Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1863, Le Tour du monde)/02

La bibliothèque libre.
Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 225-240).
Deuxième livraison

Le roi de Siam et la défunte reine. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1861. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II

Population de Bangkok. — Les Siamois. — Hommes, femmes, enfants. — Esprit de famille. — Étranges contrastes. — Superstitions.

Bangkok, ville toute moderne, a succédé comme capitale du royaume de Siam à deux autres cités qui, elles-mêmes, ne remontent pas à une haute antiquité : Ajuthia et Nophabury. En héritant de leurs prérogatives, elle a aussi hérité de leurs titres officiels, et tout bon Siamois voit en elle Krung-thépha-maha-nakhom-si-Ayutha-jamaha-dilok-raxathani, c’est-à-dire : « la grande ville royale des anges, la belle et inexpugnable cité, » etc., etc. Ces qualifications sont brillantes, mais sont-elles méritées ? Inexpugnable ! hélas ! Bangkok ne l’est pas plus qu’Ajuthia, qui a été, à plusieurs reprises, prise et pillée par les Pégouans et les Birmans. — Belle ! elle a certainement droit à cette épithète quand, vue du milieu du fleuve, elle étale aux regards ses palais et ses temples ; mais elle la perd rapidement dès qu’on pénètre dans les ruelles fangeuses, dans les mille canaux secondaires, étroits et nauséabonds qui découpent ses îlots chargés de huttes sales et misérables, blessant l’œil autant que l’odorat. Quant à la population de cette royale cité, — population dont il est presque impossible de savoir le chiffre exact, vu l’imperfection des recensements orientaux, mais qui grouille certainement, au nombre de trois ou quatre cents milliers de créatures, dans un espace où cinquante mille Français auraient peine à se mouvoir et à respirer, — bien loin de rappeler en quoi que ce soit le type angélique, tel du moins que nous nous le représentons d’après les traditions artistiques et religieuses, elle forme certainement un des groupes sociaux les plus énervés au physique et au moral qui existent sur ce globe sublunaire.

Pendant de longues années j’ai séjourné en Russie ; j’y ai été témoin des effets affreux du despotisme et de l’esclavage. Eh bien ! ici j’en vois d’autres résultats non moins tristes et déplorables. À Siam, tout inférieur rampe en tremblant devant son supérieur, ce n’est qu’à genoux ou prosterné et avec tous les signes de la soumission et du respect qu’il reçoit ses ordres. La société tout entière est dans un état de prosternation permanente sur tous les degrés de l’échelle sociale : l’esclave devant son maître, petit ou grand, celui-ci devant ses chefs civils, militaires ou religieux, et tous ensemble devant le roi. Le Siamois, si haut placé qu’il soit, dès qu’il se trouve en présence du monarque, doit demeurer sur ses genoux et sur ses coudes aussi longtemps que son divin maître sera visible. Le respect au souverain ne se borne pas à sa personne, mais le palais qu’il habite en réclame une part ; toutes les fois qu’on passe en vue de ses portiques, il faut se découvrir ; les premiers fonctionnaires de l’État sont alors tenus de fermer leurs parasols, ou tout au moins de les incliner respectueusement du côté opposé à la demeure sacrée ; les innombrables rameurs des milliers de barques qui montent ou descendent le fleuve doivent s’agenouiller, tête nue, jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le pavillon royal, le long duquel des archers, armés d’une sorte d’arc qui décoche fort loin des balles de terre fort dure, se tiennent en sentinelles, pour faire observer la consigne et châtier les délinquants. Ajoutons, comme dernier trait, que ce peuple, toujours à plat ventre, — dont un grand tiers au moins, la moitié peut-être, si l’on en excepte la colonie chinoise, est esclave de corps et de biens, — se donne à lui-même le nom de Thai, qui signifie hommes libres !!!

La population du royaume de Siam s’élève, suivant Mgr Pallegoix, à six millions, à quatre et demi seulement, suivant sir Bowring ; mais quel que soit son chiffre, elle n’est pas, à beaucoup près, homogène. Une colonie chinoise, très-respectable dans ce pays, en forme au moins un cinquième ; deux autres cinquièmes sont composés de Malais, de Cambodgiens, de Laotiens, de Pégouans, etc. Les Siamois proprement dits comptent donc à peine deux millions. Chaque population a ses usages, ses mœurs à elle ; et bien que toutes appartiennent à cette branche du tronc humain que les classificateurs appellent la race mongole, toutes ont un type propre. Les Siamois se reconnaissent sans peine à leurs allures molles et paresseuses, à leur physionomie servile. Ils ont presque tous le nez un peu camard, les pommettes des joues saillantes, l’œil terne et sans intelligence, les narines élargies, la bouche trop fendue, les lèvres ensanglantées par l’usage du bétel, et les dents noires comme de l’ébène. Ils ont tous aussi la tête complétement rasée, à l’exception du sommet, où ils laissent croître une espèce de toupet. Leurs cheveux sont noirs et rudes, ils figurent assez exactement la brosse ; les femmes portent le même toupet, mais leurs cheveux sont fins et tenus soigneusement. On regrette, à les voir, qu’elles les rasent impitoyablement dès leur naissance. Le costume des hommes et des femmes est peu compliqué : une pièce d’étoffe qu’ils relèvent par derrière et dont ils attachent les deux bouts à leur ceinture, est leur unique vêtement. On lui donne indifféremment le nom de pagne ou de langouti. Les femmes portent, en outre, une écharpe d’une épaule à l’autre. Nous reconnaissons, du reste, volontiers, qu’ici, le type féminin, tant qu’il peut s’étayer de la jeunesse, est de beaucoup supérieur au type de l’homme, et que, la finesse des traits à part, la Siamoise de douze à vingt ans a peu à envier aux modèles convenus de notre statuaire.

Types siamois : Femmes de Bangkok. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Depuis le prince jusqu’au mendiant, tout le monde mâche le bétel à Siam : c’est un des besoins de la vie. Aussi, les Chinois établis dans ce royaume cultivent-ils avec soin le bétel et le vendent-ils avantageusement. Ces Chinois émigrés sont d’habiles cultivateurs, des commerçants intelligents, ils parlent le siamois comme s’ils étaient nés à Siam, mâchent le bétel comme les indigènes ; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le roi ; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l’argent viennent les honneurs.

Une des grandes qualités du peuple siamois est l’esprit de famille. Chez l’esclave, comme chez le seigneur, vous verrez donner les mêmes soins et les mêmes caresses aux enfants. Qu’il arrive un malheur à un membre de la famille, frère, cousin, etc., tous les parents à l’envi viendront s’unir, se cotiser, pour prévenir l’accident, s’il en est temps encore, ou pour l’alléger, dans le cas contraire. Il m’est arrivé vingt fois d’entrer dans une case d’esclaves, ou dans le palais du premier ministre, de prendre un enfant sur mes genoux et de le caresser ; aussitôt je voyais la joie se peindre sur le visage du père et de la mère ; tous deux me remerciaient avec effusion : Kopliai, kopliai, merci, merci, me répétaient-ils, et, une autre fois, si je passais devant leur demeure, « Viens donc chez nous, étranger, » me criait la mère. Ces petits détails indiquent clairement, il me semble, que ce peuple a du cœur ; et si, un jour, il s’éclaire et se civilise à notre contact, il retrouvera, j’en ai la conviction, ses autres facultés intellectuelles, qui ne sont qu’endormies.

Enfants du berceau jusqu’à la tombe, les Siamois adorent les bijoux, n’importent lesquels, vrais ou faux, pourvu qu’ils brillent ; ils couvrent leurs femmes et leurs enfants d’anneaux, de bracelets, d’amulettes et de plaques d’or ou d’argent ; aux bras, aux jambes, au cou, aux oreilles, sur le torse, sur les épaules, partout où il peut en tenir, on est sûr d’en trouver. J’ai vu un charmant enfant de six à huit ans, fils du roi, si chargé de ces objets, de clinquant et de broderies en pierres fines, qu’il ne pouvait bouger, le poids de ses vêtements et de ses bijoux l’emportant de beaucoup sur celui de son pauvre petit corps.

Jeune prince royal. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Ne devant cacher ni le bien ni le mal, là où nous les trouvons existants, séparément ou réunis, nous répéterons qu’un tiers au moins de cette population vit dans l’esclavage. C’est donc un total de quinze à dix-huit cent mille créatures humaines passées à l’état de marchandises. Elles forment trois catégories : 1o les prisonniers de guerre, captifs distribués aux nobles selon le caprice du roi, et dont la rançon peut aller en moyenne à quarante-huit ticaux (à peu près cent cinquante francs) ; 2o les esclaves rachetables, ou individus privés de leur liberté pour cause de dettes, et dont les services acquis à leurs créanciers sont supposés payer les intérêts de la somme due ; 3o enfin les esclaves non susceptibles de rachat. Cette dernière classe, le caput mortuum de la misère, est entièrement recrutée d’enfants vendus par leurs parents à la suite de procès, de gêne ou de famine, et qu’un contrat écrit met corps et âme à la disposition de l’acquéreur.

Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spécimen d’un contrat de ce genre ; le voici : « Le mercredi, sixième du mois, vingt-cinquième jour de la lune de l’ère 1211, moi, le mari, accompagné de Mme Kol, l’épouse, nous amenons notre fille Ma pour la vendre à M. Luang-si, moyenna ut quatre-vingts ticaus (deux cent quarante francs), pour qu’il la prenne à son service en place des intérêts. Si notre fille Ma vient à s’enfuir, que son maître me prenne et exige que je lui trouve et ramène la jeune Ma, moi, sieur Mi, j’ai apposé ma signature comme marque. »

Qui donc a prétendu que la lecture d’un acte de vente était monotone et sans intérêt ?

Après le droit pour les parents de disposer commercialement de leurs enfants, vient pour le chef de famille celui de disposer pareillement de sa moitié. S’il l’a achetée, ce qui est le cas général dans les basses classes, la chose ne souffre pas la plus petite difficulté, il peut la revendre quand il lui plaît. Mais il ne peut agir si lestement à l’égard de celle qui lui a apporté une dot ; il ne lui est loisible de vendre celle-ci qu’autant qu’ayant lui-même contracté des dettes du consentement de sa compagne, elle a répondu de l’engagement sur sa liberté.

À part ces transactions plus ou moins dramatiques et fréquentes, la plus grande union semble régner sous le toit conjugal siamois. La femme, presque toujours bien traitée par son époux, conserve un ascendant non contesté autour du foyer domestique, elle y est honorée et jouit d’une grande liberté ; loin d’être reléguée dans l’intérieur, comme en Chine, elle se montre en public, va au marché, rend et reçoit des visites, étale à la promenade, en ville, à la campagne, dans les pagodes, les toilettes de luxe, les bijoux dont la surchargent la vanité et l’affection de son mari, et fait bien rarement repentir celui-ci de l’aveugle confiance qu’il lui accorde.

Ainsi voilà de pauvres créatures qui possèdent à un haut degré l’esprit de famille ; voilà des parents qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et gémissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui s’en défont, comme d’une denrée vulgaire, avec un merveilleux sang froid, à la première incitation du besoin ! Voilà des époux modèles, vivant dans le calme de l’union la plus exemplaire, et sur lesquels surtout plane incessamment la pensée qu’à un moment donné le mari pourra liquider quelque compte usuraire avec la liberté, la personne même de sa compagne !… Ah ! la philosophie a beau étudier le cœur humain et fouiller ses replis, elle ne saura jamais combien de contrastes il recèle et quelle pâte malléable il offre aux institutions sociales, surtout aux mauvaises.

Nés de la rencontre de deux courants de population venus de l’occident et du nord, les Siamois ont conservé intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dépit des prescriptions du bouddhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du Céleste Empire ; ils ont la foi la plus complète dans l’existence des sirènes, des ogres, des géants, des nymphes des bois et des montagnes, des génies du feu, de l’eau et de l’air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l’antique panthéon, ou plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des flammes, jusqu’à l’aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient également aux amulettes, qui rendent invulnérables, qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le mauvais sort et le mauvais œil ; aux philtres qui inspirent l’amour et la haine, etc., etc., et enfin petits et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une foule d’astrologues et de devins qui prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le départ et le retour d’un voyage, la construction d’une maison, eu un mot pour tous les événements, pour toutes les opérations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.

Une superstition moins innocente, s’il faut en croire l’évêque missionnaire Bruguieri[2], serait celle qui exige du sang humain pour arroser les fondations de toute nouvelle porte construite dans l’enceinte d’une cité. Des voyageurs modernes ont constaté l’existence de cette horrible coutume dans le centre de l’Afrique[3] ; à Siam, elle ne peut être considérée que comme une effluve tout à la fois morbide et vivace ; une irradiation délétère venant, jusqu’aux jours actuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut chercher l’origine dans cette époque de barbarie primitive, où la race couchite dominait dans l’orient et le midi de l’Asie. L’évêque Pallegoix, qui avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans les Annales de Siam, n’ose affirmer le fait tel que le raconte son collègue, dont voici le récit textuel :

« Lorsqu’on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu’on en répare une qui existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article superstitieux, qu’il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu’il veut construire. Cet officier a l’air, de temps en temps, de vouloir appeler quelqu’un ; il répète plusieurs fois le nom que l’on veut donner à cette porte. Il arrive plus d’une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête ; à l’instant, l’officier, aidé d’autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue ; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l’intérieur de la porte une fosse, on place par-dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre ; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d’avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l’instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphoses en ces génies qu’ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils le disent, du trésor qu’ils ont enfoui. »


III

Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais.

Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour assister à un grand dîner que ce monarque donne chaque année aux Européens habitant Bangkok, le jour de sa fête. Je lui fus présenté par Mgr Pallegoix, et l’accueil de Sa Majesté fut plein de douceur et d’affabilité.

Prenons à la hâte quelques notes sur son costume : large pantalon et courte jaquette brunâtre d’une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une petite casquette de cuir comme celles que portent nos officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des Européens présents à Bangkok assistaient à ce dîner, où des toasts chaleureux furent portés à la santé de Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circulant autour des tables, tout en chiquant le bétel et adressant un mot agréable à chacun. Le repas était servi dans une vaste salle ou plutôt de péristyle d’où l’on pouvait voir un peloton de la garde royale, avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne dans la cour.

Lorsque j’allai prendre congé de Sa Majesté, elle daigna m’offrir un petit sachet de soie verte contenant les pièces de monnaie d’or et d’argent en usage dans le pays, courtoisie à laquelle j’étais loin de m’attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude.

Sa Majesté Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr-Maha-Mongkut, aujourd’hui régnante à Siam, est, de fait, maîtresse absolue des êtres et des choses de son royaume. Le sol même, fonds et tréfonds, comme dirait un notaire, est sa propriété ; nul ne peut y posséder, y vivre même sans sa permission. Chef infaillible de l’armée, de la loi et du culte, il nomme à tous les emplois civils, militaires et religieux. Il peut, à son gré, créer des princes de talapoins et des chefs de pagodes ; il peut aussi les révoquer. S’il use peu de ce dernier droit, c’est moins par respect pour son clergé que pour ses propres souvenirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins avant d’être roi. Passer par la filière monacale est une condition, la seule peut-être que l’usage exige à Siam de la royauté.

Portail de la salle d’audience au palais royal de Siam. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche des prétentions à l’administration et à la politique ; il donne, dans ce but, deux audiences par jour à ses mandarins et à ses ministres. La première commence à dix heures du matin et finit à deux ou trois heures de l’après-midi ; la seconde se tient entre onze heures du soir et se termine à deux heures après minuit.

En quatre heures bien employées, on peut faire bien des choses utiles, mais celles-ci se passent presque toujours en conversations étrangères aux motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mougkut rappelle, par plus d’un point, Jacques Ier d’Angleterre. Sexagénaire, il a plus d’érudition que de sérieux dans l’esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonnement ; sans aucune idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement d’un enfant dans le corps d’un vieillard. Persuadé que son règne fera époque, il veut tout organiser, tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni en lui, ni autour de lui un point d’appui pour ses desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un savant véritable, nulle part un véritable roi.

Il a fait dresser ses soldats à l’européenne, il a fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir des routes, construire des navires, commandé des bateaux à vapeur ; bien plus, il a fondé à Bangkok une imprimerie royale et a accordé la liberté de l’enseignement religieux aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout cela, c’est beaucoup pour un roi d’Orient. Ses intentions sont évidemment bonnes et lui font honneur ; mais le champ qu’il veut féconder est resté tant de siècles en jachère que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il d’ordonner et passe son temps à étudier le pali et les vieux livres canoniques, et laisse assez généralement les rênes de l’État et l’exécution de ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes.

Le pali, le sanscrit même, n’ont rien de caché pour lui ; il en a résolu toutes les difficultés, en a sondé toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité d’érudit, il aime à faire parade de son savoir philologique. Nos savants pourraient recourir avec avantage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a appris seul et presque sans livres la langue anglaise, qu’il parle et écrit couramment. Comme un véritable orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s’écarter des usages traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à un étranger de paraître en armes devant le roi de Siam, et on raconte encore, parmi les résidents européens de Siam, avec quelles difficultés sir John Bowring, et, après lui, M. de Montigny, ministre de France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa Majesté siamoise, en dépit de l’étiquette de sa cour.

J’emprunte à l’évêque Pallegoix, qui a passé de longues années dans l’intimité, pour ainsi dire, de ce monarque, la description de sa demeure royale.

« Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l’intérieur de cette enceinte est pavé de belles dalles de marbre ou de granit ; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance ; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s’élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert en tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d’une haute flèche dorée. C’est là que le roi reçoit les ambassadeurs ; c’est là qu’on place le roi défunt dans une urne d’or, pendant près d’un an, avant qu’il soit brûlé ; là aussi viennent prêcher les talapoins ; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière les rideaux. À quelque distance de là s’élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins prosternés la face contre terre ; aux portes sont des statues gigantesques de granit apportées de Chine ; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques ; le trône, qui a la forme d’un autel, est surmonté d’un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d’audience ; puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et des dames d’honneur, avec un vaste jardin qu’on dit être magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l’or, l’argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

Les gardiens de la porte de la salle d’audience, statues en granit. — Dessin de H. Clerget d’après une photographie.

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d’immenses arsenaux, des écuries pour les chevaux de prix et des magasins de toute sorte de choses ; on y voit aussi une superbe pagode dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l’une, en or massif, de quatre pieds de haut, l’autre, faite d’une seule émeraude, d’une coudée de haut, évaluée par les Anglais deux cent mille piastres (plus d’un million).

« Les pagodes royales sont d’une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe ; il y en a qui ont coûté jusqu’à deux cents quintaux d’argent (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l’enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de Bouddha dormant, longue de cinquante mètres, et parfaitement dorée ; dans celle de Borovanivet on a employé en feuilles d’or (pour les dorures seulement) plus de quatre cent cinquante onces d’or. Une pagode royale est un grand monastère où logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier d’enfants pour les servir. C’est un vaste terrain, ou plutôt un grand jardin, au milieu duquel s’élèvent quantité de beaux édifices, à savoir : une vingtaine de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles rangées sur les bords du fleuve, une grande salle de prédication, deux temples magnifiques, dont l’un pour l’idole de Bouddha, l’autre pour les prières des bonzes ; deux ou trois cents jolies petites maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont la demeure des talapoins ; des étangs, des jardins ; une douzaine de pyramides dorées et revêtues de porcelaine, dont quelques-unes ont de deux à trois cents pieds de haut ; un clocher, des mâts de pavillon, surmontés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en forme de crocodile ; des lions et des statues de granit et de marbre apportées de Chine, et, aux deux extrémités du terrain, des canaux revêtus de maçonnerie, des hangars pour les barques, un bûcher pour brûler les morts, des ponts, des murs d’enceinte, etc. Ajoutez à cela que dans les temples tout est resplendissant de peintures et de dorures ; l’idole colossale y apparaît comme une masse d’or ornée de mille pierreries. Ce peu de lignes suffira peut-être pour faire concevoir ce que sont à Siam un palais et une pagode royale[4].

Jardins du palais. — Pavillon contenant les cendres du dernier roi de Siam. — Dessin de Thérond d’après l’album de M. Mouhot.

Nous devons ajouter que la plus belle pagode de Bangkok, celle de Watt-Chang, n’est cependant pas renfermée dans l’enceinte du palais, mais s’élève vis-à-vis, sur la rive droite du Ménam. Sa flèche, haute de deux cents pieds, est le premier indice de la capitale qu’aperçoit le voyageur qui remonte le fleuve en venant de la mer.

Détails et clocheton de la pagode de Wat-Chang. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Depuis la publication du livre de l’évêque Pallegoix, un nouveau pavillon entièrement dans le style italien, avec colonnade et péristyle, a été élevé à proximité du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui-même les honneurs après le dîner dont j’ai parlé, nous fit remarquer l’inscription bilingue (anglaise et sanscrite) qu’il a fait graver sur le frontispice du portique et que l’on peut traduire par ces mots : récréations royales. La distribution intérieure de ce pavillon offre un appartement complet, distribué et meublé dans le goût européen, avec glaces, pendules, tentures élégantes et de haut prix. Seulement l’aménagement de ce riche mobilier laisse à désirer, et l’on est assez surpris d’y voir figurer pêle-mêle des statuettes et des portraits des souverains et personnages célèbres de notre Europe, des porcelaines de toutes les fabriques de l’Orient et de l’Occident, des rayons chargés de livres et de manuscrits en toutes les langues, des cartes de géographie, des globes et des sphères, des instruments de précision et de physique, des télescopes, des bocaux remplis d’échantillons d’histoire naturelle, des keepsakes anglais, des bronzes de Barbedienne, des milliers de ces colifichets luxueux avec lesquels la fabrique de Paris fait concurrence aux chinoiseries de Canton, des laques du Japon, des miniatures indiennes, des cristaux de Baccarat et des cornues de laboratoire, des appareils de photographie et des lanternes magiques. Le tohu-bohu de ce mobilier refoule, quoi qu’on en ait, la pensée sur la tête encyclopédique, mais un peu confuse, de son royal propriétaire.

Palais du roi de Siam : Pavillon de plaisance ou des récréations royales. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


IV

Le second roi. — Hiérarchie et corruption des grands. — Femmes et amazones du roi.

Comme si ce n’était pas assez pour leur malheureux pays d’avoir à entretenir et à supporter un roi, une cour et un sérail royal aux innombrables rejetons, les Siamois possèdent la doublure de ces institutions. Derrière le premier roi, il y en a un second, qui, lui aussi, a son palais, ses mandarins, son armée. Ou lui rend les honneurs souverains, et cependant il ne remplit qu’une charge purement honorifique. Il n’est que le premier sujet du véritable roi de Siam. La seule prérogative réelle à laquelle sa haute position lui donne droit est de s’asseoir dans un fauteuil au lieu de s’accroupir devant son collègue, dont il est comme l’ombre. Il a bien le droit de puiser dans le trésor royal chaque fois qu’il en a besoin, mais sa demande doit cependant être préalablement revêtue du visa du premier roi, qui se garde bien de le refuser jamais. On a prétendu que cet alter ego du monarque commandait ordinairement les armées siamoises, mais c’est une allégation erronée, car dans les dernières guerres contre les Laotiens et les Annamites, les guerriers de Siam eurent d’abord pour chef un frère cadet du roi, revêtu des fonctions krom-luang, et, après lui, un général indigène dont le nom m’est inconnu. C’est cette même erreur qui a donné naissance au bruit généralement répandu en France qu’il y a deux rois à Siam, celui de la paix et celui de la guerre. Le droit de faire la guerre ou de conclure la paix appartient au premier roi seulement. Les deux collègues couronnés sont en ce moment frères consanguins, mais la médisance prétend que leur position difficile a considérablement refroidi entre eux l’affection fraternelle. En effet, le second roi ne se rend chez le premier que dans les occasions où il lui est impossible de faire autrement. Et comme il est l’héritier désigné du trône, il ne prend peut-être pas aussi grand intérêt à la santé de son frère que l’exigeraient les liens du sang. Tout ce que je sais du second roi, c’est que, non moins instruit que son frère, parlant admirablement l’anglais et le français, aimant l’Europe et sa civilisation, il possède à un bien plus haut degré que son aîné le sens pratique des choses, l’esprit d’organisation et les facultés administratives, et que, sentant fort bien sa supériorité sur ce point, plus que personne il gémit de la mauvaise direction des affaires. En définitive, cultivant les arts, les lettres, aimant les chevaux, et en élevant de fort beaux, il a les goûts et l’existence d’un grand et riche seigneur européen.

Portrait du deuxième roi de Siam. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Entre les deux rois et le peuple, s’étagent douze ordres différents de princes, ni plus ni moins, plusieurs classes de ministres, cinq ou six de mandarins, puis pour les quarante et une provinces du royaume, une série sans fin de gouverneurs et sous-gouverneurs, dont l’incapacité et les rapines dépassent tout ce qu’on peut imaginer en ce genre et semblent vouloir justifier le missionnaire Bruguieri, qui prétend que le mot siamois sarenival, que nous traduisons par celui de gouverner, signifie littéralement dévorer la peuple. Les fonctionnaires sont payés d’une-manière insuffisante, mal contrôlés et jamais surveillés ; la conséquence est facile à saisir, ils sont tous concussionnaires ; le roi le sait et ferme les yeux, soit à cause du grand nombre de coupables qu’il faudrait punir, ou bien parce que de telles affaires ne valent pas la peine d’absorber un seul de ses instants. Les provinces sont des vaches à lait pour les gouverneurs, qui leur font rendre tout ce qu’elles peuvent donner. Le menu peuple est divisé à Siam en esclaves, gens corvéables et gens payant le tribut. Que le tribut entre dans les coffres du roi, le reste lui importe peu. Les mandarins peuvent le prélever et le prélèvent plutôt trois fois qu’une. Les mandarins ont-ils besoin de faire bâtir une maison, la main-d’œuvre ne leur coûte rien : ils requièrent le peuple de la construire, le rotin est là pour assurer l’activité du travail. Les provinces et la capitale fourniront les matériaux, la maison du voisin même y pourvoira ; au besoin, on la démolira ; rien n’est plus facile. Un mandarin désire-t-il votre fille pour en faire l’ornement de son harem, ou votre fils pour en recruter la troupe de ses comédiens, il vous le fait savoir, et tout bon Siamois sait qu’entendre c’est obéir.

Au sujet des caprices qui naissent comme des miasmes des profondeurs insondables où croupissent, côte à côte, l’esclavage et l’arbitraire absolu, on m’a conté que Phra-Somdetch lui-même, ce roi si débonnaire, ayant appris, il y a quelques années, que le roi de Cambodge, son vassal, avait une fille d’une grande beauté, la lui fit demander, et sur le refus de ce dernier, il garda en otage ses fils venus par hasard à Bangkok. Or, le roi de Siam n’a pas moins de six cents femmes ; qu’avait-il besoin d’une six cent unième ? Il est vrai que, dans le nombre, une seule a droit au titre de reine. Pour ce sujet encore, nous ne pouvons mieux faire que de recourir à Mgr Pallegoix : il n’est pas de meilleure autorité.

Femmes du roi de Siam dans leur intérieur. — Dessin de H. Rousseau d’après une photographie.

« … Ce n’est pas la coutume que le roi demande pour reine une princesse d’une nation étrangère : mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus souvent, est sa proche parente, ou bien une princesse des États qui lui sont tributaires. Le palais de la reine est attenant à celui du roi ; il consiste en plusieurs grands bâtiments élégants et bien ornés. Ce palais a une gouvernante, dame âgée et qui a la confiance du roi. C’est elle qui est chargée de tout ce qui concerne la maison de la reine ; au moyen d’une centaine de dames qui sont sous ses ordres, elle exerce une surveillance exacte sur la reine elle-même et sur les concubines du roi, qui sont des princesses de diverses nations ou des filles de grands mandarins que leurs pères ont offertes au prince ; elle commande en outre environ deux mille femmes ou jeunes filles employées au service du palais. La gouvernante de la maison de la reine est encore chargée de veiller sur les filles du roi et sur toutes les princesses, qui sont comme cloîtrées et ne peuvent jamais se marier. Toute cette troupe de femmes passent leur vie dans la triple enceinte de murs où elles sont enfermées, et ne peuvent sortir que rarement pour aller faire quelques achats ou pour aller porter des offrandes aux Toutes, depuis la reine jusqu’aux portières, reçoivent leur solde du roi, qui les entretient, du reste, avec beaucoup de luxe et de générosité. On dit que, dans la troisième enceinte, se trouve un jardin délicieux et fort curieux ; c’est un vaste enclos qui contient en miniature tout ce que l’on trouve en grand dans le monde. Là, il y a des montagnes factices, des bois, des rivières, un lac avec des îlots et des rochers, des petits vaisseaux, des barques, un bazar ou marché tenu par les femmes du palais, des pagodes, des pavillons, des belvédères, des statues, et surtout des arbres à fleurs et à fruits apportés des pays étrangers. Pendant la nuit, ce jardin est illuminé par des lanternes et des lustres ; c’est là que les dames du sérail prennent leur bain et se livrent à toutes sortes de divertissements pour se consoler d’être séquestrées du monde. »

Amazone de la garde du roi de Siam. — Dessin de H. Rousseau d’après une photographie.

Des portraits photographiés de quelques habitantes de ce gynécée étant aujourd’hui parvenus en Europe, nous devons nous empresser de déclarer qu’ils ont été exécutés sous les yeux du roi, quand ils ne l’ont pas été de sa propre main ; car Sa Majesté, qui ne doit rien ignorer, prétend que l’art des Niepce et des Daguerre n’a point de secrets pour elle. Quant aux sentinelles qui veillent le plus fréquemment autour du palais, elles appartiennent au bataillon des amazones, qu’à l’exemple de ses collègues le nizam d’Hyderabad et le roi de Dahomey, Phra-Somdetch-Mongkut, a recruté parmi les plus belles filles de son peuple. Les femmes-hommes, comme on les appelle ici, forment incontestablement le corps militaire le mieux tenu de l’armée siamoise ; mais à les voir évoluer fièrement, avec leur béret écossais, leur jupe de tartan, le sabre au côté, le pistolet à la ceinture, arc et carquois sur l’épaule, on les prendrait volontiers pour des échappées du corps de ballet de l’Académie impériale de musique.


V

Jeux et spectacles.

Comme toutes les populations serviles, celle de Siam donne une bonne part de son existence, la meilleure devrais-je dire, aux jeux et divertissements. Le jeu sous toutes ses formes est, immédiatement après le pain quotidien, dont, au reste, elle n’a souci que quand elle a faim, sa préoccupation dominante. Il lui faut des amusements, des hochets, pour toutes les heures et pour tous les âges. Aux enfants du matin au soir, le palet, la cligne-musette, le saute-mouton, les barres, le colin-maillard, la toupie et bien d autres inventions nous que nos marmots croient marquées du cachet européen. Aux hommes faits, le trictrac, les échecs, les dés, les cartes chinoises, et même le cerf-volant, réservé chez nous à l’enfance. Le joueur apportera à ces combinaisons de l’adresse ou du hasard un entrain si passionné qu’il exposera en enjeu ou en pari tout son avoir, et qu’ayant tout perdu il jouera jusqu’à son langouti, ce pauvre caleçon, seul voile de sa nudité !

La passion des Siamois pour les combats de coqs est encore plus forte ; aussi, malgré les défenses du roi et l’amende décrétée contre les délinquants, ces combats se renouvellent journellement. Dès qu’un spectacle de ce genre est annoncé, la foule y court et prend part aux paris avec tant d’empressement qu’il en résulte toujours des disputes et des rixes entre les spectateurs ; de sorte que la lutte qui a commencé par des coups de bec et des plumes arrachées, finit par des coups de poing et des yeux pochés.

Le gouvernement, qui cherche à interdire les combats de coqs aux parents, permet aux enfants les combats de fourmilions, de grillons, de sauterelles, et même de deux espèces de petits poissons querelleurs et rageurs, qui se livrent des assauts acharnés au grand plaisir de la marmaille ; en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, le gouvernement semble peu logique : mais que voulez vous ? il cède à cette considération suprême : il faut que le peuple s’amuse ! Les combats de buffles et d’éléphants sont très-goûtés de lui, mais coûtent beaucoup ; on ne peut les lui offrir que rarement, de même que les grandes régates et les joutes sur l’eau. Heureusement, pour remplir les entractes de ces représentations extraordinaires, on peut compter sur les grandes funérailles, qui ont toujours pour intermèdes obligés la lutte, le pugilat, les danses sur la corde, les feux d’artifice, les marionnettes, les ombres chinoises et la comédie en plein vent.

Comédienne de la troupe du roi. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

De tous les amusements que l’on jette en pâture au bon peuple siamois, celui-ci est le plus de son goût ; le théâtre cependant ne consiste guère qu’en une salle ouverte de tous côtés, sorte de tréteau sur lequel des acteurs et des actrices au corps frotté de poudre blanche, aux longs bonnets pointus, aux longues oreilles postiches, aux vêtements de polichinelles et aux bijoux de clinquant, chantent et crient, à tour de rôle ou en chœur, des histoires fabuleuses et des scénarios fantastiques, en s’accompagnant d’une pantomime bizarre. Eh bien ! tel est l’attrait irrésistible de ce spectacle sur la foule qui le contemple et l’entend, qu’elle ne le quitte pas un instant du regard et de l’ouïe pendant les vingt-quatre heures qui forment la durée moyenne d’une représentation de ce genre.

Artistes dramatiques siamois. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

À Siam, chaque grand personnage possède un théâtre et entretient une troupe d’acteurs. Sa Majesté naturellement a les siens, dont je puis parler, ayant eu l’honneur d’être convié à un spectacle à la cour. Le théâtre s’élève dans une cour attenante à la salle d’audience Des draperies de soie rouge et blanche, des boiseries sculptées et un nombre infini de ces immenses découpures en carton dans lesquelles excellent les Siamois, en forment les décors. Une vaste tribune, située à droite de la scène, que de riches tentures désignaient à nos regards, était destinée à Sa Majesté elle-même. Tous les grands mandarins étaient prosternés au bas des degrés qui y conduisaient. Une grande estrade située en avant de la scène et de plain-pied avec elle, était garnie de chaises et de fauteuils à l’intention des Européens. Le roi nous ayant précédés de quelques minutes, nous dûmes aller le saluer et lui présenter nos respects avant de goûter les charmes de la représentation si pompeusement annoncée. Une musique étourdissante servit d’ouverture à la pièce. L’orchestre se distingua par un bruit épouvantable et une absence complète d’harmonie, plutôt que par la variété de son répertoire. La même phrase musicale nous fut jouée pendant cinq heures d’horloge, au grand contentement du roi et de ses courtisans. Je croirais volontiers que toute la science musicale de Siam se borne à ce terrible air ; car les autres représentations auxquelles j’ai été condamné d’assister ailleurs m’ont toujours fait entendre ces notes uniques et discordances. Enfin la pièce commença ; une foule d’acteurs et d’actrices s’élancèrent sur la scène, vêtus des costumes les plus bizarres qu’on puisse imaginer. Les soieries brodées d’or dans lesquelles ils se drapaient, les bonnets coniques ornés de pierres fausses et de verroteries qu’ils portaient fièrement sur leur tête, offraient un coup d’œil saisissant et curieux. Quant à leur jeu, on ne peut rien imaginer de plus simple ; il consiste presque uniquement en une pantomime originale sans doute, mais assez disgracieuse, que révèle un chœur criard, placé à peu de distance des acteurs. Ce que l’on joua, je ne puis le dire : tout ce que je compris fut une chasse au cerf des plus puériles. Un acteur coiffé d’une tête de cerf s’élance sur la scène ; on le poursuit pendant quelques secondes, on l’atteint, on le tue, on l’emporte, on le fait cuire et on le mange sur la scène ; tout cela en moins de temps que je n’en mets à l’écrire. La mésaventure de cet Actéon siamois n’était cependant pas la catastrophe dernière du drame ; la représentation durait depuis six heures, lorsque, profitant du départ de Sa Majesté, qui nous avait faussé compagnie sans mot dire, je me retirai non moins discrètement, et parfaitement édifié sur l’art dramatique parmi les Siamois.

Catafalque pour les funérailles royales. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Il faut l’avouer, ils ne déploient un art véritable que dans la mise en scène de l’acte qui clôt le passage de l’homme sur la terre, dans la mise en scène des funérailles. C’est un cérémonial qui dure au moins trois jours pour le mandarin ou bourgeois un peu riche, trois jours remplis de feux d’artifices, de sermons de talapoins, de comédies nocturnes, de jeux variés, et surtout de festins. Quand il s’agit d’un cadavre ayant porté couronne, c’est bien autre chose !… les infimes, les esclaves, les vils cheveux, les animaux de Sa Majesté (traductions siamoises de fidèles sujets) peuvent compter alors sur six mois de spectacles et sept grands jours de liesse et bombance.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 219.
  2. Annales de la Propagation de la foi, 1832.
  3. Voir entre autres dans Raffenel, Voyage dans le pays des nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à l’Histoire moderne de Ségo.
  4. Mgr Pallegoix, Description du royaume Thaï ou Siam, t. I, p. 62-66.