Voyage aux volcans de la France centrale/05

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Cinquième livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 273-288).
Cinquième livraison
Chaîne des Dômes (côté sud), vue des premiers contre-forts du Mont-Dore. — Dessin de Hubert Clerget.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE,


PAR M. FERDINAND DE LANOYE[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XI


Les routes du Mont-Dore. — Le volcan de Gravenoire. — Menhir et tombeau. — Section méridionale des Puys et leurs champs phlégréens. — L’oasis de Randanne. — Souvenirs de M. de Montlosier. — Le lac d’Aydat et Sidoine Apollinaire. — Les sources de la Sioule. — Les roches Tuilière et Sanadoire. — Le lac de Guery. — La vallée des Bains.

Pour aller de Clermont au Mont-Dore, on a le choix de trois routes, indépendamment du chemin de fer d’Issoire. À l’ancienne et à la nouvelle route de Bordeaux, qui contournent, — celle-ci par le levant, celle-là par le couchant, le groupe méridional des Puys de Dôme, je préférai le chemin direct de Royat à Randanne, qui le traverse ou le longe en entier.

Nous quittâmes Clermont d’assez grand matin pour nous trouver au lever du soleil, au point où cette voie, se détachant de celle qui mène de Saint-Mart à Royat, commence à contourner les flancs du volcan de Gravenoire, au-dessus du château de Belle-Vue. Il n’est point de site mieux nommé que celui-ci : du sommet de l’hémicycle de verdure dont Clermont occupe le centre, il domine en entier le vaste golfe que l’ancien Léman d’Auvergne a creusé entre les promontoires avancés de Chanturges et de Gergovie, et qu’aujourd’hui quatre-vingt milliers, au moins, de créatures humaines animent de leurs travaux, vivifient de leurs industries, enrichissent et ornent des créations de l’art et des recherches du luxe. À toute heure du jour, cette perspective, prolongée à travers la Limagne jusqu’aux montagnes de la Loire, est splendide. Vue le matin, alors que les vapeurs blanches étendues sur la plaine par l’atmosphère de la nuit, commencent à se fondre en rosée scintillante, et que les ombres persistantes dans les concavités du sol, dans les profondes ravines du plateau, contrastent avec les lueurs roses et dorées dont se couronnent les hautes cimes, elle défie toute description.

C’est ainsi que nous vîmes le sombre bois de pins qui revêt, depuis un certain nombre d’années, les contours de Gravenoire, s’illuminer graduellement, et les rayons lumineux venir se briser, entre les noires ramilles entrelacées, sur les aspérités rougeâtres du cône volcanique. Grâce à son voisinage de Clermont, ce volcan a été plus qu’aucun autre visité et décrit. Je n’insisterai donc ni sur la puissance de ses coulées, ni sur son origine qu’on veut rattacher à la masse granitique du Puy de Charade qui le domine au couchant.

Les scories de Gravenoire, ont une apparence excessivement fraîche : elles sont rouges, d’un brun calciné ou toutes noires ; elles affectent la forme de bombes, de larmes ou de cylindres. La pouzzolane qui leur sert de gangue est très-recherchée, parce qu’elle entre comme ingrédient dans le mortier de tous les édifices du voisinage. Appelée gravier noir par les habitants, elle a donné son nom à la montagne.

Le cratère n’est pas visible ; il a probablement disparu, obstrué par une dernière convulsion, lorsqu’il eut vomi le torrent de lave qui, comblant ainsi que nous l’avons déjà dit, la vallée de Royat, s’étend de là dans la plaine jusqu’à Mont-Joly et aux portes de Clermont.

Dès qu’on a laissé Gravenoire derrière soi, on perd la vue de la Limagne et momentanément celle de la chaîne des Puys. La route court sur un plateau granitique aussi remarquable par son horizontalité que par l’absence de toute déjection volcanique. Tout l’intérêt de ce trajet de cinq kilomètres est concentré sur le village de Thède, près duquel j’ai remarqué un menhir antique, modernisé par l’adjonction d’une croix en fer à son sommet ; puis, un peu plus loin, un monument dont la forme et les dimensions tiennent à la fois de la tour gothique, du marabout arabe et surtout du stoppa bouddhique. C’est, me dit-on, le tombeau d’un homme de bien et de science, Benoit Gonot, qui fut pour la bibliothèque de Clermont ce que sont et seront encore longtemps, j’espère, M. Bouillet pour le musée et M. Lecoq pour le jardin des Plantes de cette ville.

Tout en méditant sur ce monument et sur l’inscription gravée sur son fronton : Hæc est requies mea, nous traversions une zone étroite de basalte, courant entre le Puy de Pasredon et celui de Berzè. Ce groupe forme une île isolée sur le plateau granitique ; dans l’intervalle de deux kilomètres, qui la sépare du bord de celui-ci, on chercherait vainement, je m’en suis assuré, un vestige, une trace, un débris atomique de l’énorme coulée qui, d’après la théorie de M. Poulett-Scrope, aurait uni, à la fin de l’époque tertiaire, le Puy de Berzè au plateau de Gergovie.

Au sud du Puy de Pasredon, tout change d’aspect ; à la droite de l’observateur s’élève un système irrégulier de cônes volcaniques, qui pour l’artiste, le simple touriste comme pour le géologue, forme la portion la plus intéressante de toute la chaîne. Le caractère extraordinaire du paysage, contemplé du haut d’un de ces puys, fait une impression qui ne sort jamais de la mémoire. Il n’y a pas, dans les campagnes d’Italie ou de Sicile, de site qui déploie en traits plus accentués le caractère particulier aux contrées désolées par les phénomènes volcaniques.

Tombeau de Montlosier à Randanne. — Dessin de Hubert Clerget, d’après l’album de M. H. de Lanoye.

Si quelques-uns de ces cônes sont revêtus d’un manteau de forêts ou de pâturages, d’autres sont demeurés nus, et l’intérieur de leur cratère brisé, rouge ou noir et scorifié, a, comme les roches de leurs courants de lave, une fraîcheur d’aspect que le feu seul peut donner pour d’incalculables siècles, et qui témoigne d’une manière frappante de l’action de cet élément dans sa plus terrible énergie.

Voici d’abord le Puy Noir ou de la Meye, dont le large demi-cratère, profond de six cents pieds, fut la source d’un ou peut-être de deux des plus grands torrents de lave des monts Dôme.

Immédiatement derrière lui et à côté l’un de l’autre, semblables par la masse, la hauteur et la forme, se dressent les Puys de Las Solas et de la Vache.

Toutes les apparences de ces deux remarquables montagnes prouvent, à n’en pas douter, que l’amoncellement de scories qui les a formées a eu lieu avant l’émission d’aucune lave, et que cette substance, s’élevant plus tard en flots bouillonnants dans l’intérieur de chaque cône, en a rempli la cavité, et brisant par son poids le côté le plus faible de la cheminée volcanique, a inondé le sol environnant d’un déluge de feu. Dans le haut de la concavité de ce qui reste de l’énorme cratère du Puy de la Vache, le point auquel la lave s’est élevée est marqué par une saillie de matière légère, scoriacée, d’un jaune rougeâtre, est riche en fer spéculaire ; une partie de l’écume qui dut flotter à la surface de la lave en ébullition, est même demeurée adhérente et figée aux parois du creuset, depuis le moment où celui-ci a éclaté.

Un amas de basalte engorge encore la partie inférieure de la bouche ignivome ; c’est le point de départ d’une énorme coulée de matières en fusion, qui, grossie par l’addition de celles de Las Solas et du Puy de Vichatel, situé immédiatement en face, a pris son cours vers le sud-est, et, en comblant le lit de deux petits ruisseaux tout près de leur confluent, a donné naissance au petit bassin de la Caissière et à la large et pittoresque nappe d’eau d’Aydat. De ce point le torrent de lave, ayant traversé une étroite gorge granitique et s’étant étendu à mesure que la vallée s’élargissait aux environs de Saint-Saturnin, ne s’est arrêté que sur l’emplacement où est aujourd’hui situé Tallende. La distance parcourue par la lave est d’environ dix-neuf kilomètres avec une pente de bien peu inférieure à sept cents mètres. Il paraît qu’un marais d’eau stagnante existait, à

l’époque de cette éruption, près du lieu qu’occupe
Carte de la vallée et du groupe central du Mont-Dore.
maintenant le bourg de Saint-Saturnin. On rencontre, au-dessous

du lit de basalte, à environ quarante pieds de profondeur, une couche d’argile qui contient en abondance des restes de végétaux réduits en carbone par l’intense chaleur de la lave qui les a recouverts.

Ainsi, à l’époque ou le groupe méridional des Dômes déversait ses torrents de feu dans la Limagne, ce bassin lacustre possédait déjà son niveau actuel. Il n’y a pas de plus fort argument contre le mode de formation attribué par M. Poulett-Scrope aux reliefs intérieurs de ce bassin.

Le plateau primitif sur lequel je venais de dresser ce procès-verbal géologique, renferme les sources, très-rapprochées l’une de l’autre, de deux ruisseaux dont nous avions peu auparavant suivi les cours divergents dans la plaine : l’Artière qui serpente dans les prairies de Beaumont et d’Aubières, et l’Auzon qui, creusant son lit au pied des contre-forts méridionaux de Gergovie, rappelle les grandes luttes de nos pères contre les Romains.

Vieille femme et jeune fille de la montagne. — Dessin de Jules Laurens.

En franchissant le faible sillon, où vagit ce cours d’eau à ses débuts, nous foulons un nouveau sol : notre voiture roule silencieusement sur un lit de pouzzolane pulvérisée et de cendres fines couleur d’asphalte. Des scories pareilles à du matras de verreries ou à du machefer, hérissent çà et là cette coulée pulvérulente ou semblent flotter à sa surface. Tout cela est sorti de la fournaise du Puy Noir, ou proviennent des débris de son immense cratère, aux deux tiers écroulé, et dont le restant de paroi, encore debout, se profile de la manière la plus étrange à deux cents mètres de hauteur, rouge

de brique sur toute sa surface concave, d’un vert
Vue de Saint-Sauves, à l’entrée de la vallée du Mont-Dore par la route de Bordeaux. — Dessin de Jules Laurens.
intense sur ses contours extérieurs. Ce contraste de mort

et de vie, de tons frais et calcinés, est, du reste, le trait caractéristique d’une douzaine de volcans groupés à cette extrémité de la chaîne Domique : tous ébréchés du sommet à la base, sur une face de leur cratère.

Je n’avais pas eu le temps de démontrer à mon compagnon de voyage les effets et les causes de ces phénomènes, que de nouveau la scène était changée. Nous suivions la pente déclive d’une autre coulée de lave, très-raboteuse, très-tourmentée, aux éclats de toute forme et de toute grandeur, mais dont chaque interstice, envahi par une cépée de tremble ou de bouleau, ou par une belle tige de mélèze, indique, non moins que le parfait entretien de la route, la main industrieuse et le voisinage de l’homme. Cette cheire sert, en effet, de lisière septentrionale, on pourrait presque dire de rempart, à l’oasis de Randanne, dont les prairies, les plantations et les belles cultures, à mille mètres d’élévation, au fond d’un cirque de lave et de cratères béants, rivalisent avec celles de la grasse Limagne.

Quand on songe qu’il y a cinquante ans à peine, cette oasis n’était qu’une aire de pouzzolane durcie, où ne végétaient que des bouleaux rabougris, des genêts et des bruyères, on ne peut se dispenser de rendre hommage à la mémoire de l’homme persévérant, — véritable fils de l’Auvergne, — qui consacra à cette transformation l’expérience d’une verte vieillesse, les ressources d’une grande fortune, l’activité d’un grand esprit, et qui, par son triomphe sur une terre marâtre et un ciel inclément, laissa à ses compatriotes un exemple plus salutaire que ceux qu’ils auraient pu puiser dans la première moitié de sa vie, usée dans les intrigues des cours et les conseils des rois.

Quant aux difficultés qu’eut à surmonter M. de Montlosier (ai-je besoin de le nommer) au début de son entreprise agricole, nous ne pouvons mieux les faire connaître qu’en consignant ici les réflexions mêmes qu’elles lui inspirèrent.

… « Lorsqu’on vient s’établir dans un immeuble qu’on se propose d’embellir ou d’améliorer, on y trouve, au moins, si pauvre, si mal entretenu qu’il soit, la ressource d’un certain nombre de bâtiments qui, tout d’abord, peuvent offrir un abri aux hommes et aux animaux contre les inclémences de l’atmosphère. On a la ressource de la fontaine du village, de la voie publique : on trouve des routes toutes faites, des prés, des champs, plus ou moins préparés, plus ou moins clos. Ici, rien. Il m’a fallu faire toutes mes routes, il me faut clore tous mes champs ; il faut me défendre contre mes propres animaux : en un mot, je puis me comparer à ces vieux pionniers des savanes de l’Amérique, sur les bords de l’Ohio. Pour tous ces petits soins, les frais sont immenses ; ils ont dépassé de beaucoup les sacrifices auxquels j’avais consenti. Je savais à la manière du pays et selon mes anciennes habitudes, avant la révolution, remuer et cultiver la terre ; mais, en dépit des précautions et de la méfiance dont je me suis armé, une aussi vaste entreprise, étrangère à mes anciennes expériences comme cultivateur, a dépassé d’un tiers tous mes calculs à priori ; et si je n’avais pas eu des fonds de réserve, qui m’ont permis de venir au secours de mon déficit, j’eusse infailliblement succombé et donné à mes concitoyens, au lieu d’un bon exemple, comme je l’espérais, un scandale qui eut ajouté au discrédit attaché à toutes les tentatives d’innovations. »

L’honorable agronome aurait pu ajouter que ce discrédit est surtout le fait de la défiance des ignorants, esclaves de la routine, de la jalousie des impuissants et des railleries des sots. À propos de cette dernière catégorie d’adversaires, il aimait à rappeler l’anecdote suivante : Un jour que, dans un coin de la lande, il faisait péniblement l’essai d’une puissante et nouvelle charrue à défricher, un cavalier d’une irréprochable tenue se détourna de la route voisine et, s’approchant des travailleurs penchés sur les sillons entr’ouverts, eut l’air de suivre l’expérience avec un véritable intérêt. « Monsieur, dit-il enfin à l’agronome, je vous admire. »

M. de Montlosier s’incline et remercie.

« Oui, parole d’honneur, je vous admire, » reprend le cavalier ; et il ajoute, avec ce ton d’impertinence scandée que les fats de tous les temps ramassent sur les planches des théâtres en vogue : « L’intention de monsieur est sans doute d’obtenir ici une futaie de bruyères ar-bo-res-cen-tes ? » Puis, sans attendre la réponse que n’aurait pas manqué de formuler l’imperturbable laboureur, le voyageur pique des deux dans la direction du Mont-Dore, ou, dans un cercle digne de lui, ce précurseur des jockeys et des gandins d’aujourd’hui, n’aura pas manqué de raconter comment il avait merveilleusement mystifié un vieux fou de novateur.

Lorsque, à peu d’années de là, le vieux fou eut mené à bonne fin son monument rural, et que, — lui donnant pour couronnement un large confort et même un peu de luxe, il eut remplacé par une belle habitation la hutte de troncs d’arbres et de chaume dont il s’était jusque-là contenté pour lui-même, bien que tout d’abord il eût pourvu ses compagnons de travaux d’une grande et bonne ferme et ses troupeaux d’étables modèles, — je serais bien étonné si l’élégant cavalier dont il vient d’être question, repassant par le même chemin, n’avait sollicité, comme une faveur précieuse, l’honneur d’offrir ses félicitations à M. le comte de Montlosier, et si, dans les salons du créateur de Randanne, il avait laissé à qui que ce fût le monopole de la louange excessive et de l’admiration hyperbolique.

Ainsi va le monde !… et pourtant, il y a toujours des gens qui croient à son amélioration par le travail et par le dévouement. Et ceux-là, quand ils passent dans le voisinage de Randanne, aiment à aller rêver sur la tombe où, depuis le 9 décembre 1838, repose le comte de Montlosier, dans un endroit de son parc choisi par lui-même, sous des arbres plantés de ses mains. C’est une petite chapelle, ornée d’un portail gothique, que surmonte une croix de lave. Les connaisseurs en critiquent le style comme incorrect ou incohérent ; mais son site en face des volcans, mais sa ceinture de cratères et de forêts, mais le murmure éternel du vent dans la grande ramure des pins et des mélèzes qui l’ombragent, en font une demeure dernière digne du rude jouteur qui, jusqu’à son heure suprême, lutta, sans lassitude et sans peur, contre les défaillances de l’esprit humain et les âpretés ingrates de la nature.

Une belle allée de frènes et d’ormes, dont les troncs sont reliés par une baie d’aubépine, court devant l’habitation, les fermes et les servitudes de Randanne ; à son extrémité méridionale, une petite auberge est devenue l’inévitable station de la mi-chemin pour les voyageurs allant au Mont-Dore, ou revenant à Clermont. On est à peu près certain d’y trouver à déjeuner, si on sait se contenter pour ce premier repas d’œufs frais, de laitage et de pommes de terre en robe de chambre.

L’appétit aiguisé par l’air de la montagne, nous avions déjà expédié la meilleure partie de ce modeste menu, lorsque, venant à parcourir du regard les murailles de la salle à manger, je m’aperçus qu’un petit miroir, leur principal ornement, était, ainsi que le vitrage d’une porte latérale, hermétiquement recouvert d’un crêpe. Je connaissais assez les coutumes locales pour savoir que ce signe symbolique indiquait la présence d’un cadavre dans la maison. Interrogée à ce sujet, une jeune fille (voy. p. 276), qui venait de nous battre du beurre dans un ustensile plus semblable à un mortier de pharmacien qu’à une baratte vulgaire, nous avoua qu’en effet, dans la pièce voisine, il y avait une morte, une pauvre dame, une Anglaise, venant du Mont-Dore. Se sentant défaillir dans le village des bains, elle avait en vain tenté de regagner ses foyers, n’avait pu dépasser la première étape de sa longue route, et avait expiré en atteignant l’auberge de Randanne. Déjà renfermée dans sa bière, elle gisait derrière la porte tendue de noir, dans une solitude complète. La seule personne qui l’eût accompagnée, une sorte de médecin, anglais aussi, était allé au village voisin, afin de s’entendre avec les autorités civiles et religieuses pour l’enterrement et l’achat d’une tombe ; il ne devait revenir qu’avec le convoi funèbre, qu’on attendait dans la soirée.

Ce récit nous tint lieu de dessert… Nous sentions le besoin de marcher. Aussi mettant à profit les loisirs que nous faisaient notre voiturin et son attelage, moins expéditifs ou plus philosophes que nous, et leur donnant rendez-vous au carrefour formé par la rencontre du chemin de Randanne et de la nouvelle route de Bordeaux, nous coupâmes tout droit à travers les prés et les chaumes nouvellement coupés, dans la direction du lac d’Aydat, pour contempler de près cette belle nappe d’eau que nous n’avions fait qu’entrevoir, du haut du Puy-de-Dôme, comme une lame de cristal bleu, enchâssée dans un cadre de malachite.

Ce bassin, le plus vaste, de beaucoup, de tous ceux qui constellent la région montagneuse de la France centrale, n’a pas été formé comme la plupart des lacs du Mont-Dore, comme les Gours de Tazana et de Servière, sur le plateau des Dômes, par l’explosion de l’écorce terrestre, mais par un simple endiguement naturel, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et l’industrie moderne pourrait en créer de semblables en maintes vallées des montagnes. À une époque où nul encore ne s’inquiétait des beautés de la nature en Auvergne, M. de Montlosier avait constaté que le fond du lac avait été une vallée spacieuse, longtemps arrosée et fertilisée par le ruisseau qui passe près du village d’Aydat.

« … Lorsque les volcans éclatèrent et inondèrent le sol de leurs laves, une coulée suivant la pente du terrain vint traverser la vallée d’Aydat, et intercepta le cours du ruisseau. L’eau s’arrêta ; son niveau s’éleva ; mais la lave coulait encore, et des flots de matière embrasée luttaient avec succès contre les ondes mobiles qui venaient se briser contre elle et se dissiper en vapeur. Enfin cette lave incandescente finit par s’arrêter ; la digue n’augmenta plus en hauteur, et l’eau cessa de s’élever. Longtemps sans doute une vive ébullition signala, dans ces lieux, un des grands phénomènes de la nature, mais les siècles se sont écoulés ; la lave s’est refroidie ; l’eau a pénétré ses masses entassées ; elle s’est glissée dans leurs interstices, et a couvert de nombreux végétaux cette épaisse chaussée que de nouveaux siècles lui permettront peut-être d’anéantir[2]. »

Pour étudier comme ils le méritent ce lac et ses rivages où, suivant une tradition locale que nous croyons parfaitement fondée, il faut chercher le site même de la belle villa romaine dont Sidoine Apollinaire, son propriétaire, a laissé une si intéressante description, le temps nous a manqué. Il nous était compté par minutes ; ce n’eût pas été trop d’une journée entière. Nous dûmes nous contenter, après avoir contourné le Puy de la Rodde par sa base orientale, de longer quelques instants au nord du lac ses rives doucement inclinées, de suivre du regard seulement le reste de leurs lignes sinueuses et vertes autour de sa surface bleue, puis enfin d’aller, en toute hâte, chercher dans la muraille du chœur de l’église d’Aydat une pierre saillante portant cette inscription :

HIC SUNT DUO
INNOCENTES ET SANCTUS SIDONIUS.

Ce rapide pèlerinage accompli, et un regard donné aux rives de la Veyre, « ce ruisseau, dont les flots brisés contre les rochers, paraissent tout blancs d’écume et se perdent dans le lac, un peu au-dessous d’une rangée d’écueils qui semblent vouloir s’opposer à leur passage[3]. » Nous prenons, le long des pentes méridionales des Puys de la Rodde, de Chalard et de Combegrasse, un sentier de pâture qui nous ramène sur la route où notre voiturin s’impatiente en nous attendant. Il se soucie bien, lui, du mode de formation du lac d’Aydat et des souvenirs de Sidoine Apollinaire !

La route que nous reprenons sillonne profondément un sol de pouzzolane et de lapilli, déposés par les volcans voisins sur d’immenses couches de basalte feldspathique, descendus à une date antérieure des contre-forts du Mont-Dore. Les Puys d’Enfer et de Monteynard, que nous laissons sur notre gauche, sont les derniers cônes que l’on puisse rattacher au groupe des Dômes. Ils sont sur la limite commune de deux failles d’explosion et de deux soulèvements volcaniques. Au nord le terrain remonte vers le Puy-de-Dôme, au midi il se relève en pente rapide vers le Mont-Dore.

Naguère encore on gagnait la vallée des bains, en escaladant directement cette escarpe, au risque d’avoir à lutter sur les plateaux qui la couronnent à 1 400 et 1 500 mètres d’élévation avec les terribles écirs qui en défendent l’accès : rafales irrésistibles de vent et de pluie au cœur de l’été ; tourbillons de grésil et de neige au commencement et à la fin de la saison. La route actuelle, plus prudemment tracée à droite de ces plateaux dangereux, nous fait descendre et remonter, par une suite multipliée de lacets, les gorges où bruissent et bondissent en cascades les sources des plus hauts affluents de la Sioule, et nous ménage, du haut de chaque arête intermédiaire, d’immenses perspectives sur tout ce que nous laissons derrière nous : sur le plateau des Dômes dont nous pouvons aisément dénombrer et reconnaître les Puys, et sur le bassin de la Sioule déroulant jusque dans les vapeurs de l’horizon du nord les ondulations infinies de son sol tourmenté, où tous les contrastes, toutes les nuances abondent. Il nous est même facile d’entrevoir, dans le sud-ouest, le lit de la Dordogne, débouchant du groupe de montagnes situé en face de nous, et se repliant autour des rochers de gneiss et de micaschiste de Saint-Sauves (voy. p. 277).

Un buron du Mont-Dore. — Dessin de Jules Laurens.

Parvenus au point culminant d’un col qui unit les Puys de Comperet et de l’Aiguiller, nous venions de contempler sous nos pieds le petit bassin rond du lac de Servière, qu’une lande sauvage semble avoir emprunté au jardin des Tuileries, lorsque tout à coup notre voiture s’arrêta et mon fils poussa un cri d’admiration.

Nous étions sur l’angle saillant d’une corniche plongeant à pentes brusques sur une sorte de gouffre dont nous ne pouvions apercevoir le fond, mais dont les parois opposées, également abruptes, se relevaient à un niveau encore plus élevé que le nôtre autour d’une concavité immense et toute boisée, à laquelle l’exposition du nord, les teintes grises des rochers saillants, le vert noirâtre de la végétation, un filet d’argent tracé à son centre par le cours écumeux d’un torrent, et l’ombre projetée par deux roches colossales debout au premier plan, donnent un caractère de beauté sauvage et de grandeur sombre, que d’autres paysages du Mont-Dore égalent peut-être mais ne dépassent point.

Ce site est connu par les noms de deux roches sœurs qui semblent les montants ruinés d’un portique gigantesque autrefois dressé devant cette ravine. Ce sont deux jets de phonolite : la roche Sanadoire et la roche Tuilière, élevant à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol, la première ses gerbes de prismes, courbés et divergents comme des jets d’eau figés ; la seconde ses faisceaux réguliers de colonnes hexagonales.

La roche Sanadoire, dont le temps a pour ainsi dire

limé et aiguisé la cime, se terminait, il n’y a pas encore
La vallée du Mont-Dore et le village des Bains. — Dessin de Hubert Clerget d’après nature.
un grand nombre de générations, en un plateau sur

lequel était une forteresse qualifiée d’imprenable, chef-lieu d’une prévôté royale dont la juridiction, au quatorzième siècle, comprenait quarante-huit paroisses. Les Anglais, qui l’occupèrent quelque temps, y ont entretenu jusqu’à quatre-vingts capitaines et trois cents hommes d’armes. Après le siége et la prise de la forteresse par le duc de Bourbon, en 1385, les paysans des environs, en haine des étrangers qui avaient été le fléau de la contrée, s’empressèrent de la démolir, et n’y laissèrent pas pierre sur pierre : aussi n’y voit-on plus aujourd’hui la moindre trace de construction. Nous fûmes désagréablement arrachés à ces souvenirs et à la contemplation qui les avait éveillés, par un sourd éclat de tonnerre et par une avalanche de gravier roulant du haut des plateaux que nous avions à notre gauche, et lançant jusque dans notre voiture une grêle de cailloutis, tandis que des masses de vapeurs grisâtres s’amoncelaient dans la ravine béante à notre droite et montaient vers nous, roulées par une violente rafale du couchant.

Deux cavaliers, admirablement montés et qui venaient de s’arrêter un instant, non loin de nous, comme fascinés à notre exemple par le charme du paysage, nous dépassèrent au galop en nous criant : « Gare l’orage ! »

Gare l’écir ! répéta le conducteur de la diligence de Clermont, qui nous rejoignait à l’instant même ; puis, le brave homme, plaçant son lourd véhicule devant le nôtre, ajouta, en s’adressant à notre cocher :

« Tiens-toi derrière moi le plus près que tu pourras, je couperai pour toi la pluie et le vent, et tes chevaux ne pourront s’emporter. »

Le conseil était trop bon pour n’être pas suivi. Nous nous lançâmes à fond de train derrière l’épais bouclier roulant que nous faisait la diligence et plongeant avec lui dans de véritables ténèbres d’eau.

Cascade de Queureilh. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Ravines, vallées, montagnes, tout avait disparu. À peine des reflets miroités et comme métalliques nous indiquèrent-ils’emplacement du lac de Guéry, dont la route côtoie la rive : un peu plus loin le craquement des arbres, brisés par la foudre ou déracinés par le vent, nous apprenait seul que nous traversions le bois de la Chesneau. Nous n’aperçûmes même pas le débouché de la grande vallée du Mont-Dore, tant la nue s’épaississait sur ses sommets et descendait bas sur ses flancs.

Il ne fallut rien moins que la voix bienveillante de Mme Cohadon-Bertrand, nous accueillant, un parapluie à la main, sur le seuil de son hôtel, pour nous apprendre que nous étions enfin arrivés dans le village des bains.


XII

La vallée du Mont-Dore au clair de lune. — Les antiquaires. — L’épidémie épigraphique et le Panthéon. — Excursions. — La cascade de Queureilh. — Le Cinclus aquaticus. — Ascension du Sancy. — L’ensemble des monts Dores. — La gorge de Chaudefour. — Le lac Chambon. — Le Tartaret. — Dernière éruption du Mont-Dore.

Le soir, à la table d’hôte (toujours très-bonne au Mont-Dore en général et à l’hôtel Cohadon-Bertrand en particulier), nous nous trouvâmes à côté des deux cavaliers que nous avions entrevus au moment de l’explosion de l’orage devant la Roche-Sanadoise. C’étaient deux officiers de cavalerie appartenant à une garnison du voisinage, et profitant de quelques jours de congé pour visiter la montagne, à petites étapes, sur leurs propres chevaux. La communauté de but, et quelques allusions de Henri à la beauté de leurs montures, ne tardèrent pas à établir entre nous une de ces relations de bonne camaraderie, bien moins rares dans les voyages que dans la vie des salons, mais toujours trop rapidement tranchées à un détour du chemin. Que sont devenus les francs et joyeux compagnons de nos excursions au Mont-Dore ; le capitaine A*** et le lieutenant de X… ? Le nom de ce dernier ne figurant plus sur l’Annuaire militaire, on peut en conclure qu’il a donné suite à des projets de démission dont il ne nous avait pas caché les motifs. Le premier, engagé volontaire d’une époque qui ne compte plus que dans l’histoire, attend et attendra longtemps encore, entre les mornes loisirs et les travaux obscurs de la vie de garnison, un avancement mérité par un rare ensemble des qualités qui font l’homme de guerre. En quelque lieu qu’ils soient aujourd’hui l’un et l’autre, sous les lambris d’un manoir féodal, ou sous les voûtes austères d’une caserne, nous serions heureux, mon fils et moi, que ces lignes leur parvinssent comme un témoignage cordial du bon souvenir que nous a laissé leur rencontre.

Après dîner, nous sortîmes ensemble pour tenter une reconnaissance dans les environs immédiats de l’établissement thermal. La pluie avait cessé, et les nuages repliés derrière les crêtes de la vallée, n’avaient laissé sur sa concavité immense qu’une légère gaze de brume, sorte de fluide blanchâtre et transparent qui servait plutôt de conducteur que de voile aux rayons de la lune, tombant en plein sur le grand cirque des monts Dores.

Il en résultait une lumière diffuse et vague qui, glaçant de tons blanchâtres les angles saillants de la vallée, couronnant de neiges imaginaires les crêtes de son pourtour et étendant comme un crêpe sur les nappes sombres de ses forêts et les rides noires de ses ravines, imprimait aux traits déjà si grands de cet hémicycle cyclopéen le caractère fantastique des paysages chantés par Ossian. Rien ne manquait à la ressemblance, ni la voix des torrents (la Dordogne en faisait entendre une autour de nous, si grêle qu’elle fût), ni les plaintes solennelles des bois (à deux pas, sous la voûte chargée d’humidité, des hautes sapinières du Capucin, le moindre souffle d’air éveillait un vague bruit de houle), ni même les fantômes, car avec un petit effort d’imagination, dans la ligne blanche de la grande cascade du plateau de l’Angle, vacillant comme une écharpe de gaze fixée à l’arête saillante d’une voûte de rochers, on aurait bien pu entrevoir le spectre vaporeux d’une jeune vierge moissonnée en sa fleur et réveillée au fond de sa sombre demeure par le désir de contempler une fois encore, à la lueur de l’astre des nuits, les prés, les eaux, les bois qu’elle avait aimés.

Cascade de la Vernière. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Nous brodions à l’envi sur ce thème un peu usé, en allant et venant dans l’île ovale de la Dordogne, dont nous nous croyions les seuls habitants, lorsqu’un bruit de voix aigres et discordantes s’éleva tout à coup du trophée de sculptures délabrées et romaines qui en fait le principal ornement. — « C’est une dispute d’ivrognes, dit le capitaine A…, oubliant la majesté du lieu.

— Oh ! non, dit Henri, je crois reconnaître la voix de M. Joseph Prudhomme écoutez plutôt. »

Et la voix disait : « Oui, monsieur, dans cette vallée si pittoresquement illustrée (sic) de tendre verdure, de cascades et de rochers, les Romains, nos anciens maîtres, si grands amateurs des belles et bonnes choses, sont venus tout couverts de lauriers et de rhumatismes chercher des soulagements à leurs maux. Ils pensaient, non sans raison, retrouver dans l’efficacité de ces eaux, dans les enchantements de ces lieux un remède à leurs douleurs physiques et morales ; et cette vallée est leur Aquis Calidis.

— Erreur ! criait une autre voix, le Mont-Dore est leur Calentes Baiæ.

— Mon opinion a pour elle la carte de Peutinger, reprenait le premier.

— La mienne s’appuie sur Sidoine Apollinaire, répliquait le second.

— Mon autorité est plus ancienne !

— La mienne plus considérable et plus locale. »

Et les ripostes s’échangeaient prestement entre les deux interlocuteurs, comme des passes entre deux maîtres d’armes.

« Capitaine ! et vous M. Henri, dit tout bas le lieutenant X***, je me crois plus près que vous de la vérité, en affirmant que ces voix ne peuvent être que celles du vénérable Oldbuck Monkbarn, l’antiquaire de Walter Scott, et de quelqu’un de ses anciens contradicteurs, ombres d’un autre temps, venues d’Écosse, à la faveur du brouillard, pour disputer en ce lieu. »

Au détour de l’amas de débris, nous apparurent alors les deux interlocuteurs. L’un, grand, gros, enveloppé de la tête aux pieds d’un épais paletot, et le chef couvert jusqu’aux oreilles d’un immense chapeau, se tenait immobile, comme une cariatide, contre un fût de colonne : l’autre, petit, maigrelet de corps et de costume, les cheveux au vent, des lunettes sur le nez, allait, venait, sautillait, en vrai moineau franc, tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, rejetait à chaque instant sa tête en arrière, en manière de défi, tout en étendant sa main sur un des fragments antiques, comme le conventionnel de Ponsard, sur l’autel attesté.

« Aucune de vos trois suppositions, dis-je à mes compagnons, n’était tout à fait fausse ; ces terribles discoureurs appartiennent au monde des vivants, mais s’agitent dans celui des ombres. Ils sont en ce moment grisés de paroles creuses et de science vaine, et enfin, Parisiens tous les deux, ils sont à un titre quelconque, un peu parents de l’archétype d’Henri Monnier. Je les ai déjà vus et entendus, et il n’est pas un des habitués du café…, l’un des plus célèbres de la rive gauche de Paris, qui ne les reconnaisse au premier coup d’œil.

Pic de l’Aiguiller sur le Creux d’Enfer (Mont-Dore). — Dessin de Jules Laurens d’après nature.

« L’un, l’homme au paletot, est un légiste habile, tout féru de droit et de chicane ; l’autre, riche industriel, a créé la plus grande manufacture de clous qui existe dans le monde entier. Sans doute, leurs médecins les ont envoyés au Mont-Dore sous prétexte de bronchites chroniques, de gastro-entéralgies simples ou rhumatismales, et les imprudents les ont exposés à l’invasion d’une maladie bien autrement dangereuse, fléau de notre temps, et dont on ne saurait encore calculer toutes les conséquences néfastes : l’archéologie épigraphique !… »

La vue d’un public, (et quatre personnes avaient droit à ce titre dans cette solitude), éleva au paroxysme la fièvre de nos deux champions : greffant immédiatement une nouvelle discussion sur la première, ils se mirent à argumenter sur l’origine du Panthéon dont ils foulaient les vestiges ; le légiste, fort de la découverte de quelques médailles de la colonie de Nîmes parmi ces décombres, en faisait remonter la fondation incontestable jusqu’à Lucius et à Caïus César, les princes de la jeunesse ; le petit homme aux clous ramenait non moins hardiment, la date de cet événement à l’époque de Septime Sévère, l’inscription suivante déchiffrée sur un autel votif : Julia Severa votum solvit libens libero, ne pouvant désigner que l’épouse, la fille, ou la sœur de cet empereur. Les deux épigraphistes allaient en appeler à notre arbitrage ; mais redoutant la contagion, nous prîmes prudemment la fuite.

Le lendemain, le soleil se levait splendide, et presque en même temps, le capitaine A*** frappait à ma porte, pour m’avertir qu’il mettait son cheval à la disposition de mon fils, qui pourrait ainsi accompagner le lieutenant X*** dans une excursion que celui-ci voulait faire sur la route de Bordeaux, au delà de la Bourboule et de Saint-Sauves, pour comparer cette entrée de la vallée du Mont-Dore à celle que nous avions suivie la veille. L’excellent capitaine, cherchant à atténuer tout ce que son offre avait d’obligeant, prétextait le besoin qu’il éprouvait de marcher, et demandait à me suivre dans ma promenade du matin. Un quart d’heure après, Henri, monté comme il ne l’avait jamais été, filait avec le lieutenant du côté de Murat-le-Quaire ; tandis que le capitaine cherchait avec moi, entre le village des bains et le hameau de Queureilh, le point exact d’où le rayon visuel prolongé vers le sommet du Capucin, se heurte aux contours illusoires d’un obélisque détaché d’une paroi de ce rocher et revêtant en apparence le froc, le capuchon, le galbe d’un moine agenouillé, les bras croisés sur sa poitrine et les mains dans ses manches. Ce point précis, nous nous en assurâmes, est situé à quelques centaines de mètres en aval du village des Bains, à la bifurcation de la route et d’un chemin qui s’élève derrière Queureilh ; partout ailleurs, la perspective fantastique s’atténue et disparaît.

La région des lacs au sud du Mont-Dore. — Dessin de Jules Laurens d’après nature.

La cascade de Queureilh, que nous ne tardons pas à atteindre en doublant la pente du plateau de l’Angle, devant le débouché du ruisseau qui vient du lac de Guéry, a un caractère à part parmi toutes celles du Mont-Dore. Elle ne présente aux yeux, ni la masse d’eau, ni le précipice, ni le chaos de rochers de la Grande-Cascade, qu’on voit de la vallée ; elle n’a pas le cadre de montagnes boisées et de forêts éternelles qui resserre étroitement les chutes du Plat-à-Barbe et de la Vernière ; mais le contraste de son écume blanche lavant les prismes noirs d’une couche de basalte de plus de vingt mètres d’épaisseur ; mais la corniche de cette muraille sombre, frangée de mousse, couronnée de l’or des genêts et du tronc blanc des hêtres, tandis que sa base baigne dans l’eau pure d’un clair bassin ; mais la pelouse, d’un vert tendre, et le bois de vieux sapins qui s’arrondissent autour de celui-ci, comme pour en protéger les abords ; tous ces détails accentués, mais d’une harmonie parfaite dans leur ensemble, me font préférer cette cascade à beaucoup d’autres plus renommées.

Tandis que, mécontent de n’en avoir trouvé nulle part de représentation fidèle, je m’efforçais d’en arrêter sur mon carnet les principaux traits, un geste muet, mais expressif du capitaine A*** fixa toute mon attention sur la nappe d’eau, étalée, calme et bleue au bas de la chute. Là, sur un fond de sable, à un ou deux pieds de profondeur, une bulle d’air, irisée comme une bulle de savon, semblait rouler et courir. Un peu d’attention me convainquit qu’il y avait sous cette enveloppe gazeuse un être quelconque qui vivait, respirait et se livrait à la chasse des loches et autres habitants minuscules du bassin. Après quelques évolutions, le globe d’air s’éleva à la surface de l’eau, et creva ; un oiseau de la forme et de la grosseur d’une grive en sortit, étendit ses ailes, d’où tombèrent, comme des perles, quelques gouttelettes de la source, et la jolie créature, poussant un petit cri, prit son vol vers quelque autre bassin de la montagne. J’avais lu dans maint ouvrage d’histoire naturelle des détails sur le merle d’eau, cinclus aquaticus, sans que mes yeux de vieux chasseur l’eussent jamais rencontré. On dit qu’il n’est pas rare au Mont-Dore.

Cette promenade, prolongée sur les flancs du Puy-Gros, vers la base de la banne d’Ordenche, et de là, à travers les vallons de la Roche-Vendeix, les gorges boisées de la Vernière et les sapinières du Bozat jusqu’au roc du Capucin, remplit notre première journée.

Le lendemain fut consacré tout entier aux détails intérieurs de la vallée des Bains ; à la grande cascade, et à celle du Serpent, à l’avalanche de pierres du ravin des Égravats, au Puy de Cliergue et enfin au vallon de la Cour et à la gorge d’Enfer : deux anfractuosités circulaires, aux parois et au pavé de trachite démantelé, calciné, dans lesquelles il est bien difficile de ne pas voir deux évents, ou cratères, annexes antiques de l’immense bouche ignivome, ouverte jadis au fond du grand hémicycle d’où s’échappent aujourd’hui les eaux mères de la Dordogne.

Le troisième jour, nous trouva de bonne heure gravissant le cône du Sancy, après avoir cherché en vain, sur la haute terrasse qui unit à cette cime centrale celles des Puys Ferrand, de la Grange et de Cacadogne, le marais permanent et la voûte de glace éternelle, décrits par tant de touristes comme la source de la Dore. Je puis affirmer que le 25 août 1864, le plateau ne gardait pas la moindre trace de ces deux traits caractéristiques et que la permanence de l’un et l’éternité de l’autre avait cédé depuis deux grands mois à la sécheresse et la chaleur de l’été. La neige, il est vrai, devait y reparaître dès le lendemain, mais pour combien de temps ?

La tour d’Auvergne et Saint-Pardoux vus du plateau de Bozat. — Dessin de Jules Laurens.

J’avais lu aussi quelque part que, pour escalader la cime du Sancy il fallait un courage dont peu de personnes se sentent capables. À cette assertion je n’opposerai qu’un fait. Nous avons trouvé, installée sur la plate-forme même du cône, à côté du dé quadrangulaire de granit qui marque le point culminant de la France centrale, et déjeunant, en face de dix départements et de trois cents volcans, toute une société venue de Clermont à cet effet et qui n’avait rien de trop héroïque : un monsieur et deux dames d’âge incertain, deux belles jeunes filles de dix-huit à vingt ans, trois bébés en jaquette et deux suivantes dont une nourrice portant son nourrisson !…

Relater les détails intimes de cette excursion, ou de celles qui la précédèrent et la suivirent, me jetterait bien en dehors du cadre du Tour du Monde. Peindre les scènes variées qu’elles ont fait passer devant nous, les aspects grandioses, austères ou souriants, mais toujours pittoresques des paysages parcourus, serait refaire ce qui a été fait avec une bien autre autorité que la mienne, et après plusieurs années d’observations répétées et d’études spéciales par M. H. Lecoq.

Heureux si mes esquisses incomplètes pouvaient inspirer à ceux qui les liront, le désir de recourir au beau et sérieux travail de ce savant, je dois me borner à indiquer les traits principaux d’une région sur laquelle, en moissonneur habile, il n’a rien laissé à glaner derrière lui.

Le Mont-Dore, le plus haut des monts de la France centrale, n’a pas jailli, comme le Cantal, du fond d’un bassin lacustre, ou, comme le Puy-de-Dôme, sur les bords d’un grand lac ; il s’est élevé loin de tout dépôt sédimentaire, du sein d’un plateau de pur granit, sous la forme d’un cône un peu irrégulier et légèrement déprimé dont les pentes, plus ou moins rapides, vont se perdre graduellement dans la roche primitive qui les supporte. L’élévation moyenne du plateau étant de 1 000 mètres, et le niveau absolu du pic de Sancy de 1 884 mètres, on a un chiffre de 884 mètres pour l’épaisseur de la masse qui constitue la portion volcanique de la montagne. Cette masse, formée de lits superposés de scories, de conglomérats, de pierres ponces et de cendres, traversés et recouverts par des nappes et des courants de trachytes et de basalte, a été lacérée dans plusieurs directions par de profondes déchirures, dont l’une, ouverte du sud au nord, a donné naissance à la vallée des Bains, qui a comme évidé le centre du massif.

Le sommet de celui-ci est couronné par sept ou huit pics rocheux qui semblent autant de créneaux démantelés. Aucun d’eux n’a gardé les traces d’un cratère régulier ; mais lorsqu’on a contourné le bassin supérieur du vallon de la Dordogne par les escarpements des vallons de la Cour et d’Enfer, par les cimes du Cliergue, du Sancy et du roc de Cuzeau, il est impossible de ne pas admettre que l’on vient de circonscrire l’ouverture par laquelle se sont épanchées les grandes formations du Mont-Dore. On ne peut également placer que là le centre des commotions qui, à plusieurs reprises ébranlèrent la masse entière de la montagne, élevèrent les dykes de trachite au niveau qu’ils occupent aujourd’hui au-dessus des coulées de basalte, et donnèrent aux nappes trachytiques des plateaux de Bozat, de Rigolet et de l’Angle une inclinaison qu’elles n’auraient jamais eue sans un soulèvement postérieur à leur épanchement.

Le Sancy est flanqué de deux cimes dont le niveau n’est que de très-peu inférieur au sien ; à sa gauche, le pic de l’Aiguiller, hérissé de pointes inaccessibles, se penche comme un fantôme sur les abîmes noirs du Creux d’Enfer ; à sa droite, le Puy-Ferrand domine au midi toute la région des lacs qui se déroule vers le Cantal, et au nord la pittoresque vallée de Chaudefour, — effrayante à son origine, dans les flancs des grands monts, comme un cratère à peine refroidi, souriante comme une idylle, à son débouché, autour du lac Chambon, dont la nappe bleue aujourd’hui si paisible, entourée de cimes volcaniques et de ruines féodales, également inoffensives, a reflété les dernières flammes allumées dans les cratères du Mont-Dore.

Le quatrième et dernier jour qu’il nous fut permis de consacrer à cette région, nous vit gravissant de bonne heure les flancs du Tartaret, volcan moderne, que l’on croit du même âge que la chaîne des Dômes. Il a formé le lac de Chambon, comme le Puy de la Vache a formé le lac d’Aidat, par un barrage de lave à travers la vallée venant de Chaudefour. Sa cime rouge et sa ceinture de bois verdoyants se mirent dans le lac, face à face avec le château de Murol.

Vallée de Chaudefour. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’album de M. Henri de Lanoye.

Son cône est entièrement formé de scories incohérentes de lapillis et de fragments de granit. Il a deux cratères profonds et réguliers, en forme de bassins, séparés par une haute crête, rompus chacun sur un de leurs côtés. Ils ont émis ensemble un vrai fleuve de lave qui, s’étalant ou se resserrant dans le moule que lui offrait la vallée de la Couze, en a suivi toutes les sinuosités jusqu’au delà de Champeix et de Nechers, à plus de vingt et un kilomètres de sa source enflammée.

Nous avons suivi cette coulée de basalte moderne le long d’une vallée excavée en partie dans le granit, mais dont les pentes sont partout frangées par les segments de courants plus anciennement épanchés dans la même direction. Observer les analogies de ces formations d’époques différentes, leur parfait parallélisme, et leur étendue à peu près égale, constater leur fréquente similitude de structure et d’éléments minéralogiques ainsi que le caractère pittoresque qu’ils donnent au paysage serait une étude pleine d’intérêt ; elle mériterait qu’on lui consacrât bien des heures et bien des pages.

À défaut de temps et d’espace, qu’il me soit au moins permis d’affirmer, avec mon honorable adversaire, M. Poulett-Scrope, docte fils d’Albion qui n’a que le tort d’être un peu trop gallophobe, que bien peu de points du globe offrent d’aussi admirables juxtapositions d’anciens et de récents produits volcaniques.

« Ici, dit-il, la nature a elle-même rassemblé les objets de comparaison, et les a placés sous les yeux de l’observateur, comme avec l’intention expresse de démontrer leur mode commun de formation. »

Il y a soixante ans, alors que les géologues se chamaillaient à propos de la formation des basaltes, le naturaliste Ramon, le peintre des Pyrénées, s’écriait en visitant ces mêmes lieux : « Ce n’est assurément pas au Mont-Dore que la fameuse question de la volcanicité des basaltes sera jamais l’objet d’une discussion sérieuse. »

La dernière irradiation que le foyer du Mont Dore ait projetée du côté de l’Est, s’est étendue jusque auprès d’Issoire, ou, dans l’espèce de delta formé par la rencontre des Couzes de Chambon et de Pavin avec l’Allier, elle a pénétré, mêlé, confondu, recouvert des dépôts lacustres des périodes éocène et miocène, ainsi que des dépouilles animales d’époques évidemment postérieures. Elle a ainsi constitué les falaises bréchiformes du Mont-Périer, auquel plusieurs rangées de grottes, creusées en des temps inconnus, et encore en partie habitées, donnent l’apparence d’un immense vaisseau pétrifié, avec tous ces sabords restés béants. Pour expliquer la formation et l’entassement de ces brèches, il faut supposer, comme l’a fait M. Ch. Lyell, la soudaine invasion d’une énorme masse de vase liquide, se précipitant en cascades des flancs élancés d’un volcan en conflagration, au milieu de torrents de lave, d’avalanches de neiges et de rocs déracinés.

Lac Chambon. — Dessin de Hubert Clerget d’après nature.

L’Islande, presque de nos jours, a été le théâtre de faits analogues. En 1783, l’hiver et les premiers jours du printemps avaient été dans cette île d’une douceur inaccoutumée. Vers la fin de mai, on vit flotter un léger brouillard bleuâtre autour des flancs glacés du Skapta-Jokul, que n’ont jamais foulé les pas de l’homme. Un violent tremblement de terre suivit cette apparition. Le 8 juin, des nuages de fumée noire, issus de la partie nord du volcan, s’ébranlèrent dans la direction du sud, marchant contre le vent et enveloppant de ténèbres et de cendres, tout le district de Sida. Bientôt d’innombrables colonnes de flammes jaillirent du milieu des glaciers, s’étalèrent sur leur surface, pendant que la rivière Skapta, une des plus larges de l’île, disparaissait tout à coup après avoir inondé sa vallée sous une fétide bouillie d’eau et de poussière volcanique.

Deux jours après, un courant de lave vint couler à la place de l’onde dans le lit de cette rivière, et bien que le chenal béant n’eût pas moins de deux cents mètres de largeur sur soixante-dix de profondeur, le déluge de feu le combla, surmonta ses rives et se répandit dans la plaine environnante ; là, il roula devant lui, comme un tapis, le sol tourbeux rempli de dépouilles organiques, en fit une chaîne de collines qu’il recouvrit de matières ignées et finit par se jeter dans un lac, dont les eaux, vaporisées à son contact, s’évanouirent en sifflant dans les airs.

Telle fut sans doute, la’scène dont le bassin des deux Couzes fut le théâtre, lorsqu’une des dernières convulsions du Mont-Dore pétrit de boue, de cendres, de tuf, de scories et d’ossements de grands mammifères, les monts Perrier et de Boulade.

F. de Lanoye.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. XIII, p. 65, 81, 97 ; t. XIV, p. 257.
  2. H. Lecoq. Le Mont-Dore et ses environs. In-8, avec planches lithographiées. Clermont-Ferrand, 1844. Nous saisissons l’occasion de citer cet ouvrage, le plus complet, à tous les titres, qui ait encore paru sur la section de la France centrale, comprise entre le grand Puy-de-Dôme et la lisière nord du Cantal. Nous ne pouvons qu’y renvoyer ceux de nos lecteurs qui voudront connaître à fond la géologie, la faune, la flore, la climatologie et les grands aspects de cette région. Le savant professeur de Clermont n’a rien oublié.
  3. Œuvres de Sidoine Apollinaire, livre II, épître II.