Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, Le Tour du monde)/03

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Troisième livraison
Traduction par Jules Belin de Launay.
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 241-256).
Troisième livraison
Vallée de la Thompson et mont Milton, revers occidental des montagnes Rocheuses. — Dessin de Bellel d’après MM. Milton et Cheadle.


VOYAGE DE L’ATLANTIQUE AU PACIFIQUE,

(ROUTE DU NORD-OUEST PAR TERRE),


PAR LE VICOMTE MILTON ET LE DOCTEUR CHEADLE[1].


1858-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Mont Milton. — Futaie énorme. — Passage de la rivière. — Fourche de la Thompson septentrionale. — On ne trouve pas de route. — Passage de la branche nord-ouest. — Nous perdons encore la voie. — De quel côté nous dirigerons nous ? — Résolution d’aller à Kamploups. — Découverte inquiétante. — Fin de la voie. — Nous sommes perdus dans la forêt. — Festin avec de la viande d’ours.

Le lendemain, faisant un long détour sur la droite pour tourner la chaîne qui se dirige au sud, nous entrâmes dans la vallee qui en est située à l’ouest. La trace n’était pas fort distincte et passait parmi des rochers et de la futaie incendiée.

Lorsqu’il s’agît de dîner, nous nous aperçûmes que nous avions perdu notre poêle à frire et une partie de notre vaisselle d’étain, ce qui nous réduisait dès lors à faire cuire dans la marmite notre pemmican et à y boulanger notre pain.

Au fond du ravin coulait un petit ruisseau se dirigeant au nord pour tomber probablement dans le Fraser ou dans la rivière du Canot.

Le jour suivant, nous franchissions la ligne de faîte du bassin de la Thompson, où nous entrions. Il y avait là un petit lac marécageux, appelé sur la carte le lac Albreda, qui occupait le fond du ravin. Nous longeâmes un cours d’eau qui en sortait vers le midi. Devant nous s’élevait une montagne magnifique couverte de glaciers et qui semblait bloquer la vallée. Cheadle appela cette montagne le mont Milton. La trace pénétrait ensuite dans l’épaisseur de la forêt de sapins, où la futaie prenait des dimensions énormes.

Le cinquième jour après notre départ de La Cache, nous nous trouvâmes sur la rive droite ou occidentale d’un affluent de la Thompson. En la traversant, pour empêcher nos effets d’être trempés, nous étions forcés de mettre sur nos têtes les paquets dont les chevaux étaient chargés. Nous arrivâmes ensuite à une rivière profonde que nous franchîmes en menant les chevaux par une ancienne digue à castors. Nous étions encore entourés de montagnes neigeuses et de hauteurs escarpées qui, couvertes de sapins, fermaient de toutes parts la vallée.

Le 25 juillet, laissant le mont Milton à droite, nous fûmes arrêtés par une grande rivière qui avait une soixantaine de mètres en largeur et coulait à bords remplis d’eau fondue des glaciers. À l’angle que formait le confluent, nous campâmes afin de reconnaître par où se dirigeait la trace des émigrants. Ici nous trouvâmes un de leurs bivacs avec plus de bois coupé qu’il n’en fallait pour les feux, d’où nous conclûmes qu’ils y avaient fait un radeau et passé, à ce confluent, sur l’un ou l’autre bord de la rivière principale. Jusqu’alors nous avions supposé qu’ils avaient, sans la franchir, remonté le courant venu du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais, de ce côté, il nous fut impossible de découvrir aucune trace et L’Assiniboine n’en trouva pas davantage sur le bord oriental de la grande rivière où il se transporta à l’aide d’un petit radeau.

Il nous parut donc évident que les émigrants étaient allés sur la rive occidentale, et nous ne pouvions mieux faire que nous y rendre aussi.

Un arbre portait une inscription annonçant que c’était le point où le guide André Cardinal avait quitté les émigrants pour retourner à Edmonton. C’était de là qu’il avait montré aux émigrants les hauteurs du Caribou dans le lointain. Cette circonstance, jointe à l’affirmation de la vieille femme de La Cache que, dirigé vers le Caribou ou vers Kamloups, le voyage nous prendrait une huitaine de jours, nous mit fort à notre aise, bien lue nous n’eussions plus que très peu de provisions.

La privation du thé nous était plus pénible que celle du sel, des conserves de végétaux et même que de toute autre friandise. Il y avait déjà plus d’une année que nous nous abstenions, sans la moindre difficulté, de tout stimulant alcoolique, mais nous ne pûmes jamais cesser de regretter le thé et le tabac. Jusqu’alors nous avions allongé la petite quantité de tabac qui nous restait en la mêlant avec ce que les Indiens appellent kinnikinnick, qui est l’écorce intérieure du cornouiller. Mais à présent nous n’en avions plus à nous tous que trois ou quatre pipes, et nous résolûmes de garder ce tabac pour quelque grande occasion.

Cependant, convaincus encore que nous arriverions en quelques jours au but de notre voyage, nous nous mîmes à construire un radeau.

La traversée se fit sans accident excepté qu’au moment où nous approchions du rivage, M. O’B., dans sa hâte de se trouver à terre en sûreté, sauta dans un bas-fond. L’Assiniboine le retira de l’eau.

En nous mettant à chercher la trace du chemin, nous reconnûmes avec chagrin que nous avions abordé sur une petite île et non sur le bord occidental de la rivière comme nous le voulions. Le cours d’eau du nord-ouest se joignait au principal par deux bouches et nous nous trouvions sur le petit delta situé entre les deux bras.

Le lendemain matin, L’Assiniboine passa le bras occidental au moyen d’un pont naturel que formait l’accumulation, sur un banc de sable, des troncs emportés par les inondations ; bientôt il reconnut une trace qui remontait le bras du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais elle finissait brusquement après un mille environ. Le ravin était étroit, les rives escarpées et boisées très-dru ; enfin des montagnes calcaires surgissaient en face.

Évidemment les émigrants avaient reculé devant la difficulté à se tailler une route qui les aurait conduits au Caribou, et ils avaient pris le parti de tourner vers Kamloups. En effet, L’Assiniboine trouva une autre trace, d’accord avec cette supposition, et qui descendait la rivière dans la direction du sud. Le moment était donc venu pour nous de nous décider à essayer de pénétrer malgré tant d’obstacles dans le Caribou ou à suivre la piste dirigée vers Kamloups.

Nous tînmes conseil et, après une longue discussion, nous convînmes qu’avec nos forces diminuées, nos chevaux fatigués, nos provisions tirant à leur fin et la seule hachette dont nous disposions, il ne nous serait pas possible de nous couper une route à travers la région presque impénétrable de l’ouest.

Ce ne fut pas sans un sentiment de profonde amertume que nous renonçâmes à notre projet si longuement médité de trouver un chemin qui conduisît droit aux champs de l’or ; mais la tentative nous en paraissait désespérée et nous fîmes tristement nos paquets pour nous transporter sur la rive occidentale.

Le pont de bois flotté nous épargnait la peine de faire un radeau ; mais ce fut une rude besogne que de passer notre bagage à dos. Les troncs empilés irrégulièrement rendaient notre marche glissante et difficile, et le courant pénétrait ce barrage avec tant de violence que le mouvement et le fracas étourdissant des eaux nous faisaient tourner la tête. Quand nous eûmes franchi ce pont, qui avait au moins quarante mètres de long, il nous fallut escalader aussi bien que possible avec nos fardeaux une rive perpendiculaire, ou peu s’en faut, à travers des tas d’arbres tombés, avant d’atteindre la trace que nous cherchions. Le bagage une fois transporté, nous nous occupâmes de conduire les chevaux dans la rivière au-dessous de la digue. Ils nagèrent jusqu’à un haut-fond situé vers le centre et là s’arrêtèrent. La chaleur était accablante, ils prenaient grand plaisir à rester dans l’eau fraîche et à se trouver à peu près débarrassés des taons et des moustiques. Plus d’une heure s’écoula avant que nous pussions les en faire sortir. Nous leur lancions des volées de bâtons et de pierres. Nous nous adressions tantôt à Bucéphale, à Grand-Rouge, à Petit-Rouge, tantôt à la Grise, au Sauvage, au Petit-Noir ; nos attaques et nos cris ne réussirent qu’après plus d’une heure.

Le reste de la journée eut bien d’autres mécomptes et d’autres difficultés. Il fallut couper une autre route à travers les arbres sur des coteaux fort roides.

Dans l’après-midi du second jour depuis notre départ de l’île, nous arrivâmes à deux bivacs semés de bâts, de selles et de harnais. De toutes parts, on voyait de grands cèdres coupés ; à côté, des morceaux de fragments et d’éclats prouvaient qu’on y avait fait des radeaux et des canots. Sur un arbre était inscrit que ce camp des émigrants s’appelait le Camp de la Tuerie. Nous cherchâmes dans toutes les directions, mais sans trouver aucune trace de chemin.

Nous ne pouvions pas nous y tromper ; la vérité se révélait d’une façon trop grave : la bande des émigrants avait ici désespéré de couper son chemin à travers des forêts si épaisses et si encombrées ; elle avait abandonné les chevaux, tué les bœufs pour s’en faire des provisions, et construit de grands radeaux pour descendre la rivière jusqu’à Kamloups.

Notre position n’était pas encourageante. Nos seules provisions consistaient à peu près en dix livres de pemmican et autant de farine, c’est-à-dire moins qu’il n’en fallait pour nourrir six personnes durant trois jours. Le gibier ne se montrait guère, et il nous restait peu de poudre. Nos vêtements étaient réduits en haillons : nos moccasins ne tenaient qu’à grand renfort de toile d’emballage. Les chevaux étaient affaiblis faute d’une nourriture suffisante. Enfin nous n’avions à notre disposition qu’une hachette indienne pour tailler notre route à travers la forêt et nous ignorions quelles seraient la longueur et la difficulté du chemin qui nous restait à faire. D’autre part, c’eût été courir à une perte certaine que de vouloir voyager en radeau sur une rivière débordée, rocheuse et rapide comme l’était la Thompson.

Le soir, nous nous réunîmes autour du feu de notre bivac et nous délibérâmes gravement en fumant du kinnikinnik pour augmenter notre philosophie. Après une délibération approfondie, il fut convenu que, le lendemain, L’Assiniboine irait reconnaître le pays, et qu’en suite nous essayerions, s’il le croyait possible, de nous ouvrir un chemin à travers la forêt.

Le soir nous eûmes grand plaisir à voir revenir notre guide chargé d’un petit ours noir, et nous rapportant qu’il croyait possible d’aller en avant, quoique notre marche dût être longue et fatigante. Du haut de la colline au pied de laquelle nous étions campés, il avait vu, loin vers le sud, des montagnes s’élever sur des montagnes, et la perpétuelle forêt de sapins s’étendre dans toutes les directions, sans indice de pays découvert ; l’unique circonstance favorable qu’il eût remarquée était que les hauteurs semblaient s’abaisser, et que le nombre de celles qui étaient couronnées de neige paraissait diminuer.

Nous nous mîmes tous à dépouiller et à tailler notre ours, et nous fîmes un grand festin cette nuit-là. C’était notre première viande fraîche depuis le mouton gris tué à Jasper-House, et bien que nous n’eussions ni pain, ni sel pour l’assaisonner, ni thé à boire, ni tabac à fumer, elle nous parut délicieuse. En cette circonstance, nous avions remplacé le tabac en mêlant au kinnikinnik que nous fumions, l’huile retirée de nos pipes ; mais cette ressource fut bientôt absorbée, et nous en fûmes réduits au misérable expédient de fumer simplement de l’écorce de saule.


Nous commençons à nous couper une route dans la forêt vierge. — Désastres. — Nourriture quotidienne. — Le mont Cheadle. — Fruits sauvages. — M. O’B. franchit une rivière d’une façon triomphante. — Nouvelles déceptions. — Plus de provisions. — L’Indien sans tête. — Le Petit-Noir est condamné et tué. — Toujours la forêt. — Les Grands Rapides. — C’est un vrai cachot. — La Porte d’Enfer. — Une trace. — Nous sortons de la forêt !

Le 31 juillet, nous quittions le camp de la Tuerie au milieu d’une pluie torrentielle, et nous nous plongions dans la forêt sans route.

Immédiatement nous rencontrâmes le pied d’un escarpement qui ne s’arrêtait qu’au bord de l’eau. Mais la roideur ne faisait pas la difficulté principale de ce chemin.

Il faut avoir vu une forêt vierge, où des arbres gigantesques ont grandi et sont tombés sans avoir été frappés de la hache durant des siècles, pour se faire une idée de ces amas de futaies impénétrables. Les sapins et les thuyas atteignent toutes les dimensions : les patriarches de trois cents pieds de haut élèvent leurs cimes dans une solitude aérienne majestueuse ; les jeunes se réunissent à leurs pieds en groupes épais, luttant pour prendre la place de quelque géant abattu. Les arbres morts gisent empilés çà et là, formant des barrières qui souvent sont hautes de six à huit pieds en tous les sens. Des troncs de cèdres énormes, tombant en pourriture, et changés en tas de mousse, sont à demi enterrés dans le sol, sur lequel d’autres arbres aussi puissants se sont récemment couchés ; des arbres encore verts et vivants, qu’ont renversés de récents ouragans, bloquent la vue par la muraille de terre que retiennent leurs racines entrelacées ; troncs vivants, troncs morts, troncs pourris, troncs desséchés et sans écorce, troncs humides et verts de mousse, troncs ébranchés et troncs branchus ; renversés, couchés, horizontaux, penchés dans tous les angles ; futaie de toute croissance, dans tous les âges de la vie et de la décomposition, dans toutes les situations possibles, emmêlés suivant toutes les combinaisons imaginables. Si le terrain est marécageux, il est plein de cornouillers. Ailleurs ce sont des fourrés d’aralies, des lianes traçantes et grimpantes, entortillées, aux feuilles larges comme celles de la rhubarbe, montant trop souvent aussi haut que les épaules. La tige et les feuilles en sont couvertes de fortes épines qui percent les vêtements quand on essaye de se frayer un chemin à travers leurs masses entremêlées, et rendent écarlates les jambes et les mains des pionniers par l’inflammation que produisent les myriades de leurs piqûres.

La fin du chemin. — D’après MM. Milton et Cheadle.

L’Assiniboine marchait en tête la hache à la main ; sa femme le suivait, conduisant un cheval ; puis venait le reste de la bande, à la file, chacun menant deux ou trois chevaux. Quelquefois ces animaux, irrités par les obstacles, se jetaient à travers les arbres dans toutes les directions. Il les fallait rattraper, puis retrouver péniblement la trace presque effacée qu’avaient laissée ceux qui avaient continué de marcher.

Notre nourriture ne consistait plus qu’en ce que les métis appellent roubébou. Nous la préparions en faisant

bouillir, dans une large quantité d’eau épaissie d’une
M. O’B. traverse un cours d’eau triomphalement. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.
poignée de farine, un morceau de pemmican de la grosseur

du poing d’un homme. La farine n’était plus employée que de cette manière ; nous n’en possédions que trois ou quatre livres.

Le 1er août, nous arrivâmes en face d’une belle montagne couverte de neige et qui avait l’air de nous fermer la route de la vallée. Milton, pour rendre à son compagnon la politesse qu’il en avait reçue précédemment, donna à cette montagne le nom de mont Cheadle. Sur notre droite, on ne voyait plus qu’une montagne neigeuse : nous l’appelâmes le mont Saint-Jean.

Le 3, nous trouvâmes un marais d’environ trois cents mètres de long où les arbres étaient assez rares. C’était la première éclaircie que nous eussions rencontrée depuis dix jours. Nos yeux, habitués aux ténèbres, en furent éblouis. Nous cueillîmes çà et là des bouquets de framboisiers et deux espèces d’airelles dont les baies étaient grosses comme des prunelles. Nous eûmes aussi la chance de tuer quatre perdrix pour notre souper.

Avant le soir, nous découvrîmes un torrent qui venait du nord-ouest. Nous montâmes à cheval pour le franchir, excepté M. O’B., qui n’avait jamais pu se réconcilier avec l’équitation depuis ses accidents dans le Fraser. Que fallait-il faire ? M. O’B. s’obstinait à ne pas se hasarder sur le dos d’un cheval, et le courant avait trop de rapidité et de profondeur pour qu’on pût avec sécurité le passer à gué. Quand nous eûmes discuté quelque temps fort inutilement avec lui, nous poussâmes nos chevaux dans l’eau que L’Assiniboine et sa famille avaient déjà traversée ; mais le cheval de Cheadle n’était pas à un mètre du rivage, lorsque M. O’B., s’élançant comme un fou après lui, prit le parti de saisir à deux mains la queue flottante de Bucéphale. C’est ainsi qu’il fut triomphalement remorqué jusqu’à l’autre rive. Ce grand succès lui ôta pour l’avenir beaucoup des inquiétudes que lui inspirait le passage des cours d’eau.

Après avoir quitté le marécage, nous nous retrouvâmes enfoncés dans l’épaisseur des forêts, sans aucune clairière durant plusieurs jours, et nous nous remîmes à notre pénible tache de couper notre chemin à travers la futaie, de conduire des chevaux indociles, de les retirer de leurs embarras et de nous nourrir bien maigrement de roubébou.

Le 7 août, c’est-à-dire le huitième jour depuis que nous étions perdus dans la forêt, nous eûmes à traverser une autre rivière qui, symptôme favorable, large d’une trentaine de mètres, peu profonde et claire, n’était certainement pas grossie par la fonte des neiges des montagnes. Nous l’appelâmes rivière Elsecar. Peu après, nos espérances s’accrurent encore de ce que nous arrivions sur un espace assez uni, ayant près d’un mille carré en étendue, au point de jonction de cinq vallées étroites. Mais, après inspection, il se trouva que la petite plaine n’était qu’une oasis entourée de montagnes et de hauteurs escarpées, couvertes de sapins ; on n’en pouvait sortir que par des gorges resserrées entre les différentes chaînes.

Ce soir-là, notre dernier morceau de pemmican fut consommé et il ne nous resta plus d’autre nourriture qu’environ un quart de livre de farine. Nous devions avoir encore cent milles à parcourir avant d’arriver au fort. Comment vivre désormais ? Quel secours espérer dans cette solitude immense ? Le silence solennel n’était rompu par le chant d’aucun oiseau, par le bruit d’aucune créature. Notre maigreur et notre fatigue nous donnaient la triste conviction que nous ne pourrions guère poursuivre longtemps notre voyage.

Après notre dernier repas, nous tînmes un conseil de guerre. M. O’B. y exposa la nécessité immédiate de tuer le petit cheval noir qu’il était ordinairement chargé de conduire ; mais notre guide qui avait aperçu un ours dans la journée, demanda un sursis pour le pauvre Petit-Noir.

Il se mit en chasse le lendemain de bonne heure ; Cheadle et le jeune garçon se dirigèrent vers un petit lac pour essayer d’y tirer quelques-unes des oies qu’ils avaient vues voler la veille ; Milton se mit à cueillir des baies d’airelle ; M. O’B. à lire.

La société n’était pas gaie, car nous n’avions pas déjeuné. Dans l’après-midi, Cheadle et le garçon revinrent les mains vides. L’Assiniboine ne tarda pas à rentrer aussi, et, jetant à terre une martre qu’il avait apportée, il nous dit tristement : « J’ai trouvé rien que cela et un homme, — un mort. »

Il nous indiqua où nous verrions ce cadavre qui n’était qu’à quelques centaines de mètres du camp, et nous partîmes avec son fils pour contempler ce spectacle de sinistre augure. Après l’avoir longtemps cherché, nous le découvrîmes au pied d’un grand sapin. Le cadavre était assis, les jambes croisées, les bras autour des genoux et les mains dirigées vers les cendres d’un misérable foyer composé de petits bâtons. Il n’avait pas de tête. Les vertèbres cervicales se projetaient dénudées et sèches ; la peau, brune et ratatinée, s’étendait comme du parchemin collé sur un squelette osseux, au point que les côtes étaient distinctement proéminentes ; la cavité de la poitrine et de l’abdomen était remplie des dépouilles de chrysalides ; les bras et les jambes ressemblaient à ceux d’une momie. Les vêtements, composés d’une chemise et de jambières de laine accompagnées d’une couverture usée, pendaient encore sur ce cadavre desséché. Auprès du corps était une hachette, un sac à feu, une grande marmite d’étain et deux paniers d’écorce de bouleau. Le sac contenait une pierre à feu, un briquet d’acier, de l’amadou, un vieux couteau, et une seule charge de plomb soigneusement enveloppée dans un chiffon. Une ligne à pêcher tordue avec l’écorce du cèdre, inachevée encore, et deux curieux hameçons, faits d’un petit morceau de bois et d’un fil de métal pointu, étaient serrés dans un des paniers ; l’autre contenait quelques oignons sauvages encore verts et poussant des rejetons. À côté du squelette, un amas d’os brisés, fragments d’une tête de cheval, racontaient clairement ce qui s’était passé. Ils étaient cassés en tout petits morceaux. Le malheureux homme, mourant de faim, avait prolongé sa vie, autant qu’il avait pu, en suçant toutes les parcelles de nourriture qui se trouvaient dans les fragments brisés. Selon les apparences, c’était un Chouchouap des montagnes Rocheuses, qui, comme nous, avait essayé d’aller à Kamloups. Il avait évidemment voulu essayer de trouver quelque nourriture en pêchant ; mais, avant d’avoir terminé son appareil, la faiblesse ou la maladie l’avait dompté ; il s’était allumé un petit feu, s’était accroupi auprès, et était mort là. Mais qu’était devenue sa tête ? Nous la cherchâmes avec soin en tous sens, inutilement. Si elle était tombée d’elle-même, nous aurions dû la trouver à ses côtés ; si un animal avait osé l’enlever, il serait revenu attaquer le corps. Mais elle n’avait pas pu être enlevée de force, comme en témoignait la position du tronc, qui n’avait pas été touché. C’était pour nous un problème insoluble. Nous laissâmes le cadavre comme nous l’avions trouvé, emportant seulement sa hachette dont nous avions besoin, ainsi que son briquet d’acier, sa ligne et ses hameçons, moins pour en faire usage que comme souvenirs de cet étrange événement.

Nous rentrâmes au camp, silencieux et pleins de sombres pensées.

Notre courage, déjà abattu par suite de la privation d’aliments et par les inquiétudes que nous donnait notre situation, était encore plus déprimé par cette découverte peu rassurante. Il y avait une similitude frappante entre nous et cet Indien, qui, après avoir tenté de traverser la forêt sans chemin, s’était senti affamé et avait tué son cheval pour s’en nourrir. Le spectacle que nous venions d’avoir sous les yeux nous avait retracé son histoire avec une exactitude incontestable : la faiblesse croissante, la disette sans remède, l’effort pour soutenir la vie qui s’éteignait en suçant des morceaux d’os, enfin la mort. Nous aussi, nous touchions déjà à cette extrémité d’être obligés à tuer un de nos chevaux. À son départ, cet Indien avait eu sur nous l’avantage d’être dans son pays ; nous, nous étions des voyageurs sur une terre étrangère.

Chacun de nous n’entrevoyait l’avenir que sous son plus terrible aspect. Dans notre conférence du soir, il fut convenu à l’unanimité qu’on tuerait le Petit-Noir au point du jour.

De bonne heure, le 9 août, Petit-Noir fut conduit au lieu d’exécution ; mais, bien que tous nous fussions d’accord sur la nécessité de sa mort, nous avions des remords sur le sacrifice d’un animal qui nous avait accompagnés à travers tant de fatigues. Nous hésitions. Ce fut L’Assiniboine qui finit par saisir son fusil et envoya à la pauvre bête, derrière l’oreille, une balle qui l’abattit. Quelques minutes après, des tranches de chair grillaient sur le feu, et chacun était occupé à tailler de minces bandes de viande pour les conserver. Toute la journée, nous nous gorgeâmes de ce que nous ne pouvions pas emporter, tandis que le reste séchait sur un large feu. D’abord et d’avance, on avait, il est vrai, douté qu’on pût manger de ce cheval : Milton avait même trouvé que cette chair sentait l’écurie ; mais, au fait, chacun s’en reput avec appétit. Les instants que nous n’employions pas à dévorer, nous les utilisions pour raccommoder nos haillons et nos moccasins qui commençaient à tomber en morceaux.

Vers midi, le lendemain, notre provision de viande était desséchée. Il n’y en avait plus qu’une quarantaine de livres. Ce cheval était si petit et si maigre ! Le voyage se poursuivit péniblement. À la privation de nourriture s’ajoutait la crainte de suivre, au lieu du Thompson, quelque courant inconnu qui pouvait nous conduire dans des difficultés inextricables. Faibles et affamés, nous étions heureux lorsque nous réussissions à tuer une perdrix, une martre, ou à pêcher quelque poisson. Notre meilleure chance fut un jour de tuer un porc-épic que nous trouvâmes délicieux, quoique un peu fort en goût. Souvent les escarpements et les rapprochements des montagnes qui descendaient jusqu’au bord de l’eau, nous forçaient à nous arrêter et attendre des heures entières que L’Assiniboine eût découvert un chemin. Nous donnâmes à ces cours d’eau le nom de Rapides Murchison. Cependant la vallée se rétrécissait toujours ; enfin elle se termina brusquement par un précipice. Nous étions emprisonnés : d’un côté, la rivière ; de l’autre, des hauteurs si escarpées et si embrouillées qu’il semblait impossible de les escalader. Cependant, L’Assiniboine trouva un escarpement qu’on parviendrait peut-être à franchir avec de la prudence. Il fallut conduire les chevaux un par un, pour leur faire grimper en zigzag au flanc de la hauteur, des roches moussues et glissantes. Bucéphale, tomba sur un petit plateau inférieur et se trouva suspendu tout de son long, à califourchon sur un gros arbre, soutenu par d’autres arbres, couchés horizontalement assez haut pour que les jambes de l’animal pendissent de chaque côté sans toucher le sol. Cheadle donna au cheval un vigoureux coup d’épaule qui le fit rouler de son perchoir. Il n’avait aucunement souffert.

Nous eûmes à passer ensuite près d’un torrent qui tourbillonnait autour de grandes roches. L’Assiniboine nomma ce passage la Porte d’Enfer.

Le voyage continua à n’être qu’une série de misères. Il fallut encore tuer un cheval. Le 18, nous découvrîmes, avec une joie inexprimable, quelques branches qu’on avait coupées au couteau, comme si on eût voulu s’ouvrir un chemin à travers les buissons. On observa, vers le soir, des marques de chevaux.

Le 21, nous arrivâmes à un marais où les empreintes des pieds de cheval étaient très-nombreuses. Sur l’autre bord, il y avait un grand cèdre abattu, dont on avait fait un canot. Un arbre portait une inscription dont les mots bien qu’illisibles paraissaient être anglais.

Enfin, le lendemain matin, nous nous engageâmes sur une voie dont les arbres avaient été publiés ou marqués à la hache depuis longtemps. De vieilles trappes à martre, rencontrées de distance en distance, nous prouvèrent aussi que nous étions arrivés au bout d’un ancien chemin de trappeurs qui venait de Kamloups.

La vallée commençait à s’élargir rapidement, les hauteurs diminuaient, la voie devenait de plus en plus battue et, le 22 à midi, nous poussâmes des cris joyeux lorsqu’au sortir des ténèbres de la forêt où nous avions été si longtemps au cachot, nous commençâmes à fouler l’herbe d’une belle petite prairie. Devant nous s’étendait un pays libre, ouvert, varié, avec des collines arrondies et des bandes de sol boisé. D’un commun accord, nous nous arrêtâmes. Nous couchant sur le vert gazon, nous nous chauffâmes au soleil, et nos bêtes en liberté se mirent à paître l’herbe fraîche.

« Le jour avait un éclat et une beauté admirables. On comprendra le bonheur que nous avions à contempler ce ravissant paysage. Depuis onze semaines au moins, nous avions marché sans relâche, et depuis un mois, avions été égarés dans la forêt, affamés, épuisés de fatigue, presque sans espoir d’en sortir.


Notre enthousiasme à la rencontre de nos semblables. — Camp d’Indiens. — Kamloups est en vue. — En avant ! au fort ! — Quel souper ! — Fin de nos tourments. — Repos.

Enfin, le chemin était bien tracé, bien battu. Notre petite troupe n’était pas au bout de ses épreuves ; mais elle était sûre d’atteindre le but. Le 23, nous rencontrâmes un Indien, et sa squau, portant un enfant à dos.

Les terrasses du bassin du Fraser. — Dessin de Bellel d’après MM. Milton et Cheadle.

C’étaient les premiers êtres humains que nous eussions rencontrés depuis notre départ de La Cache de la Tête-Jaune. Dieu sait quelle accueil nous leur fîmes ! Quelles véhémentes poignées de main, quels éclats de rire, que de questions incompréhensibles ! L’homme en était stupéfait. Nous crûmes comprendre, d’après ses signes, plus encore que d’après son langage, que nous ne tarderions pas à rencontrer d’autres Indiens et que nous pourrions atteindre Kamloups cette nuit même. Nous pressâmes donc notre marche pendant dix à douze milles mais sans rencontrer personne. Ce soir-là, nous mangeâmes notre dernier morceau de cheval séché.

Le 24, nous vîmes deux Indiens, deux femmes et quelques enfants assis autour d’un feu où cuisaient quelques baies dans un pot de fer. Dès que nous eûmes nommé Kamloups, ils s’écrièrent :

« Aiyou beaucoup, beaucoup ; aiyou thé, aiyou tabac, aiyou saumon, aiyou whisky, Kamloups ! »

D’où nous conclûmes que nous trouverions là une abondance de bonnes choses.

Le lendemain matin, nous rencontrâmes sur notre route les cadavres de deux Indiens, un homme et une femme, qui se corrompaient au soleil. Ils étaient étendus côte à côte, sous une couverture et ayant autour d’eux tous leurs effets auxquels personne n’avait touché.

Dans l’après-midi du 28, nous aperçûmes enfin dans le lointain une chaîne de hauteurs qui marquait la

place de Kamloups. Le soir, en effet, malgré la nuit
Le squelette dans la forêt. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.
tout à fait tombée, nous entrevîmes une maison. Quelle

émotion !

Nous galopons ; nous sautons hors de selle, et, livrant nos chevaux à eux-mêmes, nous entrons dans une espèce de cour ou plusieurs Indiens et métis venaient de terminer un souper dont les restes chargeaient encore une nappe étendue à terre et autour de laquelle ils étaient assis tout à l’heure. Un vieil Indien s’avance et, dans un jargon mêlé de français, d’anglais et de chinouk[2], se présente à nous sous le nom du capitaine Saint-Paul et nous demande qui nous sommes. Nous lui répondons que nous venons de passer par les montagnes, que nous mourons de faim et que nous le prions de nous donner à manger aussi vite que possible.

« Vous en aurez abondamment et tout de suite, dit-il, mais vous devez payer une piastre chaque.

— Même si ce repas devait coûter cent dollars par tête, servez-nous-le. »

Peu après, nous étions à dévorer un plat graisseux de lard et de choux, avec de délicieux gâteaux, et à boire copieusement ce thé, objet de nos longs désirs. Nous absorbâmes une quantité de gâteaux qui étonna même les Indiens.

Dans la soirée arrivèrent du fort Kamloups M. Martin et plusieurs autres personnes, qui venaient assister à un bal que des métis donnaient ce jour même à Saint-Paul. M. Martin nous reçut avec beaucoup de politesse et nous invita à loger chez lui le lendemain.

Yale, sur le Fraser. — D’après MM. Milton et Cheadle.


Kamloups. — Nous dévorons. — Départ de Kamloups. — Terrasses remarquables de la Thompson et du Fraser. — Bac de Cook. — Tombes ornées. — Grand paysage des Cagnons. — Yale. — New-Westminster. — Victoria dans l’île Vancouver. — Lilloet. — Les degrés du serpent. — Les auberges sur la route qui conduit aux mines. — Cameron-Town. — William’s-Creek. — Visite aux mines. — Retour.

À notre lever, le 29 août, le soleil était déjà assez haut. Nous fîmes un bon déjeuner et nous nous rendîmes à Kamloups, situé sur la rive opposée. M. Martin et M. Burgess, qui administraient en l’absence du négociant en chef, M. Mac Kay, nous reçurent avec la plus douce hospitalité.

La première chose que nous fîmes après notre arrivée ce fut de nous procurer au magasin des vêtements complets ; puis, nous rendant à la rivière, nous y prîmes un bain délicieux. Nous jetâmes nos guenilles dans la Thompson et revêtîmes nos nouveaux habits. Alors nous pûmes, tout à notre aise, jouir de l’Otium cum dignitate, et, en fumant nos bienheureuses pipes, nous enquérir des nouvelles, non pas du jour, mais de l’année écoulée.

Côtelettes de mouton, pommes de terre, pain, beurre, lait, pudding au riz, thé et sucre ! qu’on mette ces délicatesses en comparaison avec la viande de cheval séchée, les bêtes puantes ou l’absence complète de nourriture ! Cependant l’abondance des repas ordinaires du fort ne suffisait pas à nos estomacs affamés. Nous avions l’art d’y intercaler trois repas de plus. Nous nous levions avant tous les braves gens de Kamloups et allions déjeuner avec M. et Mme Assiniboine qui demeuraient tout à côté dans une tente ; puis nous retournions près d’eux secrètement pour manger encore entre le déjeuner et le dîner, entre le dîner et le souper. Quand nous cessions de manger, ce n’était pas faute d’appétit, mais faute de place. Cet actif traitement ne tarda pas à grossir nos corps amaigris et, trois semaines après notre arrivée, Cheadle découvrait avec un agréable étonnement qu’il pesait quarante et une livres de plus !

Le fort que la Compagnie de la baie d’Hudson possède à Kamloups est situé sur la rive méridionale de la Thompson, à quelques centaines de mètres en aval du confluent de ses bras du nord et du sud. Aux environs, des collines rondes, couvertes de bunchgrass et de sapins clair-semés, s’élèvent de toutes parts. Les pâturages sont très-étendus et très-fertiles ; de grandes bandes de chevaux, des troupeaux considérables de bêtes à cornes et à laine y sont entretenus par la Compagnie de la baie d’Hudson.

Les rampes du Serpent. — Dessin de Bellel d’après MM. Milton et Cheadle.

Tandis que nous prenions nos aises à Kamloups, nous eûmes le loisir d’examiner la question de la possibilité de faire une route à travers les montagnes par le col Leather ou de La Cache de la Tête-Jaune. Quand on connaîtra mieux les ressources et les besoins de la Colombie Britannique, personne, à notre avis, n’hésitera à croire à la nécessité d’ouvrir une communication entre les deux versants des montagnes Rocheuses, ni aux avantages que procurera la construction, sur le territoire anglais, de cette route allant d’un océan à l’autre. Aujourd’hui nous nous bornons à affirmer qu’une route peut être facilement construite par le col de la Tête-Jaune, et qu’elle serait, à beaucoup d’égards, supérieure à d’autres plus connues jusqu’à ce jour.

Un jour ou deux après notre arrivée, M. Mac Kay rentrait à Kamloups. Il eut la bonté de s’engager à nous trouver des chevaux et à nous accompagner jusqu’à Yale, où le Fraser devient navigable. M. O’B., qui ne pouvait plus résister à son désir de jouir des plaisirs d’une civilisation plus raffinée, résolut de partir immédiatement pour Victoria le sac sur le dos.

Le 8 septembre, nous quittâmes Kamloups sous la direction de M. Mac Kay, et en compagnie de M. et de Mme Assiniboine, de leur fils et d’un autre Indien. Nous nous étions décidés à conduire nos pauvres compagnons à Victoria ; car, si L’Assiniboine avait jadis visité l’établissement de la rivière Rouge, sa femme ni son fils n’avaient jamais rien vu en fait de cités que les postes de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Nous passâmes la Thompson à l’extrémité du lac de Kamloups, puis nous entrâmes dans la vallée de la Bonaparte ; là nous rencontrâmes la route du Caribou à Yale. Elle n’est pas encore achevée. Nous observâmes, chemin faisant, avec admiration les curieuses terrasses qui donnent un caractère si particulier au pays où coulent la Thompson et le Fraser. Elles s’étendent sur un espace de plus de trois cents milles jusqu’aux Cagnons au-dessus d’Yale. Ces banquettes, comme on les appelle ici, sont parfaitement nivelées, et atteignent exactement la même hauteur sur les deux rives du fleuve. Ce sont de véritables plaines, et, en beaucoup d’endroits, elles forment trois étages. Le plus bas des trois, où la vallée prend son développement, présente une surface parfaitement plate qui a souvent plusieurs milles d’étendue, et s’élève de quarante à cinquante pieds au-dessus du niveau de la rive du fleuve, par un escarpement qui rappelle la face du terrassement d’un chemin de fer. Plus haut, le second étage s’élève de soixante soixante-dix pieds au-dessus de l’inférieur, et a rarement plus de quelques acres en étendue. Le troisième ou le plus élevé, qui peut être à quatre ou cinq cents pieds de distance de l’eau, est marqué à une hauteur inaccessible sur le flanc des montagnes qui descend vers le fleuve.

Arrivée de mineurs dans une auberge du Caribou. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.

L’or qu’on trouve sur toutes ces terrasses le long du Fraser est de la plus belle espèce ; c’est ce qu’on appelle l’or en farine ; mais il n’y est pas en quantité suffisante pour attirer encore les mineurs du Caribou.

Peu après être revenus au bord de la Thompson, nous arrivâmes à une place où une portion de la route n’était pas encore faite. Un assez grand nombre de Chinois étaient occupés à la niveler. Leurs figures étranges, leurs chapeaux aux larges bords, et leurs longues et minces queues amusèrent beaucoup nos Assiniboines. Huit à dix milles de marche nous amenèrent au point où la route se transporte sur la rive gauche de la Thompson. Cet endroit s’appelle le Bac de Cook.

La route du Bac de Cook à Yale, et surtout la portion qui est en aval de Lytton, est bien la plus extraordinaire qui existe au monde. Taillés dans les flancs de la gorge, ses détours perpétuels la font ressembler à une chaîne d’S. Elle ressemble d’en bas à une ligne tortueuse égratignée sur un rocher arrondi, dont la hauteur est de cinq à six cents pieds au-dessus du fleuve. Elle n’a d’ailleurs aucune espèce de parapet ; la route surplombe ; rien dans le précipice ne supporte la plate-forme où elle passe.

C’est entre Lytton et Yale que se trouvent la plupart des barres ou bancs de sable qui ont donné, lors de leur découverte, une si étonnante quantité d’or. Les Chinois sont les seuls aujourd’hui à les exploiter ; ils s’y font d’un à dix dollars par jour.

Nous avons vu, çà et là, des tombes indiennes, ornées de nombreux drapeaux et souvent de figures sculptées, ayant presque la grandeur naturelle, et peintes avec soin. Ordinairement le fusil du défunt et ses couvertures, avec la plupart de ses autres effets, étaient suspendus à des perches auprès de la tombe.

Environ à quinze milles au-dessus d’Yale, la gorge à travers laquelle se précipite le Fraser devient fort étroite ; c’est ce qu’on nomme la Chaîne aux Cascades ; la distance jusqu’à la ville n’est plus pour le fleuve qu’une succession de rapides appelés les Cagnons ou canyons[3] suivant la prononciation des habitants. De chaque côté, les montagnes ont trois ou quatre mille pieds de haut. Le Fraser, qui jusqu’alors n’a été guère qu’un torrent plein de roches, devient ici réellement furieux : il écume, il fait rage dans ce canal resserré, où il s’élance avec une vitesse de vingt milles à l’heure.

Une auberge du caribou à minuit. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.

Arrivés à Yale vers quatre heures de l’après-midi, nous y commandâmes le meilleur dîner que l’Hôtel Colonial pût nous offrir. Cette maison était tenue par un Français qui, en cette occasion, se surpassa.

La petite ville d’Yale n’est après tout qu’une rue faisant face à la rivière au moment où, venant de s’échapper des Cagnons, elle forme un large et noble fleuve. Les maisons de bois, blanchies et propres, ornées de drapeaux, ont toute la gaieté que peut désirer un Yankee. On trouve de l’or dans la rue d’Yale et, pendant notre dîner, deux Indiens cherchaient l’or, avec une bascule ou roker[4], en face de l’hôtel.

Le lendemain nous prîmes place sur le bateau à vapeur qui descendait jusqu’à New-Westminster, à l’embouchure du Fraser : on y a déjà élevé plusieurs rues de bonnes maisons de bois.

De Nev-Westminster, nous nous sommes embarqués le 19 septembre, pour Victoria, dans l’île Vancouver.

Victoria est admirablement située, sur les bords d’une baie rocheuse, espèce de conche creusée dans le promontoire que forme la mer pour pénétrer dans le havre Esquimalt et s’enfoncer dans les terres.

Tout le trafic de la Colombie Britannique passant, à l’entrée et à la sortie, par cette ville, ses marchands se sont rapidement enrichis, et de beaux magasins en briques y remplacent les bâtiments en bois[5].

Nous étions loin d’avoir renoncé à l’idée de visiter le Caribou, bien que nous n’eussions pas réussi à y pénétrer par la route directe, et qu’il fût éloigné de Victoria de plus de cinq cents milles.

Le 29 septembre, nous mîmes chacun une paire de chaussettes, une chemise de flanelle et une brosse à dents dans nos couvertures que nous roulâmes en un paquet, à la façon des mineurs ; nous enfonçâmes nos jambes dans de grandes bottes à genouillères, et nous montâmes à bord du bateau à vapeur Otter, en route pour New-Westminster, où nous prîmes le bateau à vapeur pour Douglas sur l’Harrison, afin de parcourir l’autre route qui conduit au Caribou par les lacs et par Lilloet.

En passant par Douglas et Pemberton, par la voie des lacs et des portages, nous rencontrâmes de nouveau le Fraser à Lilloet, à deux cent soixante-cinq milles environ de New-Westminster et à trois cents de Victoria. Sur cette route, particulièrement sur les lacs Anderson et Seton, le paysage a une sauvage grandeur.

De toutes parts les montagnes s’élèvent brusquement du sein de l’eau, escarpées, rocheuses et stériles.

La ville de Lilloet, située sur une des terrasses du Fraser, était pleine de mineurs qui descendaient à Victoria pour y passer l’hiver. On buvait, on jouait tout le long du chemin jusqu’après minuit, au milieu d’un déluge incessant de jurons et d’argot de mineurs.

Nous prîmes des places dans la diligence qui va de Lilloet à Soda Creek, sur le Fraser.

Un bateau à vapeur navigue de Soda Creek à la bouche de la Quesnelle, et, de là, un chemin de mulet conduit à Richfield, dans William’s Creek, au centre des mines du Caribou.

La route, unie et bien faite, a souvent dix-huit pieds de large. On passe le Fraser au moyen d’un bac, à quelque distance de Lilloet ; puis on remonte la vallée du Fraser pendant une vingtaine de milles, en tournoyant par-dessus les flancs escarpés des hauteurs. À la vallée Pavillon, la route tourne vers le nord-est, jusqu’au pied du mont Pavillon, où elle franchit une élévation de quinze cents pieds par de rapides zigzags. Notre attelage, réduit alors à quatre chevaux, n’était plus à la hauteur de sa tâche, et nous dûmes gravir à pied la montée.

Du sommet, nous eûmes, vers le sud-est, une vue étendue et nous pûmes examiner la curieuse façon dont était formé le côté de la descente. Près de nous, se trouvait un creux dans lequel la surface présentait une succession de gonflements onduleux qui devenaient plus considérables à mesure qu’ils approchaient du fond. Ce creux nous eut l’air d’un cratère éteint, d’où la lave se serait jadis échappée en courants houleux qui se seraient figés peu à peu, refroidis et convertis, par degrés, en la pente inégale et revêtue de gazon que nous apercevions.

Un plateau herbeux commence à la cime du mont Pavillon et a une longueur de six à huit milles. La route s’élève ensuite avec rapidité et nous conduisit en haut des Rampes du Serpent. Devant nous, la descente se précipitait pendant deux mille pieds en zigzags. Coupé sur le flanc de la montagne, il ne complète souvent sa largeur qu’au moyen de poutres étendues au-dessus du précipice ; excepté aux tournants, deux voitures n’y peuvent passer de front sans danger, et on n’a aucun parapet.

Après avoir passé Clinton, où aboutit une route qui va par Yale, le chemin recommence à monter. Après quelques milles, nous arrivâmes sur le plateau, composé d’un sol sablonneux et stérile, où poussent de petits sapins en grand nombre, et qu’entrecoupent plusieurs lacs.

Tout le long de notre route les logements avaient été assez misérables ; ils devinrent abominables après Clinton. La seule couche qu’on trouvât était le plancher des auberges ou maisons situées au bord de la route, à chaque dizaine de milles et qui n’ont pas d’autre nom qu’un certain numérotage en rapport avec la borne de poste la plus voisine, par exemple, « la maison du cinquantième mille. » Nos uniques couvertures rembourraient assez peu les inégalités des planches mal taillées et nous protégeaient médiocrement contre les froids vents-coulis, qui sifflaient entre les ais mal joints de la porte. Ces auberges ne sont que des huttes de troncs mal équarris, formant une seule chambre. À une extrémité, s’ouvre une large cheminée, et, sur un côté, s’élève un comptoir derrière lequel sont posées des planches qui supportent des rangées de bouteilles pleines des boissons alcooliques les plus communes. Suivant la saison, en allant aux mines ou en revenant, les mineurs, hommes de toutes nations, Anglais, Irlandais, Écossais, Français, Italiens et Allemands, Yankees et nègres, Mexicains ou hommes nés dans les îles de l’océan Pacifique, arrivent vers le soir par bandes de deux ou trois, se débarrassent du rouleau de couvertures qu’ils ont sur le dos, le posent à terre et s’en servent comme de siéges, car la hutte n’en a que peu ou point du tout. La première chose qu’ils demandent ensuite, c’est à boire. Celui de la bande qui est le mieux en fonds fait la proposition, et le reste des assistants est ordinairement invité à y prendre part.

On soupe, on fume, on reboit ; puis l’on déroule les couvertures et l’on choisit la place de son lit pour la nuit. Les uns se couchent sur le comptoir, les autres sur des sacs à farine empilés dans un coin de la chambre, d’autres encore s’étendent sur le plancher en allongeant leurs jambes du côté du feu. Enfin il y en a qui jouent ; et le jeu, accompagné de jurons et de rasades, se prolonge jusqu’à la fin de la nuit.

En descendant du plateau, nous arrivâmes à la maison du centième mille, près de Bridge Creek.

À Soda Creek, nous montâmes sur le bateau à vapeur pour Quesnelle, d’où nous partîmes à pied pour William’s Creek.

Le soir de notre troisième jour de marche, nous arrivâmes à Richfield, à soixante-cinq milles du confluent de la Quesnelle, et nous poursuivîmes notre route par Barkerville jusqu’à Cameron Town, plus bas sur le même cours d’eau. Nous étions enfin dans le Caribou.

Le Caribou est le district le plus riche de la région aurifère dans la Colombie Britannique, et c’est là que se sont surtout fait sentir les révolutions géologiques. Le paysage offre le spectacle d’une mer de montagnes et de collines recouvertes de sapins. Les premières vont jusqu’à sept ou huit mille pieds, entourées par un confus amas des autres. Partout le sol a été agité, au point qu’excepté le fond des étroits ravins cavés entre les collines, on y trouve à peine un pied de terrain uni. Les diverses couches y sont redressées de champ, et les lits des cours d’eau sont portés sur les cimes des hauteurs. Autour de ce centre des richesses rejetées des entrailles de la terre, la branche principale du Fraser s’enroule en un cours semi-circulaire ; elle reçoit de ses nombreux tributaires l’or que contiennent ses sables.

Cameron claim. — D’après MM. Milton et Cheadle.

Dans les mines que nous visitâmes à Cameron Town, la boue payante (pay-dirt), comme on appelle la couche d’argile et de gravier qui repose sur le lit rocheux et qui contient l’or, était à trente ou cinquante pieds au-dessous de la surface du sol. On creuse un puits à la profondeur nécessaire et la boue est montée dans un seau qu’enlève un treuil. On la verse ensuite dans une longue boîte, appelée la boîte à surprise ou le long tom ; cette boîte a un faux fond, composé de barres parallèles laissant entre elles d’étroits espaces ; il est élevé de quelques pouces au-dessus du vrai fond, qui a plusieurs traverses de bois. Un courant d’eau amené quelquefois de très-loin, par une série d’auges, nommées flumes, tombe dans la boîte à surprise d’un côté et s’en échappe de l’autre par un second système d’auges. À mesure que la boue est versée, un homme, armé d’une grande fourche à plusieurs dents, l’agite sans s’arrêter, et en retire les plus grosses pierres. Le sable fin et la terre sont emportés par le courant ; mais l’or, qui est plus pesant, tombe au travers des vides laissés entre les barres parallèles du faux fond et est arrêté, dans le vrai fond, par les barres transversales qu’on appelle riffle. La boue payante n’a ordinairement pas plus de trois ou cinq pieds d’épaisseur. Conséquemment les galeries des mines sont fort basses ; le toit en est soutenu par des troncs mis debout, qui supportent des poutres de traverse ; l’eau en est épuisée au moyen de roues à seaux qui font la chaîne. L’hiver, ces engins deviennent parfaitement inutiles et se recouvrent d’énormes glaçons. Nous en vîmes encore deux qui fonctionnaient et qu’on tenait en état en les garantissant par un toit et en allumant des feux.

Nous eûmes aussi la chance de trouver en pleine activité les claims Cameron, Raby et Caledonian, qui sont trois des plus riches de William’s Creek. Nous y descendîmes avec quelques-uns de leurs heureux propriétaires ; nous rampâmes dans ces galeries fort semblables à des égouts. Parfois nous pouvions distinguer le jaune scintillement de l’or ; mais, en général, il n’est pas perceptible, même dans la boue la plus précieuse. M. Steele, du claim Cameron, eut l’obligeance de nous montrer les livres de la compagnie ; le rendement total des trois puits pour chaque semaine montait de cinquante à cent vingt-cinq mille francs ; mais les dépenses étaient de trente-cinq mille. Quatre-vingts ouvriers gagnaient chacun de cinquante à quatre-vingts francs par journée.

Extraction et lavage de l’or à Cameron Town. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.

Tous les jours, à midi, on vide les boîtes et on retire l’or, qui reste mélangé d’une certaine quantité de sable noir. Au lavage d’un seul puits du claim Raby, auquel nous assistâmes, l’or remplissait une des boîtes d’étain dont on se sert pour les conserves et qui contenait environ un quart de livre, c’est-à-dire la valeur de vingt-cinq mille francs pour quinze heures de travail.

Le 30 octobre, après avoir passé dix jours à William’s Creek, nous partîmes de Cameron Town et nous traversâmes de nouveau le Fraser, Soda Creek, Lytton et Yale. Nous ne fîmes que de courtes stations à Victoria et San Francisco.

Nous rentrâmes à Liverpool par Panama et New-York.

Le 5 mars 1864, en débarquant du China, nous nous vîmes entourés de vieux amis qui nous souhaitaient la bienvenue, et nous retrouvâmes bientôt les doux et vrais plaisirs du foyer domestique.

Traduit par Belin de Launay.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 209 et 225.
  2. Jargon inventé par la Compagnie de la baie d’Hudson et compris par tous les Indiens du nord de l’Amérique. (Trad.)
  3. Canon, en espagnol, signifie tuyau et indique des formations en prismes basaltiques comme on en voit figurer au cagnon de l’Écho dans les montagnes Rocheuses (Tour du Monde, 1862, II, p. 360) ; les Anglais emploient ce mot, dans l’Amérique du Nord, pour signifier col ou défilé. (Trad.)
  4. Roker ou cradle, berceau ; machine décrite dans le Tour du Monde, 1862, I, p. 14. (Trad.)
  5. Victoria a été représentée telle qu’elle était en 1858, dans le Tour du Monde, 1860, I, p. 292. (Trad.)