveillance, je suis désespéré ! — De sa bienveillance ! je crois que vous pouvez l’espérer : malgré qu’elle soit alliée à une famille puissante, elle ne doit pas dédaigner le fils unique de M. de Mircour, possesseur de plus de trois cent mille livres de rente. Ah ! ma mère ! les trésors des deux mondes ne la valent pas. — Mais, Charles, vous êtes bien jeune pour songer à vous marier ! — Je vous devrai plus d’années de bonheur.

Ensuite, reprit madame de Mircour, je ne puis faire mes démarches sans consulter votre père. Mon Dieu ! dit Charles avec impatience, voici vingt-deux ans qu’il ne connaît d’autre volonté que la vôtre. On a déjà fait pressentir que madame de Mircour n’était pas très-éloignée d’un pareil mariage, qui lui promettait, quand elle reviendrait en Angleterre, séjour qui lui plaisait beaucoup, d’y vivre d’une manière analogue à son goût pour les grandeurs ; ensuite, prouver à M. de Mircour qu’elle préférait une extraction noble à l’opulence était une raison presque déterminante ; elle finit donc par assurer son fils qu’elle irait le lendemain matin trouver ladi Élisa, lui demander des renseignemens sur les parens de miss Harville, afin de pouvoir leur écrire.

Charles, transporté, l’embrassa cent fois, lui dit qu’il recevait d’elle dans cet instant, un don plus précieux que celui de la vie. Et la quittant, il va réveiller son ami Abel, pour lui communiquer l’excès de sa satisfaction. En entrant dans sa chambre, il s’écrie : Ma mère est la meilleure des femmes ! Demain elle va solliciter pour moi la main de miss Harville. La tête de sir Abel retomba sur son oreiller. Croyez-vous, continua Charles, que je puisse espérer ? Ladi Élisa m’a toujours montré une bonté vraiment maternelle : Palmira est réservée avec moi, mais peut-être moins qu’avec les autres, même que pour vous, mon cher Abel, qui cependant devez l’intéresser comme l’époux de sa cousine.

Sir Abel s’efforça de le féliciter. Heureusement pour lui que M. de Mircour n’était pas en état de rien remarquer ; il jouissait, dans toute sa plénitude, du délire enchanteur d’un premier amour. Palmira est si jeune, dit-il, que son cœur doit être parfaitement libre. Je la mènerai en France. Dans un an j’aurai une fille, un ange qui lui ressemblera ; alors elle m’aimera, et j’obtiendrai ces doux sourires, ces délicieuses caresses…

Ces sentimentales folies se prolongèrent long-temps encore ; il pria son ami de l’excuser d’avoir troublé son sommeil, et il se retira. Pour Abel, il était accablé de mille anxiétés qui ne lui laissaient pas une seule idée nette et précise. Cependant il invoqua la raison, la générosité de l’amitié : il finit par souhaiter la paix et le bonheur à Charles et à sa Palmira.

Madame de Mircour fit demander à ladi Élisa un moment d’audience, comme elle en était convenue la veille avec son fils. On le lui accorda à l’instant même. Palmira alors dessinait près de la chambre de sa mère : une porte en glace entr’ouverte les séparait seulement quand madame de Mircour entra. Ladi Élisa lui dit que, si la présence de Palmira apportait quelque gêne dans ce qu’elle avait à lui communiquer, elle allait se retirer. — Miss Harville étant précisément l’objet qui m’amène près de vous, madame, peut et doit nous entendre.

Le cœur de ladi Élisa palpita avec un doux pressentiment ; Palmira, moins agréablement, éprouva une forte émotion, et madame de Mircour continua. Je pense, madame, que n’ayant pas l’honneur d’être connue des parens de miss Harville, ils ne peuvent s’offenser que je m’adresse d’abord à vous pour une circonstance importante qui lui est relative.

Personne sur la terre, reprit ladi Élisa, n’aime autant Palmira que moi, et cette tendre affection m’a acquis le droit d’une famille entière. — Aussi sera-t-il, madame, d’un bien heureux augure pour mon fils, que vous approuviez l’amour que lui a inspiré miss Harville.

Palmira fut aussi malheureuse dans ce moment qu’Abel l’avait été le soir précédent ; mais sa raison, son courage, reprirent à l’instant tout leur pouvoir, et elle sentit que sa tranquillité, sa gloire peut-être, exigeaient qu’elle obéît à la volonté de sa mère : elle se préparait donc à la résignation, tandis que madame de Mircour, s’entretenant avec ladi Élisa, lui disait : que l’assurance du bonheur de son fils et la naissance honorable de miss Harville comblaient ses vœux, et qu’elle ne s’était appesantie sur aucune considération d’intérêt. Ladi Élisa répondit qu’elle était sensiblement touchée de la voir rechercher Palmira uniquement pour elle ; que cela doublait le plaisir qu’elle trouvait à lui apprendre que miss Harville joindrait à ses avantages personnels une dot considérable.

Ladi Élisa ne pouvait plus retarder une confidence complète ; sa délicatesse en souffrait excessivement ; l’idée seule que c’était à la sœur de Saint-Ange qu’elle allait tout avouer lui rendit peut-être cette déclaration moins pénible. Néanmoins ce ne fut qu’en tremblant, en hésitant, qu’elle commença ainsi : Je crois vous avoir témoigné, madame, toute ma satisfaction ; elle est le gage de mon consentement : j’ose vous répondre de mon frère ; mais ce n’est pas tout. — C’est beaucoup du moins ; maintenant il me faut faire une démarche en forme, près de ces nobles Écossais ; je vous prie de m’en indiquer les moyens les plus sûrs et les plus prompts.

Dans ce moment Palmira se rapprocha de sa mère ; elle éprouvait un mélange de honte et de fierté, en songeant que le voile qui l’avait enveloppée jusque-là allait tomber aux yeux de madame de Mircour. Ladi Élisa, la prenant par la main, dit à celle-ci : Du côté de sa mère, elle appartient à milord duc de Sunderland ; inconnue jusqu’à ce jour à la famille de son père, sa plus proche parente est vous, madame… Ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Parente à moi ! reprit madame de Mircour avec la plus grande surprise. — Oui, oui, reconnaissez-la, aimez-la comme ma fille, et celle du malheureux Saint-Ange. Est-il possible ? s’écria vivement madame de Mircour. Quoi ! Saint-Ange eut l’honneur de vous épouser secrètement ?… Ses traits, sa personne respiraient l’attente d’un heureux événement. — Nous étions au moment de sanctifier notre engagement quand l’impitoyable destin me l’enleva. — Comment ! ladi Élisa, vous ne fûtes jamais mariée ? — Le ciel me refusa ce bonheur.

À ces mots la physionomie de madame de Mircour reprit sa sécheresse ordinaire ; elle abandonna la main de Palmira, qu’elle tenait depuis le moment où sa mère la lui avait présentée, et retomba dans son fauteuil en disant : J’étais loin de m’attendre à un semblable aveu. Il régna un profond silence, pendant lequel Palmira cachait son visage dans le sein de ladi Élisa.

Madame de Mircour le rompit la première avec une sorte d’embarras, où l’on remarquait un violent dépit et une nuance de mépris. Elle dit alors : J’ignore sous quel aspect on considère certains préjugés en Angleterre ; mais, en France, ils sont terribles, et il n’existe pas de puissance qui puisse décider M. de Mircour à recevoir pour sa belle-fille un enfant naturel. N’insultez pas ma mère, s’écria Palmira, dont le regard était foudroyant et l’accent terrible ; et croyez que, si je ne respectais le lien qui vous unissait à mon père, je vous ferais sentir la différence qui règne entre ladi Sunderland et madame de Mircour.

— Songez plutôt, reprit celle-ci avec mépris, à la distance qui existe entre Palmira et la nature entière. — N’accablez pas une infortunée au désespoir, dit enfin ladi Élisa abymée dans sa douleur ; son exaspération est bien pardonnable lorsqu’elle se voit repoussée des bras où elle devait espérer un asile. — En France, madame, on ne regarde pas comme nous appartenant le fruit des erreurs de nos parens ; néanmoins, si Palmira était dans la misère, mes bontés s’empresseraient de l’en retirer. Graces aux vôtres, elle n’en a pas besoin, et cette leçon réprimera peut-être son orgueil. Si elle vous afflige, miladi, j’en suis fâchée : quelle que soit leur conduite, je n’ignore pas ce que l’on doit aux personnes de votre rang ; mais il fallait m’instruire au premier moment de notre connaissance, et ne pas entraîner mon fils dans ce piége. — Un piége ! madame, répéta ladi Élisa avec dignité ; peut-être, sans mon attachement pour la mémoire de Saint-Ange, ne me serais-je pas déterminée à donner ma fille au jeune Charles : au reste, je déclare avec vous que tout est rompu ; je ne conserve d’autre regret que celui de vous avoir mal jugée ; mais il m’était permis de croire que la sœur de Saint-Ange avait quelque rapport de cœur et d’esprit avec lui. — Madame, madame, je ne vois pas que ses grands principes l’aient parfaitement dirigé.

Ô ma mère, dit Palmira, ne l’écoutez plus, elle outragerait jusque aux cendres les plus chères, les plus respectables. Madame de Mircour se leva alors, en disant à ladi Élisa que la prolongation de son séjour à Sunderland ne pouvait plus convenir à personne, qu’elle allait faire ses adieux à milord, et la priait de recevoir les siens. Elle reçut un froid salut, et sortit en lançant sur miss Harville un regard de colère.

À peine fut-elle hors de l’appartement, que la malheureuse Palmira s’écria : Abominable femme ! avec quelle dureté elle vient me faire sentir ma déplorable situation ! Depuis que j’ai quitté les rochers d’Heurtal, que d’humiliations et d’ennuis j’ai éprouvé ! Ah ! il fallait m’y laisser, puisque j’étais réservée à rencontrer des Arabel, des Mircour, tant d’êtres qui leur ressemblent, et qui ont trouvé une secrète jouissance à m’accabler de douleur, de dégoût. Il faut mourir, ma mère, il le faut. Je ne puis exister, étant traitée comme l’enfant de la honte. — Vous me tuez aussi, Palmira ! Ô ma pauvre victime ! ménage l’auteur de tes maux. — Ma mère, reprend Palmira, pardon, mille fois pardon ; oui, je m’égare : à leur imitation, je deviens cruelle ; tout est confusion dans ma tête. Elle se jeta sur la main de ladi Élisa, qu’elle couvrit de baisers ; puis elle la quitta précipitamment.

Elle voulait aller dans sa chambre ; mais, n’étant plus à elle-même, se trouvant dans le vestibule, elle gagna les jardins sans savoir ce qu’elle faisait. Il pleuvait très-fort, elle ne s’en apperçut pas ; et, ayant franchi un espace considérable, accablée sous le poids de ses peines et de sa fatigue, elle tomba évanouie au bord du canal. L’infortunée, exposée à un orage terrible, avait ses vêtemens traversés par la pluie, ses cheveux tout mouillés couvraient son visage, pâle comme au jour de sa destruction.

Il y avait déjà long-temps qu’elle était dans cette position, qui l’eût rendue un objet de compassion pour le dernier des humains, lorsque sir Abel, qui avait essayé de dissiper le trouble de son ame, en entreprenant une longue course, étant forcé, par le mauvais temps, de retourner au château, passa le long du canal ; il apperçoit une femme évanouie, et la devine, à son émotion, avant de pouvoir la reconnaître. Il hâte ses pas : Dieu ! s’écrie-t-il, c’est bien elle : ainsi seule ! ainsi mourante ! Ô miss Harville ! reprenez vos sens. Il s’efforce de la soulever, sans qu’elle puisse s’aider et l’entendre ; il la porte, dans cet état, sur un banc de gazon. Il la contemple, avec un mélange d’affliction et d’admiration. Ô Palmira ! s’écrie-t-il, nulle beauté au sein d’une florissante santé n’est plus séduisante que toi ! Plongée dans le sommeil de la mort ! de même tes superbes yeux noirs se fermèrent la première fois que je te vis ; et il donnait un baiser à ces superbes yeux noirs. Tes lèvres, ordinairement si fraîches, si charmantes, étaient, pareillement à cet instant, pâles et décolorées ; et il osa donner un nouveau baiser à ces lèvres pâles et décolorées. Palmira reprit connaissance en ce moment. Où suis-je ? demande-t-elle d’une voix affaiblie : c’est vous, sir Abel, ho ! prenez pitié de moi, car j’ai bien souffert ! Une femme méchante, barbare, m’a fait un mal !… Je l’ai fuie, je voulais fuir l’univers ! Le tonnerre a grondé sur ma tête, des torrens de pluie m’ont inondée ; j’espérais avoir cessé de vivre.

Sir Abel répondit à ces paroles incohérentes par les expressions les plus douces, les plus propres à rendre quelque calme à cette ame tant agitée ; elles produisirent leur effet. Palmira recouvra totalement l’usage de sa raison ; et, s’appercevant qu’elle était serrée dans les bras d’Abel, une vive rougeur anima, pour un moment, la blancheur de ses joues. Elle chercha à se tenir debout ; sa faiblesse l’en empêchant, elle fut forcée de s’appuyer encore ; et Abel, soutenant ce précieux fardeau, la ramena au château.


CHAPITRE XVII.




Tandis que cette scène se passait au dehors, il y en avait eu une autre dans l’intérieur. Madame de Mircour s’était rendue, enflammée de colère, dans son appartement en sortant de chez ladi Élisa. Elle y trouva son fils qui l’attendait en mourant d’impatience, et qui lui dit : Suis-je le plus heureux des hommes ? m’a-t-on accepté ? Vraiment ! je le crois bien ; on vous faisait là une belle grace ! Savez-vous bien quelle est votre belle Écossaise ? — Un ange certainement ! — Oui, un ange ! une insolente et audacieuse créature, je vous assure.

Elle ne veut donc pas de moi ? criait Charles, qui commençait à se désespérer. — Taisez-vous, extravagant ; écoutez-moi jusqu’à la fin. Un obstacle éternel vous en sépare : elle est bâtarde. — Que m’importe à moi ? mon amour lui tiendra lieu de tous les parens du monde. — Quelle idée ! Charles, quelle ignominieuse façon de penser ! Cette Palmira est fille de ladi Élisa et de mon frère Saint-Ange. — Elle est ma cousine ! c’est la fille de l’aimable ladi Sunderland ! Ô Palmira ! tu me deviens encore plus chère, et tu seras à moi. — Jamais, monsieur, jamais ! et sachez que votre âge ne vous laisse aucun moyen de vous déshonorer ainsi à volonté. Ce soir nous partons pour la France. — Vous, madame, si cela vous convient ; et moi je reste : je n’ai plus d’autre patrie que celle de Palmira. — Charles, qu’osez-vous dire ? — Une vérité, madame ; c’est que j’entreprendrai tout, plutôt que de renoncer à l’espoir, et au bonheur de ma vie.

Madame de Mircour s’emporta, le menaça, puis finit par le conjurer, au nom de sa tendresse, de se soumettre à la raison. — La raison, lui répondit-il, est de savoir braver de faux et odieux préjugés ; ainsi je me laisserai guider par elle.

Il s’échappa, et fut trouver milord Sunderland, déjà instruit par sa sœur ; il lui exprima sa passion, ses chagrins, de la manière la plus touchante, et le supplia de lui être propice. Milord l’assura qu’il eût favorisé son union avec une joie sincère ; mais il lui démontra l’impossibilité de ramener madame de Mircour, dont il était difficile d’ailleurs d’oublier la conduite outrageante ; puis, ajouta-t-il, vous connaissez assez miss Harville, pour penser que son ame élevée, susceptible, ne se ploiera jamais à l’idée d’entrer dans votre famille sans un consentement formel, et peut-être une réparation de l’indigne procédé qu’elle en a reçu. — Cela est juste, milord ; elle l’obtiendra, j’en suis certain. Ma mère est bizarre, ridiculement haute, mais elle m’aime beaucoup. Elle voudra conserver son fils unique, et vous la verrez réclamer, comme elle le doit faire, cette main si chérie.

Milord Sunderland lui demanda s’il était vrai que sa mère se préparât à un prompt départ. — Oui, milord, de même que moi à rester ici si vous me le permettez. Alors, ce premier l’engagea de ne pas braver ainsi sa famille, d’avoir la force de suivre madame de Mircour, assurant qu’il lui serait plus facile d’en obtenir ce qu’il desirait si ardemment. Soyez bien persuadé, continua-t-il, mon cher Charles, que mes vœux s’uniront à vos démarches : j’aimerais à vous confier le bonheur de ma charmante Palmira.

Ce ton sincère et affectueux ramena Charles à la condescendance que l’on exigeait de lui. Il promit donc de partir ; et, pressant les mains de milord sur son cœur, il le pria de l’accompagner chez ladi Élisa. Ils s’y rendirent sur-le-champ. Ses femmes dirent qu’elle était près de miss Harville, qui s’était trouvée excessivement mal. Cette nouvelle fut un coup de poignard pour Charles ; il en accusa sa mère ; il exagérait l’état de Palmira ; il était enfin au comble du désespoir.

Pour le consoler un peu, milord lui proposa d’aller, sous ses auspices, faire ses adieux à miss Harville. Par une faveur extrême, autorisée par ladi Élisa, M. de Mircour pénétra dans l’appartement de Palmira. Elle était couchée, horriblement fatiguée de la crise qu’elle avait essuyée ; mais le docteur Bolts avait déjà assuré que cela n’aurait pas la moindre suite.

Charles, en entrant, se jeta aux pieds de ladi Élisa avec une action vraiment touchante, la priant de ne pas haïr le nom de Mircour. — Non, Charles, lui répondit-elle, je ne verrai jamais en vous que le neveu de Saint-Ange. — Hé bien, au nom de cette mémoire sacrée, promettez-moi votre bonté, votre appui. Et vous, miss Harville, daignez me combler d’orgueil en me nommant votre parent, et en me faisant espérer un jour un titre plus doux.

Mon cousin, lui dit avec douceur Palmira, désarmée par son air affligé : Votre mère me l’a cruellement fait sentir, je ne dois unir à personne ma triste destinée. Recevez l’assurance de mes sentimens fraternels ; mais ne contrariez pas madame de Mircour, puisqu’en obtenant même son consentement, vous ne pourriez avoir le mien.

Charles fut accablé de cette décision. Il s’exhala en plaintes ; des larmes s’échappèrent de ses yeux ; il ne dissimula pas sa faiblesse. Oh ! si vous saviez comme je l’aime, disait-il, vous seriez persuadé que son cruel arrêt causera infailliblement ma mort. Milord Sunderland serra sa main. Élisa lui lança un regard où il puisa quelque espérance. Il se remit donc un peu ; et, après avoir répété plus de dix fois de tendres et douloureux adieux à Palmira, à ladi Élisa, il s’arracha d’auprès d’elles.

Milord le suivit. En rentrant dans l’appartement de ce dernier, ils y trouvèrent madame de Mircour, qui, avec un extrême embarras, venait prévenir milord qu’elle partait à l’instant même. Elle ne put s’empêcher de remercier ce noble et généreux hôte de tous ses procédés envers elle et son fils. Il lui répondit froidement ; mais il embrassa Charles avec une vive affection. Celui-ci, que la présence de sa mère ne contraignait pas, jura constance et amour à Palmira, même inflexible.

Suivez-moi, dit madame de Mircour avec humeur, je ne puis différer davantage. — Oui, madame, partons ; mais songez bien que mon cœur reste ici. En ce moment, sir Abel entra. Charles se jeta à son cou. Adieu, mon aimable ami ; parlez-lui de moi. Oh ! j’en fais la recommandation à la nature entière. Sir Abel, trop bon, trop sensible, pour se plaire dans l’affliction d’un homme dont il était secrètement rival, ne put cependant s’engager à remplir la mission dont on le chargeait, et se contenta de lui souhaiter tout le bonheur qui devait être la récompense d’un sentiment si pur et si ardent.

Madame de Mircour, dont le rôle était peu agréable en ce moment, prit son fils par le bras, salua ceux qui l’entouraient, et monta dans sa voiture pour retourner à Londres, et peu de jours après en France.


CHAPITRE XVIII.




L’indisposition de Palmira, ainsi qu’on l’avait prévu, ne se prolongea pas ; mais les blessures de son cœur ne purent se guérir si promptement. Sa naissance avait toujours été une corde délicate que l’on ne pouvait toucher sans la froisser. Madame de Mircour, si l’on peut se servir de cette expression, l’avait brisée impitoyablement. Son malheur et sa honte (car elle avait le tort de le considérer ainsi) devinrent un ver rongeur qui détruisit absolument la douce gaieté de sa jeunesse. Plus que jamais le sort de ladi Simplicia, sans exciter précisément sa jalousie, car toute sensation basse était étrangère à son ame, lui fit faire de douloureuses comparaisons, sur-tout quand elle la voyait recevoir une caresse de son père, ou un hommage adressé à son rang.

Ladi Élisa ne s’apperçut que trop de l’état de sa fille. Cette triste observation, le regret qu’elle avait conçu de la perte d’une alliance avec les Mircour, absorbèrent le rayon de santé que quelque temps de bonheur avait fait reluire pour elle. Chaque jour on la voyait dépérir ; elle se reposait sur la protection que les Sunderland accorderaient à sa Palmira ; ce qui adoucissait, à ses propres yeux, l’amertume d’une fin prochaine. Objet des soins les plus recherchés, les plus assidus, elle les recevait avec reconnaissance, mais sans croire à leur heureux résultat.

Jamais on n’avait vu un plus bel été en Angleterre. Les médecins conseillèrent à cette intéressante malade de se renfermer le moins possible. Effectivement, un soir, se sentant la force d’entreprendre une promenade, appuyée sur sa fille et sa nièce, accompagnée de milord Sunderland et de sir Abel, elle parcourut la partie magnifique des jardins qui se trouvent autour du château ; ensuite elle eut l’idée d’aller se reposer dans une île d’acacias, plantés, lui avait-on dit, le jour de sa naissance.

Ils entrèrent tous dans une petite chaloupe, et abordèrent dans l’île, où l’on s’assit sur des bancs de mousse. Vous rappelez-vous, mon frère, dit ladi Élisa avec émotion, que vous aviez nommé cet endroit charmant l’île d’Élisa ? Mortymer, vous et moi, y passions les momens de plaisir de notre enfance. Un jour, j’avais à peine huit ans, en badinant avec vous, je tombai dans le canal. Notre ami Saint-Ange, qui de l’autre bord nous examinait, se jeta à la nage… Il me sauva. Je lui ai dû la vie, et je lui ai causé… Ici un déchirant souvenir effaça l’aimable simplicité du précédent. Elle s’arrêta les yeux inondés de pleurs. Sa nièce, qui voulut l’en distraire, dit à son père : Comme l’aspect de ce lieu est sauvage ! qui croirait que si près se trouve une belle et vaste demeure ? on le croirait plutôt voisin d’Otaïti.

Plaise au ciel ! s’écria Palmira. Mais, ma chère, répliqua Simplicia, je vous ai vu gémir de la solitude d’Heurtal. Je ne connaissais pas le monde alors, répondit la première en soupirant. Mon enfant, dit ladi Élisa, dans un âge si tendre, ne vous livrez pas à la misanthropie : croyez à la vertu, à la bonté ; elles existent sur la terre. Qui pourrait en douter, en vous connaissant ? dit tendrement Simplicia ; et d’ailleurs Palmira elle-même en a la preuve au fond de son cœur. Ces aimables et flatteuses paroles reçurent pour récompense deux baisers de celle à qui elles étaient adressées.

La ravissante clarté de la lune embellit dans ce moment l’île Élisa. Séjour enchanteur ! s’écria Abel, oh ! que ne puis-je y passer ma vie ! et, dans cet instant, il avait les yeux fixés sur miss Harville.

Il faut cependant nous retirer, annonça milord Sunderland ; la fraîcheur de la soirée est contraire à notre précieuse malade ; mais, puisque cette promenade lui a paru si agréable, nous y reviendrons souvent avec vous, chère ladi Élisa. Avec moi ! répéta-t-elle en souriant, et sans moi aussi ; mais du moins avec le sentiment de ma mémoire.

Ô Dieu ! s’écrièrent-ils tous. Mes amis, continua-t-elle, je veux vous habituer à cette idée. Mon frère, mon bon Edward, je vous dois quelques mois de plus d’existence, presqu’éteinte : lorsque nous nous sommes retrouvés, une joie très-vive m’a ranimée et soutenue ; mais il y a bien long-temps que l’arrêt est prononcé, et il faut enfin le subir. Ils pleuraient tous. Elle était presque riante. Adieu, île d’Élisa, dit-elle ; adieu, beaux acacias, vous êtes nés avec moi, mais vous me survivrez. Ce premier rapport rendra, j’en suis sûre, votre ombrage plus agréable, vos parfums plus suaves encore à ceux à qui je fus chère. Elle se renversa sur l’épaule de Palmira. Ménagez-nous, lui dit le désolé Sunderland, et partagez l’espérance qui ne nous a pas abandonnés.

Je dois être plus raisonnable, reprit-elle en se levant. On la soutint jusqu’au bateau, où elle s’assit au milieu de ses amis. On n’entendait que le murmure de l’eau agitée par le mouvement des rames, et quelques sanglots que l’on s’efforçait vainement de retenir. — Ne vous contraignez pas, dit cette femme angélique, il m’est doux de me voir pleurer. On fut bientôt à l’autre bord. Palmira descendit la dernière ; ainsi que les autres, sir Abel la prit dans ses bras pour l’aider à franchir un léger espace dont le passage était difficile. Sir Abel, lui dit-elle alors, ah ! quel fatal isolement me prépare la scène de douleur qui vient de se passer ! — Oh ! si la tendre affection d’Abel, répondit-il… Elle ne le laissa pas achever, et rejoignit promptement les côtés de sa mère, dont les pressentimens n’étaient que trop fondés. Elle ne sortit plus de son appartement. Étant encore sous le poids de l’exhérédation de ses parens, elle ne pouvait disposer de rien ; mais avant que son frère le lui jure, elle ne doute pas qu’il ne fasse jouir Palmira de tous les avantages d’un enfant légitime des Sunderland, et non d’une branche déshéritée.

Néanmoins, malgré cette persuasion, voulant flatter l’humeur indépendante de sa chère enfant, et lui donner personnellement l’assurance d’une aisance honnête, elle lui remit entre les mains la cassette de diamans que lui avait envoyée le feu duc. Elle donna une bague qu’elle portait toujours à sir Abel, en lui disant : Époux de ma Simplicia, vous ferez son bonheur ; je compte de même sur votre appui en faveur de ma pauvre orpheline. Avec quelle énergie sir Abel n’en fit-il pas le serment !

Elle remercia M. Akinson de toutes les preuves d’attachement qu’il lui avait prodiguées. Cet honnête vieillard gémissait profondément de voir la loi de la nature enfreinte, en le faisant survivre à sa noble ladi, qui remit une somme considérable au ministre Orthon pour ses paroissiens. Elle n’oublia rien, son esprit conserva toute sa force, son ame toute sa sensibilité. Elle pardonna à madame de Mircour. Elle bénit Charles, son fils. Les actions qui précédèrent sa fin l’eussent fait adorer, si celles de sa vie entière n’eussent pas commandé cette espèce de respect religieux. Elle expira en posant la main de Palmira sur son cœur, comme pour l’assurer que son dernier soupir était pour elle.

Ainsi périt une des plus belles et des plus intéressantes créatures de l’univers. Une seule faute ternit un si doux et si brillant éclat de perfection. Mais qui oserait s’en rappeler pour la blâmer, connaissant ses malheurs, la pureté, et l’excellence de sa conduite depuis tant d’années ? Elle fut déposée dans le lieu qu’elle avait désigné. Un magnifique monument dut y être élevé en sa mémoire ; mais il l’honora moins sans doute que les éternels regrets qu’elle laissa.


CHAPITRE XIX.




La douleur inexprimable de Simplicia avait le caractère le plus touchant. Sir Abel ne put s’empêcher de penser que l’époux d’une femme si aimante et si tendre serait sans doute bien heureux.

Mais le désespoir de Palmira n’était pas expansif comme celui de sa cousine ; rejetant toute consolation, elle pouvait à peine répandre quelques larmes. Le nom d’Élisa lui causait des tressaillemens ; elle ne pouvait supporter la vue de ce qui rappelait sa perte à son ame déchirée : on l’eût tuée en la forçant de résider au château ; elle s’obstina donc à demeurer au presbytère, et y voulut prendre la chambre[illisible] la plus simple. Lord Sunderland et[illisible] sa fille la conjurèrent vainement de ne pas les abandonner un seul moment, de remplacer, près d’eux, leur bien aimée Élisa. Elle fut inflexible aux prières de milord, aux pleurs de Simplicia, qui, ne pouvant se faire au vide affreux que lui causait un tel éloignement, passait ses journées chez M. Orton. En rentrant le soir, elle trouvait un charme bien doux à revoir son père et sir Abel, dont les soins avaient redoublé avec son affliction : elle l’avait bien remarqué, et cela avait produit la plus vive impression sur son cœur ; elle songeait, avec délices, que son devoir était de le préférer à tout. Quels sont les plaisirs, se disait-elle, que sa présence n’augmentera pas ! quelles sont les peines que ses délicates consolations n’adouciront point ! Quoiqu’elle pût en jouir dans ce moment, l’aspect des lieux où elle avait perdu ladi Élisa, nourrissait sa mélancolie. Mathilde, qui, à son grand regret, ne pouvait aller rejoindre ses amis de Sunderland, les pressait vivement de revenir à Londres. Milord en sentit la nécessité pour sa fille, et le voyage fut décidé.

On redoubla d’efforts près de Palmira pour l’engager à suivre ses amis ; mais elle persista à rester dans sa retraite. Milord Sunderland espéra que le besoin de vivre avec la compagne de son enfance la leur ramènerait, et pour sa satisfaction personnelle, Simplicia adopta cette idée. Sir Abel frémissait de quitter miss Harville : depuis si long-temps il avait pris la douce habitude de la voir ! car, malgré son absence du château, il goûtait ce plaisir chaque matin, en suivant Simplicia au presbytère. Puis souvent, il passait sous les fenêtres du pavillon qu’elle occupait ; il disait : Elle est là, et ce n’était pas le moment le moins heureux de sa journée. Il pouvait appercevoir dans l’avenir considération, fortune, épouse jeune et belle ; mais il n’y voyait pas le bonheur. Le souvenir triste et tumultueux de Palmira couvrait d’un voile sombre une si brillante perspective.

La veille du départ n’arriva que trop promptement pour lui ; il avait été faire ses adieux au duc de Derwind, dont les possessions touchaient à Sunderland. Mais, étant convenu avec Simplicia d’aller la rejoindre au presbytère, il abrégea sa visite, et arriva chez Palmira, croyant de bonne foi que Simplicia devait y être déjà : la première était encore seule, occupée à dessiner. En voyant entrer Abel, elle jeta un cri, et serra précipitamment son papier dans son sein. Il lui demanda pardon de l’interrompre, ajoutant qu’il avait cru trouver sa cousine près d’elle. — Sans doute elle va arriver ; allons à sa rencontre.

Et, avec une extrême précipitation, miss Harville cherchait son schall, son chapeau. Sir Abel la regardait dans ses habits de deuil ; il admirait ses beaux cheveux bouclés naturellement, ses traits si nobles, si réguliers, adoucis depuis quelque temps par l’ombre d’une profonde tristesse. Superbe et touchante Palmira, pensait-il, bientôt je ne pourrai plus contempler tes charmes, ni entendre les accens de ton harmonieuse voix. Il s’avança, l’arrêta, en prenant respectueusement sa main, et lui disant : Attendons plutôt votre amie ici. Nous ignorons si elle viendra par le parc ou d’un autre côté. Ô miss Harville ! demain à cette heure-ci je serai bien malheureux, je serai éloigné de vous. — La pitié, monsieur, se taira devant des sensations plus flatteuses ! — La pitié ! injuste Palmira ! pourquoi désigner ainsi le sentiment le plus tendre, le plus dévoué ? — Je le qualifierais d’un nom moins honorable, lorsqu’il rend vos expressions exaltées ! — Hélas ! comment dire, sans vous offenser, que vous m’êtes si chère, que je ne pourrai accomplir un terrible sacrifice, qu’en espérant d’être regardé par vous comme un frère, un appui ? Ô Palmira ! rassurez ce cœur désolé, et dites-moi que nous nous retrouverons un jour.

Jamais ! jamais, s’écria-t-elle en se couvrant le visage de ses deux mains, et tombant sur sa chaise. — Ah ! si je ne vous étais pas odieux… — Odieux ! Non. — Eh ! je redoute de même votre indifférence, reprit Abel avec feu. Dans cet instant, par un étonnant et fatal hasard, le papier que Palmira avait serré dans son sein s’en échappe. Elle veut le ramasser aussitôt ; mais il a déjà offert, aux regards surpris, enchantés, de sir Abel, sa frappante ressemblance.

Mon portrait ! dit-il, avec transport. J’ai occupé les loisirs de miss Harville ! et il tombe à ses pieds, oubliant l’univers entier, pour ne songer qu’au bonheur d’une telle découverte. — Fuyez ! fuyez ! sir Abel, et respectez le malheur d’un pareil sentiment ! — Ah ! moi, je ne redoute plus de malheur, étant aimé de Palmira. — Insensé ! c’est le comble de l’infortune pour tous les deux !

Non, non, répond une voix émue, qui les fait sortir de leur délire mutuel, et leur offre la vue de Simplicia excessivement pâle, appuyée contre la porte, qu’ils avaient laissée entr’ouverte, et d’où elle avait tout entendu. Sir Abel, confondu, ne fait que se lever des genoux de Palmira, qui reste anéantie. Mais elle balbutie : Amitié de ma Simplicia, ô mon unique bien ! vous allez donc aussi m’être enlevée encore une fois ! Non, Palmira, répète la tremblante ladi, je peux être trompée par mes plus chères affections ; mais je prouverai que le ressentiment ne peut naître de la peine qu’elles me donnent.

Moi seul je suis coupable, reprend Abel ; je n’ai plus qu’à aller gémir loin de deux femmes adorables qui partagent mon cœur. — Eh ! pourquoi, monsieur, réplique Simplicia avec son ingénuité ordinaire, vouloir adopter une conduite qui ferait deux infortunées ? C’est bien assez d’une, continua-t-elle en fondant en larmes ; mais que Palmira soit heureuse ! Généreuse amie ! lui dit celle-ci, c’est vous qui méritez de l’être. Sir Abel reviendra d’un égarement momentané, et sera encore digne de vous. — Ah ! je l’aimais uniquement, et je ne veux point de ce cœur qu’il convient si ouvertement lui-même de partager entre nous deux. Je vais trouver milord Sunderland, lui déclarer que je ne serai jamais la femme d’Abel. Ensuite nous réunirons tous nos moyens pour que vous deveniez la sienne. En finissant ces mots, Simplicia voulut partir aussitôt : sir Abel se jeta à ses genoux, en la retenant. Vous étiez aux siens il n’y a qu’un moment, lui dit-elle en le repoussant doucement ; vous y avez reçu l’aveu de sa tendresse : cela ne m’étonne pas, puisque je… Mais il ne doit plus être question de moi. Je connais mon père ; il fixera bientôt ses idées de bonheur sur votre union avec sa chère Palmira.

Rappelez-vous, dit tristement cette dernière, que miss Harville, dédaignée par la famille Mircour, a juré de n’allier sa honte à personne ; je sais le moyen de me punir d’un instant d’erreur si blâmable : mais j’implore près de vous le pardon de sir Abel. — Je ne lui en veux pas ; il est si naturel de vous préférer à moi ! seulement vous avez tous les deux prolongé bien long-temps mon illusion ; ce sera l’unique reproche de mon père, de milord Alvimar, de Mathilde. Cette aimable Mathilde, répéta-t-elle, qu’il m’eût été si doux de nommer un jour ma sœur ; mais l’élève de ladi Élisa doit connaître la force de faire un grand sacrifice. Elle disparut en disant ces mots.

Suivez-la, s’écria Palmira ; si milord est instruit, je vais fuir aux extrémités du monde. Ah laissez-moi vous y suivre, dit Abel en la pressant dans ses bras, avec un mouvement passionné. Elle se dégage vivement, et court s’enfermer dans la chambre voisine, en lui lançant un dernier regard, exprimant l’amour et le désespoir.

Sir Abel resta un moment immobile à sa place ; mais, réfléchissant qu’une démarche inconsidérée de Simplicia peut priver pour toujours Palmira de la protection de milord Sunderland, il vole sur les pas de la première, la rejoint bientôt, et la conjure de ne point ménager sa colère envers lui, mais de ne point perdre miss Harville. — La perdre ! Dieu, quand je veux assurer sa félicité ! Croyez-moi, sir Alvimar, l’amitié m’inspire mieux que vous ; je parlerai, je le dois. Si je renonce à me marier, hé bien, n’ai-je pas mon père ? un état assuré ? le pouvoir d’exercer la plus active bienfaisance ? Soyez tranquille, les blessures de ma jeunesse se guériront par ces moyens presque certains.

Renoncer à vous marier ! répéta sir Abel. Ah ! Simplicia, n’oubliez pas que vous êtes créée pour le bonheur d’un mortel et le tendre intérêt de tous. Il en vint encore à solliciter son silence sur ce qui venait de se passer. Il ne put l’obtenir. Ame bonne et charmante, elle était bien persuadée qu’en agissant ainsi c’était travailler au bonheur de son amie ; elle ne songeait même pas combien cet effort lui coûterait de regrets et de peines, d’après ses sentimens pour Abel, qu’elle eût jugé le plus perfide des hommes, si ce n’eût pas été pour Palmira qu’il eût trahi des sermens presque prononcés.

Précisément, en rentrant au château, elle trouve son père. Elle commence par lui prodiguer ses tendres et respectueuses caresses. Milord, lui demanda-t-elle avec expression, aimez-vous votre fille ? — Si je vous aime, mon amour ! Et la manière dont il la serrait contre son sein paternel, l’en eût convaincue, si réellement elle en eût douté. — Mon père, alors vous acquiescerez à ma prière, et cette condescendance peut seule préserver du malheur mon existence, que je veux uniquement vous consacrer. Rompez donc vos engagemens avec milord Alvimar ; je ne puis être à son fils.

On ne peut concevoir l’effet d’une si prompte déclaration ; une soudaine colère, presque inconnue jusqu’alors au bon Edward, se manifesta dans sa physionomie ; il répète ces mots : Vous ne pouvez être à son fils ! Mais revenant aussitôt à son indulgence habituelle, il dit presque en souriant à sir Abel, présent à cette étrange scène : Vous avez donc eu ensemble une querelle bien importante ? Mais quel air triste, embarrassé ! Oh ! vous avez l’air coupable, mon jeune ami !

Non, non, mon père, répond vivement Simplicia, c’est que je… je ne l’aime plus. Cela n’est pas naturel, dit milord. Enfin, mon cher, parlez donc à votre tour. Puisque ladi Simplicia, répondit sir Abel, déclare que j’ai cessé d’être digne d’elle, mon rôle est de garder le silence de l’affliction… — Pourquoi le silence ? Il faut donc que je devine. On aura eu, je le parie, la sottise d’instruire ma fille de quelques légères intrigues villageoises qui ne sont pas même vraies ; mais elle est fière, je vous en préviens, avec toute sa douceur. Appaise-toi, mon enfant. Une fois l’époux de Simplicia, je te réponds de la fidélité de sir Abel.

Les roses reparurent un instant sur le visage abattu de l’intéressante ladi. Rien de ce genre, milord, n’a dicté la démarche que je viens de faire près de vous. Ô mon père ! ajouta-t-elle avec le ton le plus touchant, puisque vous attachez tant de prix à nommer sir Alvimar votre gendre, n’avez-vous pas une autre fille ? Palmira, belle, vertueuse, honorerait le rang le plus distingué.

Sir Abel était dans une situation difficile à dépeindre. Milord Sunderland s’écria en appuyant sa main sur son front : Je commence à comprendre. Une expression de sévérité et de mécontentement se remarqua sur sa figure. Simplicia, pour la première fois, trembla devant lui. Abel eût voulu être englouti. Milord marchait à grands pas d’un air agité ; il s’arrêta enfin en disant : Miss Harville et vous, monsieur, auriez dû avoir moins de dissimulation, et épargner cette explication à ma fille. — Ah ! milord, daignez m’entendre, et ne me jugez pas plus coupable que je ne le suis encore. L’amitié la plus tendre, l’admiration la plus sincère, m’attachent à ladi Simplicia ; mais la situation de miss Harville m’inspire une dangereuse pitié. Sa beauté, l’élévation de son ame ont exalté la mienne. Cependant j’ai toujours pensé que, même sans avoir d’autres engagemens, ma famille par un préjugé blâmable, mais qui n’en existe pas moins, ne me permettrait jamais de lui faire porter mon nom. Je cherchais donc à vaincre ce sentiment. Un funeste hasard en a instruit ladi Simplicia ; elle croit pouvoir, et elle veut à l’instant transmettre ses droits à Palmira. Celle-ci les rejette avec horreur. Je tombe aux pieds de votre fille, je lui dis que je vais quitter l’Angleterre, effacer par l’absence une image peut-être identifiée avec la sienne. Tel est effectivement l’unique parti que j’ai à prendre, et je ne rentrerai dans ma patrie qu’avec l’ordre et le pardon de ladi Sunderland. Le ton véridique de ses aveux, l’air affligé avec lequel il les prononça, touchèrent le cœur de milord. Il calculait déjà, si vraiment Palmira était nécessaire au bonheur d’Abel, les moyens de les unir. Mais il en sentit bientôt l’impossibilité d’après le terrible obstacle de la naissance de miss Harville. Il était donc excessivement triste ; il frémissait à la pensée de se voir forcé de renoncer à un projet qu’il avait nourri avec tant de complaisance depuis son retour, et qui était généralement connu et approuvé.

Simplicia lui adressa encore quelques paroles, voulant, lui disait-elle, pouvoir porter de sa part à Palmira quelques mots consolateurs. Il ne répondit rien. Elle crut devoir se retirer. Auparavant, elle dit doucement à sir Abel : Je ne vous en veux pas, je vous le prouverai par l’ardeur que j’apporterai à plaider votre cause. Elle lui tendit la main avec le plus gracieux sourire, et sortit aussitôt.

Il y eut alors une scène vive et touchante entre son père et Abel. Ce dernier persista dans son projet de départ. Je n’ai plus aucun droit, ajouta-t-il, à la main de votre charmante fille ; mais celui qui eut l’honneur de lui être destiné n’appartiendra pas à d’autre avant qu’elle ait disposé d’elle-même. Il annonça qu’il allait retourner de suite à Londres, inventer un prétexte plausible près de son père, afin de justifier la nécessité de son voyage. Oh ! jeunes gens ! jeunes gens ! s’écria milord avec l’accent du regret, combien les passions inconsidérées des premières saisons de la vie ne nuisent-elles pas au bonheur qui pourrait vous accompagner le reste de votre carrière !

Je sens tout l’excès de mes maux, répliqua Abel ; il me serait même impossible de les supporter, si l’estime, l’amitié du meilleur des hommes m’étaient pour jamais enlevées. — Avoir chagriné ma Simplicia ! reprit Sunderland, car ses larmes coulaient tout-à-l’heure, et elles retombaient sur son cœur ; remplir d’amertume et de remords celui de cette pauvre Palmira ! annuller un lien si convenable, si cher à un respectable ami et à moi ! Ô Abel ! vos torts sont extrêmes ! Mais, soyez tranquille, il me serait impossible de vous haïr, ni de vous mépriser. Il était même tenté de le retenir, puis il eut le bon esprit de sentir que son éloignement était indispensable ; mais il se promit d’observer sa conduite à Londres, et d’appaiser son père, s’il pénétrait le véritable motif qui le forçait à quitter l’Angleterre.


CHAPITRE XX.




Palmira, depuis la scène du matin, se trouvait dans la plus cruelle position ; elle se reprochait d’avoir troublé la paix de Simplicia et les projets de milord Sunderland ; souvent elle croyait qu’ils lui intentaient, d’après les apparences, une accusation de séduction.

Ces anxiétés lui firent former mille projets affreux. Quelques instans, elle voulut aller terminer sa vie sur la tombe de sa mère. Dans d’autres, elle croyait retrouver le repos dans les rochers d’Heurtal, dont la solitude la charmait maintenant autant qu’elle l’avait épouvantée jadis ; mais elle redouta les souvenirs que lui retraceraient ces lieux. C’était là qu’elle avait connu sir Abel. Cependant son parti était pris de ne plus contracter de nouvelles obligations envers milord Sunderland. À force de réfléchir, de penser, elle s’arrêta à l’idée de partir secrètement pour la France ; de s’y retirer dans ces asiles imposans, respectables à ses yeux, parce que, n’en ayant jamais vu de près, elle les supposait uniquement consacrés à la religion et à la retraite. Les diamans de sa mère, vendus même moins que leur valeur, et leur produit sagement placé, lui assuraient une existence aisée et indépendante. Elle ne voyait point d’ingratitude à se dérober ainsi à ses amis. Au fond de son cœur, elle trouvait une sorte d’héroïsme dans une pareille conduite. Tous les sacrifices sont de mon côté, disait-elle ; ils expieront mes torts, et peut-être un jour mon souvenir ne sera plus odieux à Simplicia, à son père.

Le désordre de son ame se calma un peu par ce dernier projet auquel elle s’attacha fortement, en se promettant de ne le découvrir à personne, afin de s’isoler du monde entier. Abusée Palmira, elle espérait ainsi prouver son innocence, et sur-tout échapper à l’opprobre imaginaire qu’elle se figurait attaché à sa naissance dans le lieu où elle était connue.

Ce fut donc avec moins d’émotion qu’elle ne l’avait craint, qu’elle reçut le soir même milord Sunderland et Simplicia, qui venaient lui faire leurs adieux. Milord eut lieu d’être étonné de son maintien calme et assuré, ne pouvant deviner les desseins qui l’animaient ; il sentit une sorte d’indignation.

Qu’elle est loin de posséder l’ame tendre et délicate d’Élisa ! pensa-t-il. M. et madame Orthon entrant presque aussitôt, milord prit la parole, et d’un ton qui exprimait visiblement son embarras : Il serait difficile sans doute de prévoir les motifs qui décident miss Harville à vivre éloignée d’amis qu’elle ne devrait jamais quitter. Une chose peut nous consoler, c’est que nous n’avons nul reproche à nous faire à son égard. Je souhaite que sa conscience soit aussi pure.

Simplicia baissa les yeux, bien fâchée de voir traiter ainsi Palmira. Celle-ci rougit en répondant : Cette conscience sera toujours plus intacte peut-être que les apparences ne sembleront le prouver. Milord eut un mouvement d’impatience ; mais il songea au même instant qu’elle était la fille d’Élisa, et il la recommanda dans les termes les plus touchans à monsieur et à madame Orthon, en les assurant qu’il aurait eu moins de déférence pour la bizarre volonté de miss Harville, s’il ne la laissait pas dans de si excellentes mains. Aimez, soignez, leur dit-il, celle qui fut si chérie de ma sœur ; n’eût-elle que ce droit à réclamer, il doit être sacré pour nos cœurs.

L’horloge sonna neuf heures ; on devait partir le lendemain de grand matin pour Londres, et milord avertit sa fille qu’il était temps de retourner au château. Simplicia se leva lentement de sa place, fit ses adieux à monsieur et à madame Orthon, embrassa miss Poly, puis se précipita dans les bras de Palmira, qui sentit alors toute la puissance d’une si longue et si douce amitié, en songeant que c’était pour la dernière fois qu’elle voyait l’aimable compagne de son enfance. Elle baisait ses joues, son front, ses yeux, avec transport. Qui eût imaginé, en contemplant leurs regrets, leurs caresses, que c’étaient les deux rivales ?

Milord Sunderland ne fut pas insensible à ce touchant spectacle. Ah ! dit-il, en prenant la main de Palmira, consentez à nous suivre, et tout est oublié. — Le meilleur des hommes ! cela est impossible. Adieu, ma Simplicia ! adieu, digne frère d’Élisa Sunderland ! je vous conjure de ne voir jamais dans toutes les démarches de l’infortunée Palmira que des intentions saines et droites, parussent-elles même extraordinaires : mémoire d’Élisa, je t’invoque pour en être la garantie.

Milord la retint encore, en répondant : Hé bien, j’en suis persuadé ; mais vivez près de moi, afin que je sois aussi votre caution dans un monde trop porté à soupçonner la jeunesse et la beauté.

Ce monde, reprit Palmira, ne m’a-t-il pas atteint de la malignité de ses traits, étant sous votre sauvegarde ? et, par une fatalité développée sous tous les aspects, ne suis-je pas coupable envers vous, envers Simplicia ? Adieu encore ; vous avez la générosité de supporter ma vue ; mais je n’ai pas la force de braver vos reproches tacites, qui sont inévitables ; vous vous en défendriez vainement.

Elle embrassa une dernière fois Simplicia, baisa la main de milord Sunderland, et se retira au fond de l’appartement de madame Orthon. Je ne les verrai donc plus ! pensa-t-elle alors, et des larmes abondantes cédèrent à cette réflexion. Elle reconnut bientôt sous sa croisée la voix de Simplicia. Elle l’entr’ouvrit doucement, pour appercevoir encore ses traits charmans. La lune, qui donnait dans toute sa clarté, la servit parfaitement. Elle la vit diriger ses beaux yeux bleus vers le pavillon que miss Harville occupait ordinairement, et entendit distinctement ces paroles : Modeste asile de Palmira, puisses-tu ne retentir jamais de ses soupirs douloureux, et être, tant qu’elle habitera dans tes murs, un séjour de contentement et de paix !

Mais laissons quelques jours miss Harville méditant l’exécution de ses projets, et suivons les habitans du château de Sunderland dans leur retour à Londres.

Sir Abel était parti douze heures à-peu-près avant milord et sa fille : son père était à Windsor. Il trouva ladi Mathilde seule. Une confiance entière les unissant, il lui communiqua les sujets de son trouble, de ses peines profondes, et la consulta sur les moyens de quitter l’Angleterre, en évitant l’éclat, et sur-tout le courroux de milord Alvimar.

Mathilde plaignit miss Harville, et regrettait vivement ladi Simplicia. Il ne faut pas, dit-elle, apprendre, vous présent, une si malheureuse rupture à mon père, ses reproches seraient trop sanglans. Amenons d’abord votre éloignement. Je connais l’extrême bonté de milord Sunderland, il nous servira ; alors on instruira milord Alvimar, si décidément leurs projets ne peuvent plus être réalisés. Elle fit promettre à son frère de respecter la retraite de Palmira. Il répondit en lui demandant si les charmes, les vertus de cette intéressante femme, ne pourraient pas faire oublier l’innocente tache de sa naissance. — Ne vous abusez pas, l’austère Alvimar lui pardonnerait peut-être moins encore de vous avoir enlevé à Simplicia… Simplicia ! aimable créature ! Ô mon frère ! mon frère ! quel trésor vous avez dédaigné !

Abel reprit avec chaleur, qu’il l’appréciait à son immense valeur ; mais que sa grande jeunesse, son ingénuité, malgré ses brillantes qualités, la rapprochaient encore de l’enfance quand il l’avait connue, et avaient laissé à son cœur la facilité de s’embraser pour une autre ; qu’il avouait cependant que, par une incompréhensible bizarrerie, l’idée de renoncer à celle qui lui était destinée l’oppressait et l’affligeait ! ô Dieu ! ajouta-t-il, vivant sans cesse près de Simplicia et de Palmira, avec l’unique titre de leur ami, je pourrais oublier qu’il en est de plus doux, et toute l’étendue de mes vœux serait comblée.

Mathilde ne put s’empêcher de sourire, et de lui demander si c’était au paradis de Mahomet qu’il aspirait. Néanmoins elle démêla avec plaisir que, si miss Harville maîtrisait l’imagination, sa rivale était bien éloignée de ne pas intéresser. Cette remarque dirigea sa conduite. Elle se transporta à Gros-Venor-Square ; elle fut reçue avec les égards qu’elle méritait ; mais elle s’apperçut, à la tristesse de Simplicia, à l’air affecté de milord Sunderland, combien la conduite d’Abel les avait blessés. Elle obtint cependant facilement du bon Edward ce qu’elle desirait, c’est-à-dire de favoriser le départ de son frère, suite indispensable, ajouta-t-elle, de sa coupable erreur, mais trop cruellement puni, s’il était banni pour toujours, comme époux, de la présence de ladi Simplicia. Celle-ci, avec beaucoup de fermeté, déclara qu’elle trouvait convenable et juste que son père cherchât à éviter à sir Abel le mécontentement du sien ; mais… Elle allait jurer de ne jamais lui appartenir, lorsque Mathilde, devinant sa pensée, empêcha son serment, en fermant sa jolie bouche avec sa main, et en lui disant : Ô chère Simplicia, ne dévouez pas le respectable Alvimar, votre Mathilde, et un jour l’insensé Abel, à d’éternels regrets ! Simplicia se tut ; cependant, en posant la main sur son cœur, et levant les yeux vers le ciel, elle sembla affirmer que sa résolution était déterminée de ne point ajouter de nouvelles douleurs à celles qui accablaient déjà sa Palmira. Mathilde vit bien que ce n’était pas le moment d’insister sur ce dernier point, et elle pria milord Sunderland de la ramener chez elle. Ce dernier trouva son vieil ami revenu de Windsor. Après s’être embrassés, il lui dit, non sans quelque embarras, que, ne voulant pas marier sa fille avant deux ans, il croyait indispensable de faire voyager sir Abel pendant ce laps de temps.

Alvimar fut étonné ; mais, subjugué par les raisonnemens et le desir de Sunderland, il finit donc par donner son consentement, et on décida que sir Abel se rendrait en Espagne, près de milord D…, son futur beau-frère.


CHAPITRE XXI.




Peu de jours après cet arrangement, Abel fut faire ses adieux à milord Sunderland. Ils étaient extrêmement mal à leur aise tous les deux. Ce dernier finit par lui dire qu’il se trouvait satisfait d’avoir pu lui éviter l’aspect d’un père courroucé ; mais qu’incessamment, cédant à la volonté de la raison et à celle de sa fille, il déclarerait la rupture, afin d’assurer une mutuelle liberté aux deux familles.

Sir Abel baissa les yeux, en répondant : Heureux qui méritera et obtiendra la main de ladi Simplicia ! Il demanda à la voir une dernière fois. Elle lui fit dire qu’une légère indisposition la retenait chez elle, et qu’elle lui souhaitait un bien bon voyage. Ce n’était point le ressentiment qui la porta à le refuser dans ce moment ; mais elle craignit de lui développer le sentiment de faiblesse qui bouleversa tout son être lorsqu’on lui annonça qu’il allait partir.

Sir Abel, prévoyant le terrible mécontentement de son père, presque brouillé avec ses plus chers amis, ne pouvant former d’espérance relative à Palmira, quittait l’Angleterre le cœur déchiré. Au moment de s’embarquer à Plimouth pour Cadix, il réfléchit qu’il y aurait plus de barbarie que de délicatesse à ne pas donner un témoignage de souvenir à miss Harville, d’après les assurances qu’il avait eues que son malheureux amour était partagé. Il prit la plume en soupirant, et traça les mots suivans :

« Il faut fuir miss Harville, puisque j’ai su répandre le trouble et la douleur près de celle dont le bonheur m’était plus cher que le mien. Dans une heure, j’aurai quitté l’Angleterre ; je vais rejoindre l’ami de ma jeunesse. Confident de mes plus secrètes pensées, il vous connaîtra bientôt, ma chère Palmira ! il saura que vous êtes la plus belle, la plus intéressante des femmes. J’oserai m’informer de sa rigide sagesse si les devoirs de la nature et ceux de l’amitié nous imposent à vous et à moi d’écarter tout projet d’union, même éloignée. Hélas ! s’il prononce que je ne puis braver la volonté paternelle ; s’il dit, comme vous, que l’amie, la compagne de ladi Simplicia ne peut être à Abel, au moins plaignez-moi, et songez que l’apparente faiblesse de mon caractère ferait place à une énergie qui aurait pour base l’amour, et ne connaîtrait d’autre guide que lui, si vous daigniez me laisser entrevoir que je suis nécessaire à votre félicité…

« Si vous me sacrifiez à votre délicatesse, peut-être exagérée, à votre attachement pour le digne Sunderland, oh ! du moins, soyez heureuse et paisible ! Que ne suis-je né le frère de Simplicia ! alors je n’aurais pas offensé cette aimable créature, et j’aurais un droit de plus sur votre cœur. Enfin, si le sort me condamne à ne pas obtenir de vous le plus doux de tous les titres, que n’êtes-vous ma sœur ! puisqu’il est nécessaire au charme de ma vie de vous appartenir par un lien quelconque…

« J’entends les signaux du départ, les passagers accourent sur le rivage ; leur air satisfait, empressé, contraste avec mon affliction, ma répugnance de m’éloigner de cette île chérie ; ah ! sans doute ils n’y laissent pas l’objet d’un premier amour. »

Palmira parcourut cette lettre avec beaucoup d’émotion ; elle vit bien que tout était rompu entre Abel et Simplicia. Eh ! c’est là mon crime involontaire ! pensait-elle avec désespoir. Ah ! je n’en retirerai pas le coupable fruit, ou je mériterais le supplice que j’ai toujours desiré voir infliger aux ingratitudes sociales. Ne suis-je pas assez condamnable de m’être livrée à des sentimens illicites, qui me forcent d’éviter à jamais les regards vertueux et purs de milord Sunderland, et ceux de Simplicia !

Elle redoubla d’activité pour son mystérieux départ. Elle n’osait employer des moyens connus, étant persuadée de toutes les recherches qui seraient faites sur son compte après sa disparition.

Sunderland n’était qu’à deux milles et demi de la mer. On l’appercevait parfaitement du haut de la tour, située au milieu du parc. Palmira ne s’effraya pas du danger que présentaient des rochers, et plusieurs écueils qui se trouvaient dans cette partie de la côte, et elle saisit l’occasion de parler à George, pêcheur du voisinage, qui, deux fois la semaine, apportait du poisson au presbytère. Elle s’assura d’abord de sa discrétion, puis l’engagea, par des offres brillantes, de la passer en France dans sa barque. Il faut renoncer à l’Angleterre, lui dit-elle, une honnête aisance vous rendra heureux par-tout ailleurs, sur-tout étant veuf, sans enfans, et possesseur de ce diamant, qui vaut cinq cents guinées ; mais j’exige votre parole de ne jamais reparaître ici, ne voulant pas que l’on puisse interroger le témoin d’une fuite qui doit être enveloppée d’un mystère impénétrable.

George, ébloui des cinq cents guinées, accepta, et promit de se soumettre à toutes les mesures proposées par miss Harville. Cependant il lui demanda si elle n’aurait aucune crainte de se confier à lui et à son frère, dans leur barque si frêle. Elle l’assura qu’elle ne redoutait rien. Alors George s’engagea de venir, la nuit qu’elle lui indiquerait, la chercher avec deux chevaux, dont l’un lui servirait de monture, et l’autre serait destiné à porter ses effets. Il fut arrêté qu’aussitôt après avoir atteint les bords de la mer, ils s’embarqueraient de suite, et se dirigeraient vers Saint-Malo. Cet arrangement était le point principal ; il combla les vœux de Palmira, croyant à sa régénération en vivant inconnue. Elle fixa son départ à la fin de la semaine qui venait de commencer.

Souvent seule dans son appartement, elle eut le temps de s’occuper des préparatifs nécessaires. Elle plaça son écrin de diamans dans une cassette de bois de sandal, revêtue de lames d’or de distance en distance. C’était un don de Simplicia, et ce souvenir troubla un peu son étonnante sérénité.

Le jour auquel devait succéder une époque si importante de sa vie arriva enfin ; elle se leva de très-grand matin, et, pour la première fois depuis la mort de sa mère, porta ses pas vers le château de Sunderland. Elle traversa la belle et immense prairie, ombragée de cyprès, au milieu de laquelle s’élevait la pyramide désignant la place où reposait ladi Élisa. [2] Oh ! pensa-t-elle en s’y arrêtant, un de mes regrets, en quittant ma patrie, est de renoncer à l’idée que je m’étais formée qu’un jour on ne dédaignerait pas d’unir mes cendres à celles de ma mère : elle se prosterna ; puis, éprouvant bientôt que ce sol mélancolique avait un douloureux attrait pour elle, qu’il faisait chanceler ses résolutions de le fuir à jamais, elle s’en arracha, et entra dans les jardins, d’où elle se rendit à l’île d’Élisa, et s’assit sous ces mêmes acacias, où celle qui n’existait plus avait conjuré ses amis, quelques temps auparavant, de venir se rappeler sa mémoire.

Palmira cueillit une rose sauvage, qui avait fleuri naturellement près du banc de mousse où ladi Élisa s’était assise la dernière fois qu’elle y vint : elle l’effeuilla, et la serra ensuite dans une boîte précieuse. Après, elle caressa le cygne familier, qui, par son éclatante blancheur, était le favori de sa mère, s’approchait des bords du canal dès qu’il l’appercevait, et suivait toujours sa nacelle.

Une forte oppression succéda à la sorte de douceur que Palmira avait d’abord ressentie en se livrant à ses tristes souvenirs : elle sortit de l’île, craignant de se trouver tout-à-fait mal ; la fraîcheur de l’eau la remit un peu. Elle reprit le chemin le plus court pour retourner au presbytère. Sa promenade, l’événement de la nuit prochaine, lui donnaient une profonde distraction : elle en fut tout-à-coup tirée par l’apparition du vieillard Akinson, descendant de voiture à la porte de M. Orton.

Vous ici ! cher monsieur Akinson ! s’écria-t-elle avec surprise. — Oui, miss Harville, et j’y viens uniquement pour vous. Cette visite inattendue inspira quelque inquiétude à Palmira. Ils rentrèrent ensemble ; les premiers momens furent donnés à la famille Orton, qui reçut l’envoyé de leur protecteur avec une véritable effusion de cœur. Ensuite, Akinson demanda un entretien particulier à miss Harville, et qu’il commença ainsi :

Je viens vous chercher, miss ; ladi Simplicia ne peut s’habituer à votre absence. Milord Sunderland m’a expressément recommandé de vous assurer qu’il ne vous connaissait plus d’autre tort que celui de vivre loin d’eux. Il faut revenir à Londres, il le faut ; la reconnaissance l’exige, et peut-être le soin de votre réputation. Le départ de sir Alvimar, l’air affligé de ladi Simplicia, occupent généralement, et font former mille conjectures. Miladi Arabel Cramfort débita l’autre jour, dans un cercle nombreux, que vous étiez exilée de la maison des Sunderland, pour avoir cherché à enlever le jeune Alvimar à la fille de votre bienfaiteur ; qu’Abel, séduit par vos artifices, avait cédé un instant, et que son voyage était imposé comme punition par les deux familles. Revenez donc à Gros-Venor-Square ; votre présence, les témoignages d’affection de celle de qui on vous suppose rivale, détruiront infailliblement de semblables bruits.

Palmira avait changé dix fois de couleur pendant ce discours. Je suis destinée, lui répondit-elle, à être victime de la société sous tous les rapports. Depuis mon entrée dans le monde, la calomnie s’est emparée de mes plus innocentes actions : d’honorables appuis ne peuvent plus m’en préserver, et me forcer à paraître, serait vraiment une barbarie. Vous interprétez bien mal, dit Akinson, le tendre intérêt des Sunderland ; cette lettre vous le fera sûrement mieux comprendre. Alors, il lui en remit une infiniment pressante de ladi Simplicia, au bas de laquelle son père avait ajouté quelques lignes, écrites du même ton.

Après en avoir pris lecture, et fait de longues réflexions : laissez-moi, dit Palmira, avec beaucoup d’embarras, jouir uniquement aujourd’hui, du plaisir de vous recevoir. Demain nous verrons s’il m’est possible d’acquiescer à des volontés dont je chéris et respecte la source, quel que soit le parti que je prendrai.

Cette réponse évasive donna beaucoup d’espoir à Akinson. C’était la première fausseté que les lèvres de Palmira eussent proférée ; ce ne fut pas le moins difficile de son entreprise. Le reste de sa journée se passa en affectant plus de tranquillité qu’elle n’en sentait véritablement.

Elle considérait avec envie la simple Polly, dont l’imagination pure et paisible, comme le ruisseau limpide, la faisait vivre près de ses vertueux parens, inaccessible à l’ambition et même à la méchanceté d’autrui ; sa figure, quoique agréable, n’ayant pas assez de beauté pour exciter la jalousie, et les vertus de son ame étant plus connues dans la chaumière du pauvre que son esprit peu saillant dans les salons dorés. Honnête et bonne fille, pensait Palmira, à en juger par le calme, le bonheur de ta vie, je vois que la modeste violette, qui naît avant la saison des orages, est mieux favorisée de la nature que la plus éclatante des fleurs, exposée à être promptement flétrie, et abatue par les vents de la tempête.

Elle se retira d’assez bonne heure dans son pavillon ; après avoir embrassé les excellens Orton, et Akinson, qui la fit frémir en lui disant : J’espère que demain vous m’annoncerez être, pour la vie, rendue à vos amis de Londres. Ô bon Akinson ! si mes résolutions n’étaient pas telles, pourriez-vous cesser d’aimer la fille de votre cher et infortuné Saint-Ange ? — Non, mais, je m’affligerais de voir qu’elle ne se dirige pas toujours avec l’excellence d’esprit, la sensibilité de cœur, qui devraient être le partage d’une élève de ladi Élisa.

Quelles que soient les apparences, reprit Palmira avec un mélange de fierté et de tristesse, je réponds que toutes mes démarches, et les sentimens qui me guideront, ne pourraient faire rougir l’aimable guide de ma jeunesse, s’il existait encore.


CHAPITRE XXII.




À une heure et demie après minuit, elle entendit le signal de l’arrivée de George, et elle lui ouvrit la porte du jardin, assez voisine de celle de son pavillon. Cet homme était suivi de son frère, ils entrèrent doucement, et emportèrent ses différens effets : elle marcha bientôt sur leurs pas avec la précieuse cassette sous le bras ; le cœur lui battait d’une force extraordinaire. À peine fut-elle hors de la maison, qu’elle leva ses yeux et ses mains vers le ciel, en lui adressant ces paroles : Ô mon Dieu ! ce sont presque toujours les passions inconsidérées qui font abandonner furtivement le toit paternel, ou l’asile hospitalier de l’amitié ; mais, je t’en prends à témoin, nul coupable dessein n’a déterminé ma fuite : daigne donc la protéger ! Puis, se pénétrant de la nécessité de s’éloigner promptement, elle monta à cheval, et, se servant de toute son agilité, dans une heure elle fut rendue au bord de la mer.

Les pâles rayons de la lune l’avaient éclairée jusqu’alors ; mais elle s’obscurcit dans ce moment, et la nuit du chaos aurait été moins sombre. George, lui dit son frère James, je parie[illisible], sur ma tête, qu’il y aura un ouragan[illisible] avant le lever du soleil. Palmira déclara qu’elle ne redoutait rien tant, que de ne pas partir ; d’ailleurs George contredit l’opinion de James, et répondit d’un heureux passage : ils étaient donc deux contre un du même avis, et l’on s’embarqua.

Ils s’éloignèrent facilement du rivage. Déjà George annonçait avec joie qu’avant cinq heures on serait sur les côtes de France. Son frère, plus expérimenté, répondit gravement qu’il rendrait grace à Saint-Patrice s’ils abordaient sans accident à la fin du jour, mais qu’il ne l’espérait pas. Effectivement, les ténèbres régnaient encore, que les vents se levèrent, et, à la place de la belle et douce aurore, le ciel n’offrit que l’effrayant aspect d’un globe de feu. La tempête ne tarda pas à se manifester. Les deux pêcheurs se livrèrent aux plus profondes inquiétudes. Palmira, calme, résignée, pensait seulement au fond de son cœur : Je cherchais le repos, je trouverai la mort ! Voilà donc, pour moi, l’unique moyen de le goûter !

George et James, faisaient de vains efforts pour essayer de manœuvrer à l’extrémité du bâtiment. Palmira leur donna la bague promise, en disant, qu’elle serait inconsolable, si elle n’avait la ferme persuasion qu’ils pourraient se sauver tous les deux, dans les cas les plus désespérés ; et que ne pouvant avoir pour elle-même un semblable espoir, elle s’empressait de leur donner, dans cet instant, la récompense convenue.

Ô miss ! répondit George, nous sommes tous les trois dans un égal péril ; mais ce n’est pas votre faute ; j’aurais dû suivre le conseil de James, et différer cet imprudent départ. Ce dernier accablait son frère d’imprécations : leur terreur était au comble. Palmira, animée d’une piété aussi éclairée que fervente, était prosternée au milieu de la barque, d’où elle priait Dieu et sa mère de la recevoir promptement dans leur sein.

Ils étaient plongés depuis quelques minutes dans le silence du désespoir, lorsque James s’écria : Je reconnais, à la lueur des éclairs, le port du Hâvre ; la tempête nous a rejetés bien loin de Saint-Malo. Eh ! qu’importe le lieu où l’on périt ? répondait George ; car il est certain que, malgré sa proximité, nous ne pourrons jamais arriver au Hâvre. Au Hâvre ! répétait Palmira ; et elle songeait que c’était la ville qu’habitait madame de Mircour. Ses réflexions sur ce sujet ne furent pas longues. Nous sommes perdus ! perdus sans ressource ! s’écria James : la barque n’a résisté si long-temps que par miracle ; avant une minute elle sera submergée. Effectivement, le tonnerre redouble, les vagues s’amoncèlent, et semblent menacer les nues ; la barque s’entr’ouvre ; George saisit les longs cheveux de Palmira : quelque temps il peut la garder près de lui ; mais un coup de vent d’une force irrésistible les sépare. Palmira, évanouie, mourante, est abandonnée au terrible élément ; et, par un de ces événemens bizarres que la providence présente quelquefois, elle est jetée sur une roche, à deux lieues à-peu-près du port.

Elle entr’ouvre enfin les yeux. La tempête paraît calmée, mais elle se voit séparée de ses compagnons de voyage, dénuée de tout secours, sur une terre aride. Les languissans regards qu’elle jette autour d’elle n’apperçoivent pas une habitation, pas un être animé. Elle fait un profond soupir, surchargée de douloureuses angoisses, et retombe dans un nouvel évanouissement.

Elle était depuis long-temps dans cette cruelle situation lorsqu’elle entend une voix douce prononçant ces mots : Ô ! Roger ! qu’elle est belle ! Et Palmira, entièrement rendue à la vie par les secours les plus actifs, se voit soutenue par une femme de vingt ans à-peu-près ; ses grossiers habits, son teint hâlé, n’empêchent pas que l’on ne distingue en elle des traits charmans, et sur-tout une expression de bonté, qui seule l’eût embellie. Un homme partageait les soins qu’elle donnait à Palmira ; son costume était aussi simple que celui de sa compagne ; mais ses joues fleuries, ses yeux brillans, respiraient de même santé et bonheur. Suis-je en France ? dit Palmira d’une voix affaiblie.

Oui, mademoiselle, répond la jeune paysanne, et auprès de bonnes gens, je vous assure. Sans doute vous étiez passagère sur quelque bâtiment qui aura échoué par l’orage de la nuit ? — Un bien frêle, reprit miss Harville, portait ma personne et ma fortune. Mademoiselle, interrompt vivement Roger, il ne faut s’occuper qu’à rendre grace à Dieu de vous avoir conservé la vie ; mais vous voilà bien pâle, bien fatiguée, acceptez notre cabane pour retraite ; soyez certaine que vous y serez soignée comme si vous aviez avec vous les trésors du nouveau monde.

Palmira remercia en acceptant les offres faites avec une bienveillance et une franchise non équivoques. Elle s’efforça de faire quelques pas ; ne pouvant y réussir, elle fut presque entièrement portée par Roger et Louise sa femme jusqu’à leur maisonnette, située à une certaine distance de la mer.

Miss Harville fut frappée de l’air de propreté et d’aisance qui y régnait. On lui prépara un lit bien blanc, bien chaud. On lui ôta ses habits d’amazone, trempés comme on peut le deviner. En se déshabillant, elle vit avec plaisir qu’elle avait conservé à son cou la longue chaîne d’or qui attachait le portrait de ladi Élisa, entouré de superbes brillans. Elle avait encore dans sa poche la boîte renfermant la rose effeuillée, et une bourse contenant cent vingt louis en or. Ces trois objets formaient désormais ses uniques ressources, sa cassette ayant été submergée avec ses autres effets. Palmira crut devoir sa propre conservation à l’image de sa mère, et la baisa dix fois.

On l’invita à se reposer ; mais s’inquiétant beaucoup du sort de George et de James, elle pria Roger de s’informer si l’on parlait de deux pêcheurs anglais, qui avaient fait naufrage le matin même. Je m’en occuperai promptement lui dit Roger ; sur-tout, mademoiselle, couchez-vous, tâchez de dormir. Il voulut encore lui faire boire d’un vin vieux, très-fortifiant. Effectivement, ce cordial et l’excès de sa fatigue la plongèrent dans un profond sommeil.

Sais-tu bien, dit Roger à sa femme, quand miss Harville fut hors d’état de l’entendre, que voilà une singulière aventure. — Bien heureuse pour nous, qui pouvons nous vanter d’avoir sauvé la plus belle des femmes ! — C’est bien étonnant que, si jeune, si bien mise, elle ait fait la traversée dans une barque de pêcheurs, et encore toute seule avec eux. — Qu’est-ce que cela fait, elle est honnête, vertueuse, j’en suis sûre. As-tu vu comme elle baisait le portrait de sa mère ? Elle lui adressait des paroles si tendres ! puis le rebaisait encore. Ah ! je l’aimerais seulement pour l’amour qu’elle porte à sa mère. En disant cela, Louise essuyait ses yeux avec le coin de son tablier. Tu pleures, ma Louise, reprit Roger en l’embrassant ; tu ne prononceras donc jamais de sang-froid ce nom de mère ! — Ô Roger ! et Louise pleurait abondamment à ces souvenirs ; mais elle souriait aux caresses de son mari.

Après avoir un peu causé ensemble, elle fut voir dans quel état se trouvait la belle Anglaise. Elle repose, dit-elle, d’un air satisfait, à Roger, qui convint que sa femme la garderait, tandis qu’il irait courir le long du rivage, afin de prendre les informations qu’elle desirait avoir. Louise se plaça à côté de miss Harville, et se réjouissait en voyant de vives couleurs succéder à sa pâleur mortelle ; mais cette erreur ne dura que jusqu’au réveil de Palmira, se plaignant alors d’une fièvre ardente, qui redoubla jusqu’à l’entrée de la nuit. Et même pendant toute cette nuit elle fut hors d’état d’entendre ce que Roger raconta à son retour, qu’il avait fait beaucoup de chemin, que l’on ne faisait que parler des désastres de la tempête, qui avait fait périr deux forts bâtimens danois, mais que l’on ne faisait nulle mention des pêcheurs anglais.

Cependant l’un et l’autre étaient sauvés. En arrivant au Hâvre, ils avaient vendu de suite les diamans à un Juif, et deux heures après ils s’étaient embarqués sur un vaisseau partant pour la Jamaïque, et y rejoindre des parens plus aisés que leur position ne devait le faire présumer, et placer dans leur commerce la somme qu’ils venaient de recevoir, s’inquiétant beaucoup moins de miss Harville, qu’elle de leur sort, dont l’incertitude augmenta son mal. Il empira d’une manière effrayante, mais il fut aussi prompt que terrible, et les soins réunis de Louise et de Roger la rendirent une seconde fois à la vie. Après cinq jours la fièvre disparut entièrement, et sa convalescence fut assurée. Alors elle pria Roger d’aller à la ville la plus prochaine, lui faire quelques emplettes de vêtemens et de linge.

Cela sera très-facile, lui dit-il ; nous ne sommes pas à trois lieues du Hâvre. Palmira le supplia de ne rapporter à personne un seul mot de son aventure ; car elle craignait toujours qu’elle ne finît par arriver aux oreilles des Mircour. Roger le lui promit et partit. Sa femme se serait bien chargée des commissions de miss Harville ; mais le commencement de sa grossesse un peu pénible ne lui permettait guère ce petit voyage. Elle resta donc pour faire compagnie à Palmira, qui était obligée de se revêtir momentanément des habits de Louise, qui, comme on pense bien, lui avait prêté ceux du dimanche.

Elles furent prendre l’air dans le petit jardin situé derrière la cabane, (qu’il est peut-être trop modeste de nommer ainsi). Sa rustique culture était ornée d’une quantité prodigieuse de roses, de jasmin, et de chèvre-feuille, fleurs chéries de Louise, et que Roger avait planté et entretenu avec un soin particulier. La haie d’aubépine qui régnait autour, n’étant qu’à hauteur d’appui, laissait voir la mer dans le lointain.

Palmira s’assit sur un banc d’où elle contemplait l’élément qui lui avait été si funeste. Louise se plaça à ses côtés, se mit à travailler à sa layette. Vous me prouvez, lui dit miss Harville, que la providence récompense quelquefois les cœurs honnêtes et sensibles, puisque vous me paraissez jouir du véritable bonheur qui naît toujours d’un bon ménage, de la santé et de l’aisance. — Ah ! oui, mademoiselle, nous sommes bien heureux de notre tendresse, et assez riches, Dieu merci, pour bien recevoir le petit qui va venir, et ceux qui le suivront, j’espère ; mais, ajouta-t-elle en relevant ses longues paupières noires de dessus son ouvrage, nous avons éprouvé bien des traverses ; et, si cela pouvait intéresser mademoiselle, je lui conterais mon histoire. — Je l’écouterai avec bien du plaisir. Alors, Louise serrant dans une corbeille le petit béguin auquel elle travaillait, commença ainsi :


CHAPITRE XXIII.




Je n’ai pas toujours connu le bonheur, mademoiselle. Pour Roger, il est d’une famille qui, depuis plus de deux cents ans, habite cette contrée. Ses parens sont de bien braves gens, un peu fiers néanmoins. Déjà depuis long-temps, le père Roger ayant amassé beaucoup d’argent, s’étant ennuyé de sa modeste habitation, a été demeurer à Rouen, où mon mari lui envoie toutes les semaines le résultat de la pêche qui approvisionne, en bonne partie, un des plus fameux marchés de la France. Il a aussi des sœurs bien mariées, qui sont assez gentilles, mais elles n’ont pas le cœur de mon Roger.

Revenons à ce qui me concerne ; mais, mademoiselle, ajouta-t-elle déjà toute attendrie, pardonnez-moi si je pleure lorsque je parlerai de ma mère. — Oh ! bonne Louise ! ce doux nom sait aussi m’émouvoir ! Et Louise reprit en ces termes : Ma mère était fille d’un marchand du Hâvre. Son commerce, peu considérable, l’empêchait d’approcher du luxe des riches armateurs de cette ville. Cependant il voulut les égaler dans un seul point ; ce fut dans la brillante éducation qu’il donna à sa fille. Aussi, était-elle aimable autant que belle, et encore meilleure. On eut à lui reprocher une unique faute : si les hommes se la sont rappelée d’une manière implacable, Dieu, plus indulgent la lui aura pardonnée. Ici, Palmira commença à prendre la plus profonde attention au récit de Louise, qui le continua de cette manière :

À l’âge de seize ans, elle fut remarquée et suivie par un seigneur étranger qui voyageait en France. Il eut à vaincre d’excellens principes ; mais un cœur tendre se déclara pour lui. Il sut en profiter. Aussi perfide qu’aimable, il partit bientôt et laissa ma mère exposée à la fureur de son père, (qui voyait tous les projets d’ambition que la beauté de sa fille avait fait naître renversés par l’éclat de cette aventure) à la vengeance d’une famille dévote, à la méchanceté de femmes jalouses de ses avantages, et de jeunes gens piqués de son indifférence envers eux.

Son père, que tout le monde cherchait plus à irriter qu’à adoucir, la chassa impitoyablement de sa maison, et la déshérita. Elle obtint seulement, par grace, de venir se réfugier dans une petite ferme qui lui appartenait, et qui n’est pas bien loin d’ici. Ce fut là que ma mère me mit au monde, et vécut uniquement pour moi. J’étais encore dans l’enfance lorsque mon grand-père mourut, sans avoir révoqué sa sentence. Ses neveux nous renvoyèrent aussitôt de notre asile de paix. Oh ! je me le rappellerai toute ma vie, ma pauvre mère était assise sur une pierre, me serrant dans ses bras : Ma chère petite ! me disait-elle, qu’allons-nous devenir, sans amis, sans ressources, presque sans argent ? Je l’embrassai, et je la caressai tant, que son désespoir se calma un peu ; et, élevant mes petites mains vers le ciel, elle le pria d’être touché de mon innocence.

Ce même jour, en côtoyant le rivage, ne sachant où nous réfugier, nous rencontrâmes Roger, bien jeune encore, mais déjà si bon, si sensible ! Ma mère lui raconta l’étendue de notre malheur ; il pleura avec nous, et nous mena dans une cabane abandonnée qu’il nous promit de rétablir. (Du moins, en attendant, nous n’étions pas exposées aux injures de l’air), et elle ne tarda pas à être logeable, grace à l’activité de notre ami, qui nous nourrissait du plus beau poisson de sa pêche, et allait, tous les quinze jours, vendre à la ville les ouvrages de broderie où excellait ma mère.

Ce petit produit fournissait à notre entretien, aux autres dépenses nécessaires, qui étaient si peu considérables que nous trouvions encore le moyen d’assister l’infortuné, plus misérable que nous, qui venait frapper à notre porte. Aussi ma mère était-elle bénie et honorée des pauvres du canton ; mais que de mortifications, de chagrins elle éprouvait de la part des autres habitans ! Quand, les grandes fêtes, nous allions à la paroisse, que de regards dédaigneux il fallait essuyer ! Roger, par exemple, venait écouter la messe près de nous ; mais un jour j’entendis une de ses sœurs lui dire qu’il avait bien peu de cœur de s’occuper toujours de cette petite bâtarde. (Palmira tressaillit.) Elle m’accablait de sottises de ce genre lorsqu’elle me rencontrait.

Une fois, le curé vint visiter les maisons, même les chaumières du pays. Ma mère était assise sur sa porte ; cet homme passe, suivi de beaucoup de monde ; elle crut qu’il allait aussi entrer chez elle ; mais il dit seulement : C’est donc là cette fille perdue, qui élève avec tant de scandale le fruit de son infamie, et il continua son chemin avec un air de mépris et d’horreur. Mon Dieu ! mademoiselle, comme vous voilà pâle ! Le récit naïf de vos malheurs m’affecte à un point extrême, dit Palmira. Ah ! ma pauvre Louise, que je vous plains… ! Elle appuya sa tête sur l’épaule de cette jeune femme. Le rapprochement de leur sort excitait ses plus fortes sensations ; elle tâcha de reprendre un peu de tranquillité, et pria Louise de continuer son histoire, ce qu’elle fit aussitôt.

Ma malheureuse mère se trouva bien mal, et voulait se jeter dans la mer. Roger la consola encore de l’injustice d’autrui. Enfin, le père de celui-ci fut s’établir à Rouen. Son fils, ne voulant pas abandonner son état, sa cabane, demanda à rester. On le lui accorda, à condition qu’il me verrait moins souvent. Malheur à toi, ajouta son père, si tu es jamais assez vil, (le mot est bien dur, mademoiselle) pour épouser ta Louise ! Roger ne répondit rien, et ne cessa pas d’être notre appui.

À cet instant, Louise balbutia. J’avais été malheureuse, mais je ne connaissais pas le comble du désespoir. Il arriva ; je perdis ma mère ; et, dans une situation comme la mienne, il vaudrait mille fois mieux mourir soi-même. Ah ! Louise, s’écria Palmira, vous avez bien raison ; par-tout, par-tout, il faudra donc que l’on me fasse sentir… Elle allait ajouter la fatalité de mon existence, quand elle s*apperçut de sa folie. S’arrêtant alors, et prenant avec bonté la main de Louise, elle lui dit : Je vous ai interrompue, ma chère ; mais des souvenirs relatifs à une personne qui m’appartient ont excité ce trouble qui vous étonne. Glissez sur des détails trop affligeans pour vous, et apprenez-moi comment vous êtes devenue la femme de Roger. — Mademoiselle, après la mort de ma pauvre mère, j’étais la plus infortunée des créatures, lorsque mon bon ange inspira au fils du propriétaire de ce vieux château (abandonné depuis long-temps, et dont vous voyez là, à gauche, les hautes terrasses baignées par la mer), de venir faire des parties de pêche avec ses amis. Bien qu’il soit l’enfant unique du plus riche armateur du Hâvre, il causait familièrement avec Roger, car il est aussi poli que bon, M. Charles. Charles ! répéta Palmira vivement. Son nom de famille, s’il vous plaît ? — De Lomian, mademoiselle. Palmira fut calmée ; elle avait cru d’abord reconnaître son cousin au portrait que Louise avait fait de son protecteur, et elle avait frémi de se trouver sur les terres de madame de Mircour.

Il m’avait une fois apperçue sur le bord de la mer, ramassant des coquillages, reprit Louise. Il s’était approché, et m’avait dit de fort jolies choses. J’étais toute confuse, mais moins encore que Roger, qui pâlissait et rougissait alternativement à chaque compliment que l’on m’adressait. M. Charles le remarqua, plaisanta un peu, puis nous dit : Il faut vous marier, je serai le parrain de votre premier enfant. Roger avait soupiré, et nous n’avions rien osé répondre.

Quelques jours après cette promenade, M. Charles fit un voyage assez long. À son retour, nous le revîmes dans le pays ; mais il n’était plus joyeux comme autrefois. Plus de parties de plaisir, d’amis, de sociétés ; seul et mélancolique, il errait sur le rivage. La vieille concierge du château nous dit même qu’il passait une partie des nuits à gémir sous les marroniers qui l’entourent. Nous étions affligés de savoir si chagrin cet aimable jeune homme. Un soir, il nous rencontra, Roger et moi. Il nous demanda si nous étions mariés. Hélas ! non, monsieur, répondit le premier. — Et vous vous aimez toujours ? — Hélas ! oui, repris-je ; il sourit, et dit à Roger : Mais, pourquoi n’épousez-vous pas cette jolie fille ? Alors je me décidai à conter mes malheurs à M. Charles. Ils parurent lui faire une vive impression. Préjugés terribles ! s’écria-t-il (je me le rappelle) en se frappant le front, par-tout tu feras donc des victimes ! Les larmes lui vinrent aux yeux, et il nous assura qu’il voulait absolument faire notre bonheur ; que, devant aller incessamment à Rouen, il parlerait au père Roger, tâcherait de lui faire entendre raison ; que s’il ne pouvait y réussir, il nous emmènerait dans d’autres belles terres qu’il possédait, et que nous n’y manquerions de rien. Roger et moi le remerciâmes mille fois.

Il eut la complaisance d’accélérer son voyage à Rouen, fut trouver le père Roger, et revint au bout de huit jours, muni de son consentement qu’il avait eu beaucoup de peine à obtenir ; mais une dot de quatre mille livres que ce généreux Charles m’assurait avait fini par aplanir toutes les difficultés. Il fallut cependant promettre que je ne sortirais jamais du pays. Mes sœurs l’ont exigé. Que m’importe à moi, puisque j’y vivrai toujours avec mon cher Roger ? Voilà donc cinq mois que je suis bien heureuse ; mais regrettant sans cesse que ma pauvre mère n’en soit pas le témoin. Palmira l’embrassa, voyant qu’elle avait fini de raconter, et elles rentrèrent dans la maison.


Fin du tome second.




CHAPITRE XXIV.




Roger ne tarda pas à arriver ; il avait une chaleur excessive, ayant toujours couru en revenant vers sa Louise. Comme elle le dédommagea de ses fatigues ! que d’attentions, de franches caresses !

Palmira eut lieu d’être contente des emplettes de Roger. Étant infiniment adroite, elle voulut, à l’aide de Louise, faire elle-même les objets qui lui étaient les plus nécessaires. Elle s’en occupait toute la journée, et le soir, allait se promener sur le bord de la mer en se livrant à toutes ses réflexions, souvent interrompues par ses projets sur l’avenir.

Elle pensa qu’elle n’aurait guère qu’une quarantaine de mille francs de ces diamans et de la boîte qui lui restait ; mais elle espérait encore que, les plaçant avantageusement ils pourraient la faire exister dans la retraite où elle brûlait de s’ensevelir ; que s’ils ne suffisaient pas, la brillante éducation qu’elle avait reçue, étant un trésor qui ne tarissait pas, elle consacrerait ses talens à la culture des arts, noble ressource qui offre le plus d’indépendance.

Il y avait une douzaine de jours qu’elle était chez ses bons et honnêtes hôtes, attendant pour en partir que ses petits travaux la missent en état de paraître décemment dans une ville, et de réaliser les moyens d’y fixer sa destinée, ce qui la faisait travailler sans relâche. Un matin, qu’elle était à cet ouvrage, elle entend le bruit d’un cheval, qui bientôt s’arrête à la porte : éprouvant une certaine inquiétude, elle se lève pour se retirer dans sa petite chambre ; mais, quelque prompte que soit sa détermination, elle n’a pas le temps de l’effectuer. La porte s’ouvre, et elle voit paraître Charles, et bien véritablement Charles de Mircour. Jeter un cri de joie, tomber à ses pieds, baiser cent fois ses mains, se livrer à une sorte de délire ; tels furent les premiers mouvemens que le passionné Charles manifesta. Miss Harville, ma belle cousine, vous en France ! ici ! quelle surprise et quel bonheur !

Palmira, troublée et fâchée d’une pareille aventure, lui répond gravement : Oui, M. de Mircour, c’est moi ; mais, n’étant plus entourée, comme il y a quelques mois, d’une mère tendre, et d’amis respectables. Je suis seule, seule au monde ; et cette situation m’inspire une sévérité de conduite qui ne me permettra pas de vous voir. — Ô miss Palmira ! chère et cruelle femme, ne m’enlevez pas ainsi au ravissement que me procure le hasard inexplicable de votre rencontre !

Louise écoutait, regardait, ne comprenait rien. Comment, mademoiselle, dit-elle enfin, vous connaissez notre bienfaiteur, M. Charles de Lomian ? — Je ne l’avais jamais entendu nommer de même. — Il est vrai, ma belle cousine, que depuis quelques années, ma mère ne veut décidément être appelée que du nom de Mircour, provenant d’une terre qu’elle a achetée à vingt-cinq lieues d’ici ; mais, dans le commerce, au Hâvre, nous sommes toujours désignés sous celui de Lomian. Passons de si inutiles explications, et daignez confier à votre parent, j’ose dire votre ami, l’événement qui vous a conduite ici. — Une tempête effroyable m’a jetée sur la côte. Ces braves gens m’y ont trouvée mourante. Je leur dois la vie, l’hospitalité, les soins les plus tendres.

Ah ! dit M. de Mircour avec attendrissement : Louise, Roger, ne me parlez plus de votre reconnaissance, c’est moi désormais qui vous devrai tout. Sa vivacité, sa gaieté naturelle, ne tardèrent pas à reparaître. Louise le fit remarquer à son mari en lui disant : Nous ne le verrons plus triste et rêveur, ce bon M. Charles. Je suis sûre qu’il vient de retrouver toute la joie de son cœur.

Charles se mit à faire beaucoup de questions à miss Harville, et l’embarrassait souvent. Il finit par s’en appercevoir, et eut la délicatesse de changer de conversation. C’est mon heureuse étoile, lui dit-il, qui m’a guidé dans ces lieux où je n’étais pas venu depuis long-temps, et qui m’a fait prévenir ma mère que j’y passerais quelques jours. Je quitte à l’instant ces contrées, reprit miss Harville avec une hauteur imposante, si, ce soir, vous ne retournez pas au Hâvre. Je tremble que mon séjour ne soit connu de votre mère. Ô ciel ! celle qui me traita si outrageusement à Sunderland, ici me foulerait à ses pieds. Nous vous sommes odieux, dit tristement Charles. — Non, mon cousin, votre affection m’honore et me touche ; mais ne l’exaltez pas, mille obstacles nous séparent.

Je saurai les braver tous, reprit Charles avec feu : n’ai-je pas éprouvé que je ne puis vivre sans vous ? Je jure, en face de ce couple simple et vertueux, de n’exister que pour Palmira, de la suivre par-tout, si elle me laisse entrevoir l’espérance de devenir un jour son époux. — Cessons de traiter un pareil sujet sur lequel nous ne pourrions jamais être d’accord. Et ne troublons pas le peu d’instans que nous devons passer ensemble.

Charles obéit pour quelques momens, et s’empressa alors de s’informer de sir Abel. Palmira rougit et répond : Il est en Espagne. En Espagne ! répète Charles d’un air étonné, et volontairement ? — Sans doute. — Quitter ainsi son aimable, sa jolie ladi Simplicia ! Vous l’avouerai-je, ma cousine, Alvimar est un jeune homme accompli ; mais je le crois peu susceptible d’une passion profonde. Je le pense aussi, dit Palmira, ayant peine à retenir un soupir. Sa charmante figure, continua Charles, son esprit fin et délicat, la douceur de son caractère, et celle de ses manières, séduiront sans doute plus d’une femme ; mais je plains l’infortunée qui se livrerait à un sentiment trop vif, sir Abel n’étant pas inaccessible à la légèreté. Palmira, émue, ne savait que répondre, et ne pouvait se dissimuler que Charles n’eût un peu raison, au fond, de juger ainsi Abel.

Louise, qui avait disparu, revint annoncer que le dîner était prêt. Elle s’en était occupée avec le plus grand soin. Il était composé de poissons bien frais, de coquillages, d’excellens fruits, et du plus pur laitage. Louise et Roger n’osaient s’asseoir à côté de leurs convives. Palmira les y força. Comme elle fut obligeante et bonne pour eux pendant ce champêtre repas ! C’est là cette femme, songeait M. de Mircour, que ma mère accuse d’une hauteur révoltante, d’une ambition démesurée. Non, non, elle a l’ame d’un ange, ainsi qu’elle en a les traits. Il la contemplait avec idolâtrie. Ce dîner, qui fut le plus délicieux de sa vie, étant achevé, il amena sa cousine dans le jardin, afin de laisser Louise vaquer au soin de son ménage ; et il recommença à lui parler de son amour.

Palmira, fatiguée, irritée, s’écria : Suis-je donc livrée, par mon isolement à la dépendance des passions, et des caprices d’autrui ! — Quel langage, miss Harville ! croyez-en mon honneur : vous êtes plus imposante pour moi, dans cette rustique cabane, que sur le premier trône du monde. Commandez, exigez, je suis prêt à tout vous sacrifier ; mais réfléchissez que je suis votre plus proche parent du côté de votre père. À ce titre, du moins accordez-moi votre confiance.

Palmira crut pouvoir l’assurer qu’il en aurait mille à sa reconnaissance s’il lui facilitait son départ d’une manière prompte et décente, et voulait bien se charger de la vente de quelques diamans. Vous défaire de vos diamans ! reprit-il tristement. Ah ! Dieu ! que ne puis-je disposer d’une partie de l’immense fortune qui m’est destinée ! Dans ce cas, répondit Palmira, je m’adresserais à vous avec plus de réserve. Elle détacha le médaillon de son cou, en ôta le portrait, et lui remit l’entourage, ainsi que sa boîte simple en apparence, mais de prix par la rareté de sa composition.

Ensuite Charles lui demanda si elle avait quelque retraite en vue. Elle avoua que, si ses moyens le lui permettaient, elle desirerait fortement se réfugier dans quelque abbaye des environs de Paris, séjour où il serait difficile qu’elle fût devinée ; mystère essentiel pour elle, le repos de sa vie en dépendait, ne pouvant plus, pour de puissantes raisons, revoir ceux dont le souvenir cependant lui était bien cher et bien respectable.

Charles fut étonné, mais non mécontent. Il eût voulu qu’il n’existât dans l’univers, pour Palmira, que Charles de Mircour. Il lui observa néanmoins, que sa jeunesse, sa beauté, le manque de recommandation lui attireraient quelques fâcheux désagrémens dans des lieux qui devraient n’être habités que par de hautes et douces vertus, mais qui renferment l’envie, la calomnie, le despotisme, et mille petitesses.

Palmira l’accusa d’exagération, et tenait toujours à son projet. M. de Mircour rêva un instant, et lui dit ensuite : Auriez-vous la bonté de recevoir de ma part un conseil ? — Certainement, si la prudence l’a dicté. Charles lui apprit alors qu’il existait une sœur de son père à elle, veuve d’un gentilhomme peu fortuné. Elle demeurait dans une terre à quatre lieues de la mer. Elle est brouillée avec ma mère, ajouta-t-il, et il ne m’est pas permis d’avouer de quel côté sont les torts. Il me suffit de vous assurer que madame de Saint-Pollin est la meilleure des femmes. Je vais la voir fréquemment. Depuis mon retour d’Angleterre je lui ai beaucoup parlé de vous, elle brûle de vous connaître. Le nom de la fille de Saint-Ange a réveillé dans son cœur les sentimens fraternels qu’elle avait pour cet homme si intéressant. Je suis persuadé qu’elle se plaira à rendre hommage à sa mémoire, en vous prodiguant ses soins. Permettez-moi de vous l’amener ; elle a des relations à Paris, et pourra vous être utile de la manière la plus convenable.

Palmira le sentait bien ; mais si madame de Saint-Pollin avait quelque nuance, même adoucie, du caractère de madame de Mircour, n’était-ce pas s’exposer, en réclamant son appui, à de cruelles mortifications ? Charles répéta qu’elle avait entièrement désapprouvé la conduite de sa mère, et qu’elle en serait convaincue par l’affectueuse réception qu’elle lui ferait.

Palmira consentit enfin d’être présentée à sa tante ; mais elle voulut qu’on la prévînt auparavant. Charles pensa de même ; et, enchanté qu’elle agréât une protection qu’il lui procurait, il lui dit qu’il allait partir tout de suite pour le château d’Angecour, et qu’il osait assurer qu’il reviendrait le lendemain matin avec madame de Saint-Pollin. Il baisa la main de sa cousine ; et, en disant adieu à Louise et à Roger, il les remercia encore de leur conduite envers Palmira, en promettant que le ciel et Mircour les récompenseraient de leur hospitalité. Il monta à cheval, et partit au grand galop.

Palmira ne fut pas sans inquiétude le reste de la soirée, et fut obligée d’entendre tous les détails que voulut absolument lui faire Louise, de ces accès de mélancolie où elle avait vu M. de Mircour plongé. En ayant connu la cause, elle croyait intéresser et charmer miss Harville par de tels récits ; mais elle ne put réussir qu’à faire naître de douloureuses comparaisons. Ah ! pensa-t-elle, Abel ne m’aimera jamais ainsi, j’en suis bien certaine. Il me nomme l’objet de son premier amour, mais je n’occupe pas seule son cœur. Simplicia et son éclat lui feront oublier un jour la malheureuse Palmira… Insensée ! j’oublie que des obstacles insurmontables nous séparent pour toujours !


CHAPITRE XXV.




Elle se coucha tard, se leva excessivement matin, et ne faisait qu’aller et venir sur la route par où devait arriver madame de Saint-Pollin. Effectivement, vers neuf heures, elle apperçut une chaise de voyage dans laquelle était Charles, à côté d’une femme, de quarante-cinq ans à-peu-près, dont la figure respirait une touchante bonté.

Palmira fut au-devant de la voiture. Madame de Saint-Pollin lui tendit les bras avec l’expression la plus cordiale ; et, descendant bientôt, embrassa dix fois sa nièce, en répétant : Qu’elle est belle et intéressante ! Je vous remercie, Charles, de me l’avoir fait connaître. Ah ! c’est toute l’image de mon pauvre frère ! Voilà bien ses superbes yeux noirs, son air noble.

Ah ! madame ! interrompit Palmira, qu’il est flatteur pour moi de recevoir un si doux accueil ! — N’y avez-vous pas des droits, ma chère enfant ? N’êtes-vous pas de notre sang, la fille de notre bien aimé Saint-Ange ? car je ne mets nulle distinction entre les enfans de la nature et ceux de la loi.

Charles, qui savait que ces distinctions-là, de quelque manière qu’on pût les présenter, blessaient toujours Palmira, prit ces deux dames sous le bras. Ils entrèrent tous dans la maison. Madame de Saint-Pollin s’assit près de sa nièce, tenant affectueusement sa main, et lui disant : Charles m’a appris que vous comptiez vous retirer dans un couvent ; mais, avant tout, je veux vous posséder chez moi. Ah ! madame ! cela me rendrait trop heureuse ! cependant j’ignore si ce sera possible. Vous connaissez toute la haine que me porte madame de Mircour ; elle redoublerait sans doute, me sachant si près d’elle.

Elle l’ignorera, interrompit madame de Saint-Pollin. Ma sœur ne daigne pas avoir la moindre communication avec le petit coin de terre que nous habitons ; jouissant de tous les avantages d’une haute opulence, elle oublie que j’existe, à six lieues d’elle, dans l’antique château de nos pères ; séjour que la probité et l’honneur habitèrent constamment, mais dont la fortune n’approcha jamais.

Madame de Saint-Pollin racontait cela avec une simplicité vraiment aimable et gaie. Sa nièce, à qui elle inspirait beaucoup de penchant, lui dit qu’elle était prête à la suivre, étant rassurée sur le seul inconvénient qui pouvait l’en empêcher. Sa bonne tante l’embrassa encore, et ajouta en souriant : Quand nous nous connaîtrons mieux, j’espère que vous me confierez les raisons qui vous ont amenée en France. Je présume bien que ce sont des propositions de mariage, de grands tourmens qu’on vous a fait éprouver à ce sujet. C’est ordinairement ce qui décide la fuite des jeunes personnes. — Toute idée de persécution, Madame, est étrangère au cœur de ceux avec qui je vivais ; mais ma fatale situation m’a commandé, sous plusieurs rapports, de m’en éloigner. Palmira se leva alors, et alla faire ses petits préparatifs de départ ; Louise la suivit. Madame de Saint-Pollin resta seule avec son neveu, et lui dit : Votre mère est une extravagante d’avoir dédaigné cette charmante créature : c’est la plus belle femme que j’aie vue de ma vie. En vérité, elle m’en impose avec son air majestueux ; puis, quand je considère sa ressemblance avec mon cher Saint-Ange, je m’attendris jusqu’aux larmes.

Charles l’assura qu’elle avait autant de vertu, de talens, que d’attraits. Ils continuèrent à s’occuper d’elle, tandis que Louise lui témoignait ses regrets de la voir partir de chez eux. Elle et Roger s’y étaient véritablement affectionnés. Ils ressentaient dans toute son étendue ce charme touchant qui attache les cœurs sensibles aux êtres qu’ils ont obligés. Palmira de même éprouvait reconnaissance et amitié. Quand elle eut terminé ses arrangemens, elle donna un baiser au front de Louise, obscurci par l’idée d’une prochaine séparation. Ma chère, lui dit-elle, des trésors ne pourraient m’acquitter envers vous ; mais laissez-moi le doux plaisir d’offrir une bagatelle à l’enfant qui naîtra du meilleur couple qui existe. Louise la supplia de ne pas empoisonner, par un don quelconque, la jouissance qu’elle avait trouvée à pouvoir lui être utile en quelque chose. Palmira n’insista pas, mais glissa, sans être apperçue, dans la layette de l’enfant un rouleau de vingt-cinq louis, et elle mit au doigt de Louise un joli anneau d’or émaillé, qu’elle portait ordinairement ; ce qui enchanta la jeune femme.

Miss Harville vint rejoindre ses parens, et l’on s’apprêta à partir. Ah ! mademoiselle, répétaient, les yeux baignés de larmes, les honnêtes pêcheurs : daignez ne pas oublier la cabane de Louise et Roger ; et, si notre bonheur vous y ramenait encore, croyez que vous y trouverez toujours le même zèle, un profond respect, et, si nous l’osons dire, la plus vive tendresse. Palmira, émue, leur promit un éternel souvenir, et une visite avant de quitter la Normandie.

Pendant la route, madame de Saint-Pollin eut mille attentions pour sa nièce, et la prévint qu’on allait lui présenter sa cousine. Mon Hortense n’est pas belle comme vous, lui dit-elle, mais, au fond c’est une excellente fille. Qui doit être bien bonne, bien aimable, si elle vous ressemble, répartit Palmira. Charles lança un regard significatif, propre à faire comprendre qu’il n’en était rien.

Bientôt on fit appercevoir à miss Harville les hautes tourelles du château d’Angecour. Son antiquité, sa massive structure, lui donnaient dans l’éloignement un aspect assez imposant ; mais, de près, Palmira fut assez surprise de ne remarquer que des bâtimens délabrés, sans apparence de parc ni de jardin. Tout était consacré à l’utilité. On avait abattu, depuis bien long-temps, les avenues de marroniers, et on leur avait substitué deux rangées de pommiers. Ce fut là que l’on mit pied à terre, et que l’on rencontra mademoiselle Hortense, tenant un petit parasol de tafetas vert sur sa tête, et attendant les voyageurs. On fit embrasser les deux cousines. Palmira déploya toutes ses graces dans cet abord. Pour Hortense, elle la regardait sans rien dire ; il semblait qu’elle était pétrifiée. Elle finit cependant par faire à miss Harville quelques petites et maussades révérences en réponse à ses phrases obligeantes.

On gagnait la maison. Hé bien, demanda Charles à mademoiselle de Saint-Pollin, comment trouvez-vous miss Harville ? — Ah ! c’est là une miss ? comme elle est mince et blanche ! je lui trouve l’air tout-à-fait extraordinaire. Je conçois, reprit Charles un peu en colère, que vous n’avez jamais rien vu qui lui ressemble. Véritablement mademoiselle Hortense n’avait pas beaucoup de rapport avec sa cousine : d’une taille nullement avantageuse, la fraîcheur de ses dix-huit ans ne rachetait pas des traits mal assortis, un teint excessivement brun, et une tournure désagréable ; ses manières n’avaient pas plus de charmes, elles annonçaient la sécheresse de son esprit. Fière de sa noblesse, elle n’avait rien de l’aimable urbanité de sa mère. Mademoiselle Hortense était donc une triste compagne pour celle qui avait passé sa vie avec la charmante ladi Sunderland.

En entrant dans un vaste salon, meublé plus que simplement, Palmira reconnut le portrait de son père, et tout le temps qu’elle passa à Angecour, elle ne manqua jamais de se placer en face de lui.

Ce premier jour se passa d’une manière paisible, même assez agréable, quoique miss Harville souffrît un peu de voir M. de Mircour installé près d’elle, et de n’oser s’en plaindre, s’appercevant bien que madame de Saint-Pollin, avait plus d’un motif pour aimer son neveu.

On donna à miss Harville la chambre d’honneur ; mais il n’y avait pas de volets : les jalousies étaient à moitié cassées, et l’éclat du grand jour la fit lever d’assez bonne heure. Elle ouvrit ses croisées, et contempla avec plaisir le paysage qui l’entourait. De riantes prairies, des ruisseaux limpides, une quantité considérable d’arbres fruitiers, l’embellissaient. Elle pensait que c’était sûrement dans ces lieux que son père eût conduit sa noble et jeune épouse, si le sort eût permis à Élisa d’accomplir son projet. Hélas ! disait-elle, s’il en avait été ainsi, ma naissance n’eût pas été empreinte d’une tache désespérante ; sans connaître l’opulence et la grandeur, j’aurais vécu ici, et ma destinée eût été heureuse. Quelle différence ! Ô Mortymer ! votre main cruelle frappa plus d’une génération.

Madame de Saint-Pollin vint la distraire de ses réflexions, en l’assurant que son sommeil avait été plus doux que de coutume, reposant près de la fille de son cher Saint-Ange. Palmira l’embrassa, puis elles descendirent. Mademoiselle Hortense commença par les gronder de s’être fait un peu attendre, ajoutant que la cloche de la paroisse avait déjà sonné deux fois, et qu’il était bien temps de partir pour la messe. Mais mon Dieu, ma cousine, dit-elle à miss Harville, est-ce que vous comptez sortir comme cela, avec vos cheveux tout naturellement bouclés ? Palmira ne put s’empêcher de sourire, et lui répondit que c’était sa coutume de les porter ainsi ; mais qu’elle ne pourrait dans cette circonstance accompagner ces dames. J’honore tous les cultes, ajouta-t-elle ; cependant je m’écarterais de mes principes, en participant au vôtre. Je vous demande donc la permission de rester.

Madame de Saint-Pollin convint que cela était juste, et pria Charles de venir avec elle et sa fille. Charles fut au moment de leur répondre que sa divinité, à lui, était là ; néanmoins, rempli d’égards et de complaisance pour sa tante, il ne la refusa pas. À peine furent-ils hors du salon, qu’Hortense, observa avec une sorte d’humeur, qu’il était bien fâcheux d’avoir des affinités avec une hérétique.

Fût-elle mahométane, reprit Charles, elle est l’ouvrage le plus parfait d’un Dieu, qui méconnaît, j’en suis sûr, les distinctions que fait là l’orthodoxe Hortense. Ô belle et angélique Palmira ! ajouta-t-il, tu porteras bonheur à celui qui t’aimera et protégera ; et puisse le malheur écraser l’être qui refuserait tendresse et appui à ta jeunesse, à tes vertus ! Hortense était bien tentée de faire une réponse désagréable à son cousin.

Palmira n’avait pas fait la même impression sur elle que sur sa mère ; l’éclat de sa supériorité l’avait offusquée ; et, dévote plus encore qu’envieuse, elle était ravie de trouver un prétexte dans la différence de religion pour lui refuser son estime : si elle avait connu son défaut de légitimité, cela aurait été encore pire, mais madame de Saint-Pollin avait eu la prudence de le lui taire. Cette dernière prit à peine garde à l’altercation de sa fille et de Charles, étant habituée à la mauvaise humeur de l’une, et à la vivacité exaltée de l’autre.

Mais laissons pendant quelque temps miss Harville dans cette paisible demeure, où M. de Mircour est sans cesse en idolâtrie près d’elle, madame de Saint-Pollin toujours bonne et caressante, mademoiselle Hortense point assez intéressante pour que Palmira attache quelque importance aux procédés peu aimables qui émanaient de sa secrète jalousie et de son aigre caractère ; et occupons-nous de milord duc de Sunderland, de sa fille, de l’excès de leur étonnement et de leur chagrin en apprenant la fuite de miss Harville par l’affligé Akinson.


CHAPITRE XXVI.




La disparition des deux pêcheurs n’avait pas été remarquée. On envoya le signalement de la fugitive dans tous les ports de mer. Les plus exactes perquisitions furent faites dans toute l’Angleterre et en Écosse ; mais il ne restait pas la moindre trace de cet incompréhensible départ.

Les amis de Palmira, véritablement au désespoir, la réclamèrent même avec les termes les plus honorables, dans différentes gazettes nationales et étrangères, qui ne parvinrent pas à Palmira, dont l’étrange conduite ne la fit point soupçonner par Simplicia et son père d’une coupable intelligence avec sir Abel. Simplicia sur-tout, connaissait si bien l’élévation de son cœur, les bizarreries de son esprit, qu’elle la devina parfaitement, en assurant milord Sunderland que Palmira avait cru se punir de son tort involontaire, en se condamnant à une retraite impénétrable. Ils gémissaient ensemble d’une délicatesse si mal-entendue, et espéraient toujours qu’elle reviendrait quelque jour près d’eux, se promettaient de la recevoir alors avec autant de joie que de tendresse.

Milord Sunderland, vivement pressé par sa fille, n’attendait qu’une occasion pour prévenir milord Alvimar de l’impossibilité d’exécuter leur projet de mariage entre leur deux enfans. Voici comme cette occasion se présenta. Peu de temps après l’arrivée d’Abel en Espagne, son père reçut la lettre suivante de l’ambassadeur :

« Comment vous remercier, mon cher lord, de l’inestimable présent que vous nous avez fait pour cet hiver, en nous envoyant sir Abel. Vous concevez le plaisir avec lequel j’ai revu le fils de mon ancien ami, et combien de fois Arthur a embrassé le frère de ladi Mathilde !

« Je l’ai présenté à la cour ; il a parfaitement réussi, ainsi que dans nos cercles. Je ne connais pas de jeune homme plus fait que lui pour plaire généralement. Cependant, sans que cela altère en rien son amabilité, je le vois atteint d’une rêverie, parfois même d’une profonde mélancolie, étonnante à son âge, et dans une situation aussi fortunée que celle où il est placé.

« Plusieurs de nos compatriotes, instruits de vos projets d’alliance avec la famille Sunderland, lui en ont parlé. Il exalte les charmes, les vertus de la jeune ladi ; mais il ajoute qu’il est bien loin de la mériter. Ce langage m’a surpris ; serait-il survenu entre vous et Sunderland, quelque différend qui pût occasionner les secrètes douleurs d’Abel ? car, je vous le répète, il en est consumé.

« Hier, un de mes secrétaires lisait tout haut une gazette anglaise ; on y avait inséré un article au nom du duc de Sunderland, relatif à sa pupille, sa fille adoptive, ainsi qu’il la nomme. Abel a changé plusieurs de fois de couleur ; il a parlé bas à Arthur. Son désordre était inexprimable. Mon fils l’a entraîné. Le vôtre est resté chez lui toute la soirée, se plaignant d’être incommodé. Je lui ai envoyé mon médecin, qui a trouvé ses nerfs dans un état déplorable. Aujourd’hui il est mieux ; seulement sa figure, son maintien, décèlent un surcroît d’inquiétude, de tristesse.

« Donnez-moi des détails, sur-tout, si vous en connaissez la raison, n’oubliez pas de me dire pourquoi il se défend d’être le gendre du digne et aimable Edward.

« Adieu, mon respectable ami, répondez à mes observations sur votre fils. Je veux connaître et dissiper, s’il est possible, le nuage qui obscurcit l’éclat de sa jeunesse.

« Mes respects à ladi Mathilde. Le pauvre Arthur, malgré son austère raison, ne se résout pas de bonne grace à vivre loin d’elle si long-temps. Dans quelques mois il volera à ses pieds. Alors j’intercéderai près de vous, je vous prierai de la confier à son époux, et de me procurer le bonheur de la recevoir en Espagne, en attendant l’époque heureuse, où, ayant rempli notre tâche envers la patrie, vous et moi, mon cher Alvimar, consacrerons les derniers momens de notre existence à la nature, à l’amitié et au repos. »

Cette lettre fut un trait de lumière pour milord Alvimar. Il réfléchit alors que le desir de son fils de quitter l’Angleterre, n’avait pas été sans cause. Il interrogea Mathilde. L’intérêt de son frère lui suggéra une réponse prudente. Son père ne s’en contenta pas, et il courut chez milord Sunderland chercher une explication entière. Le premier chercha à pallier les torts d’Abel, mais avoua tout. La colère d’Alvimar éclata d’une manière terrible. Il fut prêt à maudire son fils. Il exprima beaucoup d’indignation contre miss Harville, ne put même se défendre de la soupçonner d’avoir médité la coupable séduction qui enlevait Abel à son amie. Ne l’accusez pas, reprit avec sensibilité milord Sunderland ; sa beauté, ses talens, voilà ses innocens complices, et la malheureuse enfant, accablée de honte, de douleur, a peut-être terminé sa vie, ou l’a dévouée à l’infortune, à la misère.

Le père d’Abel était fort estimable, mais on ne pouvait compter l’indulgence au nombre de ses vertus. Il conserva donc une injuste opinion sur le compte de Palmira, et écrivit une lettre foudroyante à son fils, où il lui permettait cependant de revenir en Angleterre avec milord Arthur D… N’espérez pas, lui manda-t-il, de retrouver mon affection, avant l’époque où le duc de Sunderland et sa fille vous auront pardonné. Si cela n’arrivait pas, je vous verrai toujours avec ce sentiment pénible, que nous donne celui qui a détruit par sa faute, nos plus flatteuses espérances.

Ladi Simplicia devenait chaque jour plus aimable et plus jolie. Sa grande fortune, sa haute naissance, étaient les moindres de ses avantages. Sa raison s’était promptement mûrie par l’espèce d’expérience qui naît, dans un jeune cœur, d’un premier sentiment d’amour et de chagrin. Généralement on l’aimait autant qu’on l’admirait. Les femmes lui pardonnaient d’être belle, en faveur de sa touchante modestie.

On n’ignorait pas dans le monde que son mariage avec le jeune Alvimar n’était plus aussi certain qu’autrefois, et une foule d’aspirans se présentèrent. On distinguait parmi eux le fils unique du prince de…, un des plus riches seigneurs d’Allemagne. Il fit une demande positive. Milord Sunderland crut devoir faire sentir à sa fille les brillans avantages d’une telle alliance. Il répéta que les Alvimar lui avaient donné la liberté entière de disposer d’elle-même.

Simplicia, en rougissant, le pria de lui laisser consacrer sa vie, et affirma qu’en la forçant d’agréer la recherche du prince, il assurerait son malheur. Ce bon père n’insista pas ; mais les autres personnages de sa famille firent beaucoup de représentations. Elles n’eurent pas le moindre succès.

Mathilde communiqua à son frère les détails de la conduite de son amie. Par une bizarrerie assez inexplicable, Abel ne fut pas fâché de voir Simplicia rejeter les hommages qui lui étaient offerts. Quelquefois il aurait voulu qu’un même serment liant Palmira, Simplicia et lui, ne permît à aucun des trois de former d’engagemens. Il se livrait ainsi à mille romantiques idées. Arthur employait alternativement pour les combattre, la sévère raison ou bien celle d’un piquant badinage.

Abel attachait beaucoup d’importance à tout ce qui émanait de son sage ami. Ensuite son excellente éducation le portait à considérer les droits d’un père dans toute leur étendue, et c’était là le puissant moyen contre son amour pour miss Harville. Néanmoins, lorsqu’il songeait qu’elle était fugitive, malheureuse, probablement à cause de lui, il s’écriait : Ô Palmira ! nul jour de félicité ne luira désormais pour moi.

L’hiver s’écoula dans de pareilles anxiétés ; mais il vit approcher avec plaisir le printemps, époque de son retour et celui de milord D… en Angleterre. C’est une erreur, mon cher Arthur, lui disait-il, de voyager pour se distraire. Il en est de sa patrie comme du sein de sa famille, on y souffre moins qu’ailleurs.


CHAPITRE XXVII.




Retournons à miss Harville que nous avons laissée à Angecour. Elle y avait déjà passé environ trois semaines. Charles, forcé d’obéir à ses volontés, sévèrement exprimées, allait de temps à autre au Hâvre ; mais à peine un jour était-il écoulé, qu’il revenait près de Palmira, préférant s’exposer à sa colère que d’être des siècles sans la voir ; et il appelait ainsi quelques heures passées loin d’elle, ce qui la détermina à accélérer l’exécution de ses projets.

Elle pria donc sa tante de lui faciliter l’entrée de l’abbaye dont elles avaient déjà parlé ensemble. Tout en causant sur ce sujet, madame de Saint-Pollin lui demanda si elle n’était pas sensible aux sentimens passionnés de Charles, agréable, bon, excellent jeune homme, un peu trop vif peut-être, mais qu’un amour heureux calmerait infailliblement. Palmira protesta d’un attachement pur et sincère pour son cousin, en se défendant cependant de répondre à ses vues. Sa tante en fut vraiment fâchée. Elle eût voulu voir le bonheur de deux êtres si chers à son cœur, assurés l’un par l’autre. Elle pensa aussi qu’une lettre de recommandation n’était pas assez pour sa nièce ; elle promit donc qu’elle l’accompagnerait, et profiterait de cette occasion pour s’occuper de plusieurs affaires qu’elle avait à Paris.

Palmira la remercia de cet excès de bonté et de complaisance, et la pria d’interposer son autorité pour empêcher M. de Mircour de les suivre. Que de prudence et de réserve, mon enfant ! puisse le pauvre Charles, qu’elles rendent si malheureux n’être jamais vengé par l’ingratitude d’un mortel, assez aimable d’ailleurs pour adoucir la fière et insensible Palmira !

Je ne suis point insensible, reprit celle-ci ; j’en appelle à ma tendre reconnaissance pour vous, ma tante ; à la force des souvenirs que m’arrachent les objets de mes affections, qui n’existent plus ou qui vivent loin de moi. Ses paupières se mouillèrent. Madame de Saint-Pollin l’embrassa, en avouant que sa faiblesse pour Charles lui faisait quelquefois blâmer une conduite, qu’en y réfléchissant mieux elle devait approuver. Je l’avoue, ma chère, ajouta-t-elle, nos cœurs peuvent être également bons, mais votre jolie tête est meilleure que la mienne.

Le jour du départ fut enfin fixé à la fin de la semaine. Le même soir où il avait été décidé, Charles, absent depuis deux jours, revint à Angecour ; il trouva Hortense seule, travaillant à son métier de tapisserie. Où donc est-elle, ma belle cousine ? demanda-t-il d’abord. — Votre belle cousine s’occupe des préparatifs de son voyage. — Hortense, ne plaisantez-vous pas ? — Je ne plaisante jamais, moi. — Elle nous quitte ! ô Dieu ! Dieu ! — Vous avez bien dû vous y attendre. Ma mère n’a pas pensé pouvoir la garder toujours. — Elle l’a desiré du moins. — Cela pourrait être ; ma mère s’attache à tout le monde. — Tout le monde. Quelle expression ! en parlant d’un être unique. En vérité, Hortense, je vous avais jugé bonne fille ; mais… — Vraiment, depuis que miss Harville est ici, je n’éprouve que des désagrémens. — Vous êtes si peu aimable pour elle. — Ne suis-je pas dans mon pays, dans mon château ? Je crois bien que c’est à l’étrangère de chercher à me convenir.

Charles, renonçant à répondre aux sottises d’Hortense, allait et venait dans la chambre, balbutiant seulement parfois, partir ! partir bientôt ! Comment le supporter ! L’objet de ses rêveries, de ses sollicitudes, miss Harville enfin ne tarda pas à paraître : il l’avait vue la surveille ; elle ne l’avait point préparé à l’affligeante nouvelle. Blessé de si peu de ménagement, il la salua avec une affectation de froideur qui ne tarda pas à se dissiper, lorsque Palmira, disant qu’elle allait le lendemain visiter ses bons amis du rivage, lui demanda s’il voulait l’accompagner.

Je n’ai jamais négligé une seule occasion d’être près de vous, répondit Charles ; mais effacez entièrement le sentiment de tristesse qui m’accable dans ce moment, en me permettant de vous suivre dans un plus long voyage. Paix ! paix ! dit madame de Saint-Pollin. Il est expressément défendu de traiter cet article-là. Ne songeons qu’à notre partie de demain. Je me fais une fête de passer une journée avec ces bonnes gens.

C’est bien gai, répliqua Hortense, d’être ainsi dans une cabane de pêcheurs entourée de rochers effroyables. Ah ! ces rochers, s’écria Charles, je les préfère au séjour le plus riant de l’univers, depuis qu’on y a trouvé un si précieux trésor, et il allait donner l’essor à un de ses accès de passion ; mais il fut interrompu par miss Harville. Vingt fois, dans le courant de la soirée, il voulut entamer une nouvelle explication qui fut toujours éludée.

Le lendemain matin, Hortense, déclara qu’elle avait la curiosité de connaître cette Louise que l’on prétendait être fort jolie pour une paysanne. Pour une paysanne ! répéta Charles, que de dames de château s’enorgueilliraient de ses beaux yeux, de son doux sourire ! Mademoiselle Hortense, qui formait une quatrième personne, sur laquelle on ne comptait pas, changea les dispositions. Elle fut donc en chaise avec sa mère, et Palmira à cheval avec son cousin. Cette première ravissait, par la manière assurée, remplie de grace, avec laquelle elle montait son superbe coursier. On imagine bien que cette remarque n’échappait pas à l’amoureux Charles, qui lui rappelait une cavalcade qui avait eu lieu à Sunderland chez le duc de Dervind. Vous vous serviez, dit-il, du beau cheval blanc d’Abel, qui eut un mouvement si fougueux qu’il fallut votre habileté pour vous garantir dune chûte terrible. Je jetai un cri d’effroi. Abel devint pâle comme la mort. Quoi ! il eut une telle émotion, demanda vivement Palmira ; et, s’appercevant du ton dont elle venait de s’exprimer, sans attendre la réponse, elle piqua des deux.

Charles vint la rejoindre sans former la moindre conjecture ; l’idée de Palmira, d’Abel, étant entièrement détachée l’une de l’autre dans son imagination, et il lui fit remarquer le site charmant qu’ils parcouraient. Elle convint que ce pays fertile et varié lui plaisait extrêmement. — Et vous voulez le quitter si promptement ! abandonner pour de froids étrangers une affectueuse parente, un cœur qui ne respire que pour vous, qui voudrait vous voir commander les plus grands sacrifices, afin de vous convaincre à quel excès il vous est dévoué ! Ah ! Charles, ce cœur n’existe pas pour moi, répondit douloureusement Palmira, dont la pensée errait en Espagne. — Femme injuste ! si vous dédaignez mon ardente et profonde passion, du moins ne faut-il pas la méconnaître !

Ce genre de conversation ne pouvait guère se prolonger avec miss Harville ; elle la ramena sur d’autres objets, qui les occupèrent jusqu’au moment de descendre à la cabane de Louise et Roger, où ils furent tous reçus avec les exclamations d’une joie naturelle. Hortense ne pouvait revenir de l’air de propreté et d’aisance de cette modeste habitation, ainsi que de la sorte d’élégance des formes de Louise, et de la figure agréable de Roger.

Après s’être un peu reposée, Palmira voulut aller sur le rivage ; ses amis l’y accompagnèrent. En gravissant un rocher, qui lui était inconnu, elle apperçut à ses pieds une vallée au milieu de laquelle était situé un vieux château de l’aspect le plus triste. Par le moyen de l’élévation où elle se trouvait, elle distinguait de vastes jardins négligés, des cours où l’herbe croissait d’une hauteur étonnante. Un silence effrayant régnait autour de ce lieu solitaire. Après l’avoir fixé, Palmira s’écria : Mélancolique demeure, tu sembles devoir servir d’asile à une ame infortunée !

— Oh ! bien infortunée ! répéta madame de Saint-Pollin ; et Louise soupira en levant les yeux vers le ciel. Miss Harville se rapprocha, et témoigna un extrême desir d’en savoir davantage. Pourriez-vous vous intéresser, lui demanda Charles, à une victime de l’amour et de ses faiblesses ? Il faudrait être bien insensible, reprit Hortense, pour n’être pas touché des malheurs de la comtesse ; et, en prononçant ces mots, le ton d’Hortense était moins sec que de coutume.

Ce que l’on venait de dire redoubla la curiosité de miss Harville. Elle pria qu’on l’instruisit sur-le-champ des événemens qui paraissaient relatifs aux habitans du sombre manoir. Madame de Saint-Pollin se chargea du récit. Chacun s’étant assis près d’elle sur des débris de rochers, le château en perspective, elle commença ainsi :


CHAPITRE XXVIII.




Armandine était née dans une des classes les plus obscures de la société ; mais annonçant, dès son enfance, une beauté rare, une douceur intéressante, elle se fit aimer de la jeune héritière de la puissante maison de Linanges, que le hasard lui avait fait connaître, et qui desira de l’avoir près d’elle. Les parens d’Armandine, pauvres, malheureux jusqu’alors, satisfaits du sort qu’on leur promettait, consentirent à se séparer de leur fille. Élevée avec mademoiselle de Linanges, elle profita si bien de l’excellente éducation qui lui fut offerte, qu’à quinze ans il n’était pas de rang distingué où elle n’eût été dignement placée.

Sa noble compagne était destinée au fils du duc de E… qui voyageait depuis quelques années. L’époque de son retour étant arrivé, son père le présenta à mademoiselle de Linanges ; mais Armandine était là, et il ne sut voir qu’elle. Son premier regard inspira une passion violente, qui malheureusement fut sympathique, puisque Armandine, oubliant l’obstacle de sa naissance, ses obligations sacrées envers sa bienfaitrice, promit amour pour amour.

On parlait déjà de la prochaine célébration du mariage du comte et de mademoiselle de Linanges ; mais le premier, ayant eu quelque entrevue secrète avec Armandine, l’avait déterminée à fuir avec lui ; et peu de jours avant les noces pompeuses qui se préparaient déjà, ils partirent pour les pays étrangers, et furent mariés à la première ville où ils s’arrêtèrent.

L’on peut se représenter la fureur des deux familles. Un rang, un crédit éminent leur donnant un grand pouvoir, même hors de France, elles ne tardèrent pas à le déployer. Bientôt on atteignit le comte et sa femme ; on les sépara et on les renferma : lui dans une tour impénétrable ; elle, j’ose à peine le dire, dans une maison de force. Cependant, le courage et l’amour leur faisant tout entreprendre, ils surent se rejoindre malgré leurs persécuteurs. Mais ils tremblaient au sein d’une ravissante réunion, et leur jeunesse se passa dans les craintes et les déchiremens d’une passion si cruellement traversée.

Le comte, accablé de l’existence malheureuse de son Armandine, tomba dangereusement malade. Il écrivit à sa famille, implora un dernier pardon, et la supplia de ne pas laisser dans la misère une femme portant son nom, et dont l’unique crime était de l’avoir trop aimé.

Il expira, dans une petite ville d’Allemagne, peu d’heures après avoir écrit cette lettre. Le duc et la duchesse, encore plus irrités qu’adoucis par la mort de leur fils, envoyèrent un homme sûr, muni d’une lettre de cachet, chercher la jeune comtesse. Il la trouva, elle-même, mourante, et la tête absolument égarée. Ce déplorable état le toucha vivement, car il était honnête et bon. À force de soins, il la rendit à la vie, mais non à la raison. Néanmoins elle était parfaitement douce et calme ; seulement elle ne voulait ni parler, ni marcher. Cet état paisible autant qu’affligeant décida l’agent des E… à leur écrire très-énergiquement, pour leur représenter qu’il serait d’une barbarie atroce de faire usage de la lettre de cachet dans la situation où se trouvait Armandine, qu’il demandait la permission de la conduire dans une de leurs terres où ils n’allaient plus depuis fort long-temps ; que là elle serait oubliée, même inconnue si on l’exigeait ; mais qu’il se chargeait d’avoir pour elle tous les procédés que l’humanité réclamait en sa faveur.

Le cœur des ennemis d’Armandine s’appitoya enfin par l’excès de ses maux ; on lui assigna une pension considérable ; et on la confia à son unique protecteur. Après être arrivée ici, son immobilité dura près de quatre mois encore : ce temps écoulé, le caractère de sa folie changea sans parler davantage. Mais elle errait sans cesse dans les jardins, dans les vallées, gravissait les rochers, courait le long du rivage, en ayant toujours l’air de chercher un objet qui occupait constamment sa pensée.

Comme elle inspirait un profond intérêt à ses femmes, à ses gardiens, ils ne la contrariaient en rien, et la suivaient par-tout. Un soir, dans un endroit écarté du parc, où ils n’avaient pas encore pénétré, Armandine découvrit un tombeau antique. En reconnaissant cette forme lugubre, elle s’écrie : Je l’ai trouvé ! je l’ai trouvé ! et elle couvre de ses larmes, de ses baisers, chaque pierre de ce monument, qu’elle déclare ne plus vouloir quitter. On veut l’en arracher ; pour la première fois, elle est furieuse. La force, la douceur, n’en peuvent rien obtenir. Le sentiment de son désespoir semble l’avoir rendue à la raison : elle parle de son époux, de son malheureux amour. La nuit se passe ainsi que le lendemain ; et Armandine persiste à n’avoir d’autre asile que le tombeau sur lequel elle est étendue. À la fin, anéantie par ses cris, sa douleur, elle tombe évanouie ! On l’emporte. Revenue à elle, l’infortunée supplie qu’on la laisse promener comme à l’ordinaire. Ses gardiens redoutaient une nouvelle scène. Cependant ils ne purent résister à ses prières et à ses promesses d’obéissance. Elle vola cueillir des fleurs pour orner le cher et fatal tombeau qui lui avait causé une si violente impression, et tous les jours elle renouvelle ce même hommage. Les chaleurs les plus brûlantes, les frimas les plus rigoureux ne peuvent l’en empêcher.

Malgré que son arrivée ici eût été secrète, elle a transpiré : d’abord on s’en est fortement occupé ; maintenant on n’en parle plus. On n’en parle plus ! reprit Palmira excessivement émue. Ah ! moi, je ne l’oublierai de la vie. Oh ! je voudrais la voir, et jeter une fleur sur cette tombe illusoire ! Alors Louise, prenant la parole, dit qu’elle allait souvent au château, et y était toujours reçue avec bonté ; que si miss Harville voulait descendre avec elle dans la vallée, elle était bien sûre de lui faire connaître la malheureuse comtesse. Palmira accepta avec empressement l’offre de Louise, que l’on réalisa à l’instant. Mais madame de Saint-Pollin, que ce spectacle affectait trop, resta avec sa fille.

Charles escorta miss Harville et Louise. La matinée, déjà avancée, était sombre, cependant douce et agréable. En suivant un sentier assez rapide, on fut bientôt aux portes du château. Ils traversèrent les cours sans rencontrer personne, de même un vestibule immense, où le silence qui régnait n’était troublé que par le retentissement sourd de leurs pas. Enfin ils entrèrent dans le parterre, où la nature, bien plus que l’art, faisait croître encore quelques fleurs.

Palmira apperçut deux femmes d’un certain âge, à côté d’une autre agenouillée, qui cueillait des roses. Voilà la comtesse, dit Louise en désignant cette dernière. Une des vieilles femmes, s’avançant vers elle avec un visage riant, lui reprocha de n’être pas venue au château depuis long-temps. Alors Louise présenta deux étrangers. Nous ne sommes pas dans l’usage d’en recevoir, dit la concierge, mais, amenés par vous, bonne et jolie Louise, nous nous ferons un plaisir de l’enfreindre.

Dans cet instant on se trouva près de la comtesse. Elle n’avait pas encore tourné la tête ; mais elle s’était relevée, et Palmira put remarquer sa taille, de la forme la plus élégante, ses longs cheveux blonds argentés, et ses vêtemens d’une batiste extrêmement fine. Entendant un peu de bruit, elle se détourna, et montra le plus charmant visage que miss Harville eût jamais vu. Sa blancheur, la langueur de ses grands yeux bleus, ses lèvres décolorées, son costume, ainsi que son attitude, la rendaient parfaitement semblable, dans ce moment, à la plus belle statue de marbre blanc.

Qu’elle est touchante ! s’écria Charles. Pour Palmira, ses pleurs s’échappèrent malgré elle. La comtesse la fixa, en lui présentant une branche de jasmin, que miss Harville posa contre son cœur. Alors la première lui tend un bras d’albâtre, et l’entraîne du côté de son bosquet chéri. On les suivait, lorsqu’en souriant, elle demanda à Palmira si elle éprouvait quelque frayeur. — Oh ! Dieu ! uniquement le plus tendre intérêt. — Hé bien, priez que l’on me laisse seule avec vous. Charles n’était pas tranquille ; mais les femmes de la comtesse l’assurèrent de sa douceur, et l’on se tint à une certaine distance.

Palmira avait toujours à la main la branche de jasmin. Ne vous en parez pas, lui dit Armandine, par-tout où j’ai trouvé des fleurs elles couvraient des abymes affreux. Voici mon intention, reprit Palmira, en la déposant sur le tombeau.

Que vous êtes bonne, dit la comtesse, charmée de cette action… Ma vue vous a affectée, je l’ai bien remarqué : je suis si malheureuse ! Pensez-vous que je cesse de l’être un jour ? — Le ciel ne peut laisser souffrir éternellement un de ses plus beaux ouvrages. Les cruels ! reprit la comtesse avec incohérence, ils savaient bien que, malgré leurs efforts, Adolphe rejoindrait toujours son Armandine. Le tombeau seul peut les désunir, ont-ils pensé, hé bien, c’est là qu’ils l’ont renfermé. Je m’en tiens bien près, bien près, parce qu’un jour il m’appellera près de lui. Elle s’assit, et resta dans un mélancolique silence.

Palmira se plaça près d’elle, et s’empara d’une de ses mains, qu’elle pressa doucement. Après quelques instans, la comtesse lui demanda si elle était étrangère. — Je suis Anglaise. — Et riche, noble, autant que belle ? — Je tenais tout mon éclat de ma mère, et je l’ai perdue. — Avez-vous des parens, des amis ? — Hélas ! je suis seule, seule au monde !

Ah ! si vous n’aviez pas peur, reprit la comtesse avec un accent caressant, je vous engagerais de rester toujours près d’Armandine. Cela serait bien triste, car vous voyez bien comme la nature est sombre autour de moi ; mais, enfin, vous ne seriez pas seule, seule au monde. Vous ne le voudrez pas, parce que je suis insensée, égarée ; on ne m’aborde qu’avec effroi. Un jour, j’entendais dire : Elle a toujours été tranquille, mais elle peut devenir méchante. La douce Armandine d’Adolphe, ainsi qu’il m’appelait, devenir méchante ! faire du mal ! Ah ! je laisse cela à ces gens qui se croient uniques possesseurs de la sagesse, de la raison, parce qu’ils ne ressentent, n’éprouvent rien. Qu’ai-je fait ? aimer et pleurer ! Et eux, désespérer, persécuter… Le renfermer ! et là encore ! (désignant le tombeau.) Ah ! quel comble de barbarie ! À cette longue suite d’idées, exprimées avec une sorte d’ordre et de justesse, succéda un accès assez violent. Elle s’agitait, déraisonnait entièrement ; elle jeta même quelques cris. On accourut. Charles voulut entraîner Palmira, qu’il voyait excessivement émue. La comtesse, s’appercevant qu’on l’emmenait, lui dit avec force : Où vas-tu, jeune fille ? Ah ! ne m’abandonne pas ainsi !

Palmira revint à elle pour la serrer dans ses bras. Adieu, intéressante Armandine, votre souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire ! puisse la vôtre recouvrer sa plus pure intelligence. La comtesse la serrait étroitement, en lui disant : Pourquoi me quitter ! Cette solitude est affreuse ; mais le monde est pire encore, pour toi sur-tout, qui n’es que belle et vertueuse ! Sans les richesses, sans la grandeur on est si malheureuse ! Faible roseau, la tempête ne tardera pas à t’abatre. Écoute du moins un conseil. Elle se pencha à son oreille, et ajouta excessivement bas : Si un être charmant, paré des dons les plus éclatans, t’offre son cœur, rejette-le, ou tu es perdue ! Palmira, en soupirant, jura qu’elle suivrait fidellement un tel avis, qui ne semblait nullement émané de la folie. La comtesse, ne prenant plus garde à personne, se rassit, et tomba dans un état d’immobilité, qui lui durait toujours quelques heures lorsqu’il lui prenait.


CHAPITRE XXIX.




Palmira s’arracha enfin de ce triste séjour, et regagna le rivage, où l’attendait madame de Saint-Pollin, qui s’attendrit encore en voyant la profonde émotion de sa nièce, et en écoutant les expressions vives et touchantes dictées par le sentiment que la comtesse devait inspirer à toutes les ames sensibles.

On reprit le chemin de la maison de Louise. Pour répondre aux soins empressés des bonnes gens qui la recevaient, Palmira s’efforça de vaincre sa mélancolie, et le dîner se passa assez agréablement. Il n’était pas tard encore. On parla de faire une nouvelle promenade avant le départ. Charles proposa d’aller au château voisin. Miss Harville déclara qu’elle ne pouvait se déterminer à visiter les propriétés de madame de Mircour ; mais madame de Saint-Pollin l’assura, ainsi que Charles, que cette dame conservait à peine l’idée de celle-là, et n’était même pas connue des régisseurs de cette terre ; que Palmira pouvait donc y paraître sans le moindre inconvénient. Elle céda, non sans répugnance.

Bientôt l’on fut dans les avenues du grand manoir, qui n’offrait rien de curieux dans l’intérieur, mais les superbes marroniers qui l’entouraient formaient un assez bel effet. Palmira se reposa sur un siége de gazon, à l’ombrage d’un de ces arbres, remarquable, même parmi les autres.

Vous avez été émue, dit Charles, tout bas à miss Harville, dans le bosquet d’Armandine ; cette enceinte-ci n’a pas reçu de moins douloureux soupirs ! Oh ! Palmira ! y serez-vous insensible, parce que c’est vous qui en êtes l’objet ! À de pareils discours, Palmira se taisait toujours, ou se fâchait. Cette fois, elle prit le parti de ne pas entendre.

Ces dames, se trouvant fatiguées de leurs différentes courses, se préparèrent à partir. Palmira devait quitter cette contrée dans trois jours. Ses adieux à Louise et Roger furent encore plus tristes qu’en quittant leur cabane la première fois. Louise, enfant de la nature, ne pouvant dissimuler aucune de ses impressions, pleurait de toutes ses forces. Son mari demanda à madame de Saint-Pollin la permission d’aller chez elle de temps à autre, s’informer des nouvelles de miss Harville, ce qui lui fut accordé avec plaisir. Soyez persuadés, leur dit Palmira, que, dans toutes mes lettres, il y aura un article concernant mes bons amis du rivage ; et, jetant un dernier regard sur l’humble chaumière : hélas ! s’écria-t-elle, dans un asile plus magnifique, je regretterai peut-être l’hospitalité que je trouvai sous ce modeste toit. Affaiblie par les différentes émotions de la journée, son ame s’oppressait. Elle embrassa Louise : adieu, honnête Roger, adieu, répéta-t-elle ; et elle s’élança sur son cheval.

Elle ne tarda pas, selon sa coutume, de prier M. de Mircour de retourner au Hâvre ; mais il résista avec opiniâtreté. On accorde tout, lui répondit-il au malade désespéré, au criminel condamné à mort : je suis aussi malheureux, je ne dois pas être plus maltraité. Effectivement, il ne la quitta pas d’un seul instant, le peu de temps qu’elle devait encore passer à Angecour.

La veille d’un départ si redouté par Charles, il remit à miss Harville cinquante-quatre mille livres en excellens effets de commerce, et quatre cents louis en or. M. de Mircour, dit Palmira, en posant le porte-feuille et le sac sur une table, il est impossible que la vente des objets que je vous ai confiés soit montée à une somme si considérable. — Je vous jure que vous n’aviez pas d’idée de leur valeur, que la boîte, entre autres, jugée simplement par vous un bijou de fantaisie, est d’un prix inappréciable. Le frère de mon père, célèbre antiquaire, m’en eût donné le double, j’en suis sûr, si je le lui eusse demandé. Madame de Saint-Pollin appuya fortement ce qu’il venait d’avancer, et Palmira fut obligée de les croire.

Le lendemain matin, à six heures, elle était déjà toute prête dans le salon, attendant sa compagne de voyage. Charles parut d’abord ; son air pâle, abattu, toucha plus sa cousine que son exaltation ordinaire. Sachez-moi gré, lui dit-il, de la pénible déférence qui m’empêche de vous suivre ; mais ne pensez point, Palmira, à m’exiler ainsi pour long-temps. — Je révoquerai un jour cette sentence, en vous voyant uni à une femme digne de vous ; alors je me confierai à votre pure amitié, et votre protection me sera infiniment précieuse. — Quels froids rapports, quand il pourrait en exister de si intimes, de si doux ! — Et quand la raison ne s’y opposerait pas, oubliez-vous l’opposition que votre famille pourrait y mettre ? — Non, non, le grand obstacle est votre indifférence, votre aversion même… Trop heureux encore si un penchant vers un autre !…

Palmira rougit, et, avec un peu d’humeur, déclara qu’elle n’aimait pas les suppositions. Dans ce moment descendit madame de Saint-Pollin, et la voiture s’avança. C’est ainsi que nous nous quittons ? dit tristement Charles. Quoi ! ma belle cousine, pas un témoignage de compassion ! Ses regards, sa physionomie, exprimaient tant de douleur, que la fière Palmira répondit, non sans émotion : Oui, je dois plus qu’un témoignage de compassion à l’estime, à la prédilection que vous avez montrées pour moi. Je dois beaucoup aussi à un neveu de Saint-Ange, qui veut bien m’avouer, et m’honorer sans restriction. C’est d’après ces titres, M. de Mircour, que je vous prie d’accepter et de conserver ce gage de ma fraternelle affection.

En disant ces mots, elle coupa une boucle de ses cheveux, qu’elle lui présenta. Charles, transporté, baisa dix fois ce don chéri, le plaça contre son cœur. Tant qu’il palpitera, s’écria-t-il, elle restera là, cette précieuse partie d’un tout si charmant, si adoré !

Il eût bien continué deux heures encore ; mais madame de Saint-Pollin et miss Harville, accompagnées d’une femme-de-chambre, montèrent en voiture. Charles les escorta à cheval près de six lieues. Palmira assura qu’elle n’irait pas plus loin, s’il ne reprenait le chemin du Hâvre, et il fallut bien finir par céder à une volonté si décidée, si soutenue.


CHAPITRE XXX.




Nos voyageuses, arrivées à Paris, se logèrent exprès dans un quartier peu fréquenté. Palmira ne voulut se montrer dans aucun endroit public. Elle crut même, par excès de précaution, devoir échanger son nom d’Harville contre celui de Delwine, et ce fut sous ce dernier qu’elle suivit madame de Saint-Pollin chez son ami M. de Morsanes, le banquier à qui on confia les fonds qu’elle venait de réaliser, et de qui elle fut parfaitement reçue. C’était une maison opulente et agréable, dont madame de Morsanes, jolie femme de vingt-sept à vingt-huit ans, faisait très-bien les honneurs. Elle combla des prévenances les plus distinguées la belle Anglaise, et, ayant été consultée sur la recherche d’un couvent, situé hors de Paris, elle indiqua une abbaye, dont la maison était vaste, les jardins fort beaux, et qui n’était qu’à une petite lieue de la terre de M. de Morsanes, circonstance dont elle assura qu’elle s’empresserait de profiter.

Palmira, bien recommandée, présentée par sa tante, ne tarda pas à être installée à l’abbaye de… Dans quelques jours on lui arrangea un appartement peu étendu ; mais propre et assez agréable. Il n’était pas encore fini, lorsque miss Delwine reçut un excellent piano, une harpe, des caisses de livres, contenant les meilleurs auteurs anglais et français. Cet envoi était bien une attention du jeune Mircour ; mais, ayant eu soin de ne les présenter que comme un prêt, Palmira consentit à s’en servir jusqu’à nouvel ordre.

Après avoir passé quelques jours avec sa nièce, madame de Saint-Pollin lui prodigua les adieux les plus tendres, et retourna en Normandie. Miss Delwine passa les mois d’hiver d’une manière paisible, que son goût pour l’étude, pour une vie indépendante et libre, lui fit même trouver assez heureuse. Néanmoins elle ne jouissait d’aucune dissipation, la saison n’admettait aucune promenade, et madame l’abbesse, vraie religieuse, c’est-à-dire égoïste, ignorante, hautaine et tracassière, ne pouvait lui offrir les ressources de la société, non plus que plusieurs pensionnaires, la plupart jeunes personnes, mal élevées, comme on l’était généralement dans ces sortes de maisons.

Cependant, nous le répétons, Palmira n’eut point à se plaindre essentiellement de sa destinée pendant le cours de cet hiver, et c’était beaucoup sans doute pour un esprit aussi enclin à la misanthropie et au mécontentement.

Elle recevait fréquemment des lettres de Charles, qui cent fois eût volé près d’elle, si la piété filiale, aussi puissante sur son cœur que l’était le tendre amour, ne l’eût retenu près de son père, qui avait essuyé une longue et dangereuse maladie. À peine convalescent, la présence de son fils lui était encore trop nécessaire pour qu’il pût songer à s’éloigner. Palmira ne répondait pas à son cousin ; mais quand elle écrivait à madame de Saint-Pollin, il y avait toujours un mot obligeant pour lui.

Vers le commencement du printemps, madame de Morsanes, avec beaucoup d’empressement, vint réclamer près de miss Delwine l’exécution de sa promesse d’une visite de campagne. Celle-ci ne put se refuser d’y acquiescer, certaine d’ailleurs de ne rencontrer aucun Anglais chez cette dame, son mari n’ayant de relations qu’avec la Suisse, sa patrie.

Néanmoins miss Delwine quitta avec regret, pour quelque temps, sa tranquille retraite. La campagne de M. de Morsanes était belle ; mais le parc, les parterres, entièrement dans le genre français, déplaisaient souverainement à Palmira ; aussi profitait-elle de la liberté dont chacun jouissait, pour passer une grande partie de sa journée dans les jardins d’Hermenonville, attenant presqu’à ceux de la maison où elle résidait en ce moment.

Jean-Jacques Rousseau venait de mourir. Palmira trouvait un mélancolique plaisir à se faire conduire dans l’île des peupliers, où on avait placé son tombeau ; puis à se retrouver dans les grottes, sur les rochers où ce grand homme se reposait de préférence. Là, elle lisait son roman avec d’autant plus d’intérêt, qu’elle trouvait nombre de rapports entre l’histoire de Julie d’Étanges, et celle d’Élisa Sunderland.

Un soir, elle ne put s’échapper qu’assez tard (M. de Morsanes ayant eu beaucoup de monde à dîner) pour aller faire sa promenade favorite. Le ciel était superbe, le soleil couchant se réfléchissait dans les eaux, le parfum des fleurs s’exhalait avec une odeur ravissante. Miss Delwine contemplait ce délicieux spectacle appuyée contre une grotte, située sur le bord d’un ruisseau, où quantité de saules pleureurs penchaient leurs têtes fléchissantes, et elle se rappelait que dans le parc de Sunderland, il existait un endroit entièrement semblable ; il était même l’asile favori de sir Abel.

Ce nom-là réveillait toujours en elle de longs souvenirs lorsqu’il se présentait à son imagination. Elle s’y livrait cette fois avec plus de douceur que d’agitation, situation peu ordinaire à son cœur, lorsqu’elle entend parler anglais dans la grotte. Elle tressaille, et voudrait s’éloigner ; mais un pouvoir irrésistible la retient ensuite. Qu’a-t-elle à craindre ? puisque le son de la voix lui est entièrement inconnu ; mais elle distingue parfaitement ces paroles, qui semblaient être la continuation d’une conversation (qu’elle n’avait pas entendue d’abord, par l’excès de sa préoccupation) : « Je conçois vos inquiétudes sur son existence ; présumons cependant que, si elle était malheureuse, elle reviendrait à ses nobles amis. »

Le cœur de Palmira palpite ; ses pas chancelans refusent de la conduire. Elle n’avait donc pu s’éloigner encore lorsque les deux étrangers, s’offrant à sa vue, lui découvrent sir Abel et son ami milord D… Elle pâlit, se sent prête à s’évanouir. Sir Abel, non moins ému, veut parler ; il ne peut que balbutier : L’objet de tant de sollicitudes, de l’amitié éplorée, est donc ici ! Ô Arthur ! c’est miss Harville ! Vous concevrez maintenant toutes mes confidences.

Milord D…, jeune homme de l’extérieur le plus distingué, désolé au fond de cette rencontre, s’approche cependant de Palmira, et lui demande l’honneur de la saluer. Miss Delwine, revenue à elle, répond poliment : puis, se tournant vers Abel, lui dit : Vous me retrouvez, sinon heureuse, du moins paisible, sir Alvimar ; et votre moindre indiscrétion peut m’enlever le repos, mon unique bien.

Pouvez-vous redouter, reprend Abel, que je trouble votre unique bien, lorsque le bonheur de Palmira peut seul assurer le mien ! Ce cœur, si pur, si vertueux, aura-t-il toujours des lueurs d’injustice, j’ose dire de cruauté, miss Harville, puisque vous n’avez pas craint d’affliger des amis si tendres, par votre inexplicable fuite ? Eh ! quel profond silence ! quel oubli envers ceux que vous avez si cruellement abandonnés ! — On n’oublie pas toujours ceux que l’on est forcé d’abandonner : mais, sir Abel, avant de nous séparer, ce qui doit être dans peu d’instans, je vous demande d’effacer cette rencontre de votre mémoire, et votre parole sacrée de n’en faire mention à personne. — L’effacer de ma mémoire ! jamais ! N’en parler à personne ! prouvez-moi que votre bonheur l’exige.

Palmira, sentant bien qu’une conversation trop prolongée deviendrait infiniment déplacée, se décidait à s’éloigner sans donner aucune explication, lorsqu’elle apperçut madame de Morsanes et sa société, qui venaient la chercher. La première lui dit en souriant : J’avais tort, ma chère miss Delwine, de redouter pour vous l’ennui de la solitude. Palmira s’empressa de répondre que cette solitude avait été dérangée par la rencontre inattendue de ses deux compatriotes, dont l’un était milord D…, fils de l’ambassadeur d’Angleterre en Espagne ; (on pense bien qu’il devait être nommé le premier,) et l’autre, sir Abel Alvimar. Avec une extrême politesse, M. de Morsanes, s’en approchant, les prévint que les auberges qui avoisinaient Ermenonville étaient détestables, et qu’il serait infiniment flatté s’ils voulaient disposer de sa maison.

Les yeux d’Abel étincelaient de joie. Palmira baissait les siens. Le prudent lord D… refusa d’abord, mais M. de Morsanes insista ; et sir Abel, un peu impatienté de la réserve de son ami, accepta pour tous les deux. Alors la conversation devint générale. Sir Alvimar resta du côté de miss Delwine, et insensiblement l’entraîna à une certaine distance de sa société.

Ces lieux charmans, lui dit-il, et mes sentimens toujours les mêmes, oh ! avec quels délices tout cela me rappelle nos promenades de Sunderland ! Palmira l’interrompit pour s’informer des nouvelles de Simplicia et de celles de son père. — J’ai appris par Mathilde que leur unique chagrin était la perte de miss Harville. Et Abel lui fit entrevoir son extrême desir de connaître quelques détails de sa situation.

Palmira répondit froidement que ces ouvertures de confiance étaient entièrement inutiles ; qu’il ne fallait donner d’autre caractère à cette entrevue que celui d’une simple rencontre, née du hasard, entre deux compatriotes. — Comment ! pas la plus légère distinction en faveur des peines déchirantes que vous m’avez causées, de l’amertume de mes regrets, d’avoir peut-être été, par mon imprudence, un des motifs de votre fuite ; au nom sur-tout de la bienveillance que m’accordait ladi Élisa… — Adorable femme ! pourquoi lui ai-je survécu ! — Elle vous avait confiée à des amis biens sûrs, bien tendres, et vous les avez immolés, ainsi que vous, tandis qu’il ne devait y avoir qu’une seule victime.

Ils rougirent tous les deux, il régna un instant de silence. Sir Alvimar, dit Palmira, je vous le demande encore, ne livrez pas mon sort à de nouvelles anxiétés en révélant le secret de ma retraite. Je déclare même que je quitte demain ces lieux, si je n’obtiens ce serment qui assurera ma tranquillité. — Oh ! vous obtiendrez jusqu’à ma vie ; mais laissez-moi vous regarder, vous entendre, jouir enfin du charme inexprimable d’être si près de vous, après avoir été livré au désespoir par la crainte de ne plus m’y retrouver. Vous me parlez beaucoup de votre repos, puisse-t-il n’être pas troublé ! Mais vous êtes bien indifférente pour le mien, en ne daignant pas m’accorder le moindre sentiment de confiance.

Palmira, éprouvant un moment d’abandon, finit par lui avouer qu’elle avait été présentée dans un asile respectable par une bonne et excellente dame française, à la protection de laquelle elle avait des droits, et qui s’était empressée de le lui prouver. — Est-elle ici, cette femme que je bénis de toute mon ame ? — Non, elle est en Normandie. — En Normandie ! répéta-t-il avec inquiétude, vous y avez donc séjourné ? — Oui. — Et vous avez vu le jeune Mircour ? — Les circonstances m’y ont forcée. — Forcée ! C’est un charmant garçon ! toujours passionnément amoureux de miss Harville ? — Miss Harville sait ignorer les sentimens auxquels elle ne doit pas répondre. — Oui, je crois que si un mouvement involontaire agite un instant son ame, bientôt elle sait le subjuguer.

Palmira, voyant qu’il s’obstinait à rappeler des événemens dont les souvenirs ne pouvaient qu’être pénibles à l’un et à l’autre, s’éloigna sur-le-champ, et vint rejoindre madame de Morsanes chez qui on ne tarda pas à rentrer.


CHAPITRE XXXI.




Une jeune femme fit remarquer à la maîtresse de la maison, mais sans malignité, combien miss Delwine avait l’air radieuse ce soir-là. Effectivement, cette pauvre Palmira, à sa mélancolie habituelle avait substitué une expression de contentement. Une secrète agitation animait son teint ainsi que ses yeux, et l’embellissait encore. Milord D… ne put s’empêcher de convenir qu’il n’avait jamais vu une plus superbe femme. On la pressa de jouer du piano ; elle céda de bonne grace. Milord D… ayant parlé des talens de son ami, on pria celui-ci d’avoir la complaisance de chanter. Il sera au côté de Palmira, accompagné par elle ; bien certainement il ne refusera pas.

Il lui rappelle un air des montagnes d’Écosse, qu’elle se plaisait autrefois à jouer fréquemment. J’ai engagé, continua-t-il, un de mes amis à faire des paroles sur cet air charmant. L’auteur est sans talens ; mais il a exprimé des sentimens bien vrais, et ses accens pourront peut-être intéresser. Palmira se souvint sur-le-champ d’un de ces airs favoris, et la voix mélodieuse d’Abel commença une romance dont ses rapports avec Simplicia et Palmira formaient le sujet, sous les noms supposés d’Edgar, d’Iseult et d’Edwige.

Dans le troisième couplet, Edgar aux genoux de cette dernière, lui adressait à-peu-près ces paroles : « Ô Edwige ! si un désert inaccessible aux hommes et aux préjugés peut te suffire avec ton Edgar, j’abandonne patrie, fortune, grandeur, et ta foi me rendra plus de bien que je ne lui en aurai sacrifié. » Dans cet instant, Abel et Palmira se regardèrent. Qu’il était intéressant ! Comme elle était belle ! Oubliant que vingt personnes l’entouraient, miss Delwine, appuyant son mouchoir sur ses yeux, ne chercha pas à contenir ses pleurs. Madame de Morsanes crut tout uniment que c’était la simplicité touchante de la romance qui produisait cette sensation exaltée. À dix-huit ans, dit-elle, je pleurais aussi sur de chimériques amours, pour un air tendre chanté d’ailleurs avec autant d’expression que par monsieur.

Palmira se remit en apparence ; mais un trouble extrême resta au fond de son cœur. Milord D…, désirant qu’elle et Abel s’entretinssent le moins possible, l’occupa par sa conversation presque le reste de la soirée.

On se sépara fort tard. Auparavant, on voulut faire promettre aux deux Anglais de passer encore la journée du lendemain chez M. de Morsanes. Milord D… ne voulut s’engager que pour une partie de la matinée, assurant que des affaires importantes l’appelaient à Paris de très-bonne heure, et que le lendemain il était dans l’obligation de repartir pour Londres. Sir Abel lança le regard du regret à Palmira qui retint un soupir. En rentrant dans sa chambre elle se jeta dans un fauteuil, se livrant à mille réflexions. J’ai abandonné mes amis, l’Angleterre, presque mon existence pour le fuir, pensa-t-elle, et il est là, près de moi : et si inconsidérément, j’en éprouve un sentiment de joie ! Tu rêves, Palmira ; crains le réveil !… Il m’aime encore, du moins il a cherché à me le persuader. Mais, Abel, vous n’êtes pas l’auteur de votre romance, vous ne m’avez jamais proposé ce désert inaccessible.

Elle prévoyait bien qu’il lui serait impossible de s’endormir ; elle dit donc à Henriette, sa femme de chambre, d’aller se coucher : l’air était brûlant ; elle ouvrit ses croisées, et, prenant sa harpe, ne doutant pas que tous les êtres qui l’entouraient ne fussent livrés au sommeil, elle essaya plusieurs morceaux. La romance d’Edgar et d’Edwige était profondément gravée dans son imagination ; elle commença bien doucement à la chanter, et n’en oublia pas un seul mot, quoiqu’elle ne l’eût entendue qu’une fois. La recommençant une seconde ; elle en était au troisième couplet, lorsqu’une voix, d’un ton extrêmement bas, lui dit : Oh ! de grace ! daignez accorder à Edgar un moment d’entretien.

Palmira effrayée se lève cependant de sa place, et approche de la fenêtre. Le premier rayon de l’aurore commençant à paraître, elle put distinguer sir Abel dans le parterre sur lequel donnait son appartement. Quelle imprudence ! s’écrie-t-elle, vous me faites bien détester l’hospitalité que vous respectez si peu. — Votre vertu si pure écarte tous les soupçons qui pourraient naître d’une entrevue nocturne, et, il faut absolument que je vous parle, avant le réveil de mon ami. — Vous n’avez rien à me dire ; je n’ai rien à entendre. — Oh ! si, j’ai beaucoup à vous dire… Miss, Palmira, un instant de complaisance, descendez, dans le jardin ; le grand jour va paraître ; trois heures sont sonnées il y a long-temps. — Retirez-vous, sir Abel, ayez vous-même cette condescendance dont vous me parlez. — Ladi Élisa, ombre chérie ! inspire ta bien aimée, préside à l’entrevue que je sollicite, et qui peut influer sur le bonheur de ta Palmira ! Celle-ci, entraînée par cette invocation, finit par promettre un quart-d’heure, un unique quart-d’heure. Alors elle descendit trois marches attenant ses croisées, et qu’Abel avait eu la délicatesse de ne pas franchir.

Il la conduisit sous un berceau de lilas, où se trouvait un siége de verdure, en la remerciant avec transport. Cependant, lui disait-il, vous ne m’avez accordé que quelques minutes, et c’est bien peu pour celui qui va demander de passer près de vous sa vie entière. Ô Palmira, continua-t-il en se jetant à ses pieds, au nom de la nature, au souvenir d’Élisa, qui également nous environne, confirmez-moi, s’il est encore dans votre cœur, ce témoignage de sensibilité qui vous échappa chez M. Horton la dernière fois que nous nous y sommes vus !

Palmira, mécontente, voulut se retirer. Abel l’arrêta en lui disant : Songez, si vous daignez me faire un tel aveu, que c’est votre époux qui le reçoit. Miss Delwine tressaillit. Nom sacré et charmant ! répondit-elle, jamais, non jamais, vous n’unirez Abel et Palmira ! Son expression n’avait pas été douteuse, et on voyait bien que l’obstacle ne partait pas de son cœur ; aussi Abel, au comble du ravissement, s’écria : Notre sort est fixé. Je dois l’avouer, un doux intérêt pour Simplicia, peut-être un peu d’ambition, plus encore ma tendresse pour mon père, et la crainte de son inflexibilité, m’ont fait penser long-temps qu’une barrière insurmontable nous séparait ; mais si milord Alvimar ne veut rien sacrifier pour mon bonheur, lui devrais-je davantage ? Une nouvelle que j’ai reçue avant mon départ d’Espagne, ma joie en vous retrouvant hier, celle sur-tout que je viens de ressentir lorsque, promenant mes anxiétés dans l’ombre de la nuit, je vous ai entendue répéter la romance d’Edgar, enfin l’émotion que vous éprouvez en m’écoutant, voilà les preuves les plus certaines qu’un faux préjugé, de vaines délicatesses, ne doivent plus nous retenir.

Palmira voulait parler. Ne m’interrompez pas, ajouta-t-il en sortant une lettre de son porte-feuille, et laissez-moi vous lire ce papier qui m’est arrivé comme je viens de vous le dire, très-peu de jours avant de quitter Madrid. Il m’a été renvoyé de Londres avec ceux qui lui sont relatifs, le tout très-exactement cacheté.


De la Jamaïque, ce 15 novembre 1780.

« J’ai la douleur d’informer sir Abel Alvimar qu’il vient de perdre son grand oncle maternel, le chevalier Berris ; il n’a peut-être pas oublié, malgré qu’il fût encore dans l’enfance à cette époque, la prédilection que lui manifesta cet estimable parent lors de son voyage en Angleterre ; il vient d’en donner un dernier témoignage en lui léguant tous ses biens, peu considérables sans doute, par rapport à l’immense fortune destinée à l’héritier de la maison d’Alvimar ; mais, s’il avait quelque idée de l’habitation de Berris-Tonn, il ne la dédaignerait pas.

« Placée dans le plus délicieux canton de l’île, ses bâtimens, de simple apparence, n’en sont pas moins d’une distribution commode et agréable ; ses plantations, objet de l’admiration générale, ne sont cependant cultivées que par des mains libres, le digne chevalier ayant affranchi tous ses noirs ; aussi chacun de ses reconnaissans serviteurs vaut-il mieux pour le travail que deux esclaves.

« Les papiers ci-joints assurent la possession de sir Abel Alvimar. J’attends ses ordres avec respect, et les exécuterai avec la plus parfaite exactitude.

Arnold, régisseur de
Berris-Tonn.


Chère Palmira, acceptez, partagez avec votre époux, cet asile de la philantropie ; il est digne de vous posséder ; la vertu l’habita toujours. Quelles que soient les mesures que prenne mon père, une honnête aisance nous est assurée. Dans ces climas lointains miss Harville jouira, sans restriction, de la considération qui lui est due. C’est le ciel et l’amour qui nous envoient ce moyen inattendu de vivre heureux et indépendans. Répondez maintenant, ma charmante amie, et sur-tout approuvez-moi.

Palmira l’avait écouté fort attentivement, sa tête inclinée vers son sein palpitant. Elle la releva avec une dignité plus douce que celle qui accompagnait ordinairement ses mouvemens. Je vous remercie, sir Abel, dit-elle d’un ton qu’elle cherchait à rendre assuré, et qui ne dura pas long-temps. Je vous remercie de m’avoir élevée jusqu’à vous, ce souvenir sera consolant et flatteur pour moi ; mais rappelez-vous ce que j’ai souvent dit à Sunderland, au sujet du jeune Mircour, que vainement il m’aurait inspiré une affection particulière, puisque rien ne me déterminerait à entrer dans sa famille sans le consentement de tous ; et, si j’ai craint de désobliger la hautaine et ridicule madame de Mircour, croyez-vous que je puisse jamais braver la malédiction du respectable Alvimar, le mécontentement de ladi Mathilde, affliger peut-être encore Simplicia, mériter les reproches de séduction du duc de Sunderland ? Non, non, je ne suis point un monstre d’ingratitude.

Satisfaite de la volonté courageuse et immuable qu’elle venait d’exprimer, il ne lui en coûta pas moins des larmes abondantes qu’elle ne chercha point à retenir. Abel, si exalté l’instant d’auparavant, était maintenant abattu et pensif. Les vœux du cœur de mon père et son ambition seront comblés, dit-il, par le bonheur et le sort de sa fille. Ladi Simplicia aura toute l’Angleterre à ses pieds, et je le répète, Abel et Palmira ne peuvent être heureux l’un sans l’autre.

Vous vous méprenez, Abel aime trop sa patrie, sa famille, pour en vivre éternellement séparé, et moi-même j’éprouverais plus d’humiliation et d’amertume que d’orgueil et de félicité, en songeant que vous auriez été forcé de tout me sacrifier. Vos parens, la société, verraient une tache dans notre union… Du courage, séparons-nous. Retournez à Londres, je tâcherai de reprendre la paisible monotonie de mon existence.

Abel plaida encore sa cause avec autant d’éloquence que d’amour, ce fut vainement ; Palmira fut inflexible, et, ramenant la conversation sur sa chère et douce Simplicia, elle assura Abel qu’elle ne se réconcilierait parfaitement avec elle-même que le jour où Abel remplirait ses anciens engagemens avec cette aimable compagne de son enfance. Elle ajoute en se levant : Les soins que je prends pour votre bonheur se réaliseront, j’en suis certaine ; il est réservé aux ames plus tendres qu’ardentes. Pour ce qui me concerne, ne soulevons pas le voile de l’avenir. Son ton devint excessivement sombre en prononçant ces derniers mots.

Abel, la retenant encore, lui jura le secret auquel elle avait paru tenir ; mais en cherchant à lui faire promettre à son tour qu’elle s’adresserait à lui, si elle se trouvait dans quelque circonstance où le dévouement d’un ami lui fût nécessaire, Miss Harville s’inclina sans rien répondre. Il la supplia de lui donner de ses nouvelles, et de consentir à recevoir des siennes. — Pourquoi éterniser des souvenirs qu’il faut bien plutôt étouffer ? Mais depuis long-temps je devrais être rentrée. Adieu. Oh ! adieu, pour toujours, peut-être. — Que dites-vous ? dans trois heures nous allons nous revoir. Avez-vous oublié cette matinée à laquelle j’attache tant de prix ? Je vous salue, charmante, noble, et délicate amie.

Il l’accompagna à la porte de son appartement. Au moment de la quitter, il la serra contre son cœur. Adieu, répéta-t-elle, soyez heureux, et oubliez-moi. Abel s’était déjà éloigné, il revint couvrir sa main de baisers. Palmira, trop émue pour lui dire un seul mot, fit un dernier effort, et courut se réfugier dans son cabinet de toilette, d’où elle ne pouvait plus voir Abel, ni en être vue.

Tout est donc fini ! s’écria-t-elle. Comme il a cédé promptement à mes refus ! S’il restait en France, s’il insistait sur les projets dont il m’a parlé, fille de la tendre Élisa, l’amour ne ferait-il pas aussi les destins de ta vie ? Mais, se pénétrant bientôt de la faiblesse de cette réflexion, croyant même qu’elle devait s’en punir, elle eut le courage d’écrire le billet suivant à milord D… :

« C’est au sage confident, à l’ami sincère de sir Alvimar que je me permets d’adresser un conseil : qu’il parte avec lui à son réveil. Je me charge de prétexter des excuses près des maîtres de la maison.

« Si milord Arthur se rappelle quelquefois de son voyage d’Ermenonville, que l’idée de miss Delwine s’y joigne aussi ; il m’est doux de penser que le sentiment de son estime pourra être attaché à ce dernier souvenir. »

Vers sept heures elle fit porter ce billet. Trois quart-d’heures après, on apporta la réponse suivante :

« Nous obéissons à vos ordres, belle et intéressante miss. On leur a opposé beaucoup de résistance ; mais l’amitié, la raison, ont fini par triompher.

« J’approuve votre extrême prudence, réunie à tant d’autres perfections. Elle excite ma haute admiration, et, si j’ose le dire, mon profond intérêt.

« Certes, je n’oublierai de ma vie ma rencontre d’Ermenonville, je m’en occuperai souvent, et ne la révélerai pas sans la permission formelle de miss Harville, puisqu’elle a exigé une telle discrétion. Je la prie de recevoir l’assurance de mon profond respect. »

Un billet d’Abel accompagnait celui-ci. Il contenait ses tendres et douloureux adieux. Vers huit heures et demie, Palmira entendit le bruit de leur départ. Alors ses larmes se tarirent, une oppressante suffocation se fixa sur son cœur. Elle croyait, elle espérait qu’elle allait mourir ; elle resta dans cet horrible état plus de deux heures. Une nouvelle surprise l’en arracha en donnant quelque distraction à sa douleur.


CHAPITRE XXXII.




Sans se faire annoncer, Palmira vit entrer dans son appartement Charles de Mircour, pâle, abattu, dans un état à faire pitié. Elle était trop malheureuse dans cet instant pour le gronder. Elle lui dit donc avec tristesse et bonté : Comment c’est vous, mon cousin ! Il lui répondit qu’il était le plus infortuné des hommes, obligé de se séparer d’elle, peut-être pour un an, une affaire de la plus haute importance exigeant à Saint-Domingue la présence de son père ou la sienne. Ce premier, encore affaibli de la grande maladie qu’il avait eue, ne pouvait entreprendre un voyage d’outre-mer. Il fallait donc que Charles se sacrifiât ; mais il interrompit bientôt son récit, pour exprimer l’étonnement qu’il avait éprouvé en rencontrant sir Alvimar sur la route de Paris. Je ne sais pourquoi, ajouta-t-il avec une sorte d’altération, son émotion était si visible lorsque je lui ai dit que je venais ici…, et je trouve Palmira dans l’abattement qui suit le désespoir, car, je m’y connais… Tout cela me rappelant d’autres circonstances me paraît fort étrange.

Vos remarques, lui dit avec hauteur Palmira, sont d’une insolence que je punirais par ma colère et mon mépris, si je ne vous connaissais pour un insensé. — Oh ! certainement, reprit Charles, je n’ai pas la modération, la douceur de sir Abel ; et je commence à croire qu’il est impossible de vous plaire en lui ressemblant si peu. Palmira, impatientée, voulut sortir de la chambre ; il se jeta à ses pieds en lui disant : Croyez-vous que je ne sois pas bien malheureux d’ajouter l’infernale jalousie aux autres supplices qui déchirent mon cœur ?

Elle lui demanda alors s’il venait pour la tourmenter. — Ô Dieu ! lorsque je ne puis rester avec vous que jusqu’à la fin du jour, m’embarquant après demain, moi, vous tourmenter ! Hélas ! je ne suis venu ici que pour vous combler de mes vœux, et vous assurer qu’un an, comme un siècle, et l’éternité, ne verront pas affaiblir mes sentimens pour vous… Je suis porteur aussi d’une lettre de notre excellente tante, madame de Saint-Pollin. Effectivement, il en remit une à Palmira. Tandis qu’elle en faisait lecture, Charles, se calmant un peu, la conjura de ne conserver nul ressentiment des soupçons qu’il avait osé lui exprimer, et qu’en ce moment il traitait d’absurdes. On finit par les lui pardonner, mais moins facilement peut-être que s’ils eussent été tout-à-fait sans fondement.

Ensuite Charles s’informa si sa cousine était contente de la maison Morsanes ; elle l’assura qu’elle avait tout lieu de l’être. Je crois leur crédit assuré, reprit M. de Mircour ; mais ils se lancent dans des entreprises qui les perdront, si elles ne les conduisent pas à la plus haute fortune ; et il est inquiétant de confier ses fonds à tant d’incertitude. J’en ai parlé à madame de Saint-Pollin : certaine de leur probité, elle ne veut pas me croire. Je voudrais bien que vous apportassiez plus de foi à mes observations.

Palmira répondit qu’elle devait partager l’opinion de sa tante, d’autant plus qu’elle entendait fréquemment vanter le succès des opérations de M. de Morsanes, et que, d’ailleurs, pour prix de ses procédés obligeans, elle n’irait pas lui retirer la gestion de sa petite fortune ; qu’au surplus elle croyait être dans les plus sûres mains du monde.

Charles le souhaita, en ajoutant qu’au fond il n’y avait aucun motif réel d’alarmes ; qu’il n’avait que des conjectures dont il avait cru devoir lui faire part. Mais que, si par malheur elles se réalisaient, il conjurait Palmira de se retirer près de sa tante, et qu’à son retour il se mettrait à la tête de ses affaires. Palmira sourit. Il continua vivement : Et la famille Saint-Ange n’est-elle pas votre débitrice ? n’avez-vous pas droit à différens héritages qu’elle a recueillis depuis que vous êtes née ? — Bon Charles ! je n’ai droit à rien ; demandez-le plutôt à madame de Mircour. — L’opinion de ma mère n’est pas celle de la majorité des êtres respectables qui seraient fiers de vous avouer pour être de leur sang.

Palmira le remercia, mais n’attacha pas la plus légère attention aux arrangemens qu’il voulait lui présenter, dans la crainte des évenemens. Dans cet instant madame de Morsanes parut, tenant à la main un billet de milord D…, qui la priait d’agréer les excuses et les regrets de deux amis qui étaient forcés de partir avant l’heure de pouvoir lui offrir leurs remercîmens de l’honorable réception qu’ils avaient trouvée chez elle ; mais, ajouta cette dame en appercevant M. de Mircour qu’elle connaissait déjà, voici un Français qui nous dédommagera de la perte de nos Anglais, quoiqu’ils soient réellement fort aimables, le plus jeune sur-tout ; comment l’appelez-vous ? — Sir Abel Alvimar. — Le charmant homme ! la belle figure ! quel ton doux et distingué ! comme il a chanté agréablement cette romance que vous avez accompagnée ! Touchante mélodie ! Ah ! je n’ai pas été surprise de voir couler vos pleurs.

— Vous pleurez, miss Delwine aux romances de sir Abel, répliqua Charles ; je ne vous croyais pas l’ame si tendre. Palmira lui lança un regard irrité. Madame de Morsanes, un peu étourdie de son naturel, ne s’en apperçut pas plus que de l’observation qu’avait faite Charles, et continua en disant : milord D… est parfaitement bien aussi, mais l’air si grave et si froid ! Oh ! j’aime bien mieux son ami ; et vous, miss ?

— Miss aussi, je vous assure, répondit Charles. Palmira, tout-à-fait mécontente, prit le bras de madame de Morsanes. Charles les suivit, bien triste de l’humeur que sa cousine lui témoignait, mais ayant toujours sur le cœur qu’elle eût pleuré à la romance chantée par Abel. Il chercha néanmoins à se réconcilier, et il n’y parvint que le soir.

Lorsque, pour la mille et unième fois depuis qu’il la connaissait, il fut rentré en grace, il lui demanda l’unique moyen de le faire résister au tourment d’une si longue absence. C’était une promesse bien chère qui calmerait ses souffrances. Oh ! ajouta-t-il, ne me regardez pas avec cet air dédaigneux, et assurez-moi que je vous trouverai libre à mon retour. — Soyez persuadé, Charles, votre absence durât-elle dix ans, que nul changement du genre dont vous le redoutez ne s’opèrera dans ma destinée. Cette déclaration que je ferais à toute la nature ne me lie en rien sans doute. — Hélas ! non ; mais me voilà bien plus tranquille.

Et il la quitta le plus tard possible, on peut juger avec quelle douleur, lui, qui gémissait de la longueur de la nuit lorsqu’après l’avoir vue le soir, il ne pouvait espérer de la rejoindre que le lendemain matin.

Cette visite inattendue avait un peu distrait Palmira ; mais, n’étant plus préoccupée par la présence tumultueuse de Charles, elle retomba dans ses vives agitations, qui ne la quittaient que pour faire place au plus profond abattement, deux extrêmes également insupportables. Elle sentit bien que le repos dont elle avait joui quelques instans était pour jamais troublé. Espérant cependant plus de calme en abandonnant les lieux où elle avait revu sir Abel, elle voulut absolument quitter le château de Morsanes, et retourner à l’abbaye de…

Elle y retrouva son appartement si agréablement rangé, les belles prairies sur lesquelles il donnait, ses livres, ses instrumens, mais non la paix, qui naguère répandait des charmes, sur ces différens objets.


CHAPITRE XXXIII.




Laissons Palmira passer dans cette retraite un été moins riant pour elle que l’hiver rigoureux qui l’avait précédé, et revenons à sir Abel affligé, avec toute la force dont son ame était susceptible, d’avoir perdu miss Harville pour la vie.

La rencontre de Charles l’avait véritablement saisi, et il ne se trouva à son aise que lorsque celui-ci lui eut appris qu’il partait pour l’Amérique sous peu de jours. Abel n’avait plus la générosité de desirer qu’un autre pût faire le bonheur de sa Palmira, et l’idée mélancolique qu’elle se dévouait à une existence triste et isolée, ne pouvant la partager avec lui, n’était pas sans attraits pour son cœur.

Ils arrivèrent à Londres. Milord Alvimar reçut son fils avec une extrême sévérité. Ladi Mathilde chercha à adoucir le chagrin qu’elle causait à son frère par ses manières aimables et tendres. D’ailleurs il lui ramenait milord D…, ce qui valait bien quelques caresses de plus.

Arthur perdait toujours de sa gravité près de sa jolie future. Cependant il conçut un peu d’humeur en la voyant, le soir même de son arrivée, entourée d’une jeunesse brillante dont elle ne fuyait pas les hommages. Il y a de belles femme en Espagne, lui dit-il ; mais je n’en regardais pas une seule. Elle était un peu coquette, cette charmante Mathilde, et se félicitant du trouble de son sage, titre qu’elle lui donnait souvent, elle ne le ménagea pas. Jamais donc elle n’avait été plus folâtre. Milord D… finit par bouder sérieusement. Abel fut inviter tout bas sa sœur à plus de réserve. Celle-ci le pria de demander à son ami s’il lui avait amené une duegne, et s’il avait oublié, dans un pays inquisitif, que les femmes sont parfaitement libres en Angleterre jusqu’au jour qu’elles se donnent un maître, époque que la moindre apparence de tyrannie lui ferait retarder le plus long-temps possible.

Abel adoucit cette réponse ; mais Mathilde continua d’être gaie et légère, et milord d’être inquiet et sombre jusqu’au départ du cercle. Alors on s’occupa de lui. Il n’y parut pas fort sensible, et répondit très-laconiquement à tout ce que lui adressait Mathilde. Elle vit bien qu’elle avait été trop loin, et se promit intérieurement d’être plus circonspecte à l’avenir, car elle lui était véritablement attachée. Abel, dit-elle à son frère, nous avons l’air de nous ennuyer, allez chercher ma guitare, elle est dans ma bibliothèque.

Comment ! dit milord étonné, les doigts brillans de ladi Mathilde, accoutumés au piano, à la harpe, n’ont pas dédaigné ce modeste instrument ? Abel l’ayant apporté, sa sœur ne répondit qu’en chantant délicieusement un air dont la musique et les paroles étaient espagnoles. Milord, sentant tout le prix de ce procédé, s’écria rayonnant de joie : Qu’il est glorieux pour l’Espagne que vous adoptiez quelquefois son langage et ses usages ! J’ai pensé, répondit-elle en baissant ses grands yeux noirs, que je pourrais y aller un jour.

Son Arthur s’assit à ses côtés ; tout fut oublié, et milord Alvimar en rentrant vit avec plaisir une si parfaite intelligence ; il leur souriait souvent, leur adressait continuellement la parole ; mais, sitôt que son fils se mêlait de la conversation, il affectait de se taire.

Abel, vivement affligé de la conduite de son père, suivit Mathilde lorsqu’elle se retira chez elle, et lui exprima ses chagrins. Mathilde l’assura que le jour où il voudrait bien se décider à faire quelques démarches pour son bonheur, il retrouverait les bontés du meilleur des pères. — Voyez-vous toujours intimement le duc de Sunderland et sa fille ? demanda Abel. — Sans doute ; c’est moi qui ai donné la dernière perfection au chef-d’œuvre d’éducation de Simplicia, en communiquant à cette ame neuve la prudence qui doit la diriger dans le monde. Abel répliqua qu’il était convaincu de l’excellente théorie des principes de sa sœur ; il voulut encore lui parler, mais il n’en put obtenir que des plaisanteries, et il n’était guère disposé à un pareil langage : il souhaita donc à Mathilde une joie plus rassise, et se rendit chez lui.

Le lendemain, il fut présenter ses respects à son père, qui lui dit simplement et avec beaucoup de froideur : Quarante personnes vous ayant vu hier chez moi, votre retour est connu ; je crois donc qu’il est indispensable que vous vous montriez ce soir à Saint-James. Alors il demanda si ses chevaux étaient mis, et sortit sans prononcer une parole de plus.

Un sentiment d’amitié bien tendre appelait Abel chez le duc de Sunderland, mais il n’osait s’y présenter sans quelque autorisation de sa part. D’ailleurs, Mathilde lui dit que le bon Edward était absent de Londres pour quelques jours.

Abel, obéissant à l’ordre de son père, accompagna milord D… à la cour. En y allant, ils se rappelèrent que l’anniversaire de la naissance du roi avait lieu de surlendemain, et ils s’applaudirent de n’avoir pas manqué cette époque brillante. Ils furent très-bien reçus. Ce n’est pas que milord Alvimar fût dévoué au parti ministériel, il en était plus estimé qu’aimé ; mais il ne s’en était jamais montré l’ennemi. Nous jugeons d’après ses hautes vertus que, douze années plus tard, il se sera conduit différemment, et que les Pitt, les Burke, les S…, l’auront vu à la tête de la nombreuse phalange des amis de la liberté ; mais il était encore permis, au temps où cette histoire s’est passée, aux défenseurs de la constitution anglaise d’approcher de Saint-James.

Le jour de la fête de la naissance étant arrivé, après avoir satisfait aux cérémonies d’usage, ladi Mathilde partit pour le bal avec la duchesse de Dewonshire, accompagnées de milord D… et d’Abel. En entrant dans la galerie, où déjà plusieurs danses étaient formées, le premier objet qui frappa les regards de sir Alvimar fut ladi Simplicia, éclatante de parure, et encore plus de jeunesse et de beauté. Elle était assise près de la princesse royale.

Abel ne put se défendre d’une certaine émotion. Ladi Simplicia, jetant aussi les yeux de son côté, le reconnaît, et rougit de la manière la plus marquée. Il la salue ; à peine lui rend-elle son salut, quoiqu’elle en ait bien l’intention ; elle rejette sur son épaule une boucle de ses charmans cheveux blonds qui flottaient sur son sein d’albâtre. Elle casse une rose de son bouquet en voulant l’arranger différemment sans trop savoir pourquoi. Miladi Arabel Cramfort passe, et lui demande comment elle trouve sa parure. Simplicia répond qu’on ne lui avait pas appris son arrivée. Arabelle, en riant, lui dit : Certainement vous n’entendez plus l’anglais ? La pauvre ladi, toute décontenancée, s’était imaginée qu’elle l’interrogeait sur ce retour qui la préoccupe tant.

Le maître de cérémonie ne tarda pas de venir dire à sir Abel que la reine desirait qu’il invitât ladi Sunderland pour la danse prochaine. Cet ordre naissait uniquement de l’envie de voir le meilleur danseur de la cour figurer avec la plus parfaite danseuse, Simplicia ayant acquis à juste titre cette réputation. Sir Abel obéit, s’avance vers elle, lui présente ses hommages, et sollicite d’être son partenaire. Elle accepte, ses beaux yeux bleus toujours baissés.

Mathilde les observait, et était enchantée ; son frère ne pouvait revoir Simplicia dans une circonstance plus favorable. Celle-ci se lève, et Abel peut admirer sa taille élégante, moelleuse, qui, depuis un an, s’était perfectionnée comme le reste de sa personne.

La danse commence, on les entoure. On s’imagine voir Zéphire et Flore. La vive imagination d’Abel se montait insensiblement ; et, dans un moment où sa jolie danseuse lui abandonne la main, il ose la serrer un peu. Simplicia rougit encore, manque la mesure, et dégage cette main si doucement pressée. Il lui parle de son père, et demande avec empressement s’il doit bientôt revenir. Elle répond que sous peu de jours elle espère le revoir ; que, pendant son absence, elle est chez la comtesse douairière de Cramfort. L’embarras était presque entièrement dissipé, et ils commençaient à causer avec un si doux accord, qu’ils ne s’appercevaient pas que la musique avait cessé, et qu’ils restaient cependant à leur place. Abel le remarqua le premier, et alors, conduisant sa danseuse près de sa sœur, il fut rejoindre milord D…, qui lui dit aussitôt : Vous m’aviez peint ladi Sunderland comme un enfant charmant à la vérité, mais à peine adolescent, et c’est une jeune personne adorable ! — Mon ami, vous n’avez pas d’idée comme une année l’a formée et embellie. J’en ai été frappé moi-même ; mais convenez, ajouta-t-il en soupirant, que Palmira, dans sa simple robe grise, avec son petit chapeau de paille, à l’ombrage des saules d’Ermenonville, doit paraître aussi belle que ladi Sunderland, entourée de toutes les illusions qui ajoutent à son éclat naturel. — Miss Harville est une superbe femme, mais je vous avoue que ses traits réguliers, sa taille majestueuse, me plaisent moins que la céleste figure de Simplicia, et ses graces aimables et ingénues.

L’idée de Palmira était au fond du cœur d’Abel ; mais ses regards errans sur toutes les femmes du bal, retombaient toujours sur la plus jolie, qui était Simplicia, sans contredit. Il s’en approcha encore, tandis qu’elle était près de sa sœur ; mais, sans affectation, elle se leva, et fut se rasseoir près de la princesse royale, dont elle ne quitta plus les côtés pendant le reste du bal, sinon pour danser. Sir Abel épia en vain les occasions de lui parler. Il ne s’en offrit aucune, et il se retira avec ladi Mathilde, vers quatre heures du matin.

Tout reposait alors à la place de Portland ; mais, en se réunissant à l’heure du déjeûner, Abel fut surpris d’y trouver son père, qui n’y avait pas assisté depuis son retour, et qui, le voyant entrer, lui dit avec une bonté familière : Hé bien, Abel, vous êtes-vous amusé au bal ? Votre sœur m’a parlé de vos succès avec le même enthousiasme que l’on pourrait apporter à vanter une motion éloquente et patriotique.

Abel fut charmé de cet élan de gaieté et d’affabilité, qu’il devait au rapport exagéré de Mathilde, sur ses soins empressés près de ladi Simplicia.

Le moment du déjeûner se passait avec assez de contentement et d’abandon, lorsque milord D… entra avec une lettre de son père, par laquelle il sollicitait vivement la prochaine célébration du mariage de son fils. Mathilde sortit de l’appartement avec un peu moins d’aisance qu’elle n’en avait ordinairement, et l’on fixa à douze jours la conclusion d’un événement tant desiré par Arthur, et nullement redoutable pour son aimable future, qui lui confiait avec assurance le soin de son bonheur à venir.

Milord Alvimar, suivi de son fils, fut lui-même annoncer sa décision à Mathilde, qui lui demanda sur-le-champ un présent de noces. — Que desirez-vous ? ma chère, vous êtes certaine de l’obtenir. — Ô milord ! quelques caresses, bien tendres, bien paternelles pour mon frère. Elle avait à peine achevé ces mots, qu’Abel avait volé dans les bras de son père, qui le repoussa doucement, non sans l’avoir pressé une fois contre son sein, et en lui disant qu’il fallait qu’il l’eût terriblement ulcéré, pour n’avoir pas reçu de lui ce tendre accueil que l’on aime tant à prodiguer à ses enfans après une longue séparation ; mais, ajouta-t-il, quel départ ! quel voyage ! quand un sort si charmant devait vous fixer dans votre patrie !

Ô mon père ! répliqua Abel, il est peu d’exemples d’une jeunesse écoulée sans orages ; du moins la mienne ne s’est point avilie. N’êtes-vous pas assez coupable, reprit sévèrement milord Alvimar, d’avoir détruit des projets de l’accomplissement desquels dépendait le bonheur de ma vieillesse ? Séparé de ma chère Mathilde, dont l’esprit délicat, l’innocente gaieté, savaient agréablement me distraire de mes inquiétudes, de mes travaux politiques ; séparé d’elle, dis-je, que deviendra la joie de ma maison ?

Abel vous rendra d’aussi doux momens, s’écria Mathilde attendrie !… On vint appeler milord et interrompre une scène, qui eût probablement fini par sa réconciliation avec son fils, qui du moins en emporta l’espérance en quittant Londres deux heures après avec son ami Arthur, uniquement par complaisance pour celui-ci, qui allait visiter son aïeul, demeurant à trente milles de Londres, et trop âgé, trop infirme pour se rendre aux noces de son petit-fils.


CHAPITRE XXXIV.




Le lendemain de leur arrivée chez la douairière D…, Abel se promenait seul dans le parc, et songeait à son père, à la vive et délicieuse émotion qu’il avait éprouvée en se sentant serré dans ses bras ; il songeait que, si miss Harville eût partagé le transport qui lui avait fait proposer de fuir avec elle, il eût fallu renoncer à la vue de cet homme respectable, à celle de sa sœur et de sa chère Angleterre. Pauvre Palmira ! répétait-il, tu avais raison ; même à tes côtés, le regret m’eût été accessible.

Il continuait cependant de rêver à Ermenonville, lorsqu’il en fut distrait par le bruit d’un équipage de chasse, traversant la route qui bordait l’allée du parc où il se promenait dans ce moment. Il ne tarda pas à apperçevoir, dans son garrigue, l’étourdi comte de Cramfort, qui, reconnaissant Abel, descend sur-le-champ, franchit légèrement le fossé qui les sépare, l’embrasse, et lui demande depuis quand il est de retour. — Il y a fort peu de jours. — Eh ! que diable faites-vous chez cette vieille femme ? — J’y suis venu avec mon ami milord Arthur D… — Ha ! fort bien ; ne devient-il pas incessamment votre beau-frère ? — Oui. — Je lui en fais mon compliment, ladi Mathilde est charmante ! piquante sans méchanceté, gaie sans inégalité ! Oh ! c’est le parfait contraste de ma vaporeuse Arabel… Ne parlons pas de cette dernière ; car, vous le savez, c’est le tourment de ma vie… Dites-moi un peu, sir Alvimar, ce qu’est devenue cette Écossaise, cette Palmira, mille fois plus belle encore que celle qui charmait les ennuis de l’illustre vieillard Ossian. [3]

Mais milord, répond froidement Abel, vous pouvez savoir qu’elle a quitté l’Angleterre. — Oui, précisément quelque temps après vous ; on sait fort bien cela ; et ma belle-mère, ma femme, juraient même sur leur honneur que c’était convenu entre vous deux… Ne prenez pas cet air sourcilleux, mon cher Abel : si Palmira était présente, l’espoir de vous la disputer pourrait me faire entreprendre des folies dignes des plus valeureux chevaliers de la table ronde ; mais ses beaux yeux seuls peuvent m’animer contre l’homme des trois royaumes que j’estime le plus… De bonne foi, amicalement, dites-moi où vous l’avez laissée. — Quoi ! Cramfort, d’après les indiscrets propos de deux femmes, vous adoptez d’aussi absurdes calomnies sur le compte de cette jeune infortunée ! — Une chose qui me fâche véritablement ; c’est que l’on m’a assuré que cette aventure a scandalisé les grands parens, même le bon duc de Sunderland, et que vous ne seriez pas mon cousin… Il faut renouer cette affaire. Simplicia est une jolie créature, aimable, douce : Miladi Arabel est fréquemment avec elle ; n’importe, elle ne gâtera pas cet heureux naturel ; et, j’en réponds, le mari de la petite Sunderland sera un mortel très-favorisé. Mais il faut vous quitter, sir Alvimar, Moerton m’attend ici près. Adieu, j’espère vous rejoindre bientôt à Londres. Là, nous nous attendrirons sur les jeunes infortunées. Elles m’intéressent beaucoup, sur-tout quand elles ressemblent à miss Harvick, Harville ; n’est-ce pas son nom ou à peu près ? J’entends un cor, Moerton s’impatiente, j’en suis sûr. Adieu. Il sauta le fossé et remonta dans son garrigue.

Abel estimait fort peu cet homme plus qu’inconsidéré ; mais, sachant par lui l’opinion injuste que l’on concevait de miss Harville, il fut frappé de ce trait de lumière, et il sentit la nécessité de n’avouer à personne leur rencontre en France.

La visite de milord Arthur terminée, les deux amis coururent la nuit pour ne pas perdre un jour en route. En entrant dans le cabinet de son père, la première personne qu’apperçut Abel, fut le duc de Sunderland : n’étant prévenus ni l’un ni l’autre de cette entrevue inattendue, ils se trouvèrent tous les deux assez mal à leur aise. Mais le duc se remit bientôt, et, avec sa bienveillance ordinaire, lui demanda de ses nouvelles.

Abel, charmé de le retrouver si obligeant, se livra au plaisir de le voir et de causer avec lui. Ils parlèrent assez long-temps sur l’Espagne, et de leur ambassadeur. Milord Alvimar, ayant à s’occuper d’affaires importantes avec son ami, invita son fils, en souriant un peu, à aller rejoindre sa sœur. Abel se retira en effet, pénétré du dernier regard, rempli d’affection, que lui avait lancé Sunderland.

Ladi Simplicia déjeûnait dans ce moment avec Mathilde. Abel vit bien qu’elle était aussi jolie à l’éclat du grand jour, dans le plus simple des négligés, qu’elle le lui avait paru le soir du bal étant magnifiquement parée. Ému lui-même du trouble qu’il excitait sur ce charmant visage, il fut empressé, chercha à plaire. Simplicia reprit à la fin une contenance assurée, et parut excessivement aimable. Ses expressions étaient élégantes sans être recherchées. Une attrayante douceur, une certaine ingénuité, respiraient dans ses entretiens comme sur tous ses traits. Mathilde qui desirait extrêmement de la faire valoir, l’égaya, l’anima. On passa plus d’une heure ensemble ; et Abel, et Simplicia, s’écrièrent : Quoi ! déjà ! quand milord Sunderland fit dire à sa fille qu’il l’attendait pour partir.

Abel lui donna la main jusqu’à sa voiture. Lorsqu’elle s’y trouva seule avec son père, celui-ci lui dit : Vous ne m’aviez pas raconté, Simplicia, que l’autre jour, à Saint-James, vous aviez dansé avec le jeune Alvimar ; est-ce donc un événement si indifférent, que la rencontre d’un ancien ami ? — Non, mon père ; car l’idée de ma pauvre Palmira se présenta aussitôt avec plus de force que jamais : je dis avec plus de force, puisqu’elle ne me quitte guère, et j’eus peine à retenir mes larmes au milieu du bal. Moins contrainte dans ce moment, elles inondèrent ses joues. Était-ce seulement le souvenir de Palmira qui les faisait répandre ? Milord duc ne le pensa pas tout à fait.

Simplicia, revenue chez elle, se répétait : Il aime Palmira, il l’aimera toujours ; mais il ne me hait pas, il m’a même traitée avec plus d’égards, avec une galanterie plus respectueuse encore, que quand il a quitté l’Angleterre.

La comtesse Arabel vint interrompre ses rêveries, et lui proposer, pour le soir, d’aller à l’opéra voir danser l’inimitable Vestris ; puis, s’étendant sur un canapé, elle lui demanda si elle ne se trouverait pas aux noces de ladi Mathilde. — Oui, madame. — Lorsqu’il existait des projets entre cette famille et la vôtre, n’était-il pas décidé que vos deux mariages se feraient le même jour ? Simplicia détourna la tête, et balbutia qu’elle ne pensait pas que les arrangemens eussent jamais été si loin. Elle essaya ensuite de détourner une conversation très-désagréable par elle-même, et que le caractère de la comtesse rendait tout à fait pénible. Cependant elle ne put l’empêcher entièrement d’y revenir. J’étais singulièrement étonnée, dit miladi Arabel, que le duc de Sunderland rejetât tous les partis qui se présentaient pour sa fille. Vous vous repentirez, ma chère, ajouta-t-elle, d’avoir si obstinément refusé le jeune prince de H. C… — Sa recherche m’honorait ; mais elle n’a pu touché mon cœur. — Toucher votre cœur, mon enfant, c’est bien nécessaire, en vérité : croyez-moi, il nous sied mal d’être tendres et romanesques ; je suis peut-être la seule ladi d’Angleterre qui aime passionnément son mari : hé bien, cela nous expose tous les deux à des ridicules, des scènes qui finiront probablement par un éclat épouvantable. Ses intrigues avec toute la terre me consument. Je suis dévouée, par la conduite d’un ingrat, au désespoir, et sans doute à une mort prématurée. (Ses yeux s’arrêtèrent alors sur une glace.) Mais je vous quitte Simplicia ; mes plaintes vous affectent trop, je le vois : puis je veux passer chez madame Miller, la prévenir que, si elle envoie, pour ce soir, un chapeau pareil au mien à la duchesse de Dewonshire, je l’abandonne tout à fait.

La fin de ce discours rassura Simplicia, vraiment alarmée de la situation où la comtesse prétendait se trouver. S’imaginant bien que tout Londres serait à l’opéra, elle soigna sa parure comme si elle en eût eu besoin. Après, elle s’occupa de ses talens si chers, si précieux, en songeant avec reconnaissance qu’elle les tenait de sa bien aimée tante Élisa. Ensuite, chose assez rare, elle dîna tête à tête avec son père ; ce qui était une fête pour tous les deux. Depuis long-temps enfin, elle n’avait trouvé une journée si agréable : elle devait se terminer de même, puisqu’à l’opéra sa loge était à côté de celle de la famille Alvimar, chez qui il y eut un grand souper en sortant du spectacle.

Les Sunderland y étaient : Abel ne quitta pas d’un moment Simplicia ; qui, revenue chez elle, eut bien de la peine à s’endormir. Que je suis heureuse, se disait-elle, de n’avoir formé aucun engagement ! Alors il ne me serait plus permis de penser à lui, d’imaginer que, quand je ne serai plus jeune, nous pourrons sans inconvenance nous voir sans cesse, lire, causer, promener ensemble… Oh ! c’est bien sûr, je ne me marierai jamais… Mais lui ?… Oh ! ses sentimens pour Palmira lui feront prendre la même résolution ; et, vers la fin de notre carrière, nous dirons : L’amour ne daigna pas faire le bonheur de notre jeunesse ; mais l’amitié nous fait jouir de tous ses charmes dans l’hiver de la vie… Endors-toi, aimable Simplicia, et des rêves agréables et doux t’avertiront que ta destinée sera plus fortunée que tu ne viens de la régler toi-même.

Elle et Abel se rencontrèrent presque tous les jours, jusqu’à l’instant du départ pour Richemont, où milord Alvimar avait une maison de campagne délicieuse, qui devait être le lieu de la célébration du mariage de sa fille, et de la fête qui devait y succéder. Quatre cents personnes étaient invitées ; mais un petit nombre d’amis seulement, s’y était rendu la veille de la noce.


CHAPITRE XXXV.




Ce fut à neuf heures du matin que ladi Mathilde, moins folâtre que de coutume, mais aussi charmante, assura son cœur, par le don de sa main, à milord D… bien digne de posséder ce trésor.

De pareilles cérémonies causent toujours une forte impression sur de certaines ames. Aussi Simplicia priait avec ferveur pour le bonheur de son amie. Sir Abel réfléchissait que ce même jour aurait dû être aussi celui de son mariage ; et, lorsque le ministre prononça les paroles sacrées qui liaient indissolublement les deux époux, les yeux d’Abel et de Simplicia se rencontrèrent ; mais ensuite il les éleva vers le ciel ; et elle les baissa vers la terre. Oh ! pauvre Palmira ! voici le premier regard dont tu aurais pu être jalouse.

En sortant de la chapelle, Simplicia, admirant le temps magnifique qui venait de se développer, s’écria : Le beau jour ! Il aurait pu être bien plus beau encore ! repartit Abel. On ne sait pas si cela fut compris ; mais Simplicia se retira près de son père.

Au déjeûner, milord Alvimar, déposant sa gravité parlementaire, fut aimable autant qu’il pouvait l’être ; ce qui est exprimer beaucoup. Le duc de Sunderland le seconda parfaitement : mais leurs enfans étaient tous un peu rêveurs ; excepté milord D… exalté de son bonheur.

La toilette de ces dames occupa une très-grande partie de leurs momens, jusqu’à l’heure où la fête commença. Sur un immense tapis de verdure, on avait dressé une vaste tente, où l’on servit un repas splendide. Une musique ravissante, placée dans plusieurs endroits des jardins, ne cessa pas de se faire entendre. On prodigua des vins exquis, et Simplicia était au côté d’Abel ; tout cela réuni eût troublé une meilleure tête que celle de ce jeune homme. Aussi le bal acheva-t-il de la lui faire perdre ; il ne dansa qu’avec elle, il ne pouvait la quitter d’un instant, et déjà on se disait à l’oreille : Est-il bien sûr que leur mariage ait été rompu ?

Simplicia, un peu fatiguée, entraîna miladi D… dans un cabinet voisin. À peine furent-elles assises, que sir Abel s’y introduisit : il se mit aux genoux de sa sœur, qui était excessivement près de son amie. Ma chère Mathilde, lui dit-il, je crois que j’aimerais encore mieux miladi D… que ladi Alvimar, si elle m’obtient la plus précieuse des faveurs, le pardon de sa charmante Simplicia. Un détour presque insensible le plaça aux pieds de celle-ci. Il fut bien coupable, ajouta-t-il, celui qui, espérant le bonheur de vous être destiné, vous préféra une autre femme ; mais elle est, comme vous belle, et vertueuse. Le cœur qui brûla pour elle est donc encore digne de vous être présenté. Prononcez, ladi Sunderland ; soyez vous-même mon juge. Oh ! ma chère ! reprit Mathilde, vous ne le haïssez pas, j’en suis sûre.

Simplicia, avec une noble candeur, l’interrompit en répondant : Je n’appellerai jamais un crime, sir Abel, votre affection pour Palmira. Qui plus qu’elle méritait d’être préférée ! Je n’ai point de pardon à vous accorder : je n’ai que des vœux à faire pour que votre premier amour soit un jour parfaitement heureux. — Il ne pourra jamais le devenir ; la raison a dû m’y résigner, et j’ose me persuader que vivre pour Simplicia, ce n’est point être inconstant pour Palmira. Ces deux êtres célestes s’identifient ainsi dans mon ame… Oh ! ladi Sunderland ! si je rentrais en grace près de votre père, imiteriez-vous sa clémence ?

Simplicia cacha son visage dans le sein de Mathilde, en disant : Répétez à votre frère, ma chère miladi, ce que vous me disiez tout à l’heure, que je ne le haïssais pas.

Abel n’en desira pas davantage ; et, se livrant à l’espérance, à la joie, il baisa dix fois cette charmante main qu’il n’avait pas toujours su apprécier. Mais sir Abel, reprit ladi Sunderland avec la plus intéressante simplicité, permettez une question, et, au nom de la vérité, répondez-moi : Pouvez-vous m’assurer que notre chère Palmira puisse, sans se plaindre, même sans en gémir, savoir un jour que vous avez sollicité l’accomplissement d’un lien, dont sans doute, sans qu’elle l’exige, vous lui avez juré le sacrifice ?

Délicate et aimable Simplicia ! reprit Abel, daignez désormais ne plus m’interroger sur un tel sujet : mais, recevez-en ma parole la plus sacrée, miss Harville ne pourra ni se plaindre, ni gémir de mon bonheur.

Son ton imposant en proférant ces paroles fit impression sur Simplicia. Elle le crut. Néanmoins, avec un accent suppliant, elle lui dit : Encore un mot, sir Alvimar ; auriez-vous rencontré cette chère fugitive, depuis qu’elle nous a si cruellement abandonnés ?

Abel se rappelant la promesse qu’il avait faite à miss Harville, et sentant bien d’ailleurs que ce n’était pas là le moment de l’enfreindre, répondit à Simplicia qu’il ne pouvait satisfaire en rien son inquiète amitié. Dans cet instant, on vint le demander ; il sortit, après avoir adressé encore des expressions affectueuses et tendres à Simplicia.

À peine était-il hors de l’appartement, que Mathilde assura son amie qu’il était profondément amoureux d’elle. Ah ! reprit cette sensée jeune personne, son cœur reçoit bien promptement de nouvelles impressions ! s’il oublie ainsi Palmira ! que ne dois-je pas redouter ? — La raison, le devoir lui ont commandé le sacrifice de miss Harville, répondit Mathilde ; et ils se réunissent maintenant aux charmes de sa Simplicia, pour la lui faire aimer éternellement.

Celle-ci le desirait trop pour ne pas l’espérer, et les touchantes et naïves caresses qu’elle prodigua à la sœur d’Abel étaient bien l’interprète de ses secrets sentimens pour lui.

En rentrant dans le salon, elles trouvèrent tout le monde occupé d’une Française qui venait d’arriver dans le bal, présentée par miladi Ranswill, sa parente. Madame la comtesse de Belmont, ainsi s’appelait l’étrangère, âgée à peu près de vingt-quatre ans, avait l’air infiniment plus jeune encore : elle le devait à une taille au-dessous de la médiocre, à une tournure que les Graces semblaient avoir elles-mêmes formée. De très-beaux yeux, des dents charmantes, faisaient oublier ce qui pouvait manquer de régularité dans le reste de sa figure. Une excessive élégance, un manége rare de coquetterie, une naissance distinguée ; tels étaient les différens avantages qui avaient valu à la comtesse de Belmont la réputation d’une des plus jolies femmes de la cour de France, célébrité qui l’avait suivie en Angleterre, où elle était venue passer quelque temps chez miladi Ranswill, sa cousine.

Depuis peu de jours à Londres, elle paraissait pour la première fois dans le monde, à la fête de milord Alvimar ; aussi fixa-t-elle l’attention générale. Les hommes la trouvèrent unanimement charmante ; mais les femmes remarquèrent plus d’affectation que de dignité dans son maintien, et un teint qui contrastait d’une manière frappante avec la blancheur qui embellit généralement les Anglaises. Simplicia seule la trouva véritablement jolie.

On forma un quadrille de danseuses d’élite : madame de Belmont figurait avec lord Cramfort en face de ladi Sunderland et de sir Abel. Si l’attrait de la nouveauté n’eût prêté sa faveur à la comtesse, comment aurait-elle soutenu le parallèle des graces décentes, et cependant si légères de Simplicia ?… La brillante comtesse fut néanmoins proclamée, par une troupe de jeunes héros, la meilleure danseuse du bal, qui leur rappelait, à ce qu’ils disaient, l’enchanteresse mademoiselle Guimard.

La contredanse finie, un essaim nombreux entoura madame de Belmont. Comment la trouvez-vous ? demanda miladi D… à son frère. — Elle me déplaît souverainement ! Prenez garde, dit Mathilde en riant, on n’outrage pas impunément de si beaux yeux, qui déjà vous ont distingué ; elle a même rougi lorsque vos regards se sont rencontrés avec les siens.

Elle a rougi ! c’est un sublime effort pour madame de Belmont, répondit Abel, qui en avait beaucoup entendu parler à Paris, et il se remit à causer avec Simplicia, qui ne put se défendre d’un petit mouvement d’humeur contre Mathilde, d’avoir ainsi prévenu son frère de l’attention que madame de Belmont avait mise à le fixer ; remarque qu’elle avait très-bien faite elle-même.

Lord Cramfort ne tarda pas à venir dire à Abel qu’il était le seul homme du bal qui ne l’eût pas prié de le présenter à madame de Belmont. Je m’arroge ce droit, ajouta-t-il, l’ayant beaucoup connue à Spa ; je possède sa confiance intime, et je ne vous dissimule pas qu’elle est surprise que le fils du maître de la maison, le beau, le galant Alvimar, ne soit pas venu lui offrir son hommage.

J’ai tort, reprit Abel, et je vais m’empresser de tout réparer. Alors, il s’avança vers la comtesse, qui l’accueillit avec le ton de l’intérêt, accompagné d’une sorte de bonhomie qui l’étonna. Elle l’entretint quelques momens avec beaucoup de bon sens et de naturel ; mais bientôt elle revint à son étourderie, à sa visible coquetterie, pour répondre à lord Cramfort et à ses autres admirateurs. Dès qu’il le put décemment, Abel s’en éloigna, et le reste de la soirée il ne quitta pas Simplicia ; ce qui n’échappa pas à l’attention du père de celle-ci, et à milord Alvimar, que son fils vint trouver le lendemain matin, pour lui dire qu’il serait le plus heureux des hommes si on lui permettait de recouvrer ses droits auprès de ladi Sunderland.

Le froid, le grave Alvimar, ne put se défendre de le serrer avec transport dans ses bras, en faisant des vœux pour que son repentir fût agréé avec bonté et générosité. Il se rendit de suite chez son ami. Cet homme vénérable ne put se défendre d’un peu d’émotion, et même d’une sorte de crainte, en demandant une seconde fois la main de Simplicia.

Un rayon de joie éclatant dans les yeux du duc le tranquillisa bientôt. Ah ! dit avec effusion milord Sunderland, mon cœur vous est trop connu pour que vous n’y lisiez pas que je préfère le fils de mon cher Alvimar, de mon sauveur, au plus puissant monarque. Mais, mon ami, le bonheur de ma fille ne commande-t-il pas, au moins, quelques mois d’épreuve ? — Je l’exigerai moi-même ; oui, que la durée d’une année entière nous assure que toutes les affections d’Abel ne peuvent plus connaître d’autre objet que ladi Sunderland.

Une année ! c’est trop, reprit avec bonté le duc ; la moitié est bien suffisante, et j’avoue que la plus forte raison, qui détermine cette condition, est peut-être l’extrême jeunesse de ma fille. Enfin nous n’avons point eu une passion avilissante à reprocher à notre Abel. La belle et intéressante Palmira pouvait l’emporter alors sur la trop jeune Simplicia.

Milord Alvimar remercia mille fois son ami de sa rare indulgence. Ils firent appeler Abel, et, sans la moindre réminiscence sur le passé, même dans les termes les plus flatteurs, on lui rendit l’espoir certain de posséder un jour ladi Sunderland. Après avoir exprimé sa reconnaissance et sa joie, il vola chez sa sœur, pour lui communiquer l’heureuse nouvelle ; mais cependant il eut un air bien triste en lui parlant de l’époque éloignée de son bonheur.

Miladi D… secoua la tête en disant : Je croirais à la constance de mon frère époux de sa Simplicia ; mais Abel, libre encore six mois !… Oh ! bon Sunderland ! prudent Alvimar ! je crains les effets d’une telle mesure. Abel se fâcha contre miladi D… Où retrouverai-je une Palmira, ajouta-t-il avec émotion, pour me rendre coupable une seconde fois ? Ce prompt souvenir agita toutes les facultés de son cœur ; il s’arracha d’auprès de sa sœur, et courut se renfermer chez lui.

Voici quelques semaines, pensa-t-il, que j’étais aux pieds de Palmira, décidé à lui tout sacrifier, et j’étais de bonne foi comme je le suis aujourd’hui en desirant ladi Simplicia. Il se jugea lui-même inconstant, et sentit la nécessité d’être désormais sur ses gardes. Quoi ! l’amour peut passer si rapidement ! réfléchissait-il encore ; mais un sentiment bien tendre le remplacera du moins. Ô Palmira ! que ne viens-tu en recevoir le doux et pur témoignage !

Il n’avait pu s’empêcher de soupirer en prononçant le nom de Palmira. En réfléchissant qu’il lui était infidèle, il la voyait aussi belle que jamais. Heureusement pour lui, Simplicia vint à passer sous ses fenêtres, tenant son amie par le bras : ses yeux, son visage, respiraient un modeste plaisir. Abel la regarda, et il oublia le reste de l’univers.


CHAPITRE XXXVI.




Peu de jours après ces différens événemens, on revint à Londres. Miladi Ranswill donna une fête très-élégante aux nouveaux époux. Madame de Belmont en fit les honneurs avec une grace infinie. Pour la première fois, peut-être, elle avait adopté une simplicité dans sa toilette qui l’eût emporté sur le luxe oriental, et qui lui seyait si parfaitement, que les femmes même furent obligées de dire : Elle est bien aujourd’hui. Elle s’occupa avec une distinction marquée de miladi D…, de lord Alvimar, ainsi que de Simplicia, mais fort peu de sir Abel, qui lui parla plusieurs fois ; elle répondait par monosyllabes, et cherchait aussitôt à s’entretenir avec une autre personne.

Assurément, se dit Abel, ma sueur plaisantait quand elle a prétendu que la comtesse m’avait remarqué d’une manière flatteuse. À peine daigne-t-elle être polie. Il fut curieux de voir si elle l’agréerait pour son danseur : il l’invite donc ; elle semble hésiter, mais finit cependant par accepter. Il fut facile néanmoins d’observer la négligence, l’indolence de son maintien quand elle figurait avec lui. Ses bras, dont les mouvemens étaient si gracieux, si voluptueux, ordinairement, à peine se levaient-ils. Ses pas, cités pour être brillans et légers, ne se développaient pas mieux que ceux d’une écolière à sa première leçon. Abel fut faiblement piqué ; mais, avouons-le, il le fut un peu.

Bientôt il n’y pensa plus. En s’occupant entièrement de ladi Simplicia, il s’y attachait chaque jour davantage : au milieu du tourbillon du grand monde, il savait goûter des heures paisibles et délicieuses. La gaieté de miladi D… animait l’esprit agréable, quoiqu’un peu trop grave, de son mari, ainsi que la timidité touchante de son amie. Son frère la secondait à merveille, et souvent le lendemain dans une brillante assemblée, à Ranclagh, enfin au sein des plaisirs, il regrettait la soirée de la veille, écoulée dans le cabinet de Mathilde.

L’été était déjà avancé ; Londres devenait insensiblement désert : on vantait la bonne compagnie qui se rendait à Bath ; cela décida les habitans de Gros-Venor-Square et ceux de la place de Portland à y aller faire un petit voyage.

Trois jours après leur arrivée, ils rencontrèrent à la salle de jeu miladi Ranswill et madame de Belmont. Miladi D… et Simplicia avaient vu cette dernière quelque temps avant leur départ, et elle ne leur avait pas parlé de son projet. Celles-ci lui témoignèrent poliment leur agréable surprise. Ladi Ranswill répondit : Les Françaises sont un peu capricieuses, on le sait ; ma cousine, si enthousiaste de Londres, s’en est tout-à-coup rebutée, et bien vîte, bien vîte, je l’ai menée à Bath, où j’essaie de dissiper ses ennuis.

Votre essai réussira ma chère ladi, reprit madame de Belmont, qui se promena long-temps avec la société des Alvimar et des Sunderland, qu’elle fut voir le lendemain. On lui rendit sa visite avec le même empressement. Sir Abel ne put accompagner ces dames, une course de campagne, faite avec des jeunes gens, ne lui ayant permis de revenir que fort tard à Bath. On lui fit observer qu’il ne devait pas différer cet acte de bienséance.

Effectivement, il se présenta le jour suivant chez madame de Belmont ; il la trouva seule, sa cousine étant absente. Pour la première fois elle fut vive, et folâtre avec Abel, causa sur tout, s’avisa même de raisonner parfois, avec une justesse, une philosophie, qui fit dire intérieurement à sir Alvimar qu’une Française sensée devait être bien intéressante, puisqu’une étourdie était si aimable.

Miladi Ranswill, en rentrant, mit fin à un tête-à-tête qui n’ennuyait ni l’un ni l’autre. Un courrier qui vient d’arriver de Londres, dit-elle, à madame de Belmont, vous apporte ces dépêches de la part de l’ambassadeur. Il paraît qu’elles sont excessivement importantes : lisez-les de suite ma belle cousine, sir Alvimar le permettra. Celui-ci voulut se retirer ; on le retint absolument.

La comtesse lut très-froidement ces lettres, puis les remit à miladi, qui s’écria après les avoir parcourues avec un ton fort alarmé : Mon Dieu ! votre procès court risque d’être perdu si vous ne retournez promptement en France.

Je ne partirai cependant pas, reprit la comtesse d’une manière grave et assurée. — Mais, ma chère, il s’agit de votre fortune. — Oui, grace au ciel ! ce n’est que de cela. — En vérité, vous extravaguez. — Oh ! madame, répliqua-t-elle en lançant vers le ciel le plus expressif des regards, je ne quitterai pas l’Angleterre. Est-ce le crédit que je peux avoir à Versailles qui doit influencer mes juges ? Non, je ne veux devoir la décision de mon sort qu’à la plus rigoureuse justice. Si je perds ma cause, hé bien, j’aurai encore la possibilité d’exister dans cette belle Angleterre, dans un village, une ferme ; j’y vivrai plus heureuse qu’avec cent mille livres de rente à Paris.

Abel, confondu de tout ce qu’il entendait, se dit : Ah ! sans doute, elle aime ici. L’homme à qui on fait de tels sacrifices doit être bien reconnaissant. Miladi Ranswill plaisanta un peu sa cousine, lui reprocha de devenir trop sentimentale, et de prendre bien garde que le spleen ne vînt à s’emparer d’elle incessamment.

La comtesse changea de conversation, et soutint sa gaieté habituelle. Huit heures sonnèrent : Abel avait promis à sa sœur de venir la rejoindre à sept ; il fallut terminer une longue visite, qui ne lui avait pas semblé telle.

Le surlendemain, vers midi, il rencontra la comtesse, qui courait les boutiques, suivie seulement d’un de ses gens. Abel lui offrit son bras ; et, après avoir fait quelques emplettes, ils prirent le chemin de la promenade.

Après avoir causé long-temps sur des choses insignifiantes, madame de Belmont lui dit : On m’avait assuré, précisément le premier jour que je vous vis à la fête de Richemont, qu’il y avait eu des projets d’alliance entre votre famille et celle de Sunderland, mais qu’ils étaient rompus. Tout me porte à croire que cette dernière assertion est fausse, ou du moins que vous les avez renoués depuis. — Quelque espoir m’est permis. — Fort bien ! mais cela me déroute, vous ayant cru véritablement un héros de roman. — Moi. — Oui, vous ; car on m’avait confié aussi votre passion pour une femme excessivement belle, à qui d’abord vous aviez tout sacrifié. Mais, je le vois, les charmes de la jeune Simplicia, ses avantages en tout genre, ont fini par vous faire oublier une infortunée, qui meurt peut-être d’amour et de douleur.

Ah ! le ciel m’en préserve ! s’écria Abel avec épouvante. La comtesse, en souriant, l’invita à se calmer, lui protestant qu’elle n’était pas du tout prophète ; elle ajouta en le regardant : Avec les dehors les plus sensibles, renfermer un cœur si léger !… Et c’est madame de Belmont qui m’accuse de légèreté, répond Abel. — Pourquoi pas ? ah ! je le vois, vous partagez l’opinion commune ; vous me croyez extrêmement coquette… Au fond, j’en suis charmée ; elle finit cette phrase d’une manière plus sérieuse que badine.

Abel cherchait à en découvrir le véritable sens, lorsqu’ils apperçurent miladi D… et Simplicia dans le phaéton de la première, qui se mit à rire en voyant son frère avec la comtesse. Sa compagne rougit ; et, sans trop savoir pourquoi, Abel fut embarrassé. Pour madame de Belmont, avec beaucoup d’aisance, elle fit un mouvement gracieux vers ces dames, qui descendirent aussitôt. Simplicia, restée quelques pas derrière avec Abel, ne put s’empêcher de lui dire avec une voix un peu émue : Je croyais que vous n’aimiez pas madame de Belmont. Je l’avais mal jugée ; répond Abel avec plus de franchise que de ménagement ; j’ai lieu de penser que son ame est aussi parfaite que sa personne. Simplicia garda le silence tout le temps que dura la promenade, qu’elle tâcha d’abréger en se plaignant de la grande chaleur. Elle remonta donc en phaéton avec miladi D… Alors madame de Belmont reprit le bras d’Abel en disant à Simplicia : Vous le permettez ? Celle-ci balbutia : Eh ! quel droit aurais-je ?… Et dans ce moment son amie fit partir les chevaux.

Machinalement, Abel et la comtesse prirent le chemin le plus long. Beaucoup de monde, qui se promenait comme eux, admirait la jolie Française. De tous côtés on détaillait, on exaltait ses charmes, et l’amour-propre de son chevalier devait être flatté.

Plusieurs jeunes gens, qui l’avaient déjà vue à Londres, l’abordèrent, et, s’efforçant de lui plaire, débitaient mille discours, tous plus extravagans, plus ridicules, les uns que les autres. Madame de Belmont les surpassa, et déraisonnait véritablement à excéder Abel ; enfin on les laissa seuls. Parlons sensément maintenant, lui dit-elle ; mais si tout-à-l’heure j’avais été naturelle, aimable sans affectation, ces messieurs m’auraient trouvée insipide comme une Anglaise.

Certes, madame la comtesse, reprit Abel, vous avez dû leur paraître bien piquante. Elle sourit de l’épigramme, et ne s’en fâcha pas. La conversation reprit une tournure de confiance ; Abel lui avoua qu’il avait songé plus d’une fois à sa résignation, à son insouciance sur les suites de son procès, et à sa répugnance de retourner en France.

Voudriez-vous pénétrer mon secret, demanda-t-elle à Abel en le fixant ? — Ah ! puisqu’il en existe un, daignez me le confier ; jamais on n’aura été dépositaire plus fidèle. — Vous ne pouvez le connaître. — Pourquoi ? — Tant qu’il sera renfermé dans mon sein, que je le dissimulerai à la nature entière, je pourrai me livrer au délire d’une faiblesse innocente, j’ose dire innocente puisqu’elle est ignorée ; mais, une fois divulguée, la honte et le remords déchireraient sans doute mon cœur… Je dois m’arrêter, j’ai même été trop loin… Revenir sur ce sujet, serait dorénavant m’offenser et m’affliger, je vous en préviens, sir Abel.

Ce dernier se sentait plus curieux qu’il ne l’avait été de sa vie ; mais il n’insista pas davantage. Le ton de la comtesse avait été trop positif. Ils ne parlèrent plus que d’objets peu intéressans jusqu’à ce qu’il l’eût remise chez elle.

Abel, revenant dîner chez sa sœur, fut bientôt plaisanté par elle sur la promenade qu’il venait de faire. Elle lui dit : Encore une matinée semblable, vous serez proclamé l’heureux chevalier de la jolie Française ; mais, prenez garde, les révolutions sont fréquentes dans l’empire d’une coquette. Madame de Belmont n’est point aussi coquette qu’on le pense, dit de bonne foi sir Abel ; l’incrédule Mathilde éclata de rire. Vous devriez mieux vous y connaître, ajouta-t-il d’un air piqué. — Bon Dieu ! mon cher Abel, lui inspirez-vous une grande passion ? alors rien ne paraîtrait plus respectable, plus touchant. Abel, presque impatienté, protesta que la conduite de madame de Belmont était infiniment simple et réservée avec lui, et que, de plus, il savait des particularités sur son compte, faites pour exciter l’intérêt de toutes les ames sensibles.

L’arrivée de milord Alvimar termina ce sujet de discussion. Le soir il y eut une assemblée particulière chez une dame de Bath. Ladi Simplicia y apporta quelques nuages sur sa charmante figure. Abel s’en apperçut aussi bien que de quelques changemens dans ses manières avec lui. Il s’en inquiéta, et fut parler à sa sœur. Simplicia, répondit-elle, ayant déjà éprouvé que des engagemens sacrés ne sont pas près de vous un préservatif certain, croit voir encore renverser l’édifice de son bonheur. — Que dites-vous, Mathilde ? et qui peut lui donner des idées si éloignées de toutes les miennes, qui ne peuvent avoir d’autre objet que l’aimable Simplicia ? — Je le crois… Mais la pauvre petite, depuis la rencontre de ce matin… — Oh ! chère miladi D…, assurez-la que cette promenade avec madame de Belmont est l’effet d’un hasard nullement desiré ; ajoutez-lui que le charme de ma vie est concentré en Simplicia ; que ses regards sereins, son doux sourire, forment mes uniques délices, et que cet air contraint, sérieux, me rendrait vraiment malheureux.

Miladi D… vint se placer près de sa jeune amie, et crut n’avoir rien de mieux à faire que de lui rapporter les propres expressions de son frère. Simplicia la gronda bien fort d’avoir été révéler des choses… qu’enfin elle n’avait pas même dites ; mais elle l’appela sa bien aimée Mathilde, et, lorsque Abel revint à ses côtés, il retrouva ses regards sereins et son doux sourire.

Cet accès de jalousie avait rendu ladi Sunderland plus intéressante à son amant. Ne voulant plus la tourmenter, il cessa d’aller chez madame de Belmont, qu’il rencontrait à la vérité par-tout ; mais il n’avait plus de conversation particulière avec elle. D’ailleurs, le comte de Cramfort, arrivé à Bath, la suivait perpétuellement, ainsi que plusieurs autres hommes à la mode ; et, quand Abel la revoyait, d’après ce qu’il l’avait jugée d’abord, elle l’intéressait fort peu.


CHAPITRE XXXVII.




Le mariage d’un des princes de la famille royale ayant ramené beaucoup de monde à Londres, les Sunderland, les Alvimar, d’autres familles distinguées, y revinrent aussi. Peu de jours après son retour, sir Abel, dînant chez l’ambassadeur de France, se trouva placé près de madame de Belmont ; il lui adressa quelques mots flatteurs. Je hais les galanteries dans votre bouche, lui répondit-elle avec une sorte d’humeur. Vous m’aviez fait rêver à la pure et douce amitié ; mais vous êtes inconstant dans tous vos sentimens.

Simplicia n’était pas présente ; ainsi Abel, ne craignant point de l’affliger, engagea sérieusement la conversation avec la comtesse, et chercha à détruire les opinions singulières qu’elle paraissait avoir sur son compte. Cette première, quittant bientôt l’air assez triste qu’elle avait pris d’abord, et développant toutes les graces d’un esprit fin et délicat, parut aussi aimable que jamais.

Elle et sir Abel se disaient des choses peut-être insignifiantes en apparence ; mais le ton, le regard qui les accompagnaient, semblaient leur donner un sens plus expressif.

Ce même jour, madame de Belmont était vêtue tout-à-fait à l’anglaise : on lui en fit des complimens. Je me plais, répondit-elle à milord Sandorf, placé à sa gauche, à adopter vos usages, s’il est possible, vos vertus. Je desire souvent d’être née Anglaise, je ne veux du moins dater mon existence que du moment où j’arrivai dans votre patrie. Le bon vieillard, célèbre dans le parti de l’opposition, se persuadant que c’était l’amour de la liberté régnant en Angleterre, qui l’enthousiasmait ainsi, s’empressa de lui dire avec transport : si j’en crois les progrès que fait tous les jours l’esprit de la philosophie ; si j’en crois sur-tout les sottises de ceux qui vous gouvernent, les Français deviendront libres aussi, et iront plus loin que nous.

Ces prophéties n’amusaient pas beaucoup une belle dame élevée au sein de la cour. Elle laissa donc tomber cette conversation, et adressa la parole à miladi Ranswill.

Abel se répétait depuis un quart-d’heure, elle aime, c’est bien certain, et il cherchait à deviner parmi ceux qui l’entouraient l’objet de ses tendres feux. Elle paraissait infiniment liée avec Cramfort, mais cet extravagant libertin ne peut inspirer un sentiment si romanesque et si tendre. Il considérait le beau Feenwik, dont les yeux languissans ne la quittaient pas d’un instant. Mais non, ce ne peut être lui, elle s’en moque impitoyablement. Linerson, cet insolent nabab parvenu, si fier qu’une femme de qualité daigne lui sourire, l’enveloppe de tous les parfums de l’Asie, la force d’en recevoir les riches et rares productions ; mais elle le méprise.

Enfin, voyant qu’il ne pouvait réussir dans sa recherche, et voulant absolument être éclairé, il dit tout bas à madame de Belmont : Est-il ici ? Madame de Belmont le comprend très-bien, et répond avec vivacité, non, non, sir Abel, gardez-vous de le croire. La manière dont elle s’en défendait n’était guère persuasive. Ah ! si Abel eût été Français… mais il était réellement modeste, et il ne sut rien interpréter.

D’après l’espèce de rapprochement qui venait de se faire entre lui et la comtesse, il se persuada ne pouvoir, sans manquer d’égards, se dispenser d’aller quelquefois chez elle ; et, afin d’éviter que quelques rapports ne parvinssent à Simplicia, il avait soin de s’y rendre à des heures où il y avait peu de monde. Dans ses premières visites, il fut reçu avec bonté et intérêt ; dans les suivantes, il crut remarquer beaucoup de froideur. À peine lui parlait-elle quand ils étaient seuls.

On peut supporter les caprices d’une maîtresse, d’une amie, se disait Abel, mais de madame de Belmont, d’une étrangère, n’est-ce pas l’assurance que je lui déplais mortellement ? Cessons donc d’y retourner, et que cette dernière volonté résiste au moment d’amabilité, d’épanchement que je lui ai vus quelquefois.

Cependant il passait quelquefois devant sa maison, s’y’arrêtait même involontairement, et bientôt passait outre. Un matin, qu’il se promenait à cheval du côté de Chelsea, déjà assez enfoncé dans la campagne, il entendit galoper derrière lui. En retournant la tête, il apperçoit la comtesse également à cheval, accompagnée d’un domestique. En passant près d’Abel elle lui fait un salut, et prend un sentier opposé à la route qu’il suivait. C’était assez témoigner le desir de rester seule ; aussi Abel poursuivait-il tranquillement son chemin lorsqu’on lui cria : Sir Alvimar, sir Alvimar ; et il voit le valet de madame de Belmont, qui accourt hors d’haleine, le conjurer de venir donner quelque secours à sa maîtresse évanouie, enfin dans un état affreux, venant d’être renversée de dessus son cheval. Il le prie de veiller sur elle, tandis qu’il va à Londres chercher un chirurgien et un carrosse, si on peut la transporter.

Abel se fait indiquer le lieu elle est : il y vole, et la voit effectivement étendue par terre, son front couvert de sang, et n’ayant près d’elle qu’une vieille femme qui faisait de vains efforts pour la soulever.

Abel, effrayé, ému, l’emporte dans ses bras à la petite maison, assez isolée, de la bonne veuve, qui la pose sur son lit, et donne du linge pour penser sa blessure. Abel, ne le trouvant pas assez fin, défait sa cravate de batiste, et en forme un appareil. Le sang ne coulait plus, mais l’évanouissement durait encore. Abel, assis à ses côtés, la soutenait, et en même temps lui faisait respirer des sels. Ce fut dans cette situation qu’elle revint à elle. Ouvrant les yeux, et reconnaissant Abel, elle s’écrie : C’est lui ! et laissant retomber sa tête, elle reparaît aussi inanimée qu’auparavant. Son exclamation fut un trait de lumière pour Abel : on a déjà dû remarquer que la pitié était un sentiment bien dangereux pour lui ; aussi était-il excessivement ému.

Quant à la veuve, épouvantée de voir encore la belle dame comme si elle était morte (pour me servir de ses expressions), elle proposa d’aller chercher un élixir précieux chez une amie, un peu éloignée à la vérité, mais qu’enfin elle se dépêcherait le plus vite possible.

Ne vous fatiguez pas trop, ma chère madame, répondit Abel, et soyez assurée de mes soins pendant votre absence.

Le voilà donc seul avec une des plus séduisantes femmes de la terre.

Vingt fois il s’y était trouvé ; mais quelle différence ! il ne pouvait plus ignorer d’ailleurs à quel excès il occupait son imagination. La comtesse, en faisant un léger soupir, ne tarda pas à rouvrir une seconde fois les yeux, et à dire d’une voix égarée, mais extrêmement faible : Ah ! si je pouvais mourir là, pressée contre le cœur d’Abel ! ce serait bien plus doux que d’en vivre éloigné ! Non, non, pas éloigné, répète ce dernier.

Le délire de madame de Belmont allait toujours en croissant ; mais il était si tendre, si passionné, que le jeune Abel eût craint de la voir revenir à la raison. La sienne se perdait à chaque instant davantage. Ô bon génie de Simplicia ! pourquoi ne hâtez-vous pas le retour de la secourable veuve ?

Elle arriva cependant ; mais elle eut lieu d’être toute émerveillée que, sans son élixir, madame de Belmont fût aussi ranimée qu’elle le paraissait. Dans ce moment on entendit le bruit du carrosse qui venait la chercher ; elle n’eut que le temps de dire bien bas à Abel : Un délire involontaire vous a rendu maître de mon secret, de mon sort ; le hasard a détruit les résolutions de la prudence : est-ce un bonheur ou une fatalité ?

Ah ! ne parlons que de bonheur ! reprend Abel, j’en suis enivré. Le plus doux des regards l’assura qu’il était partagé. Alors entra le chirurgien, accompagnant les gens de la comtesse. Ce premier, brusque, vieux, nullement à la mode, ainsi n’exagérant pas les petits accidens, examina d’abord la blessure : ce n’est rien, dit-il, qu’une légère contusion qui sera effacée avant un mois. Abel en fut ravi ; il eût été si fâché que ce front charmant fût défiguré !

Le médecin tâte le pouls : presque pas d’émotion, annonce-t-il. Ici Abel s’étonna : le résultat en avait été délicieux ; mais il n’était donc pas naturel ce délire qui l’avoit entraîné, et cela le fit rêver un peu. Il est bien certain que la comtesse avait infiniment exagéré, se servant de cette circonstance pour avouer, sans trop se compromettre, un mystère qu’Abel aurait dû deviner cent fois, s’il avait été moins modeste, ou moins occupé de Simplicia.

Le médecin décida que sans le moindre risque, madame la comtesse pouvait retourner chez elle ; que pour lui, il restait à Chelsea, différens malades avaient véritablement besoin de ses soins. Il s’en alla après avoir reçu son salaire, beaucoup trop considérable, dit-il, pour si peu de chose.

Abel paya généreusement la vieille femme hospitalière, et monta en voiture avec madame de Belmont. Je suis effroyable, lui dit-elle, avec cette tête enveloppée et mon visage si pâle ; je ne veux pas être vue, baissons les stores. Ensuite, avec l’accent le plus séducteur, elle continua ainsi : Quelle matinée, mon cher Alvimar ! J’ai donc vainement voulu vous persuader que vous m’étiez indifférent. D’autres instans, consumée d’une brûlante passion, j’espérais qu’en vous inspirant une pure amitié je calmerais de si vifs tourmens, et je me livrais à plus d’épanchemens. Mais, hélas ! ils redoublèrent encore en vous voyant davantage, et j’aurais fini comme Werther. Je sentis donc la pénible nécessité de vous fuir… Je vous dépeins là les différentes anxiétés qui ont causé l’inégalité que vous avez pu remarquer en moi ; enfin nous nous sommes entendus, mon ami, et ma vie est sauvée.

Quelle ame ! pensa Abel, quelle profonde sensibilité sous des dehors si légers ! L’aimable et piquant contraste ! Sa tête était excessivement montée en ce moment : l’avenir prouvera si le cœur, qui avait aimé deux anges d’innocence, comme de beauté, devait se donner entièrement à l’imprudente comtesse de Belmont.

Il lui promit d’aller le soir, s’informer de ses nouvelles, et revint à la place de Portland. Il ne parut dans le salon de son père que lorsqu’on l’envoya chercher pour dîner. Déjà on s’entretenait de l’accident arrivé à la jolie française. La renommée avait même publié que sir Alvimar l’avait tirée d’un péril éminent : on l’en félicita. On exagère l’événement, répondit-il : d’ailleurs je n’étais pas aux côtés de madame de Belmont lorsqu’elle est tombée de cheval. Je n’ai fait qu’assister une obligeante veuve de Chelsea, qui l’a secourue la première. Un peu d’embarras n’échappa point à la malicieuse Mathilde. Que de remerciemens, lui dit-elle, vous devront lord Cramfort, M. Feenwick, l’ambassadeur de France… Et tous ceux enfin qui l’auront vue, répond sèchement Abel, mécontent de cette méchanceté, et invitant milord D… qui s’approchait, d’inspirer à sa femme un peu plus de réserve. Le ciel la préserve, ajouta-t-il, d’être jugée aussi sévèrement qu’elle se permet de juger les autres !

Mathilde fut doucement grondée par son époux. Voyez-vous, milord, dit-elle, c’est que j’ai la coquetterie en horreur. Son air était si original, en répondant cela, qu’elle le fit sourire ainsi que son accusateur. Celui-ci retourna le soir chez madame de Belmont. Lord Cramfort était près d’elle, et mit une sorte d’affectation à céder sa place à sir Alvimar, qui fut reçu par la comtesse aussi familièrement que si elle avait été seule. Abel, moins formé, était décontenancé, et ne témoigna guère qu’un profond respect. Enfin le cercle se dissipa, et le reste de la soirée fut aussi doux, aussi agréable, que l’avait été la matinée.

Il ne quitta madame de Belmont que vers minuit. En rentrant chez lui, il rencontra dans le vestibule lord Sunderland et ladi Simplicia qui avaient soupé avec sa sœur. Ah ! sir Abel, dit Simplicia avec une candeur parfaite, savez-vous comment va madame de Belmont ? Il crut que c’était un reproche indirect ; il répondit qu’il présumait qu’elle se ressentait peu de son accident. J’en suis charmée, reprend ladi Sunderland, et elle le salue aussi affectueusement qu’à l’ordinaire.

La voiture était déjà loin, Abel restait immobile. Charmante et bonne Simplicia, pensait-il, la tendre humanité ne laisse pas approcher la jalousie de ton cœur dans cette circonstance, et je pourrai finir par te troubler, t’affliger. Il sentit à quel excès il s’était rendu coupable. Toute la nuit, il se fortifia dans le projet d’avouer à la comtesse que sa situation lui commandait la plus grande réserve, que leur amitié était cimentée pour toujours, mais que la raison prescrivait de ne pas aller au-delà. C’était très-sagement conçu ; aussi la jolie Française n’était-elle pas là avec toutes ses séductions. Le lendemain il les retrouva, et n’eut pas le courage d’altérer cette joie passionnée que l’on manifesta en le voyant ; il en fut de même des jours suivans, qu’il passa presque entièrement dans le palais d’Armide

Cette intrigue commençait à faire du bruit ; d’officieux amis crurent devoir en avertir le duc de Sunderland, qui n’attacha pas beaucoup d’importance à une aventure de ce genre-là ; mais sa fille ne pensait pas de même : autant elle avait eu d’indulgence pour Abel adorant Palmira, autant elle le trouva criminel lorsqu’elle s’apperçut de ses nouveaux torts : elle confia ses chagrins à Mathilde, qui chercha à pallier la conduite de son frère. Ne me trompez pas, reprit Simplicia en pleurant, cela est bien inutile. Vous le voyez, je ne suis point nécessaire au bonheur de sir Abel, qui évitait sa sœur tant qu’il le pouvait. Il craignait des reproches trop mérités ; il sortait de fort bonne heure, rentrait excessivement tard, gémissait fréquemment de sa faiblesse, finit même par faire entendre à la comtesse, que des engagemens sacrés… Il ne put achever. Elle tomba dans un évanouissement profond ; et, revenue à elle, lui fit entrevoir un malheur terrible, si jamais il les lui rappelait.

Abel frémit alors de se voir ainsi enchaîné ; il redoutait la sévérité de milord D… dont les conseils, la fermeté, lui eussent été bien nécessaires. Se sentant plus de force contre les épigrammes de Mathilde, il se décida à l’aller trouver, et à lui tout confier. Elle le ménagea, ayant réellement pitié des combats qui l’agitaient ; mais, puisque vous aimez toujours Simplicia, lui dit-elle, pourquoi tant de trouble et d’inquiétude ; elle est triste, affligée, cependant je vous réponds encore de son cœur. — Me répondriez-vous de même de l’existence d’une femme charmante, qui me menace de cesser de vivre à l’instant où je l’abandonnerai ? — Méprisable créature ! — Ma sœur, ne l’outragez pas ; elle est faible, inconsidérée ; mais qu’elle est intéressante en me sacrifiant tout ! — Excepté lord Cramfort, l’ambassadeur de France, et… — Mathilde ! — Abel, voulez-vous un témoin irrécusable de ce que je viens d’avancer ? On la défia : elle courut ouvrir son secrétaire, y prit une lettre et la présenta à Abel, qui reconnut aussitôt l’écriture de la comtesse. Par quel moyen vous l’êtes-vous procurée ? demanda-t-il vivement avant de la lire.

Miladi D… le comprend et lui répond avec sang-froid, quel que soit mon desir de vous éclairer, je rejetterai des moyens que la délicatesse n’avouerait pas, dussent-ils seuls m’y faire parvenir. Abel baisa sa main et lut ce qui suit :

« Vous avez des momens bien inconcevables. Me faire une scène à moi qui vous vois avec tant de sérénité ! je ne sais quelle citadine, votre mélodieuse italienne, et même l’indolente Arabel, dernière infidélité, soit dit en passant, que je vous passe le moins… »

« Laissez encore à ma tête quelques jours d’illusion avec cet extraordinaire jeune homme, qui prend pour habitude de sacrifier la femme qu’il aime le plus à celle qu’il aime le moins ; puisque je ne puis me dissimuler que l’image de sa Simplicia ne soit au fond de son cœur ; et, cependant il m’a juré qu’il me suivra en France, où il faut décidément que je retourne. »

« Son excellence se fâche aussi vainement : je proteste que je ne reste que pour lui. Il n’en croit rien ; mais quinze jours encore, et je quitte votre Angleterre, qui me laissera de ravissans souvenirs. »

« Si vous étiez moins mauvais sujet, Charles, je n’aurais pas choisi d’autre héros de roman ; mais l’amour-propre devait se venger en vous imitant. Soyez sûr du moins que je vous préfère à tous. Mon Abel est charmant, encore quelqu’aventure, il vous égalera. N’importe, je commence à me fatiguer du rôle passionné qui peut seul le subjuguer. Je le répète, l’instant où je reçois le serment qu’il abandonne pour moi sa patrie, maîtresse, tout enfin, sera celui où je vous en ferai l’éclatant sacrifice. Es-tu content Coucy ? »

Abel était trop jeune, trop honnête pour rire de cette épître ; il en est indigné, et, affectant une tranquillité qu’il n’avait pas au fond, il demanda à miladi D… comment enfin cette lettre était tombée entre ses mains. — L’extravagante jalousie de la comtesse de Cramfort, lui faisant faire de fréquentes recherches dans les secrétaires, les écritoires de son mari, elle a découvert ce papier ; et, pour la première fois de sa vie, ayant un éclair de bon sens, elle a préféré à une scène de reproches, l’avantage d’être utile à ladi Simplicia, en me donnant le moyen de faire ouvrir les yeux à sir Abel.

Quelle corruption ! s’écria celui-ci, quel excès de perversité ! et j’ai pu ne voir en cette femme qu’un amour désordonné, il est vrai, mais si touchant, si exclusif ! Ô ma candide Simplicia ! serai-je encore digne de toi ? — Oui, oui, puisque vous n’êtes pas chagrin, mais seulement un peu honteux d’avoir été ainsi trompé. Encore quelques aventures, comme celle de la comtesse, et vous vous connaîtrez mieux en artifices. — Ne riez pas, Mathilde ; voici l’unique de ce genre, qui se trouvera dans l’histoire de ma jeunesse. — Que faire de cette infâme lettre ? — La rendre à miladi Arabel ; il est fort inutile que l’on sache que vous l’ayez lue.

Un profond mépris détruisit bien vîte l’espèce de charme qui attachait Abel à madame de Belmont. Il ne revint pas chez elle ; il en reçut des billets, et n’y répondit pas. Vainement, à une rencontre d’opéra, eut-elle des attaques de nerfs, des convulsions. Abel en sourit de pitié… On pense bien aussi que la discrétion d’Arabel ne se prolongea pas. Elle fit courir la lettre de sa rivale dans tous les cercles de Londres. La comtesse, d’après certains désagrémens qui lui arrivèrent, ne doutant plus que sa conduite ne fût divulguée, renonça à son enthousiasme pour l’Angleterre, et retourna en France.

Lord Cramfort, prétextant des affaires, partit pour Paris peu de jours après elle. Miladi Arabel gémit, s’emporta, et finit par se distraire dans le tourbillon où elle avait toujours vécu.

Simplicia, ayant remarqué avec un vif plaisir qu’Abel avait renoncé à madame de Belmont long-temps avant que son départ ne le lui commandât, sentit évanouir les terribles résolutions qu’elle avait formées. Elle lui pardonna encore une fois, et ce fut vraiment la dernière qu’Abel eut besoin d’indulgence.

Laissons maintenant ce couple charmant et heureux toucher à l’époque d’une union desirée, et revenons à l’abbaye de…, asile de la triste Palmira, ainsi qu’aux événemens qui se sont écoulés pour elle dans l’espace de huit à neuf mois.

Nous l’avions ramenée dans sa retraite avec le souvenir, plus insupportable que jamais, de sir Alvimar, le cœur déchiré d’une passion violente, l’esprit abattu par une vie monotone ; elle avait peine à comprendre qu’il existât une plus cruelle situation. Infortunée ! tu vas cependant l’éprouver.


Fin du tome troisième.




CHAPITRE XXXVIII.




Un jour, l’abbesse fit prier Palmira de se rendre chez elle, ayant des choses importantes à lui communiquer. Palmira descend aussitôt, et elle ne peut se défendre d’un pressentiment effrayant en voyant le visage décomposé de l’abbesse, une affectation de douleur dans son maintien, et l’entendant lui parler d’abord de la résignation que l’on doit apporter aux décrets de la providence, qui, d’ailleurs frappe souvent d’épreuves affligeantes dans ce monde-ci les enfans de sa prédilection, afin de les en dédommager dans un impérissable.

La suite de cet ordre fut d’apprendre à miss Delwine que M. de Morsanes venait de faire une banqueroute considérable, et de s’enfuir en Suisse, ne laissant aucun espoir d’arrangement avec ses créanciers.

Le premier mouvement de Palmira fut de s’écrier : Et madame de Saint-Pollin, une mère de famille, qui avait placé toute sa fortune chez cet homme ! que va-t-elle devenir ? Alors madame l’abbesse lui remit une lettre de sa tante. Cette excellente femme s’apitoyait encore plus sur le sort de Palmira que sur le sien propre : du moins, lui marquait-elle, il me reste toujours un asile, m’offrant mille ressources que tu n’as pas. Viens donc les partager, mon enfant, et ne t’attache pas à ton ancienne idée de chercher des moyens d’existence dans ton éducation et tes talens. En pareille circonstance, ta jeunesse et ta beauté te seront sans doute contraires. Supposé même que tu réussisses, ta fierté s’accommoderait mal des inconvéniens inséparables de cette manière de vivre. Encore une fois, viens me rejoindre, nous serons pauvres, mais honorées.

Palmira lut cette lettre avec reconnaissance et attendrissement ; néanmoins elle prit la ferme résolution de ne point aller augmenter la famille de madame de Saint-Pollin ; d’ailleurs sa dépense, la mauvaise humeur d’Hortense, et le voisinage de madame de Mircour, étaient d’assez puissans motifs pour la confirmer encore dans son intention. Sans en communiquer les causes secrètes à madame l’abbesse, elle lui déclara que sa délicatesse ne lui permettait pas d’aller à Angecour.

Cependant, reprit celle-ci d’un ton doucereux, ce serait bien ce que vous auriez de mieux à faire, ma chère fille. La pension qu’il faut payer dans cette maison est peut-être trop considérable dans votre position actuelle, et, avec la meilleure volonté, il nous est impossible d’en rien diminuer. Je demande quelques jours de réflexion, répond Palmira ; je peux sans doute les obtenir, puisque le quartier de cette pension, payé d’avance, n’échoit que dans un mois. — Mon Dieu ! miss, je le sais fort bien. Ne nous quittez que le plus tard possible, car nous serons, toutes ici, bien fâchées de vous perdre.

Palmira s’inclina, et revint dans son appartement. Livrée à ses tristes réflexions, elle accusa le ciel de cruauté à son égard. Sa naissance, sa vie entière, et sa mort sans doute, disait-elle dans son désespoir, offriront un assemblage de réprobation et de fatalité. Elle croyait encore à la protection des Sunderland ; mais revenir à eux dans sa misère, dans un tel abandon, blessait sa fierté. Ensuite, revoir Abel, le revoir sans doute époux de Simplicia, ou d’une autre… Non, non.

Le soir la trouva plongée dans ses anxiétés. L’obscurité semblait donner encore une teinte plus sombre à ses craintes de l’avenir, même à ses réflexions sur le passé. Sa tête était presque égarée. Ô ma mère ! dit-elle en pressant contre son cœur le médaillon renfermant son image, je t’invoque ; viens au secours de ta malheureuse fille, ombre chérie ! Tout-à-coup, croyant la voir à ses côtés, elle jette un cri, et tombe presque évanouie dans des bras qui la serrent tendrement. Ma mère, répète-t-elle avec frénésie, est-ce vous ? C’est du moins une amie qui en aura les sentimens, répond une voix douce et émue.

Dans ce moment, la femme de chambre de miss Delwine apporte de la lumière, et sa maîtresse, revenue à elle, distingue la personne qui lui avait semblé une apparition surnaturelle, ne l’ayant apperçue qu’à la faible clarté des rayons de la lune. Effectivement, elle était de la taille, de l’élégante tournure de ladi Élisa, la figure moins régulièrement belle, mais de même, de grands yeux bleus, une extrême blancheur, de la délicatesse dans les traits ; enfin la ressemblance était assez frappante pour avoir pu occasionner à Palmira une si vive émotion.

Me pardonnerez-vous d’être venue troubler votre solitude ? dit la maréchale de Saint-André avec l’accent le plus caressant. Ah ! madame, reprit Palmira en la faisant asseoir, j’en suis aussi charmée que surprise. — Écoutez-moi, mon aimable fille… Vous me permettez cette tendre expression, puisque vous m’avez nommée votre mère. Palmira baisa avec respect et affection la main qui pressait la sienne. Quoique éloignée d’une prompte intimité, elle ne put voir une étrangère en madame de Saint-André, qui continua ainsi : Vous avez dû entendre parler de moi dans cette maison comme parente de madame l’abbesse ; mais, forcée de vivre à la cour, je venais rarement ici, et depuis que je vous connais, je regrette bien de ne m’en être pas rapprochée davantage.

Depuis huit mois au moins, ma santé trop négligée me prescrit, dit-on, l’air de Nice, comme une infaillible ressource. Déterminée à entreprendre ce voyage, et partant sous peu de jours, je suis venue aujourd’hui faire mes adieux à ma tante. On parlait beaucoup chez elle du malheur que vous venez d’essuyer ; on parlait bien plus encore de vos vertus, de vos talens. Que je serais heureuse, ai-je pensé, si cette intéressante Anglaise consentait à m’accompagner ! Parcourir ce beau et salutaire pays pourrait la distraire ; et moi je lui devrais, autant qu’au climat, le rétablissement de ma santé, puisque le bonheur est un excellent cordial, et que j’en éprouverais un réel à lui être utile. J’ai communiqué mon idée à ma tante, qui m’a répondu que vous étiez très-fière et très-réservée ; qu’elle craignait donc de vous mortifier en vous faisant une semblable proposition. Ne concevant pas, ajouta madame de Saint-André en souriant, comment cela pourrait vous offenser, et tenant infiniment à mon projet, je me suis fait conduire à votre appartement ; j’ai frappé, vous ne m’avez pas entendu : vos gémissemens ont retenti jusqu’à mon cœur. Un pouvoir irrésistible l’a emporté sur la discrétion, je suis entrée ; jugez de mon émotion quand, à mon aspect, vous vous êtes écriée : Ma mère ! ô ma mère ! est-ce vous ? Charmante fille ! je ne vous démentirai pas, si je suis assez heureuse pour que vous acceptiez mes offres.

Palmira lui répondit avec transport. Cette ressemblance de la maréchale avec sa mère continuait de l’exalter ; elle l’assura donc qu’elle la suivrait aux extrémités du monde si elle le lui commandait. Madame de Saint-André fut ravie de ce consentement. Étant forcée de repartir sur-le-champ pour Paris, elle lui dit : J’en sais bien assez sur votre compte, miss ; c’est à vous de prendre des informations sur le mien. — Ah ! madame, qui vous verra connaîtra aussitôt votre adorable bonté. La maréchale l’embrassa, et la prévint que, partant dans trois jours, elle l’enverrait chercher le surlendemain, afin qu’elle se reposât une nuit à l’hôtel de Saint-André. En entrant chez l’abbesse où Palmira l’accompagna, elle lui dit avec joie : J’ai le bonheur, madame, de convenir à miss Delwine, et après demain je vous l’enlève. Il était déjà fort tard, et elle ne resta pas davantage.

Quelle belle et respectable femme ! s’écria Palmira, quand elle fut partie : Cela est vrai, reprit l’abbesse, et telle que vous la voyez avec ses manières affables, c’est une très-grande dame, demoiselle de qualité par elle-même, puisqu’elle est fille de mon frère ; elle épousa, il y a dix-sept à dix-huit ans, étant encore dans l’enfance, le maréchal de Saint-André. Sa conduite, son rang, lui ont acquis un crédit puissant, que mille personnes ont à bénir, et dont pas une seule ne peut se plaindre. Sa santé presque perdue, le dégoût d’une vie mondaine, lui font souhaiter de se retirer dans une de ses terres, parti qu’elle prendra en revenant de son voyage.

Ah ! tant mieux, pensa Palmira, que l’aspect de la vie éclatante de la maréchale avait un peu alarmée. Je présume, continua l’abbesse, que son séjour en Italie sera long. Ma nièce est l’amie des beaux arts ; elle se promet une grande jouissance de visiter ce pays, qui, dit-on, en est le théâtre.

L’imagination de Palmira s’épanouit par la perspective de projets qui s’accordaient si bien avec ses goûts ; elle quitta l’abbesse, et fut écrire à madame de Saint-Pollin tous les détails de son heureuse aventure. Elle se coucha plus tranquillement qu’elle ne l’espérait peu d’heures auparavant.

Elle s’occupa long-temps de la maréchale, de son voyage en Italie. Enfin elle s’endormit, frappée de ces différens objets ; son sommeil les lui retraça, mais accompagnés de chimères effroyables ; et voilà le rêve que Palmira fit la nuit qui succéda à un de ses jours d’espérance et de bonheur.

Elle songea qu’elle parcourait l’Italie avec sa nouvelle protectrice. Un soleil éclatant dorait des campagnes délicieuses, un temple antique parfaitement conservé embellissait encore ces lieux charmans. Palmira, curieuse de l’admirer de près, entraîne son amie avec elle. À peine y sont-elles entrées qu’un nuage épais obscurcit l’horizon, que le tonnerre retentit. Le temple tremble, et s’écroule bientôt. Madame de Saint-André disparaît, et Palmira, éperdue, se trouve seule parmi les ruines. Elle ne sait où porter ses pas. Les campagnes sont submergées. Un vaste lac s’offre uniquement à ses regards ; elle est prête à s’y précipiter : une frêle nacelle paraît sur la surface des eaux ; elle est dirigée par un homme entre deux âges, d’une figure sinistre, quoique assez régulière ; son langage est fleuri et doux. Il exhorte Palmira à se confier à lui, elle s’y décide ; il la conduit dans un palais magnifique, où il la poursuit par-tout. Vainement, voudrait-elle le fuir, elle retombe toujours dans sa puissance. Un jour elle touche à des colonnes d’or massif qui décoraient son lit, cet or se ternit ; ses pieds délicats marchent sur le marbre, il perd son éclatante blancheur ; elle se regarde dans une glace, et s’apperçoit que le coloris de sa beauté est entièrement effacé. Ses vêtemens sont couverts de cendres, la terre lui paraît voilée d’un crêpe épais : suis-je l’enfant maudit de la nature ? s’écrie-t-elle pénétrée d’horreur. Son étonnement, sa terreur, sont suspendus un moment. Elle entend des hymnes d’alégresse, elle voit dresser un banquet splendide. Des breuvages délicieux sont déjà versés dans des coupes de vermeil, elle se saisit d’un de ces vases, et en boit toute la liqueur ; par un effet d’ivresse ou d’autre cause, elle s’endort, et se réveille près de sa mère, habitant des bocages enchanteurs. Elle éprouve un calme parfait ; elle voit encore dans le lointain le palais où d’affreux prodiges se sont opérés pour elle : elle y distingue Simplicia, et Abel, qui pleurent de ne pas l’y retrouver. Elle sourit à leurs larmes, et leur dit : Consolez-vous, ma Simplicia, ainsi que vous, mon cher Abel, ici, je ne serai plus humiliée, persécutée, ni souillée.

Ce songe cessa de l’agiter vers la fin de la nuit ; elle en passa le reste dans le plus profond sommeil, et ne se réveilla qu’assez tard. Alors il se retraça à sa mémoire dans tous ses détails ; elle en frissonna malgré elle : mais, dégagée de toute espèce de superstition, et ayant répété souvent que c’était bien assez des afflictions réelles de la vie, sans s’affecter encore des caprices nocturnes de l’imagination, elle ne s’appesantit pas beaucoup sur ce rêve bizarre et frappant. La journée se passa en préparatifs de départ.


CHAPITRE XXXIX.




Le lendemain, de bon matin, on vint la chercher dans une berline à quatre chevaux, et elle arriva à l’hôtel de Saint-André, où on l’attendait pour le dîner. La maréchale la reçut avec autant de grace que d’affection, et la conduisit de suite à l’appartement qu’elle devait occuper en revenant à Paris. Palmira le trouva charmant. Son amie la pria d’examiner les meubles, afin de voir s’ils étaient en bon état. Machinalement, la première ouvrit un secrétaire, où elle apperçut une bourse considérable. Elle s’empresse de dire que sans doute la personne qui avait habité ce logement avant elle avait oublié cet argent.

Non, miss Delwine, non, lui répond madame de Saint-André ; je sais bien que ce n’est que par la suite que vous voudrez bien regarder ma fortune comme nous étant commune. D’ici à ce que j’aie mérité près de vous cette confiance et cette amitié, j’ai pensé que l’unique manière de vous être utile était celle de faire valoir vos talens. Je me suis donc emparée de vos dessins dispersés dans l’abbaye. Je les ai montrés hier à un habile artiste, qui a cru faire un excellent marché en les échangeant contre deux cent cinquante louis, et me suppliant de faire exercer la personne qui les avait composés.

Si ce récit n’était qu’une invention, elle était du moins si délicate, si naturelle, que Palmira fut obligée d’y croire, et elle eut un mouvement de joie bien vrai en faisant parvenir sur-le-champ la moitié de la somme à madame de Saint-Pollin.

Palmira, passant quelques heures avec sa noble amie, la trouva d’une rare amabilité. Un grand usage du monde n’altérait en rien sa franchise ; sage, indulgente, remplie d’esprit et d’agrémens, elle était également chérie et estimée, et son étonnante ressemblance avec ladi Élisa lui donnait un titre de plus sur le cœur de Palmira, qui s’y attachait chaque instant davantage.

Afin d’être plus libre de vaquer aux conférences que ses hommes d’affaires lui avaient demandées, madame de Saint-André eut la précaution d’annoncer son départ vingt-quatre heures plus tôt qu’il n’eut lieu effectivement ; et, après avoir signé les comptes de ses intendans, elle ne s’occupa plus que de Palmira, et de son médecin qu’elle garda à souper. C’était un homme à qui une habileté réelle, et non la mode, avait acquis une réputation méritée.

Madame de Saint-André s’étant absentée quelques minutes, Palmira demanda au docteur quel était le genre d’indisposition de la maréchale. Ma belle demoiselle, répondit-il, je donnerais la moitié de ma fortune pour le savoir positivement. Mes confrères prétendent qu’une simple particulière ne se croirait peut-être pas malade dans cette même situation ; mais ils ne connaissent pas cette femme-là comme moi. Ils ignorent combien elle est étrangère aux petitesses dont son sexe est parfois atteint ; qu’elle a trop de moyens d’intéresser pour en chercher un semblable. D’ailleurs, sa pâleur, ses oppressions, indiquent assez qu’une cause secrète ruine son existence. J’espère beaucoup de son voyage. Madame de Saint-André, âgée de trente ans au plus, douée d’une bonne constitution, doit lutter avec succès contre cette langueur singulière. Elle rentra alors. Son honnête médecin lui recommanda de suivre fidellement ses ordonnances, sur-tout de ne pas veiller, et de faire beaucoup d’exercice. Palmira s’engagea à la plus exacte surveillance, et, après avoir exprimé un profond intérêt, elle reçut les remercîmens les plus obligeans. Le docteur quitta madame de Saint-André, non sans une émotion assez généralement étrangère aux gens de son état.


CHAPITRE XL.




Le lendemain matin, la maréchale partit avec miss Delwine dans une voiture où elles étaient seules. Les femmes de chambre et les autres personnes de la suite en remplissaient deux autres.

On voyagea à petites journées. Madame de Saint-André était si bonne, si confiante, que Palmira s’en voulait intérieurement de conserver des secrets envers elle. Cependant elle ne lui révéla autre chose sur ce qui la concernait, sinon qu’elle était nièce de madame de Saint-Pollin ; qu’elle avait perdu son père à une époque qui ne lui permettait pas de se le rappeler ; que sa mère, madame Delwine, n’existait plus depuis plusieurs années ; qu’enfin différens événemens malheureux l’avaient amenée en France, où la banqueroute de M. de Morsanes avait entièrement englouti les débris de sa fortune.

Madame de Saint-André reconnut aisément que sa jeune amie n’avait pas été d’une exacte franchise dans son récit. Son éducation si soignée, la dignité de son maintien, une certaine hauteur qui perçait dans ses manières, lui firent présumer que sa destinée était plus illustre qu’elle ne voulait le faire croire ; mais elle respecta ce mystère, et attendit du temps une confidence plus entière.

Arrivées à Nice, nos voyageuses trouvèrent une maison prête pour les recevoir, située à l’entrée de la ville.

La maréchale voulut enfin y vivre pour elle, et ne voir, dans le grand nombre de ses compatriotes qui se trouvaient dans cette ville, que ceux qui lui convenaient parfaitement.

Effectivement, elle se forma une société peu nombreuse et choisie ; elle faisait de fréquentes et agréables promenades. Presque tous les soirs, il y avait chez elle des concerts sans apprêts, dont Palmira faisait les délices. Une fois cependant, que l’on ne s’était occupé que de conversation, on causa et disserta beaucoup sur l’amour. Madame de Saint-André s’exprima sur ce sujet avec une délicatesse, une sensibilité, et même avec une vivacité qui n’échappa point à Palmira. Quand elles furent seules, celle-ci lui en parla : En vérité, madame, dit-elle, jamais à la cour d’amour on n’improvisa avec plus de charme et d’éloquence que vous ne l’avez fait ce soir. Je vous assure, reprit la maréchale en souriant, que mon habileté ne naît cependant que de la théorie. Ce sentiment, que nous avons si bien analysé, me fut toujours étranger. Je vois du doute dans vos yeux. Écoutez, ma chère Delwine, quelques détails de ma vie, et vous en serez convaincue.

Ma naissance est ce qu’on appelle vulgairement, noble ; mais, dénuée de fortune et d’illustration, je ne devais pas espérer de devenir un jour madame de Saint-André. Je le dois à la reconnaissance, à la bonté du maréchal de ce nom, à qui des actions d’éclat avaient valu ce titre, avant l’âge avancé où on l’obtient ordinairement. Mon père, dans une affaire, lui avait sauvé la vie : la seule récompense peut-être à lui offrir était le bonheur, l’élévation de sa fille ; et M. de Saint-André me demanda en mariage.

J’avais à peine douze ans ; j’étais jolie, assurait-on, naturellement bonne, et n’ayant eu que des exemples de vertu sous les yeux. Voilà les uniques avantages que j’apportai à un des plus grands seigneurs de la France, puissamment riche, en faveur à la cour, et estimé de ses concitoyens. Il avait alors près de cinquante ans ; il était d’une figure spirituelle, mais d’une laideur qui la rendait peu attravante. La joie de mes parens, l’éclat de cette alliance, m’éblouirent, et ce fut avec contentement que je me laissai conduire à l’autel. On décida que je vivrais encore quatre années d’une manière retirée, et ne verrais M. de Saint-André que comme l’ami de la famille. Mais il quittait le moins possible la maison de mon père, et, dans d’utiles et agréables entretiens, il forma mon cœur, orna mon esprit, dirigea mon jugement vers d’excellens principes. Enfin, si je vaux quelque chose, c’est à lui à qui je le dois.

L’époque convenue étant arrivée, je vins habiter son hôtel, et l’on me présenta à la cour. L’âge de mon époux, si difièrent du mien, mon extrême gaieté, firent présumer à plusieurs hommes que rien ne serait plus aisé que de parvenir à me plaire. Je devins donc l’objet des séductions de certains personnages que la mode proclamait être aussi charmans que dangereux. M. de Saint-André devint mon confident ; sans lui, j’aurais osé répondre de ma conduite au fond, mais non d’une apparente légèreté : avec un guide semblable, je sus m’en préserver, et je ne tardai pas à jouir d’une considération qu’il est rare d’obtenir dans la première jeunesse. J’eus le plaisir d’apprendre que l’on avait reconnu qu’il fallait renoncer à me suivre, que je n’aimerais jamais que mon mari… j’ai même l’amour-propre, ma chère amie, de vous répéter ce que l’on ajouta : Il faut le lui pardonner, elle est sage sans être prude ; ce qui doit être, puisque tant de nos femmes sont prudes sans être sages. Mais je vous épargne les autres réflexions de ces messieurs.

À vingt-cinq ans, j’éprouvai le desir de partager mon temps entre le grand monde et le séjour moins tumultueux de la campagne : j’en parlai à M. de Saint-André qui en frissonna. Son unique faible était d’être persuadé qu’il ne pourrait vivre ailleurs qu’à Versailles, ce qui augmentait peut-être aussi le mérite de ses sentimens vertueux. Voyant sa répugnance, j’abandonnai mon idée, et continuai ma carrière si brillante, et si douce en même temps, puisque j’y avais rencontré des amis véritables.

Il y a trois ans maintenant, j’éprouvai le premier malheur de ma vie, je perdis mon aimable et respectable époux. Vous devez croire à l’excès de ma douleur ; l’habitude d’une félicité exempte de troubles, rendit le coup plus terrible. Je sentais bien que la retraite m’eût soulagée : mais ce n’était pas le moment de me dérober aux témoignages du tendre intérêt que m’attira cet événement, et que je reçus généralement. Néanmoins, l’aspect des lieux où j’avais vécu avec mon bienfaiteur, l’ami de mon enfance, l’appui de ma jeunesse, nourrissait ma mélancholie, et finit par altérer ma santé.

Pendant long-temps je l’ai peu soignée ; enfin on m’a presque forcée de m’en occuper sérieusement, ce qui n’a pas opéré de grands succès. Le voyage de Nice m’a été ordonné. Je vous ai rencontrée précisément à cette époque, et j’en conçois un heureux augure. Nos courses méridionales terminées, j’irai finir mes affaires à Paris, et de là me retirer dans une de mes terres, où j’espère, dans le sein de l’amitié, goûter encore des jours de paix et de bonheur…

Vous voyez, miss Delwine, que me voici arrivée au port, sans avoir essuyé l’orage des passions. Oh ! assurément cela n’affaiblit en rien la tendre compassion que m’inspirent celles qui n’en ont pas été préservées, et qui en sont devenues les victimes.

Palmira soupira et rougit… Ce mouvement avait rapport à elle ; il était émané de la dernière réflexion de la maréchale ; mais il fit bientôt place à des sensations de respect et d’admiration. Comment ne pas adorer, en effet, une vertu si austère pour elle, si indulgente pour autrui ? Les détails que Palmira venait d’entendre, redoublèrent donc encore son attachement pour madame de Saint-André : le calme de l’ame de cette femme angélique se communiqua jusqu’à la sienne. L’image d’Abel l’agitait moins à ses côtés, que lorsque elle s’en éloignait ; et l’orgueil de son caractère, que l’on imaginera facilement être toujours le même, n’avait jamais été affecté désagréablement depuis qu’elle était sous cette protection. L’amie de la maréchale de Saint-André était généralement comblée d’égards : enfin Palmira se flattait d’un avenir paisible et heureux.

Que de projets elles formaient, se promenant sur le rivage ou dans les champs d’orangers qui avoisinent Nice ! la douce philantropie en était la base. Palmira pensait avec délice qu’elle pourrait être encore bénie en Bretagne, comme elle l’avait été à Heurtal et à Sunderland.


CHAPITRE XLI.




Une vie tranquille et réglée, se joignant à la salubrité du climat, avait assoupi pendant quelque temps les maux de la maréchale ; mais tout-à-coup des symptômes plus alarmans que les premiers se déclarèrent. Les médecins, embarrassés, attribuaient son état à cette cause banale, nommée maladie de nerfs. Cela ne paraissait donc pas fort inquiétant, et la maréchale, ne souffrant pas beaucoup, continuait d’agir à-peu-près comme si elle eût été en parfaite santé, et s’abusait, ainsi que ses amis, sur sa situation.

Il y avait trois mois qu’elle était à Nice lorsque le fameux docteur T… y arriva. Tout le monde s’empressa d’aller le consulter ; madame de Saint-André ne fut pas des dernières. L’habile médecin l’écouta très-attentivement, et ne put s’empêcher de manifester une sorte d’impatience contre ceux de ses confrères qui avaient traité sa maladie si légèrement. Il indiqua un tout autre régime, et obtint la confiance de madame de Saint-André. Il la méritait sans doute… Mais que n’était-il venu plus tôt !

Palmira, sans prévoir précisément un grand malheur, était effrayée de l’importance que le docteur T… apportait à l’état de son amie. Elle le secondait parfaitement ; la garde, les femmes de chambre, étaient moins exactes, moins utiles près de la maréchale que miss Delwine, qui se réveillait fréquemment la nuit pour aller la soigner ; mais les secours réunis de l’art et de l’amitié échouèrent contre le fatal décret de la nature. Des accidens nouveaux et terribles augmentaient tous les jours, et les évanouissemens du lendemain étaient plus longs que ceux de la veille. Ses amis, ses gens, commencèrent à désespérer. Palmira tombait dans des accès de colère, lorsqu’elle entendait prononcer le mot de danger. Cette idée était si horrible, qu’elle ne pouvait se fixer dans son imagination.

Un matin cependant, qu’elle avait laissé le docteur avec sa malade, elle fut glacée de terreur quand elle l’en vit sortir avec un air profondément triste : elle vola chez la maréchale, et lui trouva le teint coloré, les yeux plus animés qu’à l’ordinaire. Celle-ci la serra contre son cœur, non sans une émotion visible ; puis, avec le plus aimable sourire, elle lui dit : Le bonheur, qui n’a pas cessé d’accompagner ma vie entière, s’est éloigné le plus tard possible ; c’est à lui, sans doute, que j’ai dû si long-temps l’illusion qui m’a empêchée d’envisager ma maladie comme mortelle.

Grand Dieu ! s’écria Palmira, frappée comme d’un coup de foudre, et quel est l’homme barbare, insensé, qui a osé prononcer un tel jugement ? Il est seulement plus éclairé que les autres, ma chère Delwine : voici une demi-heure, à-peu-près, que, remarquant l’air sombre, embarrassé, de M. T…, j’ai exigé de lui la vérité quelle qu’elle puisse être… et il me l’a avouée. Dans ce moment, les sanglots de Palmira lui firent perdre un peu de sa fermeté ; quelques larmes parurent sur le bord de ses paupières ; et, renversant sa tête sur le sein de son amie, celle-ci continua : Il est très-possible, m’a-t-il ajouté, que la nature opère une crise salutaire… Si non, peut-être, dans cinq ou six jours… Ah ! n’achevez pas, interrompit Palmira. La maréchale essuya elle-même ses yeux, chercha à la calmer ; ensuite se félicita de conserver sa tête, ses plus saines facultés. Le docteur m’a recommandé aujourd’hui, continua-t-elle, un très-grand repos ; mais, demain matin, je veux absolument que mon homme d’affaires et quelques autres personnes recueillent mes volontés. Tu souscriras à tout, n’est-ce pas Delwine ? Tu daigneras accepter les dons d’une amie, d’une mère ?

Le désespoir de Palmira la suffoquait ; craignant de trop affecter la malade, elle se retira dans son appartement, et y fut plus d’une heure véritablement hors d’elle-même. En commençant à se remettre un peu, elle s’apperçut que l’une de ses fenêtres était ouverte, et qu’un homme, appuyé sur le balcon de la maison en face, la regardait attentivement : elle l’avait déjà entrevu la veille, il lui avait même semblé que cette figure n’était pas entièrement inconnue à sa mémoire ; mais, ne pouvant se rappeler où elle l’avait rencontré, elle ne s’y était pas arrêtée long-temps. Fatiguée, cette seconde fois, de l’espèce de curiosité qu’il mettait à l’examiner, elle ferma la croisée et ne tarda pas aller rejoindre madame de Saint-André, dont le calme, la douce gaieté contrastaient d’une manière bien étonnante avec les alarmes et la tristesse de ceux qui l’environnaient. Elle s’occupa beaucoup de la désolée Palmira, et la conduisit insensiblement à un sentiment d’espoir qui n’existait plus au fond de son ame. Elle desira l’entendre jouer du piano : cette complaisance coûta cruellement à miss Delwine ; mais il fallut bien céder. La maréchale l’en remercia dix fois ; puis l’entretint beaucoup de M. de Saint-André, de ses amis, de Paris, de différentes choses enfin, qui toutes l’intéressaient ou l’amusaient : elle en vint même à parler de ses plans favoris pour l’avenir. Palmira cherchait à la croire, et l’écoutait avidement. Elle vit bientôt où elle voulait en venir, car elle dit après un moment de silence : Mais si quelque événement m’empêchait d’être de moitié dans ces arrangemens, je me plais à me représenter miss Delwine en possession d’une de mes terres qui, bien qu’elle ne soit pas la plus considérable, est la plus agréable suivant mon goût. Ma chère Delwine appellerait alors auprès d’elle sa bonne tante, madame de Saint-Pollin, et oublierait, dans une vie paisible et assurée, qu’elle était peut-être réservée à de plus brillantes destinées. Demain matin j’aurai besoin de votre signature ; j’ose espérer que vous me la donnerez aveuglément.

Palmira baisa la main de sa généreuse amie. Les médecins revinrent et ne la trouvèrent pas plus mal que le matin. Ils l’invitèrent à essayer de se rendormir. Je serai complaisante, répondit-elle, si miss Delwine veut bien l’être aussi. Depuis quelques nuits elle ne me quitte pas : j’exige qu’elle se retire dans son appartement, et reprenne des forces nouvelles pour me soigner demain. Oui, demain, ajouta-t-elle, nous passerons encore une agréable journée. Palmira, avec contrainte, se rendit à ce desir ; cependant elle ne pouvait se détacher d’auprès de madame de Saint-André qui l’éloignait par égard d’amitié, mais qui la rappela plusieurs fois pour l’embrasser encore. Enfin, le docteur T… obtint qu’elles se sépareraient : il déclara aussi que, pendant quelques nuits, il coucherait dans le cabinet de sa chambre.

Cette mesure tranquillisa l’esprit de Palmira, qui excessivement abattue de sa déchirante journée, s’endormit sans cesser de pleurer. Vers les cinq heures du matin, elle fut réveillée par un grand mouvement qui se fit dans la maison, et par ces cris affreux : Elle se meurt ! elle se meurt ! Palmira, presque nue, court chez la maréchale, et la trouve expirante, entre les bras de son médecin et de ses femmes, sans pouvoir parler. Elle reconnaît miss Delwine, serre sa main, et termine sa vie angélique. Un dépôt près du cœur, arrivé à son dernier période, venait de l’étouffer à la suite d’un évanouissement.

Palmira tombe sans connaissance à ses côtés. On la reporta chez elle. Elle resta plus de trois heures dans cet état. En reprenant ses esprits, son désespoir lui fit sentir qu’elle avait perdu sa mère une seconde fois. Ce n’était pas sa malheureuse situation, que madame de Saint-André n’avait pas eu le temps de changer, qui l’excitait ; elle se disait seulement : Je ne la verrai, je ne l’entendrai plus ! Sa douleur était au comble. Elle exhala ses gémissemens, n’ayant près d’elle, que sa simple et bonne Henriette, et ne voulant recevoir ni le médecin ni autre personne : Elle ne voulut pas davantage prendre de nourriture et de repos. Le lendemain matin, entendant sonner cinq heures, elle tressaillit d’horreur, se rappelant la manière dont elle avait été réveillée la veille. Il lui semblait qu’un nouveau malheur allait fondre sur sa tête. Elle eut pitié de sa faiblesse. Qu’ai-je à redouter encore ? s’écria-t-elle ; j’ai perdu mon unique parente, mes protecteurs (peut-être, pensa-t-elle, aussi Abel), ma fortune ; j’ai épuisé toutes les fatalités.

Un peu plus tard, elle pensa qu’une course matinale apporterait quelque soulagement à ses souffrances ; elle se leva, et, passant devant l’appartement de la maréchale, elle eut le courage d’y entrer, et de s’agenouiller devant le lit funèbre ; elle proféra cette invocation : Ombre chérie, unis-toi à celle d’Élisa pour protéger ma douloureuse jeunesse !… Hélas ! ce n’est plus parmi les vivans que je dois chercher des amis.

En sortant de ce triste lieu, elle rencontra les gens de madame de Saint-André. Elle s’apperçut bien, au changement de leurs manières avec elle, que sa noble amie ne leur donnait plus l’exemple des égards et des soins. Il est certain que Palmira n’était pas autant aimée d’eux que sa bienfaisance et son penchant à obliger pouvaient le faire présumer. Ils avaient l’ingratitude de méconnaître, ces deux qualités essentielles qu’ils avaient souvent éprouvées, pour se plaindre entre eux de son air froid et fier, et s’offusquer de la considération dont elle jouissait près de madame de Saint-André.

Palmira si susceptible, forma aussitôt la résolution d’abandonner la maison dès l’instant que les précieux restes de la maréchale en seraient partis. Ils devaient être transportés à Paris dans l’église de Notre-Dame, et déposés ensuite dans le caveau de la famille Saint-André. Un prêtre et une partie des domestiques devaient escorter le convoi, et les autres serviteurs rester à Nice jusqu’à la levée des scellés.

Palmira était déjà hors du vestibule, et avait pris le chemin du rivage, lorsqu’elle fut appelée par la fille du maître du logis. La première se retourna machinalement, se souciant peu d’une conversation avec cette jeune fille inconsidérée et bavarde. Mon Dieu, miss Delwine, lui dit celle-ci, comme vous voilà pâle et abattue ! au lieu de songer à courir, vous feriez mieux d’entrer chez nous, et de prendre un verre de vin d’Espagne. Je vous remercie, mademoiselle Simony ; mais je veux essayer si l’air me sera favorable ; et Palmira allait continuer sa course.

Alors, mademoiselle Simony, l’arrêtant par le bras, l’assura qu’elle avait quelque chose à lui communiquer, la força de s’arrêter et de l’entendre. J’étais hier au soir, dit-elle, prenant le frais sur notre porte, en songeant bien tristement à la mort de cette aimable madame de Saint-André, quand un monsieur qui demeure dans la maison vis-à-vis, au grand balcon, m’a abordée, et m’a demandé si vous étiez la sœur ou la parente de la défunte. J’ai répondu : oh que non, monsieur. — Et qui est-elle donc cette belle personne ? — Moi, j’ai dit, comme les domestiques me l’ont appris, que vous étiez une demoiselle que madame la maréchale avait prise près d’elle, pour l’amuser par vos talens dans ses momens d’ennui…

Votre conversation avec cet homme m’importe fort peu, reprend Palmira avec impatience ; adieu, mademoiselle Simony. — Mais, miss, écoutez donc le plus intéressant. Ce monsieur a rêvé un petit moment, puis il m’a dit bien gracieusement : Je vous prie d’assurer cette demoiselle de la part réelle que je prends à son affliction, et que si mon expérience, mes connaissances en affaires pouvaient lui être de quelque utilité, je serai trop heureux qu’elle veuille bien accepter mes services : ajoutez-lui aussi que si elle consent à me recevoir, je suis à même de lui prouver très-incessamment ma bonne volonté, et sous différens aspects qui lui conviendront sans doute. Je vous guétais ce matin, miss, pour vous compter tout cela.

Palmira la remercia de cet empressement, si elle avait pu croire qu’il lui serait agréable, mais en même temps elle la pria de faire savoir à cet étranger que ses offres l’avaient étonnée et que leur répétition l’offenserait. Alors elle quitta mademoiselle Simony, oublia son entretien, et songea seulement qu’il y avait bien peu de temps encore qu’elle avait fait cette même promenade avec madame de Saint-André, alors aimante, riante et belle, et maintenant inanimée, et hideux objet de destruction. Après avoir long-temps côtoyé le rivage, elle s’assit sur un pan de rocher dans un lieu écarté, et s’appesantit enfin sur sa situation personnelle et sur les moyens d’en sortir. Elle n’en trouvait aucun. Ce qui lui paraissait le plus convenable aurait été une place près de quelque dame ; mais où retrouver une maréchale de Saint-André, qui jamais ne lui avait fait éprouver un moment de caprice ou d’humiliation ? D’ailleurs, les Françaises qu’elle avait rencontrées étaient reparties ; elle ne pouvait donc se réclamer que du docteur T… qui retournait le lendemain en Suisse ; et faire auprès de lui une aussi prompte démarche, c’était annoncer une crainte de l’avenir, un isolement dans le présent…, et des aveux de cette espèce ne quadraient pas avec le caractère de Palmira.

L’infortunée, depuis un quart-d’heure, abymée dans ses réflexions, ayant la tête appuyée dans ses mains, s’écria enfin à haute voix : Grand Dieu ! que devenir ? — N’accusez pas la providence, puisqu’elle vous envoie d’honnêtes et délicates ressources que vous rejetez, lui dit l’inconnu dont mademoiselle Simony avait parlé, et qui, ayant suivi de loin Palmira, n’attendait que la première occasion de se présenter à ses regards. Celle-ci, le fixant avec fierté, lui répondit : Une exclamation échappée dans ma méditation ne s’adressait nullement à vous, monsieur, et j’ignore si je dois appeler votre conduite persécution ou intérêt.

Mademoiselle, reprit cet homme du ton le plus respectueux, je ne suis point un jeune insensé ; je ne dois pas assurément inspirer de méfiance. Le désespoir où je vous vis plongée, il y a trois jours, excita toute ma sensibilité. La perte de votre amie, et ce que j’ai entendu dire, l’ont encore augmentée. J’ai cherché les moyens de vous la faire connaître, et de vous proposer aussi les mêmes avantages que vous trouviez chez madame de Saint-André près d’une très-respectable dame.

Palmira, surprise de cette ouverture, le considéra alors avec moins de dédain et de hauteur, mais en disant cependant qu’ils étaient trop étrangers l’un à l’autre, pour que lui pût se charger de la recommander, et elle accepter une proposition qui néanmoins, elle ne le dissimulait pas, pouvait lui convenir.

Le nom de la dame de qui j’ai l’honneur de posséder la confiance, dit l’inconnu, est trop illustre pour vous laisser le moindre doute ; oserai-je le compromettre ? Il a dû même parvenir jusqu’à vous, puisque vous êtes née Anglaise. Cette dame est Anglaise ! répète vivement Palmira. — Oui, mademoiselle, mais elle vit en Italie depuis bien des années. C’est la duchesse douairière de la maison de Sunderland.

Palmira, émue au dernier degré, eut l’art de cacher son trouble sous l’extrême attention qu’elle apportait aux discours de l’inconnu, qui, s’en appercevant, continua de parler avec plus d’aisance et d’effusion, en ajoutant : Miladi Sunderland, veuve depuis plus de onze ans, ayant essuyé beaucoup de chagrins en Angleterre, a renoncé pour jamais à sa patrie. Ayant daigné remarquer mon zèle désintéressé dans différentes occasions, elle a bien voulu m’accorder d’honorables distinctions. Une jeune personne que j’avais placée près d’elle, et dont l’unique occupation était de faire quelque lecture et de la musique, que la duchesse goûte assez, cette personne, dis-je, ayant recueilli un héritage considérable, est retournée à Naples vivre au sein de sa famille. Miladi Sunderland a voulu absolument que je dirigeasse encore le choix de celle qui la remplacera. J’ai songé à ma sœur, et je suis venu la chercher ; mais je l’ai trouvée prête à se marier, et décidée à se fixer à Nice.

Si je ramène un trésor tel que vous, mademoiselle, mon voyage aura réussi au-delà de mes espérances. Tout le temps qu’il avait parlé, Palmira, en réfléchissant à la bizarrerie de sa destinée, avoit bien senti que la maison de miladi Sunderland était pour elle l’asile le plus convenable. Enfin, soit par une suite de sa fatalité, soit par un premier rayon de bonheur, elle accueillit avec une sorte de transport l’idée de vivre près de sa plus proche parente. Elle remercia donc le généreux inconnu ; le pria d’écrire de suite à la duchesse, et déclara qu’en voyant une réponse favorable, elle n’aurait plus que de l’empressement à se rendre à Florence.

M. Carloni l’assura que, puisqu’elle exigeait cette formalité, il s’en occuperait le jour même ; qu’il était certain d’avoir cette réponse, courrier par courrier. Il invita Palmira à quitter un asile qui lui retraçait de si tristes souvenirs, et de vouloir bien en accepter un dans la maison de sa mère, jusqu’au moment de son départ pour Florence, espérant que sa sœur serait pour elle une société douce et agréable.

Palmira, sensible à cette nouvelle attention, ne la rejeta pas absolument, mais ne s’engagea pas précisément. Monsieur Carloni, voulant profiter de l’heure de la poste, se préparait à la quitter ; mais il lui dit auparavant en souriant : Je n’ai entendu parler de vous ici que sous le titre de la belle anglaise : quel est le nom de famille que je dois désigner à miladi ?

Palmira, songeant aussitôt qu’il serait peut-être dangereux de donner celui de Delwine, qui pourrait parvenir aux oreilles de sir Abel, et lui rappeler Ermenonville et l’abbaye de…, déclara qu’elle s’appelait miss Eveling, infortunée orpheline, ayant bien des droits à la protection de la duchesse de Sunderland… étant vraiment malheureuse, ajouta-t-elle promptement. Il suffit, reprit Carloni, et d’ailleurs, présentée par moi, elle ne songera même pas à prendre la moindre information. Alors, il salua profondément Palmira, et courut plutôt qu’il ne marchait pour aller écrire la lettre convenue.

Cet homme est réellement obligeant, pensa Palmira, en regagnant lentement la ville ; et plus elle y réfléchissait plus elle était satisfaite du parti auquel elle s’était soumise. Elle s’arrêtait sur-tout, avec une noble fierté, à l’idée que si, au bout de quelques années, le hasard lui faisait retrouver ses amis d’Angleterre, le plus respectable des témoins pourrait leur dire : Votre Palmira a vécu irréprochable.

En rentrant, elle apperçut les apprêts du lugubre départ du char funèbre. Toute autre réflexion cessa, et la journée fut consacrée aux larmes et aux regrets.


CHAPITRE XLII.




Le lendemain, Carloni lui fit présenter ses respects, et savoir qu’il n’avait osé troubler sa solitude de la veille ; mais qu’il lui demandait la permission de lui présenter sa sœur dans le courant de l’après-midi. Palmira répondit qu’elle les recevrait tous les deux avec plaisir. Effectivement, vers quatre heures, Carloni entra avec sa sœur, assez jolie personne, de dix-neuf à vingt ans, vêtue de meilleur goût que les Italiennes ne le sont en général. Ses manières simples, mais affectueuses, convinrent beaucoup à Palmira, que l’on sollicita encore, avec les plus pressantes instances, de venir loger chez madame Carloni la mère, qui serait venue elle-même l’en prier, si son âge et ses infirmités ne la retenaient chez elle. Palmira ne crut pas devoir refuser davantage, et donna sa parole d’aller le lendemain chez ses nouveaux hôtes. On la remercia mille fois de ce qu’on appelait sa condescendance.

Dans le cours de cette conversation, Carloni déploya un esprit fin, amusant. Sa sœur, de la bonté, de la modestie, et ils se quittèrent satisfaits les uns des autres. Ce n’est pas que Palmira, bien qu’elle s’avouât les véritables obligations qu’elle avait à Carloni, sentît pour lui quelque bienveillance : au contraire, elle éprouvait une espèce d’éloignement, et sans le pouvoir du nom de Sunderland, il ne lui eût pas inspiré la moindre confiance.

Elle mit ordre à ses petits arrangemens ; puis appelant sa femme de chambre, elle lui demanda ce qu’elle comptait faire. — Vous suivre partout, si vous le permettez, miss. — Je vous en remercie Henriette : je ne peux trop assurer encore ce que je ferai en quittant cette ville. Je prévois cependant que j’irai en Italie : En Italie ! répéta deux fois Henriette avec frayeur. — D’où vient votre surprise ? — Ô mademoiselle, qu’allez-vous faire dans ce pays-là ? Mon grand-père y a vécu vingt ans : si vous saviez quelles épouvantables histoires il en racontait ! Où vous croyez voir, disait-il, une fervente piété, il n’y a qu’une superstition barbare et insensée. Là, où l’on vous exprime la bonne foi, et le desir de vous obliger, se trouve la trahison et votre ruine certaine.

Cette fille parlait avec feu, son visage était expressif ; elle arracha un mouvement d’inquiétude sinistre à Palmira, qui tomba dans la rêverie, et Henriette continua ainsi : Des passions effrénées qui chaque jour enfantent des crimes ; une dissolution de mœurs qui contrastent tant avec les vôtres ! Ô ma chère maîtresse ! n’allez pas en Italie. — Vous êtes un enfant, reprit enfin Palmira, votre prévention est outrée et blâmable ; les vertus et les vices se trouvent répandus sur la terre avec une égale mesure.

Henriette, ayant espéré d’abord que son éloquence pourrait changer la résolution que Palmira lui avait annoncée, dit tristement : Vous irez donc en Italie, miss ? — Il y a beaucoup de probabilité. — Le ciel vous y protége et vous y conserve ! mais c’est justement le seul pays où je ne pourrai vous suivre. Je retournerai donc en France avec les femmes de madame de Saint-André, en conservant toute ma vie le souvenir de vos généreuses bontés.

Palmira éprouva quelques regrets de cette prochaine séparation ; Henriette étant une fort bonne créature, elle lui donna une somme honnête pour son voyage, et plusieurs présens assez considérables.

Le jour suivant, mademoiselle Carloni vint la prendre avant l’heure du dîner, et la conduisit à son nouveau logement. La maison était petite, mais propre et commode ; et des fenêtres de l’appartement qu’allait occuper miss Eveling (que nous nommerons désormais ainsi), on dominait sur le port, spectacle vivant et agréable. Palmira trouva M. Carloni qui l’attendait pour la recevoir ; elle témoigna le desir de voir sa mère. Après quelques difficultés, on l’introduisit dans une chambre où était éternellement couchée une femme infirme, comme on le lui avait dit, d’un ton excessivement commun, et qui contrastait beaucoup avec celui de ses enfans.

Cependant elle reçut Palmira de bon cœur, l’assura qu’il suffisait qu’elle fût une connaissance de son fils, pour être la bien venue. Miss Eveling répondit froidement que c’était uniquement sous les auspices de mademoiselle Carloni qu’elle était venue demeurer quelques semaines chez elle, et qu’elle n’aurait pas vu deux fois de suite son fils, sans l’espérance qu’il lui avait donnée de la placer d’une manière décente, et convenable, dans une maison où il paraissait être estimé. Elle se leva aussitôt, prétextant la crainte de l’incommoder, et se retira.

Carloni ne logeait pas chez sa mère, un ancien ami ayant exigé qu’il prît un appartement chez lui ; mais lorsque Palmira fut installée, il l’accompagnait chaque jour à la maison paternelle. M. Laurenti, le futur de sa sœur, honnête jeune homme, rempli de talens, et fils d’un négociant de Nice, et des amis en petit nombre, mais très-bons musiciens, s’y réunissaient volontiers.

Ces enfans de l’harmonie faisaient de fréquens concerts : ils enchantaient Palmira, qui, malgré sa mélancolie habituelle, ne put se dispenser de céder à leurs prières, et qui, exécutant un morceau de harpe et de piano, excita aussi leur admiration. La musique, les promenades lointaines, le travail et la lecture conduisirent Palmira, sans beaucoup d’ennui, à l’époque où devait arriver la réponse de la duchesse.

Effectivement, un matin, Carloni entra chez elle, rayonnant de joie, et une lettre ouverte à la main : il la lui remit ; elle reconnut, non sans émotion, les armes des Sunderland, et elle lut ce qui suit :

« Je suis fâchée, mon cher Carloni, que votre sœur ne puisse remplir les vues que nous avions sur elle ; je m’en console par la certitude qu’un mariage avantageux va faire aussi son bonheur. »

« Je vous rends graces des recherches qui vous ont fait découvrir, pour la remplacer, une jeune personne bien élevée ; je la recevrai avec plaisir et confiance, m’étant présentée par vous. »

« Des chagrins multipliés n’ont pas dû me laisser un souvenir cher et heureux de ma patrie : Néanmoins, je ne suis pas mécontente qu’elle soit anglaise : revenez promptement avec elle. »

Palmira rendit cette lettre, des larmes ruisselaient dans ses yeux. Carloni était bien éloigné d’en pénétrer la cause. Nous partirons quand vous voudrez, monsieur, lui dit-elle. — Dès demain, miss, si cela vous convient. Elle répugnait beaucoup de voyager seule avec un homme ; mais la chaise de poste n’était qu’à deux places, et il l’avait prévenue qu’elle trouverait une femme pour la servir chez miladi Sunderland. Il y aurait donc eu de l’affectation à vouloir en amener une : d’ailleurs le respect, l’exacte décence dont Carloni ne s’était pas écarté, dissipèrent les scrupules ; et, le lendemain, après avoir remercié ses hôtesses de leurs continuelles attentions, miss Eveling monta en voiture.

Les égards de Carloni, le beau pays qu’elle traversait, rendirent ce voyage moins désagréable qu’elle ne l’avait redouté. À une journée de Florence néanmoins, une profonde et douloureuse rêverie s’empara d’elle, songeant à la réception qui l’attendait chez la mère d’Élisa. L’infortune qui avilissait tant de cœurs, avait redoublé l’orgueil du sien : elle ne pouvait supporter l’idée d’être traitée par la duchesse de Sunderland avec pitié ou dédain ; elle le craignait, dans ce moment, en se rappelant l’exil de Roche-Rill, l’exhérédation qu’elle avait provoquée contre sa charmante fille, enfin son ressentiment soutenu ; triste augure d’un caractère que l’âge n’avait pas dû adoucir. Palmira tremblait, et souhaitait n’avoir jamais quitté la chaumière de Rosemond-Hill ou les rochers d’Heurtal… Vivre inconnue dans sa propre famille ! s’y voir presque condamnée à la servitude, et chassée ignominieusement peut-être, si on la devinait un jour ! Ah ! Dieu ! s’écria-t-elle, j’ai pris Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/84 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/85 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/86 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/87 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/88 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/89 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/90 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/91 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/92 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/93 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/94 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/95


CHAPITRE XLIII.




Un soir, au moment de se coucher, miss Eveling entendit sous le portique du palais Sunderland (sur lequel donnaient ses croisées) une musique délicieuse. Rosine, qui l’aidait à se déshabiller, dit tout de suite : Voici, je gage, une galanterie de monsieur Carloni. — C’est donc pour vous, mon enfant. — Pour moi ? mademoiselle, oh ! M. Carloni est devenu trop grand seigneur pour une simple camériste. À la bonne heure, il y a treize ou quatorze ans qu’il n’était que second valet de chambre de monsieur le duc ; mais aujourd’hui, Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/97 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/98 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/99 but, il les avait toujours choisies dans la classe la plus méprisable, la plus obscure, afin de leur sacrifier moins de soins et de temps.

Dès la première fois qu’il l’apperçut, Palmira lui inspira un violent amour ; mais sa vertu, sa dignité, étaient si imposantes, qu’il n’osa former que des vœux légitimes. Malheur à elle, pensa-t-il, si elle les dédaignait ! Effectivement, ses passions, effrénées dans tous les genres, n’avaient jamais connu de bornes. Il voulait encore attendre quelque temps pour se déclarer, ayant remarqué que ladi Sunderland n’était pas aussi affectionnée pour miss Eveling qu’il avait dû le présumer ; ne doutant pas cependant que sa bienveillance ne finît Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/101 sentit-elle bien que son arrêt de mort l’eût moins affectée qu’une pareille nouvelle. Il lui sembla que, malgré ses malheurs, un lien secret l’avait attachée à la vie jusque-là, et que cet instant venait de le rompre à jamais. Réellement, le sentiment tendre, exalté, qu’elle avait conservé à Abel devenait un crime, puisqu’il était l’époux de Simplicia. Elle ne pouvait plus aimer. Ah ! jeune infortunée ! on conçoit le vide affreux de ta douloureuse existence. Anéantie, prête à fondre en larmes, elle cherchait un prétexte pour se retirer quand la duchesse la pria d’écrire, sous sa dictée, à son fils. Assurément elle n’était pas en état ; ensuite, redoutant que son écriture ne fût reconPage:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/103 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/104 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/105 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/106 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/107 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/108 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/109 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/110 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/111 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/112


CHAPITRE XLIV.




Il n’y avait que quatre lieues de la ville à Mont-Fierry. La route était charmante ; l’aspect de ce beau pays, le ton amical de miladi, firent espérer à Palmira un séjour moins désagréable que celui du somptueux et triste palais de Sunderland. On ne tarda pas à arriver : la beauté imposante, quoique gothique, du vaste château de Mont-Fierry, l’avait préservée d’une démolition que son _____neté[illisible] semblait provoquer ; mais la duchesse avait fait construire un pavillon délicieux, qu’elle nommait sa casetta, où elle Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/114 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/115 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/116 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/117 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/118 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/119 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/120 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/121 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/122 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/123 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/124 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/125 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/126


CHAPITRE XLV.




À une fête de Mont-Fierry, j’eus le malheur d’être distinguée de monsieur Carloni ; il me fit faire d’infâmes propositions, que je rejetai avec mépris et horreur. Ce refus le piqua. Il s’obstina à entreprendre une séduction que, ma grande jeunesse, ma bonne-foi, peut-être une imagination trop vive, et sur-tout sa scélératesse, devaient rendre infaillible. J’avais mille occasions de le rencontrer : trois fois par semaine, je portais à la casetta une sorte de laitage préparé à notre ferme, et que madame la duchesse goûtait beaucoup. Toujours Carloni Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/128 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/129 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/130 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/131 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/132 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/133 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/134 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/135 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/136 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/137 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/138 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/139 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/140 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/141


CHAPITRE XLVI.




Carloni ne nous laissa que dix jours pour abandonner notre paisible demeure, et enjoignit la plus sévère défense à tous les habitans de ce pays de nous loger même une seule nuit. C’était à l’entrée de l’hiver. Nous partîmes à pied, pénétrés de la nécessité de ménager le peu d’argent que nous pouvions emporter. Mon père jeta un dernier regard sur la retraite chérie qu’il avait habitée plus de quarante ans. Oh ! comme je maudis la faute terrible qui frappait une si respectable victime ! Mon père ! mon père ! m’écriai-je, que vous devez Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/143 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/144 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/145 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/146 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/147 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/148 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/149 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/150 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/151 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/152 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/153 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/154 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/155 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/156 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/157 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/158 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/159 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/160 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/161 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/162


CHAPITRE XLVII.




Palmira goûta quelques jours de repos après ce violent orage ; mais Carloni, au milieu de ses plus piquantes saillies, laissait échapper de douloureux soupirs, et décelait de mille manières un secret et violent chagrin. Quand il l’exprimait de cette façon indirecte, la duchesse lançait un regard d’humeur et de reproche à miss Eveling, qu’elle accusait d’être l’auteur des peines de Carloni.

Palmira, un peu rendue à elle-même, songea bientôt à la triste destinée de Paula, qui attendait, toujours cachée dans une chaumière, Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/164 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/165 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/166 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/167 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/168 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/169 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/170 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/171 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/172 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/173 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/174 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/175 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/176 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/177 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/178 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/179 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/180 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/181 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/182


CHAPITRE XLVIII.




La clarté du grand jour qui dissipe ordinairement les craintes fantastiques, les sombres pressentimens, ne produisit pas cet effet salutaire sur Palmira. Inquiète, agitée, une oppression insupportable la tourmentait particulièrement lorsqu’elle entrait et résidait au grand château. Il lui semblait que ces échos solitaires répétaient continuellement autour d’elle ce mot affreux de Carloni. Je deviendrai sans pitié. Elle n’osait plus entreprendre des promenades éloignées. Quelquefois elle rêvait à un projet de fuite ; mais où Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/184 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/185 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/186 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/187 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/188 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/189 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/190 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/191 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/192 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/193 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/194 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/195 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/196 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/197 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/198 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/199


CHAPITRE XLIX.




Carloni n’était pas ignorant dans l’art de la médecine, auquel il devait son élévation auprès de la duchesse. Cette dame, à la suite d’une longue maladie qu’elle avait eue jadis, ne pouvant recouvrer le sommeil, Carloni, alors valet de chambre de milord duc, lui offrit un breuvage dans la composition duquel l’opium entrait pour beaucoup, mais si bien ménagé, que l’on pouvait en prendre tous les soirs, sans altérer les sources de la vie.

Cette drogue, d’un goût agréable, procurait des nuits si calmes, que la Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/201 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/202 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/203 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/204 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/205 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/206 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/207 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/208 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/209 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/210 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/211 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/212


CHAPITRE L.




Un anglais, intimement lié avec milord Sunderland, ayant séjourné en Italie, avait entendu dire que la fortune de la mère de son ami finirait par appartenir à son habile et perfide intendant. Il avait cherché à visiter cette dame, il n’avait pu y parvenir, Carloni la rendant inaccessible à ses compatriotes. Celui-ci se promit bien de faire ses observations à la famille sitôt son retour en Angleterre, qui s’effectua quinze jours après le mariage d’Abel et de Simplicia. Ces jeunes époux se disposaient alors à conduire milord et miladi D… en Espagne ; mais Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/214 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/215 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/216 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/217 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/218 tendre : Tu m’avais commandé de t’oublier ; mais devais-je t’obéir avec une si rigoureuse exactitude ! Ô mon premier amour ! quel jour de repos et de bonheur luira désormais pour moi ! J’avais promis à ta mère expirante, de veiller toujours sur ton sort ; ma passion inconsidérée devait même en être la garantie… Ma légèreté a triomphé de mon devoir, de mes propres sentimens… Cependant quelle barbarie de m’en punir ainsi ! Il ne pleurait pas, son œil était sec ; mais ses cris étaient effrayans ! Pour la douce Simplicia, ses larmes la soulageaient un peu ; elle en inondait le sein de son amie, cherchait à réchauffer ses mains, les pressait entre les siennes, et les couvrait de baisers. Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/220 donnée à sa casetta. Dans cette consternation générale, on l’avait oubliée. Vainement elle appelait, sonnait, personne n’accourait. D’un pas tremblant, elle essaya de se rendre au grand château. Le premier individu qu’elle y rencontra l’instruisit ; et, allant jusque chez ses enfans, elle leur dit avec une émotion que son âge n’aurait pu lui faire supporter long-temps : Comment ! elle ne vous était pas inconnue !

Ah ! madame, répond l’affligée Simplicia, vous allez savoir tous les droits qu’elle avait à votre protection ; et en même temps elle lui remit la lettre trouvée sur le secrétaire de Palmira. La duchesse tremPage:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/222 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/223 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/224 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/225 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/226 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/227 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/228 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/229 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/230 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/231 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/232 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/233 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/234 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/235 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/236 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/237 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/238 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/239 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/240 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 4.djvu/241 de la maison Sunderland, il y demeure toujours, mais honoré et chéri.

Telles sont les différentes destinées des personnages dont il a été fait mention dans ces mémoires. Il est pénible de n’avoir eu à présenter dans celle de l’héroïne principale qu’un assemblage de malheurs qu’elle s’attira peut-être par la fierté de son ame et la misantropie de son caractère ; mais la pureté de ses principes, cette résolution héroïque de ne pas survivre à son innocent déshonneur, convaincront sans doute qu’elle était digne d’un meilleur sort.


fin.
  1. C’était sûrement à la vieille tradition de ce conte, débité dans son enfance, que Mathilde dut cette idée : elle eût produit bien plus d’effet encore une dixaine d’années plus tard ; car qui n’a pas lu l’ingénieux roman du Moine ?
  2. Cette pyramide devait être remplacée par un superbe monument qu’exécutait un célèbre artiste de Rome, qui se trouvait alors à Londres.
  3. On se rappelle le bal de Gros-Venor, où Palmira prit le costume de la fille d’Ossian.