Voyage dans les provinces russes de la Baltique, Livonie, Esthonie, Courlande/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 113-128).
Première livraison


VOYAGE DANS LES PROVINCES RUSSES DE LA BALTIQUE,

LIVONIE, ESTHONIE, COURLANDE,


PAR M. D’HENRIET.


1851-1854. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I

Arrivée à Riga par mer : la douane et les douaniers. — Le port ; la ville ; premières impressions. — La population : les races. Allemands, Russes et Lettons. — Fiançailles et Mariages. — Armée. — Garnison.

Nous avions pris passage à Stettin, mon frère Louis et moi, sur le paquebot à vapeur la Düna, et après trois jours de mal de mer, nous étions arrivés au port de la Bolderaa, et à l’embouchure de la Düna ou Dwina du sud, la Dünamunde.

Les douaniers parurent un beau matin à nos yeux, en même temps que les côtes de la Russie. Des hommes vêtus d’un drap grossier, usé, râpé jusqu’à la corde, lustré et luisant de graisse, mais qui avait été vert sombre, glissèrent jusqu’à nous dans un canot de la même couleur. Leurs moustaches blondes se détachaient en clair sur leur visage. Ils avaient les lèvres épaisses et la physionomie plutôt rude que malveillante. Plusieurs tenaient entre leurs doigts des bâtons de cire rouge qu’ils pétrissaient en les humectant de leur salive. Deux individus habillés d’un drap plus fin siégeaient à l’arrière sur des tapis rouges. C’étaient des employés supérieurs.

Ils montèrent sur le paquebot. Tous les voyageurs furent appelés successivement en leur présence. J’allai à mon tour subir une sorte d’interrogatoire. — Quels étaient mes motifs pour entrer dans l’Empire ? — N’en avais-je pas d’autres que ceux que j’énonçais ? — Quelles personnes connaissais-je en Russie ? — Avais-je des journaux ? — Avais-je des lettres de recommandation ?

Le commandant du paquebot nous avait, je puis le dire[1], fait notre leçon. Il nous avait offert de garder dans un endroit réservé les objets suspects, armes, lettres, journaux, journaux surtout. « Je vous les ferai passer, avait-il dit, par les douaniers. »

Je fus remis aux mains des subalternes, gens besogneux qui mendieraient une piécette, s’ils n’avaient honnêtement la peur d’avoir affaire à quelque Excellence voyageant incognito. Celui auquel on me livra avait un nez épaté, épais et rouge, qui indiquait où aurait passé ma pièce d’argent. Il me fit signe de montrer l’or que j’avais, le fit sonner et resonner sur une table, pour s’assurer que je n’introduisais pas de la fausse monnaie. Tel est l’usage. Il visita mes effets, mit de côté les papiers imprimés, qui devaient aller à la censure, posa sur le reste des bagages son énorme sceau, me palpa de la cheville jusqu’à la gorge, s’assurant que je n’avais point de papiers sur moi. Puis après m’avoir fait demander par un interprète, que je ne compris pas d’abord, si j’aimais mieux vider mes poches que d’être fouillé, il mit la main à mes poches en s’excusant.

Les douaniers accompagnèrent le paquebot qui remonta lentement le fleuve entre deux rives plates et peu cultivées, avant d’aborder à Riga, capitale des trois gouvernements de Livonie, Esthonie et Courlande.



Le port n’est autre chose que le fleuve lui-même, un beau et large fleuve, qui coule tranquillement et à pleins bords entre deux rives peu encaissées, éloignées l’une de l’autre en certains endroits de plus d’un kilomètre. La ville, quoiqu’elle ne soit pas bâtie en amphithéâtre, est cependant visible de très-loin. Grâce à ses maisons aux toits démesurés, aux pignons en gradins, qui rappellent les vieilles cités allemandes, elle apparaît derrière les remparts, avec ses clochers, ses flèches, ses tours et les coupoles de ses édifices, mélange de gothique de plusieurs époques, de byzantin, de style russe, — si tant est que la Russie ait un style à elle, — et de pseudo-grec. Les églises russes aux dômes ornés de boules et de croix dorées, ajoutent à cet ensemble un peu confus un souvenir de l’Orient.

Le paquebot s’était arrêté en dehors des murs, devant la forteresse.


L’une des portes du port, la Sandpforte (porte de Sable), à Riga. — Dessin de d’Henriet.

À gauche une construction massive lavée d’un lait de chaux jaune, flanquée de quelques tours, percée d’ouvertures régulières, ressemblait à une caserne. C’est le château, résidence du gouverneur général.

À droite le marché, établi devant une des portes, n’offrait aux yeux qu’un amas de baraques chancelantes. Au fond, les moulins à vent coiffés d’une espèce de carène de vaisseau renversée, agitaient leurs ailes sans trop se presser. Auprès de nous, des navires venus de tous les climats, depuis les struzzes, immenses barques de l’intérieur de l’Empire, formées de troncs grossiers, jusqu’aux légers bâtiments des Américains.

Quelques instants après notre débarquement, nous étions installés chez un de nos amis. On sonnait à la porte : des employés de la police venaient prendre nos noms et notre signalement, avant de nous octroyer un billet de séjour. Une heure après, on sonnait encore. Un douanier nous demandait. C’était l’homme que le commandant du paquebot honorait de sa confiance. Sa capote verte était des plus rapiécées, mais il portait sur la poitrine une série de médailles et de décorations, et ses moustaches grises étaient fort longues. La tête découverte, fixe, droite, dans l’attitude du salut militaire, il reçut pour sa peine un demi-rouble, environ deux francs, qui firent briller sur son visage un éclair de joie. Il voulut nous baiser la main ; j’essayai de l’en empêcher, sans y réussir.

Des fenêtres de la maison où nous étions, la vue s’étendait sur une place de moyenne grandeur, occupée au milieu par une petite baraque où sont les balances de la ville. Un grand nombre de charrettes de paysans, de rouliers juifs, y apportaient le lin et le chanvre, que des experts jurés sont chargés de peser et de marquer d’une estampille. Cette place, à laquelle on arrive par la principale porte, celle du marché, n’est rien moins que la place de l’hôtel de ville, magistrat ou maison du Conseil, Rathhaus. La Rathhaus, dont les balcons servent encore à certain jour de tribune pour lire au public les priviléges de Livonie, montrait assez fièrement à notre gauche son clocher de forme capricieuse et tourmentée et ses grandes boules, maintenues par des cordes que le veilleur de jour et le veilleur de nuit font mouvoir en cas d’alarme ou d’incendie.

Au pied de la Rathhaus, bon nombre d’hommes étaient étendus, couchés et dormant après le repas du matin. C’étaient des commissionnaires, des portefaix, des soldats vétérans.

À droite, sur la même place, s’élève l’un des plus anciens, sinon le plus ancien monument de la ville, la maison des chevaliers de la Tête-Noire, ou si vous l’aimez mieux, dans un seul mot, suivant l’appellation livonienne, la Schwarzhaupterhaus. C’est un grand édifice, dont je regrette de n’avoir pas pris un dessin, à pignon pointu et à sculpture sans art, ou d’un art barbare et étrange, à girouettes fleuries, d’un aspect d’autant plus désagréable, qu’il a été surchargé de constructions malheureuses. Inutile de dire qu’il ne sert plus aux chevaliers. Les chevaliers, qui ont fait peser lourdement leur droit de conquête, n’existent plus. D’abord Chevaliers du Christ, — Frères du Glaive, comme ils s’appelaient, — puis chevaliers de la Croix, les soldats moines s’étaient réunis ensuite à l’ordre Teutonique. Leur grande salle a été prise pour salle de réunion et de concerts. On l’a ornée de portraits équestres des souverains et des souveraines de la Russie, dont plusieurs, — je parle des peintures, — sont loin d’être sans valeur, et dont les cadres de bois sculptés à ornements de haut relief, sont plus curieux encore. Une nouvelle institution a remplacé l’association religieuse. Les chevaliers Tête-Noire d’aujourd’hui célèbrent leur fraternité par un banquet annuel, où le vin de Champagne coule à flots dans les grands verres, et à la fin duquel les jeux de hasard, généralement défendus en Russie, sont tolérés.

Riga, qui appartient au moyen âge, n’a cependant conservé que peu d’antiquités remarquables. C’est que la Livonie, ballottée de domination en domination, objet d’envie ou de regret pour les Russes, les Suédois, les Danois, n’a échappé à un joug que pour retomber sous un autre plus dur encore. Les populations de ce pays, douces, inoffensives, encore idolâtres, furent subjuguées par les chevaliers Teutoniques, qui les convertirent violemment, et associèrent, pour détrôner l’ancien culte, le nom des saints à celui des vieux dieux du pays, dieux que les habitants des campagnes, comme autrefois les paysans païens, n’ont pas oubliés, et qu’ils aiment et chantent toujours, témoin ce chant de Ligo-Johanni, qu’ils répètent encore à la fête des fleurs de la Saint-Jean, au solstice d’été.

La ville passe pour avoir été bâtie vers l’an 1200, par Albert, le premier évêque, et doit son nom à la petite rivière de Rigue, aujourd’hui Rizing, qui est presque entièrement desséchée. Pierre Ier, qui n’avait pas encore reçu le surnom de Grand, s’en empara en 1710, en même temps que de Vibourg et de Revel, et des autres villes des provinces baltiques, qui lui furent définitivement abandonnées par la Suède, aux termes du traité de Nystadt. Riga conserva quelques priviléges qui lui sont chers, et qui lui furent solennellement confirmés par la plupart des souverains russes ; il y règne encore une ombre de liberté communale. Les Russes ne se trouvent pas là chez eux : ils ne peuvent siéger au Rathhaus : ils n’ont pas même le droit d’exercer certaines professions ni certains commerces, exclusivement réservés aux Allemands. Enfin une garde nationale à cheval, la seule de la Russie, peu exercée, il est vrai, puisqu’elle ne chevauche qu’une fois l’an, reste comme un dernier vestige des milices bourgeoises, qui défendaient la commune contre des armées disciplinées.


Un marché en Livonie. — Dessin de d’Henriet.

La ville, à l’étroit dans ses murs, s’est augmentée de faubourgs qui s’étendent assez loin dans plusieurs sens, et renferme une population bizarre, agglomération de races longtemps ennemies, qui se sont réconciliées, ou peu s’en faut, mais qui ne se sont que peu ou point mêlées ; ce sont :

Les Allemands, policés, polis, qui se croient fort supérieurs aux Russes et le sont en effet par plusieurs côtés ; ils se sentent prépondérants, parce qu’ils forment l’élément essentiel de la population urbaine ; ils sont fiers de leur bourgeoisie et de leurs richesses, assez hauts avec leurs inférieurs, remuants, supportent difficilement la dépendance ou ils se trouvent, et gardent avec religion leur langue maternelle et leurs usages ;

Les Lettons ou Lethois, anciens possesseurs du pays, pauvres gens dégradés et abrutis sans mesure, dont je dirai plus loin quelques caractères particuliers ; ayant leur langue, une des plus vieilles langues de l’Europe ; ayant un costume à eux, qui n’est pas sans ressemblance avec celui du Breton, et conservant, malgré leur inertie apparente, une certaine force de vie et d’obstination à leurs usages ;

Les Russes, fonctionnaires, employés à tous les degrés dans l’échelle du Tchin[2], galonnés, serrés dans leurs uniformes, sont soigneusement rasés, sauf ceux des basses classes, qui portent toute la barbe ; ces derniers, peuple des faubourgs, sont charpentiers, terrassiers, trafiquants de petites industries, à moins qu’ils ne servent comme domestiques ou gardiens de nuit. Ils portent la touloupe, peau de mouton, durant l’hiver, et pendant l’été, la chemise et le pantalon ;

Les Israélites, die Jude, aux cheveux noirs ou roux, sorte de parias, traités comme des chiens, objet de rire, de plaisanterie cruelle, de haine religieuse dans une société qui se dit chrétienne, habillés d’un vêtement particulier, malpropres, honteux, serviles arrivés par le mépris des autres et le défaut de protection légale, à la bassesse et au mépris d’eux-mêmes ; ils n’ont pas le droit de séjourner dans la ville[3], la police les y tolère pour en retirer quelque argent au fur et à mesure de ses besoins ; ils n’ont pas le droit d’acquérir la terre ; ils deviennent colporteurs, contrebandiers, faiseurs de tours, et quels tours ! — musiciens, tambours ; ils ne deviennent guère soldats : la différence de religion plus encore que celle de race, leur est défavorable.

J’ai entendu répéter à satiété que les rapports du serf au seigneur et du domestique au maître, sont ceux du fils au père, quelque chose d’attendrissant, d’exemplaire de matriarcal. De même ceux du paysan à l’empereur. « Le tzar est loin, comme Dieu est haut, mais tous deux veillent. » « Nos domestiques et nos paysans sont tellement heureux, qu’ils ne songent pas à un autre état. » — Si cela est vrai, ils ont résolu le problème du contentement à bon marché.

Aux premiers jours de mon arrivée en Livonie, j’étais chez un de mes amis, un jeune homme de cœur, musicien distingué, d’une nature impressionnable et bonne ; je l’avais connu en France avant de le retrouver en Russie, et je suis sûr que mon affection pour lui ne me fait point exagérer sa valeur.

Il devait sortir : à l’heure précise, le cocher Thomas ne se trouva pas devant la porte avec sa voiture. Thomas était un paysan qui avait eu le bonheur assez envié de venir chercher du service à la ville. Son vice était d’aimer à boire, la boisson lui donnait de la joie ; quand il était triste, il s’enivrait. Il avait promis plusieurs fois de se corriger. Au retour de sa course, Thomas reçut un petit morceau de papier dont il savait la destination ; il le prit, baisa la main du maître et ne songea pas à feindre l’étonnement. C’était un bon pour vingt-cinq coups de verges. Il alla à la police qui — heureusement — n’était pas loin, se déshabilla autant qu’il le fallait, reçut vingt-cinq coups, tandis qu’un officier comptait, afin que tout se fît dans les formes. Il ramassa ses vêtements sans mot dire. On lui remit une sorte de récépissé, constatant que Thomas avait reçu ce qui était demandé.

Il revint en ayant soin de ne pas paraître mécontent et après avoir présenté le billet à son maître, il lui baisa la main.

« Êtes-vous content, dis-je à mon ami, de ce que vous avez fait ?

— Qui, moi ? Qu’ai-je fait, j’ai fait battre mon cocher. Est-ce moi qui l’ai battu ?

— Mais si vous-même aviez reçu une pareille…

— Qui, moi ? Des coups de verge ! C’est une plaisanterie. Est-ce que je suis né serf, par hasard ? »

Il avait compris ; mais l’hypothèse lui semblait inadmissible.

« Nos domestiques, me dit-il, sont le plus souvent à nous. Est-ce que nous pouvons les mettre à la porte ? Autant vaudrait jeter sa maison par la fenêtre ! »

Hélas ! le raisonnement n’est pas mauvais en Livonie, où le propriétaire est maître et juge. La seule restriction, bien légère, qu’on apporte à son droit d’abuser, est le payement qu’il doit faire, suivant le tarif, entre les mains de la police pour la peine qu’elle a pris de châtier celui qu’il condamne.

D’autres non moins jeunes que celui que je cite, non moins doux, que j’ai connus plus tard, avaient de vieux serviteurs à cheveux blancs. Le samovar, machine à thé, n’était pas préparé à l’heure dite. Le vieillard entrait, recevait quelques paroles brèves, puis un soufflet sur une joue, qui rougissait, et sur l’autre, qui rougissait encore, sans qu’il perdît devant le jeune homme l’attitude respectueuse.


Paysans Russes : Aspect du costume d’hiver.

Je ne parle pas de certains supplices infligés par des femmes mécontentes à leurs caméristes, et qui, sortant de l’ordinaire, forment exception.

La première fois que je vis des serfs à peu près chez eux, c’était à Dubbeln, un petit pays de bains où l’on vient de fort loin, situé dans une position délicieuse entre fleuve et mer, à l’embouchure de l’Aa. J’habitais une maison voisine de celle d’un prince R… nouvellement marié à une jeune fille, une enfant de seize ans, grosse, ronde comme sont beaucoup de femmes russes, fort petite, et qui cependant trouvait moyen de regarder du haut de sa tête, au salon de conversation, les aides de camp, qui la faisaient danser. Ses gens m’intéressaient. Les cochers près des écuries fumaient en dépit des défenses. Ils avaient l’air heureux, pourquoi ne pas l’avouer ? Heureux en effet, d’un bonheur inerte. L’un d’eux à l’écart psalmodiait sans cesse une sorte d’air lent sur un rhythme triste et comme plaintif. Une femme était auprès de lui, pâle, douce, les yeux caressants et relevés comme ceux des Chinoises, les pommettes saillantes. Un enfant, — voilà la famille, — était entre les deux, couvert seulement d’une chemise d’indienne rougeâtre ; sur sa peau, un peu aux joues, et beaucoup aux jambes, de la terre était attachée, comme on en remarque aux flancs des bœufs. Je dis ce que j’ai vu sans vouloir l’exagérer. De l’insouciance, une vie qui paraissait toute faite et pourtant pesante.

Beaucoup de choses m’étaient nouvelles ; je fis des méprises et j’eus des étonnements auxquels je fus moins exposé plus tard. Le quatrième ou le cinquième jour après mon débarquement se trouvait être celui d’une fête dite nationale, l’anniversaire de la naissance ou du couronnement du tzar. Il y avait Te Deum et revue. J’assistai à la revue. À l’un des commandements je vis les soldats jusque-là immobiles, sur toute la ligne, éternuer, tousser, cracher, se moucher ; ce fut comme un feu de peloton. Je me gardai de rire. Une musique militaire entonna le Bojni Sara Krani, l’hymne russe, un beau chant, d’un souffle très-large. J’écoutais attentivement ; un officier vint de la part du colonel de la police, me dire de me découvrir ; cette marque de respect est non pas une coutume, mais l’objet même d’un règlement. Je répondis que je m’en allais. Comme je rentrais dans la ville, je suivis un chemin semé de sable frais et de quelques feuilles vertes de sapin ; cela faisait sans doute partie de la fête ; une voiture passa, une voiture découverte dans laquelle de jeunes messieurs en toilette noire, portaient sur leurs genoux un petit coffret garni de roses blanches artificielles ; c’étaient sans doute des garçons d’honneur qui s’en allaient vers l’épouse et lui portaient la corbeille de noce. Hélas ! je me trompais ; ce chemin était celui par lequel s’en vont les morts, et le coffret un petit cercueil d’enfant, que des indifférents allaient rendre à la terre !

Un incident dont je fus témoin à peu près en même temps dans ce pays de Dubbeln, donnera peut-être une idée de la manière dont se font ou se défont les mariages dans la classe moyenne, où les mœurs sont plus allemandes que russes, avec un mélange des unes et des autres. Les femmes rêvent volontiers des âmes-sœurs qui se réunissent un jour, si Dieu le veut, sur la terre, à moins qu’elles doivent se réunir seulement dans le ciel. Elles devisent aussi volontiers, avec une sentimentalité naturelle, des clartés de la lune, l’astre de la nuit, du mariage, de l’amour, de la rêverie, la schwœrmerei. Il n’est par de promise qui ne fasse parade d’aimer ou qui n’aime éperdument son fiancé.

À Dubbeln, dans la même chambre que moi, la place manquant, habitait un jeune médecin, le docteur K…, qui revenait de Perse. Il n’était ni mal ni bien, plutôt bien que mal, intelligent, fort décoré, tant de la Russie que de la Perse. Il avait reçu de cette dernière en faux brillants, la décoration du Lion et du Soleil. Pendant six ans, il n’avait aperçu que des femmes de l’Orient, sur le compte desquelles il trouvait qu’il y a beaucoup à rabattre. Il vit à la promenade sur la plage, une jeune fille, une beauté germaine, aux yeux de myosotis et aux cheveux blonds, au regard étonné et limpide. Elle lui sembla devoir être compagne charmante. Elle était riche, il n’était pas pauvre.

Après s’être bien consulté, il alla à elle et lui demanda simplement sa main, pour le plus grand bonheur de tous deux.

La jeune fille lui répondit que la demande l’honorait, qu’elle avait plaisir à le voir. Elle ajouta non moins simplement qu’elle ne savait pas si ce qu’elle ressentait était de l’estime pour lui, ou une sympathie plus vive. Elle le priait en conséquence de venir chez sa mère, où ils essayeraient de se connaître mieux.


Paysanne de Dubbeln sur sa porte.

Le soir même l’heureux prétendant recevait une invitation à prendre le thé, et la jeune fille le présentait à sa mère. Il fut bienvenu et bien accueilli ; il se montrait sincèrement épris. On le considérait comme le fiancé. Ils allaient ensemble au bord de la mer, au soleil couchant, regarder les nuages, qui faisaient des châteaux dans l’air, et parler de leurs projets de bonheur.

Un soir, qu’ils avaient marché plus longtemps que de coutume, le soleil disparaissait dans sa gloire ; ils restaient dans le silence.

« Monsieur K…, dit la jeune fille de sa douce voix, qui croirait qu’il y a un mois que je vous ai vu pour la première fois ! Comme ce mois s’est écoulé ! J’ai voulu vous mieux connaître, mais maintenant je peux vous le dire, je le sens, je ne vous aimerai jamais. »

Le malheureux n’était qu’estimé. Il quitta, non pas la jeune fille, mais le pays, et comme il ne connaissait pas de remède à son mal, il alla se faire casser la tête dans le Caucase ou dans la Crimée. On me l’a du moins annoncé, et je désirerais fort avoir été trompé. Il méritait mieux, à coup sûr, que cette fin tragique.

Quant à la presque fiancée, elle s’est mariée depuis, avec un négociant plus blond qu’elle, qui l’a emmenée en Angleterre.

Je reviens à Riga. La latitude est à peu près celle de Moscou. Les écarts de la température sont cependant, grâce au voisinage de la mer, moindres qu’en cette dernière ville. Le climat n’est pas des plus sains. Si le froid ne descend jamais beaucoup au-dessous de vingt-cinq degrés du thermomètre de Réaumur, les changements sont fort brusques, et prennent souvent les habitants au dépourvu. La plupart des maladies sont des refroidissements auxquels les étrangers sont moins sujets peut-être que les personnes du pays. Ils sont seulement exposés à une certaine fièvre froide, qui se montre rarement, qui n’est point tout d’abord mortelle, mais à laquelle on ne sait d’autre remède que d’envoyer le malade sous un ciel plus doux, et de lui rendre l’air natal.

La ville n’est point défendue précisément par sa forteresse ni par ses remparts[4], qui n’ont point garanti l’un de ses faubourgs de brûler tout entier en 1812, sur l’ordre un peu pressé d’un gouverneur général. Si j’en crois les fanfaronnades russes, tout alla au mieux ; la reconstruction se fit sur un plan régulier. « C’était, me dit-on, l’année de la retirade de Moscou. Les Français étaient attendus. Le veilleur d’une tour signala des masses qui s’avançaient. On fit incendier, vu l’urgence ; les troupes étaient des troupeaux, et nous avons eu un plus beau faubourg. Si vous recommenciez, nous le rebâtirions magnifique. » — La vérité est que Riga arrêta, au dire des historiens, la fortune de Napoléon, et que son faubourg de Saint-Pétersbourg, moins peuplé que celui de Moscou, est mieux entretenu, habité qu’il est par une quantité de riches marchands et de fonctionnaires. Le faubourg dit de Moscou est le vrai quartier russe ; on y trouve plus particulièrement les bains, les maisons pittoresques, la malpropreté, la pauvreté, la misère. J’y vis un jour passer, sur une voiture-échafaud, un pauvre diable qu’on menait battre. C’était un Juif de vingt ans ; il avait fabriqué et fait circuler quelques pièces de vingt-cinq kopecks ; la tête baissée et immobile entre les longues boucles de ses cheveux roux, il avait l’air résigné. Il devait subir sa peine en deux fois à huit jours d’intervalle, et, s’il ne réussissait pas à mourir, être envoyé en Sibérie. La personne qui me donna ces détails me dit que j’aurais pu voir quelques années auparavant un monument terrible de la justice, une pyramide de quelques mètres. Un accusé, convaincu d’incendie, avait été tenaillé de fers rouges, fouetté, enfermé ensuite, encore vivant, entre quatre murs, qu’on avait refermés au-dessus de sa tête ; une inscription rappelait la mémoire de son crime. Terrible expiation ! Dix ans après la fin de cet infortuné, un homme qu’on ne soupçonnait pas coupable, s’avouait spontanément le seul auteur de l’incendie.


Maréchal ferrant au faubourg de Moscou, à Riga. — Dessin de d’Henriet.

Ces erreurs ne sont que trop possibles. Telle personne à ma connaissance, a quelque réputation pour faire avouer aux prévenus tout ce qu’elle veut leur entendre dire. On parle de certaines tortures. Calomnie ! Les moyens sont doux ; le prisonnier n’est pas mis dans un cachot fétide et froid. Non. Au besoin, on le tiendra dans un endroit chaud, surchauffé même. Quoi d’étonnant ! nous sommes en hiver. Dans cette température particulière, on le nourrira d’aliments excitants : de harengs. On ne lui donnera point à boire. Est-il quelque chose de plus simple ? Et au bout de trois, quatre, six jours, suivant la force de l’individu, et si bien trempé qu’il soit, il aura tout dit, pour avoir un peu d’eau. Passons.


Le poêle de la maison de police, à Riga. — Dessin de d’Henriet.

Si les faubourgs de Riga sont construits en bois, quoique les colonnades et les frontons saillants n’y soient point épargnés, si de plus les rues y sont en ligne droite, il n’en est pas de même de la ville, où bon nombre de rues sont tortueuses, mais où les maisons sont en briques ; les environs, grandes plaines sablonneuses, surtout au midi, offrent peu de carrières. Les maisons sont confortables et bien aménagées. Des poêles énormes, souvent dissimulés dans la muraille, dont les foyers sont des fournaises que l’on chauffe une fois par jour, deux tout au plus par les grands froids, suffisent à entretenir de treize à quinze degrés Réaumur de chaleur dans des appartements vastes, tout ouverts au dedans, mais bien garantis au dehors par les doubles fenêtres et les doubles portes. Costumes d’été et costumes d’hiver sont les mêmes tant qu’on est chez soi. Pour la sortie, on prend une fourrure dans laquelle on ne reconnaît plus aucune forme, si bien qu’il est difficile d’y distinguer une femme d’un homme, mais dans laquelle aussi, sauf les pieds que rien ne défend, et la tête qui n’est coiffée que du chapeau, on peut se sentir comme chez soi. Ces fourrures, dont on porte toujours le poil en dedans, constituent un luxe assez dispendieux. Pour la nuit un lit, petit, bas, avec un ou deux matelas de cuir, et des draps un peu plus grands que des serviettes ; peu de couvertures, attendu qu’il ne fait pas froid. Le seul inconvénient de cette température de serre chaude, est le manque de renouvellement de l’air. Dès l’entrée dans les escaliers, chauffés comme les appartements, on peut se sentir pris à la poitrine d’un certain sentiment de malaise, qu’on ne définira point tout d’abord, et qui tient surtout à ce qu’on respire un air déjà cent fois respiré, et qui a perdu ses qualités vives. L’absence de soins et de propreté dans beaucoup de maisons, y ajoute une mauvaise odeur particulière. L’hiver est long ; il dure plus de cinq mois. Les mauvais jours tiennent presque les deux tiers de l’année. Brusquement, sans autre transition que l’intervalle d’une semaine, on passe de l’hiver à l’été, la saison des feuilles, du gazon, de la grande chaleur. Il y a huit jours, l’atmosphère était chargée de paillettes de glaces qui brillaient de toutes les couleurs du prisme ; les ombres sur la neige étaient d’un rose violet ; le cours de la Düna n’était qu’une longue plaine de glace, où les barques même allaient en traîneau, percée de quelques puits pour pêcher et prendre de l’eau ; de petits sapins plantés indiquaient les sentiers viables ; sur ce terrain solide les paysans remisaient leur charrette. Les rayons du soleil ont commencé à devenir plus directs et plus tièdes ; on s’attend à voir la débâcle des glaces. Les portes de la ville sur le quai sont fermées presque jusqu’en haut, de crainte d’inondation. Soudain on entend un coup de canon qui semble parti de la forteresse. Ce n’est pas la forteresse qui a donné le signal, mais le fleuve qui s’est mis en route. Majestueusement, d’une seule pièce, je l’ai vu ainsi, il va vers la mer, vrai chemin qui marche, d’une façon si fantastique et si inusitée, qu’au premier moment j’ai cru que je marchais moi-même. Rien sur cet immense glaçon, que quelques animaux égarés. On n’entend aucun bruit que l’aigre froissement de la glace contre les rives. À partir de cet instant, le printemps est venu. Magnifique moment, où la végétation se développe et grandit avec une splendeur et un débordement de vie, dont nous nous faisons à peine une idée dans nos climats tempérés. Où vous n’aperceviez qu’un sol aride, qui vient d’être débarrassé des neiges, s’élèvent déjà pleines de force et de sève, au plus vite, pour regagner le temps perdu, une verdure jeune et charmante, des herbes qui réjouissent les yeux attristés. En même temps on rétablit le pont mobile et flottant, qui relie l’une à l’autre les rives de la Düna. Les navires, qui attendaient dans le golfe, remontent alors le cours du fleuve, que descendent les barques ou struzzes venues de l’intérieur. On pourra venir le soir entendre les très-mélancoliques romances des paysans, qui, assis à la proue de leur bateau, chantent en s’accompagnant, et en improvisant paroles et musique. On les verra quelquefois aussi dans les campagnes, mais jamais bien loin de la ville, portant leur balalaïka, guitare primitive, faite à la hache, à caisse triangulaire et à trois cordes. Ils tirent quelques sons de cet instrument ingrat[5].


Barque traînée sur les glaces de la Düna. — Dessin de d’Henriet.

Le printemps dure peu. Il est bientôt remplacé par un été sec, où soufflent parfois des vents chargés de sable, et par une chaleur que les nuits n’adoucissent plus, chaleur si vive que dans les bois pleins de mousses et de lichens, les arbres d’essences résineuses, dont les parfums d’ambre et d’encens brûlés par le soleil sont si bienfaisants et si doux, prennent quelquefois feu spontanément. Les herbes deviennent rousses ; les feuilles tombent et les giboulées d’octobre, assez semblables à celles que nous connaissons au mois de mars, reviennent, suivies de près par la neige, les glaces et le traînage de l’hiver.

Les divisions de la société ne correspondent pas toutes à celles des races, ni même à celles des croyances, dont je parlais tout et l’heure. Les mœurs en ont établi, il faut le dire, d’aussi profondes entre les classes diverses. La noblesse des provinces baltiques est un corps puissant. et considéré ; elle est de souche allemande, comme la bourgeoisie, et se prétend à juste titre plus ancienne que la noblesse russe, qui d’ailleurs ne le conteste point. Elle jouit de priviléges nombreux, se réunit en assemblées périodiques, nomme des maréchaux pour veiller à ses intérêts, confère même la noblesse. Plus d’un tzar et d’une impératrice ont sollicité ces diplômes. Quand en 1764, Catherine visita l’Esthonie et la Livonie, elle y trouva comme un camp retranché de la féodalité. Le peuple, traité d’étranger, n’avait aucun droit ; il ne connaissait que les titres, droits et priviléges de la chevalerie allemande de Livonie et d’Esthonie. Catherine obtint que le paysan fût possesseur de ses meubles, de son bétail, de sa récolte, s’il ne devait rien à son seigneur, et qu’on ne pût le vendre à l’étranger sans payer deux cents thalers d’amende, quatre cents, si le mari était séparé de sa femme. Le gouverneur des provinces était nommé procureur des causes muettes. On reconnaissait que les hommes avaient péri par une maladie insensible et habituelle. Devenues plus humaines et mieux éclairées sur leurs propres intérêts, ces provinces essayèrent de porter remède au mal de tous. L’Esthonie conçut dès 1816 l’idée de l’émancipation, que la Courlande développa (1817), que simplifia la Livonie (1819). Toutefois l’affranchissement véritable, car les concessions de 1819 ne permettaient pas encore au paysan, valet de ferme ou domestique, de posséder la terre, l’affranchissement véritable, même avec de communs efforts, ne se fera pas rapidement. « Les pères ont mangé du fruit aigre, dit le proverbe russe, et les enfants ont les dents agacées. »


Marchand russe de la deuxième Guilde, à Riga.

Les artisans, les marchands, les armateurs, les banquiers, font partie de la bourgeoisie, dont les priviléges, moindres que ceux de la noblesse, sont encore importants. Les marchands eux-mêmes se séparent en plusieurs classes bien tranchées, suivant la Guilde à laquelle ils appartiennent. La première seule paye un impôt, qui lui vaut le droit de commercer avec l’étranger. Hommes et femmes de cette classe mènent une vie large et hospitalière, aiment les plaisirs, la danse, la musique, les voyages. Tel se dit assez modestement marchand, et passe une partie du jour dans ce qu’il appelle son comptoir, qui possède, tant à la ville qu’à la campagne, toutes les aises de la vie et d’un luxe princier. Cette bourgeoisie, que recommandent beaucoup de qualités aimables, une hospitalité sans limites, et une réelle honnêteté de mœurs, rare en Russie, n’a pas de plus grand défaut que sa vanité à l’égard du paysan, avec lequel elle a malheureusement peu de points de contact. Plusieurs de ces marchands pourraient rappeler, si le climat l’eût permis, les commerçants de l’ancienne Venise, magnifiques et prodigues. Plus riches que les possesseurs de terres, souvent endettés par l’émulation même du luxe et par le jeu, ils prêtent aux fonctionnaires du gouvernement, toujours pauvres par suite de leurs besoins : emprunts à fonds perdus, en toute connaissance de cause des deux côtés, car le bailleur de fonds n’ignore pas qu’on peut, à un moment donné, lui infliger des peines redoutables, dont ni lui ni les siens ne sont jamais trop à couvert.


Marchand de glaces, à Riga.

Les cultivateurs, paysans de la Livonie, sont Lettons ou Esthoniens. Les Esthoniens occupent le nord. Les Lettons sont le peuple le plus malheureux que j’aie encore vu. Après les droits et les prérogatives des classes supérieures, il leur reste peu de chose. Cependant ils passent dans le pays pour à peu près libres depuis le commencement de ce siècle. Dès l’an 1200, ils étaient sous le joug ; un couvent de Cisterciens s’établissait à la Dünamunde, à l’endroit où s’élève la forteresse actuelle. Race dégénérée et persistante, de peu d’intelligence, accablée de mépris ! Leur langue a quelques mots de commun avec la nôtre. L’homme et la femme sont sans jeunesse ; leur physionomie est marquée d’apathie et d’abrutissement. Ces gens sont domestiques, ou bien ils viennent à la ville pour amener des provisions, vêtus de longs pardessus de bure grossière, qui ont quelque ressemblance avec la capotte du soldat russe. Ils ont des culottes larges et flottantes, et sont coiffés, l’été, d’un chapeau à large bord, qu’ils ornent d’une pipe placée en sautoir ; l’hiver, d’un bonnet de fourrure d’une forme assez étrange. Ils portent des cheveux longs, la plupart d’une couleur indéfinie, blonde ou brun passé, tombant sur le front et sur les yeux ; on leur voit la bouche ouverte avec une expression étonnée et stupide ; ils sont maigres, ont peu de teint et beaucoup de rides. Ils conduisent des charrettes attelées de chevaux au poil fauve, et si petits, qu’ils ne dépassent pas la grosseur d’un âne de nos pays, dont ils ont d’ailleurs l’œil vif et l’air allègre ; ces animaux sont pleins de feu, et capables de fournir une longue course ; ils se montrent fort dociles à la voix ; ils accourent de loin au sifflement de leur maître. L’hiver, sur le fleuve glacé, passent d’interminables files de charrettes lettones, avec leurs conducteurs à moitié endormis ; car le sommeil est la passion de ces pauvres gens. Leur bonheur est d’aller aux jours de fête dormir dans les cabarets. Ils semblent incapables de violence. Longtemps toute plainte contre le seigneur leur a été interdite d’une manière absolue. Les curés avaient ordre de les exhorter à rester soumis et tranquilles. Ils sont encore, à peu de chose près, ce qu’ils étaient autrefois, quand ils se défendaient si mal contre les chevaliers-moines bardés de fer. Telle était leur ignorance des choses de la guerre, qu’ils s’imaginaient alors renverser, en les tirant avec des cordes, les tours maçonnées qui s’élevaient pour mieux assurer leur servitude. Leur espoir est dans l’autre vie, la vie posthume. Ils portent, dit-on, un peu de bois sur les tombeaux pour aider les morts à faire du feu dans l’autre monde. Je me rappellerai, je pense, toujours, avoir vu un de ces jeunes paysans, saisi par un soldat de police, qui le frappait rudement sur la tête. Le paysan ne rendait pas les coups ; d’une main il essayait de repousser doucement le soldat, de l’autre il s’arrachait les cheveux en levant au ciel de grands yeux ronds, et cela avec une douleur si vraie, que tout autre que le soldat eût été ému de pitié. Le soldat lui prit les bras qu’il ramena par derrière ; il les attacha d’une longue et légère ficelle, dont il saisit un bout, et en continuant à le frapper de temps à autre, il le fit marcher devant lui.


Paysan des struzzes venu à Riga.

Les mariages des Lettons ne sont pas précisément libres : la manière dont ils se font, — je n’en ai pas été témoin, — mérite d’être mentionnée. Le maître a tout avantage à augmenter le nombre des familles, l’obrok, la redevance, étant payée par chaque mâle ou homme marié. Un homme marié constitue une âme ou paysan, et la fortune du seigneur s’évalue en général par le nombre d’âmes ou de paysans qu’il occupe. L’intendant ne néglige point le croît de ce bétail humain. Quand il y a dans la terre un certain nombre de filles et de garçons nubiles, on les mène un jour de fête, en nombre égal des deux côtés, dans un cabaret ; on les enferme pendant une heure dans une même chambre. L’intendant leur fait servir au besoin des noix, des pains d’épice ou des figues. Ne faut-il pas savoir dépenser à propos ? Quand ils sortent, leurs choix sont faits, des premiers jusqu’aux derniers, qui n’ont guère eu l’occasion de choisir, et tous, deux à deux, couples assortis, ils s’en vont chercher et recevoir la bénédiction religieuse.


Marchand d’oiseaux, à Riga.

D’autres hommes presque aussi misérables que les Lettons, arrivent à la ville après la fonte des glaces. Ce sont des serfs, venus des provinces qui bordent le cours de la Düna et de ses affluents, ou qui en sont à quelque distance. Ils amènent dans leurs énormes barques les blés, le lin, le chanvre, qui sont l’objet d’un commerce considérable. La struzze, que je n’ai vue décrite nulle part, entièrement faite à la hache, est une construction grossière, une œuvre de sauvages un peu avancés. Des troncs d’arbres mal dégrossis tapissent le fond plat de ce genre de bateau. D’autres, plus émincés, forment les flancs ; un autre, enfin, sorte de longue rame que manœuvrent sept ou huit hommes, sert de gouvernail. Quelque chose est cependant donné au luxe et à ce besoin d’art qui tourmente l’homme dès son enfance. Un charpentier a, sur le bois, de la proue, sculpté à la hache une tête de cheval, auquel un peintre a fait des yeux de vermillon ou d’ocre rouge. Le peintre a quelquefois même ajouté à cet essai, sur les parois de la struzze, des chaînes, des ancres figurées à grands traits noirs. Ces ornements, avec les soleils et les dessins qui sont en haut du mât, rappellent, sans faire sourire, les barbares petits bonshommes que font les écoliers sur les murs. Les struzzes, ainsi bâties, franchissent, la crue des eaux aidant, les cataractes dont on n’a pas encore su débarrasser le cours du fleuve, et viennent, les unes après les autres, se réunir en amont du port. Là elles sont débitées et servent de matériaux pour les maisons, les cabanes et les clôtures. Quant à l’équipage de la struzze chaque homme, pauvre, mal vêtu, mais en général jeune et vigoureux, a reçu une vingtaine de francs de son maître pour venir souvent de fort loin, du gouvernement de Smolensk, de Viasma, de Poretchie, non loin de Moscou. Il se nourrit à ses frais ; encore se regarde-t-il comme un élu celui qui a pu quitter la terre et faire le voyage. Sur le long de la route, il dépose dans des maisons riveraines qui lui sont connues, du pain qui suffira au retour. La ville lui est un sujet d’émerveillement. J’en ai vu qui s’extasiaient devant une fontaine ou une pompe qui donnait de l’eau. Le matin, on les voit faire leurs dévotions et se peigner, — ils n’en ont que trop besoin, — à l’aide d’un peigne à grosses dents qu’ils portent à leur ceinture en même temps qu’une clef, les plus riches une cuiller de bois et quelques autres objets précieux. Ils restent plusieurs mois à Riga, moyennant redevance, vendent des balais, se font terrassiers, charpentiers, manœuvres, et gagnent ainsi un franc par jour pendant l’été. L’hiver, ils ne seraient pas employés. Ils campent comme ils peuvent, s’ils sont loin du bateau ; ils allument un feu, se rangent en cercle autour. Si la pluie tombe, durant l’automne, elle éteint le feu et les inonde ; ils restent couchés. À quatre heures du matin, ils rallument le feu, ou ils entrent chez un brandevinier. Ils ramassent ainsi quatre ou cinq roubles. Ils emporteront chez eux un peu de lard et de bœuf salé. Ces gens sont si sobres, accoutumés qu’ils sont au pain noir, trempé dans l’huile de chènevis, qu’ils ne dépensent presque rien. Ils vivent de gruau, bouillie d’orge ou d’avoine, qui est un mets national, et de concombres frais ou conservés, nageant au milieu d’un petit baquet de bois empli d’eau salée dans lequel ils puisent. Je dis qu’ils vivent, mais précairement ; dans les moments d’épidémie, en temps de choléra, ces malheureux mouraient comme des mouches. Quand on relevait le nombre des morts, ils n’étaient pas comptés, n’étant rien. Ajoutons, pour être juste, qu’il en était de même des soldats de la garnison, qui n’ont pas non plus de numéro dans le tchin, l’échelle des rangs : ces derniers cependant sont libres à partir du moment où ils cessent d’être soldats.


Marchand de pommes, à Riga.

Les objets de première nécessité se trouvent en abondance et à bon compte en Livonie. Ceux de luxe ou d’art sont d’un prix exorbitant ; on les tire d’Allemagne, de Hollande, d’Angleterre, et surtout de France, de Paris : mais beaucoup de choses dont on se passe difficilement ailleurs, notamment les grandes pièces d’horlogerie, les pendules, les bronzes, sont presque introuvables : les classes supérieures en ont à peine senti le besoin ; les autres n’en ont pas la notion.


Une petite fille sur le chemin. Route de Mitau. — Dessin de d’Henriet.

Les journaux et les livres de France n’arrivent pas sans être soumis à la censure. Malgré certaines restrictions et certaines railleries sur la légèreté française, il y a, parmi les Allemands, et beaucoup plus parmi les Russes, quand la Russie et la France ne sont pas en état d’hostilités ouvertes, comme je le vis à la fin de mon séjour, une sympathie manifeste pour la France, dont les femmes recherchent avidement les modes, et dont les hommes aiment les idées.

Une partie de nos mœurs est pourtant fort critiquée : ainsi nos mariages, tels qu’ils se présentent, tant sur nos théâtres que dans la vie réelle, où les deux époux se connaissent souvent si mal et depuis si peu de temps ; c’est un texte inépuisable de plaisanteries, que nous méritons d’ailleurs sous plus d’un rapport. J’ai raconté l’essai de fiançailles dont j’avais été témoin à Dubbeln. J’ai vu en Livonie des fiancés qui s’épousaient après vingt-cinq ans d’attente : la mariée avait quarante-sept ans au moment de ceindre la couronne de myrte. Pauvres amours, dont nous serions peut-être tentés de rire, dignes de respect cependant, si l’on y regarde d’un peu près ! Mutuellement l’un et l’autre des fiancés s’étaient rendu leur promesse, et se l’étaient gardée. L’homme se mariait seulement ce jour-là, parce qu’il était ce jour-là seulement en mesure de donner à sa femme, suivant l’expression brutale et honnête du pays, du pain, c’est-à-dire une position.

Pour la plupart des femmes, l’influence qu’elles exercent est fort diminuée après le mariage. Leur liberté même, assez grande auparavant, est restreinte. Le mari devient un supérieur, entouré de tendres soins, et qui protége d’assez haut sa compagne. Elle reste ménagère, bonne et sans prétentions, savante à confectionner les sandwichs et les pains beurrés. Elle accepte sans se plaindre cette situation, qu’elle trouve naturelle. Elle veille à l’ordre, aux détails d’intérieur, à la nourriture. Cela seul suffirait, au besoin, à constituer pour elle un travail incessant ; car ce sont de terribles appétits que ceux des estomacs du Nord. La réfection occupe un temps considérable. On prend peu de chose le matin ; mais à partir du déjeuner, le dîner, le café, le thé, le souper se succèdent avec une rapidité capable d’effrayer ceux qui n’y sont point exercés.

Au moment où ils vont se mettre à table, on vient présenter aux convives la liqueur de Cumin, le kymmel, que les hommes se versent tour à tour et boivent dans le même verre, l’accompagnant à leur gré, pour aiguiser leur faim, d’une tranche de jambon ou de saumon fumé, de petits poissons crus marinés, strœmlings, que fournissent plus spécialement les pêcheurs de l’île d’Œsel, l’île des vieux sanctuaires du nord (voyez la carte, page 115), ou d’un peu de caviar sur du pain.


Marchand de thé dans un carrefour. Route de Pétersbourg. — Dessin de d’Henriet.

Les commensaux trouvent à côté de leur couvert plusieurs rondelles de pain fort minces. Chacune de ces rondelles est d’un pain différent : l’un est du pain noir grossier, pâteux et désagréable, quand il est frais, fort aromatisé de coriandre, d’anis, d’écorce de citron, de cumin ; un autre pain de couleur grise, d’une farine tamisée plus fin, est fort estimé ; c’est le pain aigre ; un troisième est le pain blanc. Je ne parle pas ici du pain des pauvres gens. Le premier pain de paysan que je vis me parut fait avec de l’écorce d’arbre, tant les éléments en étaient gros et sans cohésion. L’usage du pain, ce qu’on en appelle l’abus, est du reste presque partout proscrit ; il passe pour développer chez l’individu certains vices de sang auxquels les habitants de ce pays sont fort sujets, dont ils ne se cachent nullement d’ailleurs, et que ne font point disparaître les nombreux médecins tant allopathes qu’homœopathes, — l’homœopathie est fort en honneur, — qui sont en possession de les soigner.

Quant aux mets, ils sont d’une fantaisie désordonnée à mon sens, et d’autant plus désordonnée, que cette cuisine rarement simple est fort lourde. Il entre de tout dans les potages, hors des choses raisonnables. Qu’on en juge : voici des potages au poisson ; des potages au vinaigre et au cochon de lait ; des potages à la choucroute, au mouton et au bœuf ; des potages aux poires tapées ; des soupes à la glace. Les brochets de l’Aa, les monstrueux saumons de la Düna, les gibiers recherchés parmi lesquels le coq de bruyère et la gelinotte ne sont pas rares, ont quelque peine à faire oublier ce commencement. On apporte sur la table avec les rôtis, des confitures de toutes sortes, dont la plus commune est celle de l’airelle des bois ; des conserves de concombre, du caviar, et des pickles-sauces plus corrosifs que l’encre à marquer le linge. À ces condiments se joignent d’ordinaire le gingembre et le raifort. L’absence de fruits se fait remarquer au dessert, la plupart étant exotiques et par conséquent fort chers. Les pêchers, les poiriers, les cerisiers ne portent guère de fruits ; sauf ceux que produisent quelques pieds de vigne cultivés dans les serres, les raisins viennent de Crimée. Cependant on voit beaucoup de pommes dont la mise en vente à la fin de la saison d’automne est l’objet d’une fête particulière.

On boit peu de vin, les femmes surtout ; j’excepte certains grands repas où le champagne coule à flots. Aucun autre vin parfois n’est présenté sur la table, et on le verse dans de grands verres. Cela passe pour être fort luxueux, ainsi que les dîners qu’on fait venir tout entiers de Paris, et qu’on exhume au bon moment de leur boîte de fer-blanc.

J’ai été frappé du très-naïf désir que marquent les convives, de faire largement honneur à tout ce qui paraît devant leurs yeux. Ils ont des interjections particulières, de douloureux regrets : « Ah ! je n’ai plus de place ! » pour les délicatesses inattendues. Les délicatesses sont les mets les plus recherchés, et les invités trouvent aisément moyen de montrer qu’elles ne sont pas inutiles. Si leur seul mobile est l’envie de plaire à l’amphitryon, je n’oserais le dire. Ils se réduisent en effet à de singulières extrémités. « Je serai malade tout aujourd’hui, me disait un conseiller d’État, j’ai dîné hier en ville. »

Les toasts sont fort en usage, accompagnés de quelques paroles, qui sont parfois un long discours, auquel il est malséant, presque grossier de ne pas répondre.

L’habitude aussi à la fin du repas est de venir les uns après les autres saluer l’hôtesse, qui demande courtoisement à chaque invité si le dîner lui a été agréable au goût. L’invité répond : « très-agréable ; » c’est la formule employée, et la seule, je crois. Dans l’intérieur de la famille, les enfants baisent la main du père et de la mère, hommage ou remercîment un peu humble peut-être, de la nourriture qu’ils ont reçue. Les domestiques arrivent ensuite, non pas baiser la main, mais embrasser la manche du vêtement du maître. Ces formes révérencieuses n’ont rien d’étrange ici ; elles sont également celles des femmes catholiques romaines ou grecques, à l’égard du prêtre. Quelques-unes le baisent aussi à l’épaule. Quant aux pauvres gens, aux mendiants, il en est qui prennent pour les embrasser, les pieds de ceux dont ils ont obtenu quelques kopecks.

Dans les restaurants, le service se fait soit en allemand, soit en russe, suivant la clientèle qu’ils reçoivent. J’égayai fort, un jour, à mes dépens, sans qu’il y eût, à mon sens, rien de bien comique dans la confusion que j’avais faite, le personnel de l’un de ces établissements. — « Garçon, dis-je en allemand, Keller, apportez-moi un morceau de Kinderbraten. » Le garçon se prit à rire à gorge déployée, d’un gros rire brutal, épais et content ; puis il ne trouva rien de mieux que d’appeler son maître pour lui faire partager sa joie. Le maître vint à l’appel du domestique, et tous deux, ensemble, bien d’accord, à l’entrée de la salle, s’appuyant les mains sur leurs genoux, et comme accroupis pour être plus à leur aise, continuèrent, en y revenant à plusieurs fois, leur concert de rire bruyant. Quand il leur plut d’avoir fini, je sus que j’avais pris, sur le papier qui servait de carte, une lettre majuscule pour une autre, un K pour un R, et demandé de l’enfant rôti, au lieu de je ne sais quelle viande rôtie. Cette scène, d’un goût douteux, ne se serait point produite chez les Russes, plus civils, à moins qu’ils ne soient en colère, plus bienveillants pour l’étranger, moins gourmés, moins lourds, plus spirituels, plus déliés, même dans la plus infime condition, que l’Allemand de la classe moyenne.


Pope portant son lait. — Dessin de d’Henriet.

Le thé que tout le monde aime, à quelque classe qu’il appartienne, est de qualité bonne ou mauvaise, mais en général bien fait. Les riches en emploient qui vaut jusqu’à deux cents francs la livre ; les pauvres se servent parfois des feuilles qui ont déjà été infusées. Boire du thé, autant qu’aller en traîneau, ou faire crier la neige sous ses pieds, sont des plaisirs de Russe. Les marchands de thé et d’autres boissons chaudes circulent dans tous les endroits de réunion polaire. Mais les liqueurs fermentées et alcooliques exercent une non moins grande attraction, et des plus malfaisantes. On est adonné à l’ivrognerie, et le désolant spectacle d’une femme qui trébuche ou tombe ivre morte, est malheureusement commun, surtout après les carêmes, et aux nombreux jours, que fête, sans compter les dimanches, l’Église orthodoxe. Les popes même, dont la condition est réellement misérable, chargés d’enfants, pauvres, mal instruits, assez méprisés, ne sont guère au-dessus de ce dernier vice.

La nourriture de tout ce monde qu’on paye au jour le jour, coûte peu ; elle est souvent répugnante d’aspect, d’odeur, et j’ajouterai, de saveur. J’y ai goûté, ne voulant pas imiter ce voyageur de ma connaissance, qui déclarait n’avoir jamais pu s’habituer au caviar, et à qui je demandai s’il en avait essayé : « Jamais, » me répondit-il. Dans les restaurants en plein air, des femmes malpropres, pétrissent de leurs mains graisseuses, des boules de pommes de terre, qui ne sont pas faites pour ouvrir l’appétit. Aux environs des postes de soldats, des casernes et du bagne, d’autres femmes débitent de la purée de pois glacés délicieuse, dont on a une tranche pour un demi-kopeck, et qu’elles arrosent d’un peu d’huile rance, visqueuse et fort poivrée, non sans passer proprement leur langue, pour que rien n’y reste attaché, sur le bout de plume, qui s’ajuste au bouchon de la bouteille. Les casernes exhalent une insupportable odeur de toutes sortes de choses, parmi lesquelles le chou domine. Le chou aigre est en effet, avec le gruau, la base de l’alimentation des soldats. Ils cultivent des champs, que des bataillons entiers, armés de leurs cornets de papier, viennent écheniller avec soin. Cependant ils ont quelquefois un peu de viande de boucherie, des débris, des têtes, des cœurs, des fraises de bœufs et d’autres morceaux peu en honneur, qu’ils vont laver joyeusement à la fontaine.

On voit à Riga peu de soldats de la garde, point de soldats de l’armée, mais quelquefois des cosaques et toujours des régiments de la garnison[6]. Les soldats de garnison sont des malheureux assez mal vêtus, même l’été. L’État donne peu de solde ; ce peu qu’il donne est rogné à mesure qu’il passe de main en main. Le vol est général, si général, qu’il n’est point caché et se montre au jour. Qui ne vole pas ? Un proverbe russe dit : « Le Christ volerait, mais il a les mains percées. » Un Grec vaut deux hommes, un Juif vaut deux Grecs, mais un Russe vaut deux Juifs. Un colonel d’artillerie gagne quinze mille francs ; son traitement n’est pas de moitié ; il est vrai qu’il pourrait amasser soixante mille francs, s’il était colonel de cavalerie. « Les chevaux ne se plaignent pas. » « Notre solde nous sert à payer le bottier ; reste le tailleur, disent quelques officiers ; puis il faut nous nourrir ; nous ne pouvons cependant pas manger nos bottes. » — Les conclusions ne sont pas rigoureuses.


Soldats de garnison à la fontaine (Riga). — Dessin de d’Henriet.

Un paysan est rejeté de son village pour paresse, vol ou inconduite : « Tu n’es plus digne, lui dit-on, de rester avec nous ; » on le livre en à-compte sur le recrutement ; on lui coupe la barbe, il est affranchi ; il sera libre après un long service. On l’exerce rapidement ; les verges, argument sans réplique, jouent un rôle dans son éducation. Il endosse une capote, le voilà soldat ; assez bien vêtu, s’il est dans la garde, sous l’œil du maître ; fort rapiécé et misérable, s’il est dans la garnison. Le service a d’ailleurs des nécessités dures ou cruelles. Si le soldat est mis en sentinelle, il reste là l’hiver, par les froids les plus vifs, sans autre enveloppe qu’une fourrure déchirée, des chaussures doubles, et pour la tête un morceau de drap noir, qui lui garantit, s’il se peut, les oreilles ; pour que le sommeil ne le prenne pas, il pousse, de quart d’heure en quart d’heure, un très-long cri inarticulé, sinistre à entendre au milieu de la nuit. À côté de sa guérite une croix noire, surmontée d’un chapiteau pour la garantir de la neige, l’exhorte à la patience. Du reste, il est si craintif à l’égard de ses chefs, qu’il suffit de passer devant lui en le regardant bien, pour qu’il présente les armes, de peur d’être battu, s’il a hésité devant un supérieur. Il est peu rassurant pour la population ; les habitants se gardent d’aller où vont les hommes de garnison « de peur d’être dévalisés. »

d’Henriet.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Il est mort depuis des suites du mal de mer.
  2. Le Tchin, échelle hiérarchique des rangs, création du génie despotique de Pierre le Grand, se compose de quatorze échelons, par lesquels sont supposés monter les Tchinovniks, employés de l’État, et qui, commençant au rang de registrateur de collége, finit à celui de conseiller privé actuel de première classe.
  3. Un décret leur a concédé ce droit en 1864.
  4. Riga est devenu une ville ouverte dont la défense est tout entière dans la forteresse et les batteries qui gardent l’embouchure de la Düna et plus encore dans le peu de profondeur du fleuve.
  5. J’en ai acheté un jour une, toute neuve, moyennant, je crois, vingt kopecks.
  6. On sait que les troupes russes se divisent en garde armée proprement dite, et en garnison. L’une, corps d’élite et de parade, se bat seulement aux grands jours ; l’autre, corps actif, ne quitte guère le Caucase ; la garnison est répandue dans tout l’empire. Je ne parle pas des milices de serfs, qui, à certains moments, ont été des agglomérations d’hommes armés, non de soldats.