Voyage au Dahomey/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 65-81).
Première livraison


VOYAGE AU DAHOMEY,

PAR M. LE Dr RÉPIN, EX-CHIRURGIEN DE LA MARINE IMPÉRIALE.
1856. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I

Départ de Brest. Gorée. — Wydah. — La Barre. — Un naufrage dans la Barre.

De retour de l’expédition de Crimée, je me reposais à Brest en mars 1856. On venait d’y lancer le Dialmath, joli bâtiment à aubes de la force de soixante chevaux, mâté en brick-goëlette et armé de quatre obusiers de 12. Sa construction spéciale et son faible tirant d’eau le rendaient propre à franchir les barres et à remonter les grands fleuves de la côte occidentale d’Afrique : C’était sa destination.

La campagne devait durer dix-huit mois ou deux ans ; les officiers m’engageaient vivement à les suivre : je m’y décidai. Le 13 mars 1856, je reçus mon ordre d’embarquement en qualité de chirurgien-major du Dialmath ; quelques heures après j’étais à bord, et le 14 mars nous quittions Brest et la France, faisant route pour l’Afrique.

Après avoir successivement touché à la Corogne, à Vigo, Lisbonne et Sainte-Croix de Ténériffe, nous reconnaissions le cap Vert, le 28 avril au matin, et, le soir du même jour, nous mouillions sur rade de Gorée, au milieu des bâtiments de la station que nous venions rallier.

Pendant les premiers mois, le commandant en chef, M. le capitaine de vaisseau Protet, aujourd’hui contre-amiral, nous employa à quelques missions sur différents points de la côte, depuis Gorée jusqu’au Gabon.

Au mois d’octobre, notre capitaine reçut l’ordre d’aller mouiller devant Wydah, dans le golfe de Bénin, et de s’y concerter avec le directeur de l’importante factorerie que la maison Régis, de Marseille, a fondée sur ce point en 1842. Le but de notre mission était de visiter le roi de Dahomey, de régler avec lui quelques intérêts de commerce et de lui remettre, au nom du gouvernement français, de riches présents. Nous devions enfin ramener, s’il y consentait, un ou deux de ses enfants pour les faire élever en France dans un de nos lycées.

Dès que notre arrivée sur rade fut signalée à la factorerie par le sémaphore qu’elle entretient sur la plage, M. V…, agent principal de l’établissement, vint à bord s’entendre avec le capitaine Vallon. Il fut décidé que nous resterions quelques jours à Wydah, et que, pendant ce temps, on enverrait un messager au roi pour le prévenir de notre prochaine visite, et lui laisser le délai nécessaire aux préparatifs obligés de notre réception. Le capitaine désigna trois de ses officiers pour l’accompagner : j’eus la bonne fortune d’être du nombre : les deux autres étaient MM. Crouan et Véron, aspirants de marine.

Le lendemain matin, la grande et belle pirogue de la factorerie accosta le Dialmath, conduite par quatorze canotiers noirs. Nos uniformes et les effets dont nous avions besoin pour une excursion de vingt-cinq à trente jours furent placés dans des barriques affectées à cet usage, et qu’on nomme ponchons. Toutes les marchandises destinées au comptoir sont ainsi renfermées dans des barriques bien étanches, car il est impossible de les débarquer sur la plage sans qu’elles soient au moins submergées et souvent roulées par la mer. Nous restâmes vêtus seulement d’une chemise et d’un pantalon de toile pour être prêts à tout événement, et après avoir serré la main de ceux de nos camarades que les exigences du service retenaient à bord, nous partîmes gaiement. Cependant à mesure que nous approchions de la terre (nous en étions mouillés à trois milles environ), la conversation devenait plus languissante. Bientôt on n’entendit plus que le chant monotone et cadencé des nègres, auquel les mugissements de la Barre, plus distincts d’un instant à l’autre, formaient comme un vigoureux accompagnement.

Nous allions, en effet, nous trouver bientôt en face d’un des plus majestueux et des plus terribles phénomènes de la mer : la Barre des côtes de Guinée.

À ces moments solennels où l’homme va jouer contre les éléments une partie dont son existence est l’enjeu, il se recueille en lui-même, et le plus aguerri paye comme les autres ce tribut à l’instinct de la conservation.

Pour quelques-uns de mes lecteurs, un mot d’explication sur ce qu’on appelle la Barre ne sera peut-être pas inutile.

Pendant neuf mois de l’année, les vents de sud-ouest règnent dans le golfe de Guinée. Ils y sont attirés, selon quelques savants, par la raréfaction de l’air, due à l’influence des rayons solaires, répercutés par les sables brûlants du vaste continent africain. Sous leur action incessante, l’océan se creuse en longues ondulations, qui viennent se briser sur une plage sablonneuse dont la déclivité vers la haute mer est presque insensible. Ces gigantesques lames (quelques-unes atteignent quarante à cinquante pieds de hauteur) sont arrêtées brusquement à leur base par le peu de profondeur du fond, tandis que leur partie supérieure, obéissant à l’impulsion reçue, et continuant sans obstacle sa course furieuse, se roule en énormes volutes qui viennent déferler sur la plage avec un bruit terrible. Elles forment ainsi, en rebondissant, trois lignes de brisants à peu près également espacées, et dont la première est à trois cents mètres environ du rivage. C’est un spectacle qu’on n’oublie plus dès qu’on l’a une fois contemplé ; et si quelque chose peut ajouter à l’impression qu’il cause, c’est de voir l’homme se jouer, dans une frêle embarcation, de ces colères de la nature, et en triompher à force de courage et d’adresse.

Chacun des comptoirs établis dans ces parages entretient, pour le chargement de ses navires, une ou plusieurs embarcations spéciales montées par un équipage de nègres exercés. Ce sont des pirogues creusées dans un seul tronc d’arbre, mesurant quelquefois trente à trente-cinq pieds de longueur, et seulement assez larges pour que deux hommes puissent s’y asseoir côte à côte. Elles sont montées par dix ou douze hommes complétement nus, et armés d’avirons très-courts et légers, à pelle élégamment découpée comme une feuille de nénufar. Ils manient ces pagayes avec une grande dextérité, sans en appuyer le manche sur le bord de l’embarcation, comme le font nos matelots pour leurs avirons, et parviennent néanmoins à imprimer à leur pirogue une rapidité merveilleuse. Le chef de l’équipage se tient debout à l’arrière, gouvernant à l’aide d’une pagaye beaucoup plus longue, à peu près comme ce qu’on appelle en terme de canotage un aviron de queue. Ces pirogues n’ont en effet point de gouvernail ; également taillées et pointe aux deux extrémités, elles n’ont à proprement parler ni arrière ni avant, et peuvent indifféremment avancer ou reculer sans virer de bord. Pour franchir la Barre, la manœuvre consiste et se maintenir exactement debout à la lame, qui se soulève quelquefois à pic et remplit la pirogue de ses embruns, mais sans la chavirer. On passe ainsi successivement le premier et le deuxième brisant, en profitant de l’intervalle où la mer, qui les sépare, est moins mauvaise, pour vider la pirogue de l’eau qui la remplit. Arrivé près du troisième brisant, toujours le plus redoutable, on attend une embellie, et on souque vigoureusement pour gagner la plage avant que la lame y vienne déferler.

Quelquefois la lame gagne de vitesse les rameurs. Alors, si la pirogue est bien gouvernée et ne présente pas le flanc à la lame, on se trouve porté à terre avec une rapidité vertigineuse au milieu de tourbillons d’écume. Mais le moindre faux coup de barre qui place, pour si peu que ce soit, la pirogue en travers de la lame, la fait chavirer et rouler à l’instant. Les nègres sont si excellents nageurs, qu’au milieu même des brisants, ils la relèvent, la vident, et s’y réinstallent de nouveau au grand complet, à moins pourtant que quelque requin, dont ces parages abondent, n’ait prélevé son dîner sur le nombre des naufragés. Cette sorte d’accident n’est pas fort rare, et quelques mois avant notre arrivée, le capitaine d’un bâtiment anglais ayant chaviré dans la Barre de Lagos, voisine de celle de Wydah, fut la proie d’un de ces monstres.

La Barre des côtes de Guinée devant Wydah. — Dessin de E. de Bérard d’après M. Répin.

C’est là, du reste, le danger le plus imminent ; car on est peu exposé à se noyer si l’on a soin de ne pas se fier à ses propres forces, et de prévenir les nègres qu’on ne sait pas nager ; ils se chargent alors de votre sauvetage, d’autant plus volontiers qu’ils en retirent toujours quelque bonne récompense. C’est du moins ce qui m’arriva quelques mois plus tard dans la Barre d’Assinie, en compagnie de M. Mage, notre second. Nous ne savions nager ni l’un ni l’autre, et nous chavirâmes au premier brisant, à trois cents mètres au moins de la plage. Au moment où la pirogue, prise en travers, allait être submergée et roulée, les nègres, selon leur habitude, sautèrent à l’eau comme une bande de grenouilles effarouchées, afin de n’être pas écrasés contre les bords de la pirogue par la puissante masse d’eau qui venait déferler sur nos têtes. Nous étions prévenus qu’il fallait imiter cette manœuvre ; cependant ce ne fut pas, je l’avoue, sans une vive contrariété que je me décidai à piquer une tête. Les quelques instants que je passai au sein de l’onde amère me parurent un siècle. Alphonse Karr raconte qu’un jour, plongeant pour sauver un homme qui se noyait, il fut retenu sous l’eau par ce malheureux cramponné à ses jambes, et que, sur le point de succomber, il put en quelques secondes se retracer en un tableau rapide, mais fidèle, toute sa vie passée. Je me trouvai à même, en cette circonstance, de m’assurer de la vérité de cette assertion. En beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je déduisis très-logiquement les funestes conséquences de ma fâcheuse position. La nuit tombait avec cette rapidité particulière aux climats tropicaux, et il me vint à l’esprit que, l’obscurité empêchant les nègres de distinguer la couleur de ma peau, ils pourraient me prendre pour l’un d’eux et m’abandonner à mes propres forces. Aussi, dès que le caprice des vagues qui nous ballottaient me mit la tête hors de l’eau, je m’empressai de crier, sans vergogne : « Au secours ! » Deux noirs qui m’entendirent s’approchèrent, et me prenant sous les bras, me poussèrent en nageant vers le rivage, où j’arrivai sain et sauf, quoique un peu étourdi de l’aventure. J’y trouvai mon compagnon d’infortune qu’on y avait amené de la même façon ; et quelques instants après ce bain forcé, nous dînions gaiement au fort d’Assinie.

Nous ne fûmes pas aussi maltraités par la Barre de Wydah. La pirogue s’était remplie plusieurs fois, mais sans chavirer, si ce n’est au moment même où, portés par la lame, nous touchions le rivage. Nos bagages seulement furent roulés par la vague ; mais, grâce aux barriques bien étanches qui les renfermaient, la mer nous les rendit intacts.

Passage de la Barre devant Wydah. — Dessin de E. de Bérard d’après M. Répin.

L’un des employés de la maison Régis nous attendait avec des hamacs installés en forme de palanquins.

Après avoir changé d’effets, nous y montâmes ; et, en moins d’une demi-heure, nos vigoureux porteurs nous eurent fait traverser la plaine marécageuse qui sépare Wydah de la mer ; nous étions dans la seconde ville du royaume de Dahomey.


II

Quelques mots sur le royaume de Dahomey. — Description de Wydah. — Le fort Français. — Le temple des serpents fétiches. — Le marché.

Le royaume de Dahomey est, après celui d’Aschantie, l’État le plus puissant de la côte occidentale de l’Afrique. Borné à l’ouest par l’Aschantie, à l’est par le Yarriba, au sud par le golfe de Benin, il est limité au nord par la chaîne de Kong, et étend peut-être son influence jusqu’au Niger, dont les Dahomeyens paraissent connaître l’existence. Ils estiment à huit ou dix journées de marche la distance qui sépare Alboney, leur capitale, des monts de Kong, c’est-à-dire soixante à soixante-dix lieues. D’autre part, on compte d’Albomey à Wydah environ cinquante lieues, ce qui donne un total de cent dix à cent vingt lieues du nord au sud. De l’est à l’ouest, c’est-à-dire du pays de Yarriba à celui des Aschantis, la distance est d’à peu près soixante lieues. On aurait ainsi pour la superficie du royaume de Dahomey de six mille six cents à sept mille lieues carrées.

Bien qu’il me soit impossible d’établir, d’une façon même approximative, le chiffre de la population, je ne crois pas m’éloigner beaucoup de la vérité en la portant à sept à huit cent mille habitants. Le nombre et l’importance des villages que nous avons traversés, la quantité considérable de guerriers et de peuple rassemblés à Abomey pendant les fêtes que le roi nous y donna, dénotent au moins ce chiffre. Il n’y a guère plus d’un siècle que le royaume de Dahomey a pris toute cette importance, par la conquête des royaumes voisins d’Ardra, de Jaquin et de Wydah, autrefois indépendants. Les anciennes relations de voyages rapportent que, vers 1730, le roi de Dahomey, Guadja-Truda, ayant à se plaindre de celui de Widah, envahit ses États et s’en empara. La ville de Sabi ou Xavi, située à quelques milles au nord de Wydah, était à cette époque la résidence des traitants européens établis dans ce pays. Leurs établissements furent respectés par le vainqueur ; mais quelques années plus tard, ils se liguèrent avec les rois voisins d’Ardra et de Jaquin pour rétablir celui de Wydah sur le trône. Le pays soulevé par eux fut de nouveau envahi et soumis, et, cette fois, le roi de Dahomey furieux rasa leurs établissements, et les fit périr dans d’atroces supplices : les royaumes d’Ardra et de Jaquin furent également conquis par Guadja-Truda. Dans la suite, la Compagnie française des Indes obtint d’un des successeurs de Guadja-Truda l’autorisation de construire à Wydah des établissements pour son commerce : c’est l’origine de celui que nous y voyons aujourd’hui. Ruiné et abandonné pendant nos guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, le comptoir de Wydah fut relevé, comme nous l’avons déjà dit, en 1842, par la maison Régis, de Marseille, et c’est aujourd’hui l’un des points les plus importants de la côte pour le commerce de l’huile de palme et de l’ivoire.

La ville de Wydah, la seconde du royaume par sa population, la première par son commerce, est située par 6° 17′ de latitude nord et 0° 29′ de longitude est, sur un plateau légèrement incliné d’où l’on aperçoit la mer, distante d’environ trois milles. Comme toutes les villes nègres, elle occupe un espace de terrain considérable, à cause des nombreux groupes d’arbres magnifiques et des jardins très-étendus qu’elle renferme. Les voyageurs qui l’ont visitée avant nous en évaluent la population à vingt ou vingt-cinq mille habitants ; ce chiffre me semble exagéré d’un tiers. Le nombre des blancs y est fort restreint, et, en dehors des employés de la factorerie, il n’y existait, lors de notre séjour, que trois ou quatre familles d’origine portugaise, autrefois opulentes par la traite des esclaves, mais fort déchues aujourd’hui de leur ancienne splendeur. Les mulâtres, qui occupent un quartier distinct dans la ville, y sont assez nombreux, et parlent une sorte de patois portugais ; ils ne diffèrent guère des naturels que par la couleur.

Jetées çà et là sans ordre, les cases de Wydah sont construites en une terre glaise jaunâtre, très-abondante dans tout le pays, dont le sol est presque partout argileux. Cette terre, un peu ramollie dans l’eau, acquiert ensuite sous l’action du soleil une dureté considérable ; si elle était façonnée en forme de briques, elle permettrait d’élever des constructions régulières : c’est ainsi, du reste, que fut bâti le fort Français. La plupart des habitants ne prennent pas tant de peine ; ils se contentent d’entasser la terre pour en former des murs d’une certaine épaisseur qui résistent longtemps, à condition toutefois que la crête en soit bien défendue par un toit contre les infiltrations des eaux pluviales.

Toutes ces cases ne diffèrent que par la dimension, qui varie selon la richesse du propriétaire et le nombre de ses femmes. Leur architecture et leur distribution est toujours la même : un mur d’enceinte renfermant un nombre plus ou moins considérable de petites maisons carrées. Chaque femme possède la sienne, où elle donne l’hospitalité à son seigneur et maître. Ces habitations, sans autre ouverture que la porte, sont couvertes d’herbes sèches reposant sur une légère charpente de ronniers. Ce toit, qui fait en avant une grande saillie, est soutenu par des piliers en bois, peints et quelquefois sculptés, et forme ainsi une galerie ou varangue, sous laquelle on se tient habituellement le jour pour profiter de la fraîcheur de l’air. C’est là que le maître reçoit les étrangers, qui pénètrent rarement dans l’intérieur, où l’on ne trouve du reste pour tout mobilier qu’un lit ou plutôt un divan haut de dix-huit pouces à deux pieds, en nervures de palmier, du genre de ceux qu’on appelle au Sénégal tara, quelques calebasses, des jarres en terre rougeâtre fabriquées dans le pays, et enfin un ou deux tabourets taillés dans un seul bloc de bois et ornés de sculptures et de découpures à jour qui leur donnent quelque ressemblance avec les lourds escabeaux du moyen âge. L’élégance et la richesse de sculpture et d’ornementation de ces siéges sont une marque de l’importance de leur propriétaire, qui les fait souvent porter avec lui quand il va visiter ses amis ou s’asseoir sous l’arbre des palabres (conversations, conciliabules).

On comprend qu’avec une architecture aussi primitive, la ville de Wydah contienne peu de monuments qui méritent de fixer l’attention du voyageur. L’ancien fort de la Compagnie française des Indes et le temple des serpents fétiches nous arrêtèrent seuls quelques instants : le premier par les souvenirs qu’il réveille, le second à cause de sa destination singulière.

Vue du fort Français de Wydah. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Le fort Français, dernier vestige de la puissance de notre Compagnie des Indes dans ces parages, est situé dans la partie ouest de la ville. C’est un parallélogramme régulier, composé de quatre bastions reliés par des courtines, et entouré d’un fossé large et profond. Un ouvrage avancé couvrait jadis la grande porte qui, outre ses vantaux, se fermait au moyen d’un pont-levis. Aujourd’hui les bastions s’écroulent, les vieux canons de fer, enfouis dans l’herbe au milieu des débris de leurs affûts, sont condamnés à un éternel silence, et la luxuriante végétation des tropiques a envahi et comblé les fossés. Le pont-levis subsiste encore, ainsi que l’ancien corps de logis affecté aux officiers, qui consiste en un rez-de-chaussée servant de magasins pour les cauris ou monnaies-coquillages et les marchandises de traite, et en un premier étage habité par le directeur et les employés de la factorerie. Les trois autres côtés du parallélogramme dessiné par l’enceinte du fort sont de vastes galeries abritant les machines pour l’épuration et le mesurage des huiles et les ateliers de tonnellerie. Au milieu de la cour s’élève une tourelle assez élégante, jadis la poudrière, transformée aujourd’hui en pigeonnier.

Certes, il y a loin de l’aspect actuel de l’établissement à celui qu’il devait présenter vers le milieu du dix-huitième siècle ; mais ne faut-il pas plutôt s’en réjouir que s’en affliger, puisque c’était par le commerce des esclaves qu’il florissait alors ! De quelles scènes déchirantes ou odieuses ces longues galeries, où l’on entassait pêle-mêle les captifs n’ont-elles pas été le théâtre ! Aujourd’hui, ce sont les naïves chansons et les joyeux éclats de la gaieté nègre qui en font retentir les voûtes. Il y régnait, au moment de notre arrivée, une singulière activité À chaque instant entraient des habitants de l’intérieur, apportant de l’huile de palme dans de grandes jarres de terre rouge, ou des dents d’éléphant, ou de la poudre d’or dans de petits sacs de cuir suspendus à leur cou.

Qui n’a pas vu de marché nègre ne peut se faire une idée des ruses employées par ces négociants primitifs, pour retirer de leurs produits le plus grand bénéfice possible. Vingt fois ils s’en vont indignés du peu qu’on leur offre, et vingt fois reviennent à la charge sans se rebuter du flegme avec lequel les employés de la factorerie, habitués à leurs façons, accueillent leurs récriminations. Habiles à frauder leurs marchandises, mélangeant sans vergogne la limaille de cuivre à la poudre d’or, ils nient effrontément les falsifications les plus évidentes.

Naturellement portés au vol, et, à l’instar des anciens Spartiates, ne le regardant comme un crime que lorsqu’il est commis avec maladresse, ils sont constamment à l’affût d’une occasion de larcin. Quand un voleur malhabile est surpris par les traitants, c’est au milieu des huées et des moqueries de ses camarades qu’il est corrigé d’importance et chassé de la factorerie, mais ils n’attachent aucune idée de déshonneur à sa mésaventure. À cinq heures du soir le marché cesse, et on ferme les portes du fort, qui se rouvrent le lendemain, à sept heures, pour voir se renouveler les mêmes scènes.

La première nuit de notre séjour dans le fort, où nous reçûmes du directeur une hospitalité aussi gracieuse que confortable, fut signalée par un événement qui aurait pu avoir des suites fâcheuses. Un cigare mal éteint, jeté dans un crachoir plein de sciure de bois, détermina un commencement d’incendie dans le corps de logis que nous occupions. Heureusement le capitaine Vallon, réveillé par la fumée qui pénétrait dans sa chambre contiguë à la salle à manger, donna l’alarme, et de prompts secours arrêtèrent les progrès du feu. Une partie du plancher de la salle à manger fut brûlée, mais les magasins situés au-dessous et qui contenaient, nous dit-on, d’assez grandes quantités de poudre de traite, furent heureusement préservés.

Quand tout fut rentré dans l’ordre, il était jour ; on ouvrait les portes du fort. Je sortis pour courir la ville, et ma première visite fut pour le temple des serpents fétiches, situé non loin du fort, dans un lieu un peu isolé, sous un groupe d’arbres magnifiques.

Intérieur du temple des serpents, à Wydah. — Dessin de Foulquier d’après un croquis de M. Repin.

Ce curieux édifice consiste simplement en une sorte de rotonde de dix à douze mètres de diamètre et de sept à huit de hauteur. Ses murs en terre sèche, comme ceux des cases des habitants, sont percés de deux portes opposées, par lesquelles entrent et sortent librement les divinités du lieu. La voûte de l’édifice, formée de branches d’arbres entrelacées qui soutiennent un toit d’herbes sèches, est constamment tapissée d’une myriade de serpents que je pus examiner à mon aise. Tous appartiennent, comme doit bien le supposer le lecteur, à des espèces inoffensives, car ils sont dépourvus des crochets canaliculés dont la présence caractérise les serpents venimeux. Leur taille varie d’un à trois mètres ; ils ont le corps cylindrique, fusiforme, c’est-à-dire un peu renflé au milieu, et se terminant insensiblement par une queue formant le tiers à peu près de la longueur totale de l’animal. La tête est large, aplatie, et triangulaire à angles arrondis, soutenue par un cou un peu moins gros que le corps. Leur couleur varie du jaune clair au jaune verdâtre, peut-être selon leur âge. Les uns (c’est le plus grand nombre) portent sur le dos, dans toute leur longueur, deux lignes brunes, tandis que d’autres sont irrégulièrement tachetés. Ces différents caractères me font penser qu’ils appartiennent tous aux diverses espèces de reptiles non venimeux que Linné avait rassemblées dans les familles des pythons et des couleuvres. La queue allongée et prenante, et la facilité à grimper de quelques-uns d’entre eux, pourraient les faire admettre dans le genre Leptophis de la famille des Syncrantériens, (coluber de Linné), de Duméril et Bibron.

Vue extérieure du temple des serpents, à Wydah. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Quoi qu’il en soit, le nombre de ces animaux, lors de ma visite, pouvait bien s’élever à plus d’une centaine. Les uns descendaient ou montaient enlacés à des troncs d’arbres disposés à cet effet le long des murailles ; les autres, suspendus par la queue, se balançaient nonchalamment au-dessus de ma tête, dardant leur triple langue et me regardant avec leurs yeux clignotants ; d’autres enfin, roulés et endormis dans les herbes du toit, digéraient sans doute les dernières offrandes des fidèles. Malgré l’étrangeté fascinante de ce spectacle et l’absence complète de tout danger, je me sentais mal à l’aise au milieu de ces visqueuses divinités, et, comme au sortir d’un mauvais rêve, je laissai échapper en quittant le temple un soupir de soulagement.

Il n’est pas rare de voir dans les rues de la ville quelques-uns de ces animaux sacrés promenant leurs loisirs. Quand les nègres les rencontrent, ils s’en approchent avec les plus grandes marques de respect et, en se traînant sur les genoux, les prennent dans leurs bras avec mille précautions, s’excusant de la liberté grande, et les reportent dans leur temple de crainte qu’il ne leur arrive quelque fâcheux accident. Malheur à l’étranger ignorant ou imprudent qui les maltraiterait ! il payerait cet outrage de sa vie. On m’a raconté qu’il y a quelques années, un employé récemment débarqué avait fait feu, dans la cour du fort, sur un de ces animaux qu’il prenait pour un serpent ordinaire. Malgré le soin qu’on eut de tenir l’affaire secrète, il en transpira quelque chose, et il fallut acheter chèrement le pardon des prêtres offensés. Mais il est probable que, si le crime eût été commis dans les rues de la ville, le fanatisme populaire, de moins facile composition que la conscience des prêtres, en eût tiré une sanglante vengeance.

Ces prêtres habitent, près du temple des serpents, une des plus vastes cases de la ville, dans laquelle ils vivent grassement des offrandes des fidèles et du produit de leur double industrie de médecins et de sorciers. Ils jouissent d’une influence considérable bien qu’occulte, car ils paraissent étrangers aux affaires, et nous ne les avons vus ni dans les conseils du roi ni dans ceux du vice-roi de Wydah. Ils semblent même s’être fait une loi de cette existence isolée et mystérieuse. Je désirais cependant avoir quelques rapports avec eux, d’autant plus qu’on m’avait vanté différents remèdes dont ils possèdent le secret, soit contre le ver de Guinée, soit contre la morsure des serpents venimeux. Ils composent en outre, avec le jus de certaines herbes, les poisons les plus subtils.

Bien que j’ajoutasse peu de foi à ces assertions, j’étais néanmoins curieux de les vérifier ; mais, malgré l’offre de cadeaux importants et de médicaments précieux, il me fut impossible non-seulement d’en rien obtenir, mais encore de leur parler.

Je dois, pour ne rien omettre de ce qui peut intéresser le lecteur, dire un mot du marché public qui se tient à Wydah dans la partie est de la ville. Il rappelle un peu, pour l’aspect général, les bazars orientaux des petites villes turques. C’est un double rang de chétives boutiques de bambous dans lesquelles le marchand, ou plutôt la marchande, car ce sont surtout des femmes, se tient assise au milieu des calebasses pleines de ses marchandises. On y vend à peu près tout ce qui est nécessaire à la vie chez ces peuples : du riz, de l’huile de palme, du sel, des étoffes de coton, des verroteries, etc. Il y a aussi des restaurants en plein vent, où l’on débite au chaland, qui les consomme debout, certaines préparations culinaires parmi lesquelles la viande de chien, accommodée de diverses façons, tient le premier rang. Ce goût, qui nous paraît singulier, est partagé du reste par nombre de peuplades africaines, notamment par celles qui habitent les rives du Congo. La farine de manioc humectée d’eau, roulée en boules de la grosseur du poing et renfermée dans un fragment de feuilles de bananier, y joue le rôle du pain chez nous. Il s’y fait encore une grande consommation de viande de bœuf découpée en lanières étroites, et séchée au soleil, qu’on mange ainsi sans autre apprêt ; mais il faut être pourvu de véritables mâchoires de cannibale. Je n’y ai vu vendre aucune boisson spiritueuse, ni tafia ni vin de palme ; les nègres du reste ne boivent pas en mangeant ; ce n’est qu’à la fin du repas qu’ils se désaltèrent et toujours avec de l’eau pure, ce qui ne les empêche pas d’aimer avec passion les liqueurs fortes et de s’enivrer toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion.

La monnaie usitée sur ce marché est le cauris, dont j’ai déjà parlé plus haut. On donne ce nom a un petit coquillage univalve du genre des porcelaines (cyprea moneta, Linné), d’un blanc jaunâtre uniforme et de la dimension d’une noisette. On le trouve abondamment répandu sur les rivages de l’océan Indien, d’où nos traitants le font venir. Sa valeur n’est pas bien considérable. Il en faut vingt à peu près pour équivaloir à un sou de notre monnaie. Aussi en voit-on des tas énormes chez les commerçants dont les transactions sont un peu étendues, et la factorerie française occupe je ne sais combien d’individus employés uniquement à compter les cauris. Dans l’intérieur on s’en sert moins comme monnaie que comme ornements, soit en colliers, soit en bracelets, ou encore en broderies grossières sur les cartouchières, les baudriers et les diverses pièces de l’équipement des guerriers.

Le second jour après notre débarquement nous allâmes rendre visite au gouverneur de Wydah, nègre de cinquante ans environ, assez bel homme, mais qui ne m’a pas paru fort intelligent. C’est un des chefs les plus puissants du Dahomey. Il porte le titre de javogan ou vice-roi, et les négociants doivent compter avec lui. Il nous reçut sous la varangue de l’une de ses cases, entouré de trois ou quatre familiers, qui nous donnèrent une idée de ce que nous devions voir plus tard, à la cour de Ghézo, en fait de basses servilités. Cette entrevue fut courte et peu intéressante ; il nous sembla que le javogan voyait d’un mauvais œil, je ne sais pour quelle raison, notre voyage auprès du roi.

Tandis que nous parcourions la ville, le directeur de la factorerie s’occupait activement des préparatifs de notre voyage. Prévenu de notre arrivée, Ghézo, monarque alors régnant sur le Dahomey, envoya à Wydah l’un de ses aides de camp (racadère) pour nous saluer et nous donner la route, car aucun étranger ne peut pénétrer dans l’intérieur sans l’expresse permission du roi. Cet officier arriva le 12 octobre, et présenta au capitaine Vallon la canne royale, insigne des fonctions dont il était chargé. C’est une des coutumes de ce pays, ou l’écriture est inconnue, que l’envoyé d’un roi ou d’un seigneur soit porteur d’un signe visible de la confiance de son maître. Le plus souvent c’est une canne plus ou moins élégante que le messager remet entre les mains de celui vers lequel il est envoyé, pendant qu’il s’acquitte auprès de lui de sa mission. Il la reprend ensuite, car c’est une sorte de passe-port qui lui assure partout où il passe le respect et l’obéissance due au souverain, et il la remet à son maître en lui rendant compte de l’exécution de ses ordres.

Trois cents hommes environ accompagnaient le messager royal : une centaine, armés de fusils de traite ou de vieux tromblons portugais à gueule évasée, devaient former notre escorte d’honneur ; les autres avaient pour destination de porter nos bagages, les cadeaux destinés au roi, et nous-mêmes.

Comment on voyage dans le Dahomey. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Les bêtes de somme sont extrêmement rares dans le Dahomey. Le chameau y est inconnu, les chevaux n’y peuvent vivre, et les bœufs porteurs, si répandus sur le reste de la côte d’Afrique, y sont peu nombreux. C’est à dos d’homme que se font tous les transports, et c’est aussi pour les voyageurs la seule manière de parcourir un pays où il n’existe d’autre route que d’étroits sentiers tracés par les piétons. On se fait porter dans des hamacs de toile de coton, gréés à peu près comme ceux qui servent au couchage des matelots sur les bâtiments de l’État. Une longue tige de bambou est passée dans les boucles des extrémités du hamac ; ces boucles, arrêtées par des chevilles enfoncées dans le bâton à distance convenable, maintiennent le hamac tendu, et le voyageur est couché à son aise, défendu contre les ardeurs du soleil par une toile tendue au-dessus de lui comme une tente d’embarcation. Deux nègres suffisent pour porter ainsi un homme pendant plusieurs milles, mais comme nous avions une longue route à faire, et peu de temps à dépenser, chacun de nos hamacs était escorté d’un équipage de dix hommes se relayant tour à tour. On peut faire ainsi huit a dix lieues par jour le plus commodément du monde : les mouvements sont assez doux pour permettre de lire ou de dormir.


III

Départ de Wydah. — Xavi. — Les féticheuses. — Tauli. — Allada. — Toffoa. — La Lama. — Cana ou la ville sainte. — Arrivée à Abomey.

Le 13 octobre, vers trois heures du soir, tout notre monde était réuni dans la cour de la factorerie. Le directeur avait libéralement humecté le gosier de nos hommes et garni leurs poudrières ; aussi les cris de joie et les détonations faisaient-ils retentir les échos du vieux fort. Après maints commandements et une ample distribution de coups de canne, le racadère parvint à ranger ses hommes et à assigner à chacun ses fonctions et son poste. La moitié des soldats environ était à la tête de la colonne : nous venions ensuite portés dans nos hamacs et suivis du reste de l’escorte et des bagages. Quelques-uns des vieux canons du fort saluèrent notre départ de vingt et un coups que le Dialmath leur rendit de la rade. Le javogan de Wydah nous attendait à la porte du fort avec quelques-uns de ses officiers ; il nous accompagna jusqu’à la sortie de la ville, et prit congé de nous en priant le capitaine Vallon de faire connaître au roi toutes les marques d’attention dont il nous avait comblés pendant notre séjour à Wydah.

Nous suivîmes, en quittant cette ville, un joli sentier à travers une vaste plaine couverte de belles cultures de maïs, de manioc, d’ignames et de cotonniers. Des groupes de magnifiques palmiers à huile (eloïs guinensis) l’embellissent encore en le couvrant de leur ombre protectrice. Après deux heures de marche au milieu de ce joli paysage, nous arrivâmes au village de Xavi, ancienne résidence des traitants européens. Les habitants, prévenus par les cris et les détonations de notre escorte, étaient accourus en foule sur notre passage.

Nous mîmes un instant pied à terre pour recevoir les compliments des prêtresses ou féticheuses de Xavi, moins sauvages que leurs collègues masculins. Ces dames, au nombre de six, étaient ornées d’une grande profusion de colliers d’ambre et de corail, la poitrine nue, et la partie inférieure du corps couverte de pagnes de soie de couleurs éclatantes. C’étaient les prêtresses ou les épouses du serpent fétiche, car les deux sexes sont également employés au service de cette religion. À certaines époques de l’année, les vieilles prêtresses parcourent les rues du village, enlèvent les jeunes filles de huit à dix ans qu’elles rencontrent, et les conduisent dans leur habitation. Ces enfants subissent là un noviciat plus ou moins long, et, dès qu’elles sont nubiles, sont fiancées au serpent fétiche. Plus tard, quelques-unes finissent par se marier à de simples mortels, mais assez difficilement, parce que, conservant toujours quelque chose de leur caractère sacré, elles exigent de leurs maris une complète soumission. Deux d’entre elles nous adressèrent quelques mots dont je ne pus comprendre le sens, pendant que les quatre autres beaucoup plus jeunes et assez jolies, exécutaient une danse voluptueuse et bizarre. Le discours et les danses se terminèrent par une explosion de cris tellement aigus et discordants, que nous nous empressâmes de remonter dans nos hamacs pour fuir au plus vite.

Danse des féticheuses au Dahomey.

Le soir du même jour, après avoir traversé à gué une petite rivière couverte de plantes aquatiques, nous nous arrêtions au village de Tauli, à vingt milles au nord de Wydah.

La nuit était complète quand nous fûmes installés dans la case que le cabéceir[1] ou chef du village vint mettre à notre disposition. Fatigués de la route et du bruit, nous nous couchâmes aussitôt après dîner, et, malgré le peu de confortable de mon lit, car j’étais simplement enveloppé d’une couverture de coton et allongé sur une natte, je dormis à poings fermés.

Les coups de fusil, les cris, les chants et les exclamations des nègres, race la plus bruyante que je connaisse, nous éveillèrent dès le lever du soleil. Le sentier que nous suivîmes, après avoir traversé quelques cultures de manioc, s’enfonça dans les grands bois. C’est là que se déploient toutes les merveilles de la luxuriante végétation des tropiques. Les palmiers et les cocotiers dont le stipe élancé ressemble à de gracieuses colonnes supportant un dôme de verdure, les énodendrons au tronc colossal, les magnolias, couverts de larges fleurs blanches, embaumaient l’air matinal ; les diverses espèces de mimosas au feuillage élégant, les sombres manguiers croissent en liberté dans ces forêts que jamais n’a frappées la hache. Au-dessous d’eux, protégés par leur ombre impénétrable, enlacés à leurs robustes rameaux, serpentent les lianes et les convolvulus, dont les tiges flexibles et cannelées retombent chargées de fleurs en brillants festons. Plus bas encore et plus humbles, mais plus utiles à l’homme, le citronnier, l’oranger, le bananier tiennent à portée de la main leurs fruits délicieux, tandis qu’à terre l’ananas sauvage s’élève du milieu de ses robustes feuilles. Çà et là enfin, comme un tapis, verdit la délicate sensitive qui frissonne et referme ses craintives folioles au moindre attouchement.

Troublés dans leurs retraites par le bruit de nos pas, mille oiseaux aux couleurs les plus riches animaient ce splendide paysage. Le cardinal au plumage de feu, le foliotocole, émeraude vivante ; l’élégante perruche verte, et les perroquets criards voletaient en tous sens. L’aspect même de notre caravane, sur les flancs de laquelle couraient, pour en activer la marche, les chefs de l’escorte, les chansons des noirs, les détonations répercutées par les échos de la forêt, la bizarrerie des costumes, tout contribuait à nous donner dans ces solitudes un spectacle saisissant par son caractère de grandeur et d’étrangeté.

Après trois heures de marche, nous fîmes une halte d’une demi-heure dans le petit village de Hazoué, situé au milieu de la forêt, sur les bords d’un joli ruisseau ; puis nous continuâmes notre route de manière à arriver vers onze heures à l’importante ville d’Allada.

Prévenu par nos coureurs, le cabéceir d’Allada, couvert de ses plus riches vêtements et orné des bracelets d’argent, insignes de son grade, vint nous recevoir à l’entrée de la ville. C’est un homme de trente-cinq à quarante ans, de haute taille, vigoureux et d’assez belle figure, bien qu’un peu marquée de la petite vérole. Il était accompagné de sa garde, et précédé d’une douzaine de musiciens. Après nous avoir adressé quelques paroles de bienvenue, il nous conduisit, au milieu d’un grand concours de peuple, sur l’une des places publiques, où il nous fit asseoir sous un beau groupe d’arbres. Là, les musiciens s’évertuèrent sur leurs tam-tam, leurs guitares et leurs flûtes en roseau, tandis qu’un grand nombre de femmes et de guerriers exécutaient une sorte de danse consistant en postures et en contorsions plus cyniques que gracieuses. Quand le cabéceir crut avoir assez fait pour nous rendre honneur, il nous mena vers la case qu’on nous avait préparée, plaça quelques soldats à la porte pour en écarter les curieux importuns, et rentra chez lui d’où il nous envoya des comestibles, volailles, moutons, oranges, bananes, etc.

La ville d’Allada, bâtie de la même manière que Wydah, est située à vingt-trois milles de Tauli. Il s’y tient tous les quatre jours un marché très-fréquenté, ou l’on vend des comestibles, des étoffes, des épices, du sel, en un mot tous les menus objets d’utilité journalière.

Je n’ai vu à Allada aucun monument digne de fixer l’attention des voyageurs, bien que, suivant Dalzell (1793) et Robertson (1819), cette ville soit identique avec l’ancienne capitale du royaume d’Ardrah, aujourd’hui détruit. On peut évaluer le nombre de ses habitants à huit ou dix mille au moins.

Arbre couvert de chauves-souris, à Allada. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

En parcourant les rues, j’aperçus un arbre très-élevé dont le feuillage noir et immobile avait quelque chose de singulier. Je m’en approchai, et quel ne fut pas mon étonnement en découvrant que ces prétendues feuilles n’étaient autre chose qu’une quantité innombrable de chauves-souris énormes, suspendues aux rameaux dépouillés de l’arbre par leurs pattes crochues ! Un coup de fusil chargé à plomb en fit tomber quelques-unes, tandis que les autres, fuyant d’un vol lourd, obscurcissaient littéralement la lumière du soleil, tant leur nombre était grand. Ces hideux animaux, couverts d’un poil roussâtre, n’ont pas moins de huit à dix centimètres de longueur et plus de vingt-cinq à trente d’envergure. Leur gueule armée de canines très-proéminentes et leurs larges oreilles dressées leur donnent un aspect repoussant. Elles se sont tellement multipliées dans ce canton, qu’elles y dévorent une partie des fruits. Les naturels ne peuvent s’en débarrasser faute d’armes à feu et surtout de poudre[2].

Vers trois heures, malgré une chaleur étouffante, nous quittâmes Allada. En sortant de la ville, sur le bord du chemin que nous suivions, je remarquai, à demi cachés dans l’herbe, quarante ou cinquante vieux canons de fer de divers calibres. Ils proviennent sans doute des anciens établissements européens de Xavi, détruits, comme nous l’avons dit plus haut, par le roi de Dahomey, Guadja-Truda, dans le courant du siècle dernier.

Après une heure de marche au milieu d’une plaine bien cultivée, nous entrâmes de nouveau dans les grands bois, et à cinq heures nous faisions halte auprès d’une case royale, bâtie dans une clairière. On appelle case royale une espèce de caravansérail destiné à loger le roi et sa suite, quand il lui plaît de voyager. Il en existe de semblables sur un grand nombre de points, et elles ne diffèrent des autres habitations que par leurs dimensions et le soin avec lequel on les entretient. Mais tel est le respect de ces peuples pour l’autorité royale, que personne, grand ou petit, ne passe devant la porte d’une de ces cases sans se prosterner et se couvrir la tête de poussière, comme en présence du souverain lui-même.

Pendant qu’assis devant la porte de la case royale, à l’ombre des grands arbres, nous goûtions quelque repos, le racadère amena devant nous un des nègres porteurs de bagages. Ce malheureux, chargé d’une dame-jeanne d’eau-de-vie, l’avait laissée tomber et se briser, et le racadère venait le mettre à la disposition du capitaine pour qu’il fût châtié. M. Vallon voulait le tenir quitte pour une vive semonce : ce fut en vain : le racadère n’entendait pas ainsi la discipline. Il fit mettre le coupable à genoux devant nous, et commença à lui appliquer sur les épaules de vigoureux coups de bâton. Ce ne fut qu’au douzième qu’il céda à nos instances, et consentit à s’arrêter : sur son ordre le pauvre diable fustigé vint remercier le capitaine Vallon de sa clémente intervention. Il courut ensuite, et beaucoup plus allégrement que je ne l’aurais cru, reprendre son poste dans l’escorte.

Vue d’une case de féticheur à Toffoa. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Cependant le temps était devenu très-menaçant. L’horizon chargé de nuages, la pesanteur de l’atmosphère et même quelques sourds grondements faisaient prévoir un de ces terribles orages qu’on appelle en Afrique tornades. Nous partîmes à la hâte ; mais malgré la rapidité de notre marche, nous n’étions pas à moitié de notre étape quand l’orage éclata. Nous traversions en ce moment une partie très-accidentée de la forêt, la nuit était venue ; la violence de la pluie, qui changeait nos hamacs en baignoires, ne permettait pas de tenir les torches allumées. Vivement impressionnée par les roulements continuels et les bruyants éclats de la foudre qui inspire aux nègres une grande terreur, notre escorte cheminait en silence, venant souvent en aide à nos porteurs qui glissaient sur la terre argileuse du sentier. J’eus l’occasion, dans cette circonstance, d’admirer la vigueur et l’adresse de ces hommes qui devaient bientôt nous en donner encore de meilleures preuves. Parfois plongés dans l’eau jusqu’aux aisselles, car la pluie avait transformé chaque ravin en torrent, ils soulevaient nos hamacs au-dessus de leurs têtes, et, gravissant à grand-peine les berges glissantes, nous hissaient à bout de bras, sans vouloir nous permettre de les soulager en mettant pied à terre dans les endroits les plus difficiles. Nous atteignîmes enfin, vers dix heures, trempés jusqu’aux os et mourants de froid, le village de Toffoa, où nous devions coucher.

Toffoa était autrefois la capitale d’un pays indépendant, qui fut réuni comme Wydah au royaume de Dahomey pendant le siècle dernier. Il est situé à vingt-cinq milles environ au nord-est d’Allada, sur une colline d’où l’on domine une vaste plaine marécageuse qui s’étend jusqu’au pied des fertiles plateaux de Cana et d’Abomey. Les naturels désignent cette plaine sous le nom de Lama, d’un vieux mot portugais qui signifie, je crois, marais. Pendant l’hivernage et même une partie de la belle saison, le marais est couvert d’eau et impraticable. On est alors obligé, pour aller à Abomey, de modifier son itinéraire, et, au lieu de passer par Toffoa, on va gagner vers l’extrémité droite de la Lama la ville d’Agrimey, d’où l’on revient ensuite à Cana. Pour le moment, on y pouvait passer, et nous devions le traverser dans la journée du lendemain.

Nous fûmes logés, à Toffoa, dans une grande case isolée du reste des habitations : c’était probablement quelque temple ou case de féticheur, car elle était encombrée d’idoles. Il y en avait de toutes sortes, en bois, en terre, en ivoire ; de grandes et de petites, à formes humaines ou animales et même fantastiques ; des serpents, des singes, des tigres, des chiens à tête de crocodile et des hommes à tête de chien. L’une d’entre elles attira particulièrement notre attention ; elle était double, mâle et femelle, de grandeur naturelle et assise, les jambes croisées comme certaines divinités chinoises ou indiennes. Les deux bustes, taillés dans le même bloc de bois, étaient unis, comme jadis les frères Siamois, par le côté, chacun d’eux ayant sa tête et ses membres distincts. L’idole femelle, emblème sans doute de la fécondité, portait le triple rang de mamelles de la Cybèle antique. Ces deux divinités étaient ornées de bracelets et de colliers de verroteries et de corail, offrandes de leurs adorateurs, et entourées de petits vases en terre rouge, encore à demi pleins d’huile de palme avec des mèches charbonnées, attestant qu’on avait brûlé devant elles cet encens un peu grossier. J’aurais désiré emporter quelques-unes des plus petites statuettes, remarquables sous le point de vue de l’exécution ; mais cette soustraction pouvant, me dit-on, si elle était découverte, nous exposer à de graves inconvénients, je dus m’en abstenir.

Le nombre des habitants de Toffoa est d’environ quatre à cinq mille ; ils sont doux, affables et très-hospitaliers Accompagné de notre interprète, j’entrai en flânant par le village dans une case pleine de noirs des deux sexes. Quelques petits cadeaux de tabac et d’épingles me firent bien venir de la société. Un mouchoir de cotonnade que je donnai à un petit enfant exalta surtout au plus haut point la reconnaissance de son père…

Le lendemain, un soleil radieux dissipant les brouillards du matin nous permit de contempler le vaste panorama qui s’étendait à nos pieds. Devant nous, à vingt on vingt-cinq milles au nord, s’élèvent les premières assises du plateau d’Abomey ; à droite et à gauche, à perte de vue, s’étend la Lama, sol marécageux, coupé de rivières et de lagunes, inextricable fouillis de palétuviers, de palmiers nains et de plantes aquatiques, barrière insurmontable pour quiconque voudrait pénétrer en ennemi jusqu’à Abomey.

Nous quittâmes Toffoa à sept heures, en traversant de belles plantations qui portaient les traces de l’orage de la veille ; un très-beau fromager avait été brisé net par la foudre, à plus de quarante pieds du sol. À mesure que nous descendions, la végétation devenait plus vigoureuse ; et nous pouvions à peine nous frayer un passage au milieu des palmiers nains, des lianes et d’une foule de plantes inconnues, parmi lesquelles je remarquai une espèce de réséda arborescent qui répandait une très-bonne odeur. Arrivé dans la vallée, on doubla l’équipage des hamacs pour traverser, à grands renforts de bras, le terrain mobile, fangeux et obstrué de la Lama. Le bruit de notre marche fit sans doute fuir les caïmans dont ce marais est infesté, car, malgré les assertions de nos porteurs, qui prétendaient qu’il y en avait un grand nombre, nous n’en vîmes pas un seul.

Après quatre heures d’une marche fatigante, nous arrivâmes, à peu près à moitié chemin, sur un point légèrement culminant où l’on a bâti quelques huttes à l’ombre de grands mangottiers. Dans ce village, nommé Epoué, se tient un marche fort achalandé par les caravanes qui vont de l’intérieur à Wydah, et qui sont nécessairement obligées de passer par cet endroit ou souvent d’y séjourner. On y vend, comme sur les autres marchés, des viandes séchées, du poisson fumé, des bananes, du maïs, etc. On y trouve aussi une eau excellente et d’une fraîcheur délicieuse.

Après avoir déjeuné à la hâte, nous poursuivîmes notre route, pour traverser l’autre moitié du marais qui nous offrit les mêmes difficultés surmontées avec un égal bonheur. Vers trois heures, nous nous arrêtâmes un instant au village d’Ackisabam ; il s’y trouve un corps de garde de douaniers (decimero en langue portugaise de Wydah), où toutes les marchandises qui entrent ou sortent du royaume de Dahomey doivent payer une redevance au roi. Il nous fallut repartir presque de suite, pour tâcher de gagner Cana avant la nuit. Heureusement le terrain, devenu plus solide, opposait moins de difficultés à notre marche. Nous traversâmes d’abord une grande plaine couverte de hautes herbes (Herbe de Guinée, Pheléole géant), dans laquelle nous disparaissions tout entiers, puis un bois de palmiers, et nous arrivâmes, au bout de deux heures, sur le bord d’une rivière très-profondément encaissée et large de trente à quarante pieds. Je cherchais des yeux un pont, un tronc d’arbre, quelque chose enfin qui nous permît de la franchir ; mais, sans tarder, nos porteurs s’étaient déjà avancés dans l’eau jusqu’aux épaules avant que nous eussions pu songer à descendre de hamac. Ils traversèrent ainsi la rivière, et nous hissèrent sur l’autre bord fort escarpé, avec l’aide des hommes de l’escorte, sans nous permettre de mettre pied à terre.


IV

Cana. — Abomey. — Entrée dans la ville.

Le soir, une heure environ après le coucher du soleil, nous étions à Cana[3] . Le cabéceir nous attendait pour nous apprendre que, par ordre du roi, nous y séjournerions toute la journée du lendemain.

La ville de Cana, située sur le même plateau qu’Abomey, passe pour la seconde ville du royaume, quoique sa population soit de beaucoup inférieure à celle de Wydah. C’est la résidence des grands féticheurs, la ville sainte de Dahomey. Le roi y possède deux vastes habitations, dans lesquelles sont logés deux ou trois cents soldats. Il y vient chaque année, à une époque déterminée, assister aux sacrifices humains. Le théâtre de ces horribles exécutions est une petite case carrée en terre sèche, située devant une des maisons du roi. Les murs, blanchis extérieurement, sont ornés de fresques grossières de couleur rouge, représentant des animaux fantastiques par leur forme, ou leur dimension ; des serpents avalant un homme d’un seul coup, des caïmans, un vaisseau grossièrement dessiné : réminiscences peut-être de quelque pauvre diable échappé aux négriers. Le plus remarquable de ces dessins figure un prêtre armé d’un coutelas et tenant par les cheveux un malheureux agenouillé qu’il est sur le point d’égorger. Ce sont les armes parlantes de cet affreux édifice.

Case des sacrifices, à Cana. — Dessin de Foulquier d’après M. Répin.

Pendant la nuit du 15 au 16 octobre arrivèrent des envoyés du roi. Ils vinrent à notre réveil nous complimenter de sa part, et nous prier de séjourner à Cana pendant la journée du 16, pour lui donner le temps de faire les préparatifs de notre réception. Ils ordonnèrent ensuite de nous servir des liqueurs que Ghéza nous envoyait, et nous bûmes à la santé de Sa Majesté pendant que les soldats de l’escorte exécutaient une salve de vingt et un coups, avec de vieux canons de fer rangés devant la porte de la case royale dans laquelle nous étions logés.

La journée du 16 fut employée à parcourir la ville de Cana, qui ne diffère en rien de celles que nous avons déjà décrites, et le 17 au matin, nous nous mîmes en route pour Abomey, terme de notre voyage. L’escorte s’était grossie d’une nombreuse troupe de soldats arrivés d’Abomey pendant la nuit, et notre caravane montait à cinq cents hommes au moins.

En sortant de Cana, on nous fit mettre pied à terre pour passer devant le temple des mauvais fétiches, formalité à laquelle le roi lui-même est soumis. Ce temple, caché sous un épais feuillage de mangottiers, de caouchouctiers (Hevea Guinæensis. — Ficus Indica), et d’autres arbres au feuillage sombre, bosquet d’aspect sinistre qui rappelle les bois sacrés que les anciens consacraient aux Euménides, est le plus vénéré de tout le Dahomey. Un prêtre, debout sur le seuil, agitait incessamment une sorte de grelot, en marmottant des conjurations qui devaient nous soustraire à la maligne influence de ces divinités malfaisantes. Quand nous fûmes un peu éloignés du temple, nous remontâmes dans nos hamacs, et, après deux heures de marche le long de la magnifique route de trente à quarante mètres de large qui relie Cana à Abomey, nous nous trouvâmes devant la porte principale de cette ville.

La contrée, qui s’étend entre les deux villes, étant peu boisée et le chemin étant tracé sur un plateau élevé, le voyageur domine le pays adjacent et jouit de points de vue aussi variés qu’agréables. Les terres nous parurent assez bien cultivées ; c’est en quelque sorte le jardin des cuisines, qui s’y approvisionnent de blé et de légumes. À moitié chemin entre Cana et Abomey, les voyageurs qui nous ont précédés signalent une maison de campagne appartenant au roi et un petit village appelé Daouhy, ancienne résidence de la famille régnante et capitale de son territoire, avant qu’elle eût été tirée de son obscurité première, par la fourbe et l’énergie sauvage de son ancêtre Tocodonu qui, au commencement du siècle dernier, s’empara de Cana par trahison et d’Abomey par la force des armes ; actes de conquérant qui fondèrent la grandeur de l’empire de Dahomey.

Située sur un sol parfaitement aplani du même plateau que Cana, la ville d’Abomey n’a pas moins de douze à quinze milles de circuit. Un fossé large et profond de cinq à six mètres et un mur en terre sèche de vingt pieds de haut en défendent les abords. On y pénètre par quatre portes, au devant desquelles sont jetés sur le fossé des ponts en bois très-légers et faciles à détruire. La population n’est pas en rapport avec l’étendue de la ville, car elle ne m’a pas paru excéder trente mille habitants. Les rues sont larges et assez propres ; mais peu animées, à cause de la disposition des maisons qui sont toutes renfermées dans des cours séparées de la rue par un mur en terre. Je ne parlerai pas de leur mode de construction, ce que j’ai dit de Wydah pouvant s’appliquer exactement à Abomey.

La ville est aérée par plusieurs grandes places dont quelques-unes sont ombragées d’arbres vraiment magnifiques. La plus remarquable, située au centre, forme un parallélogramme dont les plus grands côtés n’ont pas moins de mille mètres de développement et les plus petits la moitié. À peu près au milieu s’élève un petit édifice de peu d’apparence, et dont le toit de forme ronde, soutenu par une colonnade en bois, ressemble à ceux des kiosques de nos jardins : c’est la case des sacrifices humains, où, dans les circonstances solennelles, on égorge les prisonniers de guerre.

Sur la même place est le palais du roi, agglomération d’une foule de cases séparées les unes des autres par des cours et des jardins, servant au logement des Amazones, des femmes du sérail et des domestiques esclaves. Ces diverses habitations sont construites en terre glaise séchée au soleil, et couvertes d’un toit de bambous qui se prolonge sur la façade pour former varangue. Un seul corps de bâtiment, sous lequel s’ouvre la porte du palais, celle qui donne sur la grande place, est surmonté d’un premier étage. Le roi y renferme ses richesses ; les murs en sont tapissés de cauris enfilés comme les grains d’un chapelet, et suspendus du toit jusqu’à terre. Nous n’avons vu nulle part ailleurs ce bizarre ornement.

Le roi n’a pas d’appartements particuliers ; il habite tour à tour les cases de ses femmes.

L’ensemble du palais est entouré d’un mur en terre sèche de quinze et vingt pieds de hauteur, percé de plusieurs portes, et hérissé, de distance en distance, de crochets de fer supportant des têtes humaines, les unes déjà blanchies par le temps, d’autres couvertes encore de quelques lambeaux de chair, quelques-unes enfin fraîchement coupées.

D’énormes tas d’ossements d’éléphant sont entassés devant les portes : ce sont sans doute des trophées de chasse ; néanmoins le respect qu’ils inspirent aux naturels et la crainte que l’on a d’en voir enlever, me font croire qu’on y attache quelque idée superstitieuse.

Répin.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Notre auteur écrit ce mot cabessaire, et M. Vallon cabécère ; les Anglais l’orthographient cabocheer, caboshir ou caboceer. Il est emprunté au portugais cabeyaïra (chef de famille ou de communauté), et nous croyons devoir lui conserver l’orthographe qui l’éloigne le moins de son radical.

    (Note de la rédaction.)

  2. Cet animal doit former une variété non encore classée du genre vampire-roussette, ou vespertitio maximus de L. Geoffroy Saint-Hilaire ; vespertilio nygliceus des classificateurs modernes. Voici la description détaillée qu’en donne un voyageur anglais, qui, si suspect qu’il soit, à bon droit, au point de vue de la géographie réelle et des itinéraires indiqués par lui, n’en a pas moins résidé longtemps sur la côte et dans l’intérieur du Dahomey : « … J’ai remarqué deux espèces de chauves-souris vampires : l’une à Accra et dans quelques autres localités du littoral, l’autre à Wydah et à Abomey ; elles diffèrent de taille, d’apparence et d’habitudes et ne se mêlent jamais. La première mesure seulement dix-huit pouces d’envergure, les ailes de la seconde atteignent quelquefois trois pieds de développement, et cette variété vole plutôt le jour que la nuit. Son corps a environ huit pouces de longueur, un pied de circonférence, et pèse environ une livre et demie. La forme de sa tête est tout à fait celle d’un terrier anglais, à l’exception des yeux et du nez qui rappelle le chanfrein du cheval de race. Les oreilles, bien plus développées proportionnellement que chez le chien, sont taillées comme celles du rat. Les dents de devant sont félines, les mâchelières sont mamelonnées comme celles du bœuf. La puissance maxillaire de ces animaux est très-grande, et la vie est en eux aussi persistante que chez le chat ; car j’en ai vu survivre pendant plusieurs jours à d’horribles fractures du crâne. Leur corps, muni de onze paires de côtes, est vigoureux ; le dos du mâle est d’une belle couleur brune, bordé sur les flancs d’une raie grise ; le ventre, beaucoup plus clair, est de couleur souris tandis, que sur le devant de la poitrine s’étend une belle tache d’un jaune vif. Il est vrai que ce dernier ornement manque à la femelle. Leurs ailes ne diffèrent que par la taille de celles de la chauve-souris vulgaire, et chacune d’elles est munie, à sa partie antérieure, de cinq griffes et d’un éperon. La charpente de ces ailes (os et muscles) offre une grande résistance. Les jambes de derrière, courtes et vigoureuses, sont également terminées par cinq griffes félines et courbées en demi-cercle. Chaque fois qu’ils ne volent pas, ces animaux s’accrochent aux arbres, et y demeurent suspendus par ces griffes, la tête en bas. La femelle a sur la poitrine deux seins qui, anatomiquement parlant, ressemblent à ceux de la femme. Le lait en est épais et blanc. Ces animaux émigrent d’une localité à l’autre suivant l’apparition des différents fruits dont ils se nourrissent. Ils visitent Wydah de la fin de mars à la fin d’avril, et vivent principalement sur les gouabas et les cachous, les plantains et les bananiers. J’oubliais de mentionner que leur pelage est aussi épais que doux. » (John Duncan, Travels in Western Africa, 1845 1846.)

    (Note de la rédaction.)

  3. Calmina, Canamina des voyageurs et des géographes des deux derniers siècles, appartient au Dahomey depuis le règne de Tacodonou, qui s’en empara vers 1630. Suivant l’Anglais Duncan, qui lui conserve le nom de Canamina, c’est une ville d’au moins dix mille habitants, couvrant une vaste étendue d’un plateau uni et bien cultivé, rappelant par son aspect les meilleurs champs de l’Angleterre, et dominant toute la contrée à une grande distance. Le roi y fait entretenir un bâtiment à l’usage exclusif des blancs, qui cependant visitent rarement cette localité. Nous devons ajouter que le nom de la capitale elle-même est, par quelques auteurs très-modernes, orthographié Ahomé.

    (Note de la rédaction.)