Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/01

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




PÉROU.

PREMIÈRE ÉTAPE.

D’ISLAY À AREQUIPA.


Islay et ses rivages. — Vicar of Bray. — Un déjeuner de garçons. — I pede fausto. — Pendant que des muletiers boivent, l’auteur babille. — La pampa et les ossements. — Le Tampu et la carte à payer. — Une vallée vue à vol d’oiseau. — Détails scientifiques qui n’intéresseront personne. — Étapes et lieux divers.

Islay, situé sur la côte du Pérou par 17° 01’ de latitude méridionale et 74° 30’de longitude occidentale, est le port de commerce et le siége de la douane du département et de la ville d’Arequipa. Sa baie, de figure irrégulière, peut avoir une lieue de circuit ; elle est bordée d’une double rangée de lomas ou collines, jaunes de ton, lourdes d’aspect, disposées en amphithéâtre, et revêtues jusqu’au tiers de leur hauteur d’un mur de roches trachytiques, rempart naturel qui prévient l’éboulement des sables et des dépôts marins. L’action continue de la mer, dont les vagues, poussées par le vent du sud, viennent déferler avec furie sur les rivages, a poli la surface de ces roches coupées à pic en maint endroit, comme une falaise au-dessous de ces formations minérales, des roches de porphyre amygdalaire et syénétique, à demi submergées, montrent çà et là leurs croupes noirâtres. Au fond de la baie, un gros rocher, pareil à une tour en ruine, se rattache à la terre ferme par un système de poutrelles, de planches et d’échelles de corde. Ce rocher ou ce système, selon qu’on voudra l’appeler, sert de quai, de môle, d’embarcadère ou de débarcadère à la population flottante, et d’observatoire aux douaniers. La douane, représentée par un hangar en planches meublé d’un lit de camp, occupe un des côtés de cet échafaudage, au delà duquel un sentier tortueux et d’une pente roide conduit, après dix minutes de marche, au village d’Islay, édifié sur le versant d’une colline, à 190 mètres environ du niveau de l’océan Pacifique.

Port et village d’Islay.

Rien de plus aride et de plus désolé que la contrée qui s’étend à vos pieds, quand debout au sommet de cette colline, vous parcourez de l’œil les environs. Du nord au sud ce ne sont que dunes de sable, hautes falaises, plages jonchées de bois flotté, longues zones de salpêtre et de sel marin, superpositions de dépôts calcaires, îlots pierreux surmontés d’une couche de huano[3], roches de toutes formes et de toutes couleurs ; la pureté de l’air, l’intensité de la lumière, l’inaltérable azur de la mer et du ciel ; en accusant nettement tous les détails de ce vaste tableau et ne laissant dans l’ombre aucune de ses faces, lui donnent je ne sais quelle splendeur morne, quelle immensité aveuglante et quelle implacable sérénité.

La baie d’Islay, quand on l’aperçoit du large, a la figure d’un croissant aux pointes aiguës et recourbées ; vue du cap Cavallo, au nord, ou des rochers d’Ilo, dans le sud, elle reproduit assez exactement le corps d’un immense poisson à demi submergé. Des myriades d’oiseaux de mer, depuis le pélican goîtreux jusqu’à la svelte frégate, qui du matin au soir planent et tourbillonnent, montent et redescendent dans l’éblouissante clarté du soleil, complètent l’illusion ; on croirait voir le cadavre échoué d’une baleine[4] après lequel s’acharnent ces oiseaux voraces.

Pointe d’Islay, vue de la mer ; direction est-nord-est ; distance, quatre milles.

Chaque année, une quarantaine de navires, partis d’Europe ou de l’Amérique du Nord et frétés pour Valparaiso et les intermédiaires, longent ce littoral et font à Islay une courte relâche pour y prendre les produits de l’intérieur qu’on leur tient en réserve. Pendant quelques jours un semblant de vie galvanise le port et son triste village. Les échos habitués à ne répéter que les plaintes du vent, le murmure des vagues et les mugissements des phoques, retentissent de refrains avinés et d’appels polyglottes ; puis le navire lève l’ancre et tout rentre dans l’ordre accoutumé.

Par une belle matinée de juillet, époque de l’hiver sous ces latitudes, je me trouvais — qu’on me pardonne cette répétition du moi — je me trouvais, dis-je, à bord du Vicar of Bray, honnête trois-mâts sorti des chantiers de Liverpool, en compagnie du capitaine de ce navire, d’un consul anglais résidant à Islay et de quelques notables d’Arequipa. Une invitation à déjeuner faite à chacun de nous par le capitaine, et qui remontait déjà à une quinzaine de jours, était le motif qui nous réunissait. Au moment où commence ce récit, il n’était pas loin de onze heures, et bien que le déjeuner eût été annoncé pour dix heures précises, le cuisinier du bord, retardé probablement comme Vatel par un détail du menu, n’avait pas encore donné l’ordre au matelot de quart de sonner la cloche. Les physionomies et les dents des invités s’allongeaient de plus en plus ; chacun néanmoins s’efforçait de faire bonne contenance et causait de son mieux pour donner le change à son estomac. Pendant que la conversation de ces messieurs passait du grave à l’enjoué, du plaisant au sévère, je regardais, accoudé sur le bastingage, les collines d’Islay, où les brumes d’octobre, connues dans le pays sous le nom de garuas, allaient faire éclore, pendant un mois ou deux, de l’herbe, des fleurs, des ruisseaux, des oiseaux, des insectes, toutes choses qui y sont aussi inconnues pendant les deux tiers et demi de l’année, que le cucurbitas melo dans les plaines du Sahara.

L’anxiété générale eut enfin un terme. Un de ces soupirs qui soulèvent collectivement la poitrine du public, quand, au théâtre, le rideau se lève après un long entracte, fut poussé par nos compagnons, lorsqu’au son de la cloche le maître d’hôtel sortit de la cuisine et traversa le pont, portant à deux mains un plat dans lequel, mollement couché sur une litière de légumes, apparaissait un gigot bouilli du format le plus respectable. Nous nous précipitâmes à la suite de l’homme vers l’escalier de la chambre banale, où nous arrivâmes en même temps que lui. Dix minutes après, on n’entendait plus que de sourdes onomatopées entrecoupées d’un cliquetis furieux de fourchettes ; chacun avait à cœur de réparer le temps perdu. À part le gigot, qui est de toutes les époques et de toutes les cuisines, le déjeuner fut un véritable repas anglais, entremêlé de bœuf et de poisson fumés, de puddings variés, de tourtes de rhubarbe et autres préparations étranges. Le poivre rose de Cayenne, le cacazouèzo des Antilles, l’orocoto péruvien, le cary de l’Inde, l’harvey-sauce leur servaient d’assaisonnement. Ces mets incendiaires furent arrosés de vins de Xéres et de Porto, de bière double et simple, de genièvre et d’eau-de-vie. Un café à mettre en gaieté toutes les chèvres de l’Yémen nous fut servi ensuite dans de petites jattes qui tenaient lieu de tasses ; puis, quand les douces fumées de la digestion commencèrent à monter de l’épigastre au cerveau des convives, que leurs visages richement empourprés exprimèrent cette béatitude particulière aux gens dont le ventre est bien plein et l’esprit débarrassé de tous soucis, le capitaine se leva et réclama l’attention de la galerie.

« Señores y amigos, dit-il dans un castillan baroque, mais intelligible, le déjeuner auquel je vous ai conviés est probablement le dernier que nous ferons ensemble ; demain, à onze heures, je lève l’ancre et je pars pour Santa-Maria de Belen do Para, où mon mariage avec la fille d’un de mes consignataires est à peu près décidé. Une fois marié, je vends mon navire ; je m’associe avec mon beau-père, et je deviens armateur comme lui : voilà pour l’avenir. Mais ces événements sont encore éloignés, et en attendant que le moment soit venu de nous séparer, trouvez bon que je revienne sur certaine gageure à laquelle mon amour-propre de marin est intéressé. Don Pablo Marcoy, notre ami, qui, pendant que je parle, s’amuse à modeler ma charge avec de la mie de pain, s’est mis en tête, comme vous le savez, de faire le même voyage que moi ; de plus, il a parié qu’en prenant à travers terres et en coupant du sud-ouest au nord-est ce continent dont je vais faire le tour, il arriverait avant moi à l’embouchure de l’Amazone. J’ai tenu le pari, mais sans en déterminer la valeur. À quelle somme le fixerons-nous bien, señores y amigos ici présents ?

— À cent onces d’or, dit un habitant d’Arequipa qui avait perdu au jeu sa fortune et comptait sur une révolution politique pour la refaire.

— Va pour cent onces ! fit le capitaine en me regardant.

— Un moment, dis-je. Lorsque j’ai offert de parier, c’était dans l’idée que le montant du pari serait en harmonie avec mes ressources ; mais dès qu’il s’agit de cent onces, c’est-à-dire d’environ 8 640 francs, je retire ma proposition, n’ayant pas l’avantage que semble posséder notre agréable conseiller, de remuer l’or à la pelle.

— Mais alors quelle somme pariez-vous ?

— Je parie cinq francs.

— Cinq francs ! Quelle affreuse plaisanterie ! exclamèrent tous les convives.

— Messieurs, répliquai-je, je ne vois rien d’affreux ni même de plaisant dans ce que je dis. Si la somme que j’offre de parier vous paraît minime, ainsi qu’à mon honorable collègue, je puis y ajouter un paquet de cigares.

— N’ajoutez rien, cher ami, et brisons là-dessus, fit le capitaine en essayant de dissimuler une grimace ; gardez vos cinq francs, fumez vos cigares, écartons du pari toute idée de profit et contentons-nous de l’honneur… Vous disiez donc que vous comptez partir incessamment ?…

— Je ne disais rien, capitaine, mais je pensais qu’en cette circonstance un défi vaut mieux qu’un pari. D’abord pour vous, gentleman, dont la famille a donné autrefois une reine à l’Angleterre, et qu’en raison de ce passé illustre, un vil profit doit intéresser peu. Pour moi ensuite, pauvre diable de naturaliste, que ce même profit intéresserait assez, mais qui ne puis exposer aux chances du hasard la somme dont j’ai précisément besoin pour faire mon voyage. Qu’il ne soit donc plus question d’argent entre nous, et comme vous l’avez si bien dit, tenons nous-en à l’honneur pur et simple.

Muy bien, señor French, fit le consul anglais ; bornons là cette discussion, et puisque vous ne pariez plus, je propose de boire.

— Buvons, buvons, buvons ! » chantèrent chromatiquement les notables d’Arequipa.

Sur un signe du capitaine, le maître d’hôtel enleva les tasses vides et les remplaça par des bouteilles pleines. On se remit à boire ; je ne dirai pas ce qu’on but, la chose paraîtrait incroyable ; mais, quand finit le jour, et qu’à la clarté du soleil eut succédé celle de la lampe de l’habitacle, la chambre du Vicar of Bray offrait l’image d’un champ de bataille après le combat. Pas un des convives n’était resté debout. Le capitaine avait glissé sous la table ; le consul était tombé dessus ; les notables d’Arequipa, étendus çà et là, dormaient dans des postures variées. Les verres et les bouteilles — ces ornements périssables des banquets, comme dit sir Walter Scott — avaient été brisés dans l’engagement, et leurs tessons, comme autant de miroirs, reproduisaient à l’infini cette scène d’horreur et de désolation. À ma prière, le maître d’hôtel, aidé du cuisinier, inhuma chaque cadavre dans une cabine, en attendant l’heure de sa résurrection ; puis, cette opération terminée, je me fis mettre à terre et me rendis chez un pêcheur de phoques où j’avais élu domicile. Là, je m’empressai de changer de linge, car j’étais mouillé comme au sortir d’un bain. Les verres de rhum et de gin, qu’on ne m’avait pas épargnés, étaient descendus par la manche de mon habit, au lieu de passer par ma gorge, tour de passe-passe que je tenais d’un docteur liménien, lequel, ne pouvant boire une goutte de liqueur sans en être incommodé, avait inventé, disait-il, ce mode d’ingurgitation, qui lui permettait de défier, le verre à la main, les plus forts buveurs des deux Amériques.

Le lendemain, je revins à bord pour avoir des nouvelles de nos amis ; tous étaient sur pied, joyeux et dispos, et ne gardaient de leur léthargie de la veille qu’un souvenir confus. Le thé nous fut servi sur la dunette, pendant que l’équipage virait au cabestan. Un dernier toast, auquel les assistants s’associèrent de tout leur cœur, fut porté par le capitaine au succès de notre voyage ; puis, après un échange de poignées de mains et de souhaits prospères, la chaloupe du navire nous conduisit au débarcadère, d’où nous assistâmes aux derniers apprêts du départ. Un quart d’heure après, le Vicar of Bray, incliné sur sa hanche de tribord et ses voiles gonflées par une jolie brise, fendait rapidement les ondes du Pacifique.

Nous gravîmes le sentier rapide qui conduit au village d’Islay, et nous arrivâmes chez le consul anglais. L’épouse et les filles de cet insulaire, inquiètes de sa longue absence, l’accueillirent par des monosyllabes gutturaux qui exprimaient leur joie de le revoir. Après avoir épanché leur tendresse, ces dames nous invitèrent gracieusement à passer la journée sous leur toit et à partager leur dîner de famille ; mais je n’acceptai pas, pressé que j’étais de me mettre en route. Mes compagnons, qui sans doute auraient accepté, si j’en juge par le regard de désappointement qu’ils échangèrent, refusèrent à mon exemple. Alors, ces dames, qu’effrayait l’idée de nous voir partir à peu près à jeun, se mirent sur-le-champ à préparer des sandwich’s qu’un domestique nous offrit à la ronde. Nous arrosâmes ces tartines d’un vin de Champagne tiré d’Exeter, où on le fabrique avec du poiré. À l’issue de ce luncheon, l’aînée des filles du consul, charmante personne à la chevelure d’un blond lumineux, et qui répondait au doux nom de Stella, se mit au piano, et, pour flatter l’amour-propre national des hôtes de son père, joua le cantate de Manco-Ccapac. Tous les notables applaudirent avec transport. L’un d’eux, ayant fait bisser l’air, commença d’en chanter les paroles. Les autres ne tardèrent pas à faire chorus. Cet hymne patriotique, peu connu en Europe, mais célèbre au Pérou, et dont les vers et la musique sont attribués à un donneur d’eau bénite du Sagrario d’Ayacucho, se compose de dix-huit strophes, chacune de quatorze vers de dix syllabes, à rimes assonantes. L’air, en mode mineur essentiellement plaintif et mélancolique, est en harmonie avec le poëme, où l’auteur pleure comme Jérémie non pas sur l’endurcissement de Jérusalem, mais sur la splendeur éteinte des Enfants du Soleil. L’exécution de ce morceau dura cinq quarts d’heure ; mais nul ne trouva le temps long. Seulement, comme entre chaque strophe les chanteurs avaient bu rasade sous prétexte d’honorer la mémoire de celui qui tira le Pérou de la barbarie, et que le vin avait surexcité leur enthousiasme, craignant qu’une fois la cantate finie il ne leur prît fantaisie de danser un quadrille, car ces naturels, une fois lancés, ne s’arrêtent plus, je profitai de quelques minutes de silence qui succédèrent au cri final de la dernière strophe, pour me lever et prendre congé du consul et de sa famille. Force fut à nos compagnons de s’exécuter. Ils prirent leurs chapeaux, saluèrent d’un air maussade et me suivirent, évidemment contrariés de ne pouvoir achever à leur guise une journée qui promettait d’être féconde en plaisirs de tout genre. Nos mules déjà sellées attendaient à l’écart. Chacun chercha sa bête dans le groupe et s’empressa de l’enfourcher. Les muletiers et les mozos prirent la tête du détachement, et nous nous éloignâmes de la demeure consulaire salués par les vœux et les mouchoirs de toute la famille. Il pouvait être alors midi. Un soleil ardent inondait les sables. Chaque parcelle de mica, pareille à un miroir d’Archimède nous lançait à la face un éclair dévorant. Les trois rangées de maisons en planches à toits de chaume ou de roseaux, qui font à Islay deux rues parallèles, restèrent bientôt derrière nous. Parvenus au sommet de la colline, nous eûmes à notre droite l’église du village, humble bicoque fermée pendant les trois quarts de l’année, et servant d’asile aux chauves-souris ; à notre gauche, une suite d’enclos bordés de pierres brutes, sanctifiées par des croix de bois, qu’on prendrait de loin pour des cimetières, et qui ne sont que des parcs à mules ; puis, ces points dépassés, nous descendîmes le revers oriental de la loma, et nous entrâmes dans un chemin également redouté des hommes et des animaux. Ce chemin, pareil à l’ornière creusée par la roue d’un char gigantesque, couvert à la hauteur d’un pied de cendres trachytiques dans lesquelles naissent, grouillent et meurent des légions de puces, porte le nom de Quebrada d’Islay. Quebrada, soit ; mais comme de lourdes collines qui le bordent des deux côtés, en interceptant complétement la brise du large, y déterminent une température de four à plâtre, à peine y fûmes-nous entrés que l’air parut manquer à nos poumons, et que nous commençâmes à haleter d’une façon étrange.

Pendant deux heures, nous longeâmes cette quebrada, marchant à la file et gardant un silence morne, que justifiait l’aspect farouche et désolé du site, et aussi la crainte d’avaler la poussière soulevée par le sabot de nos montures. Au milieu de l’atonie générale, les mozos seuls donnaient signe de vie en criant après les mules retardataires ; leurs cris entremêlés d’épithètes injurieuses et de coups de bâton, se détachaient staccato sur la partie de basse que chantaient les cigales, tapies dans les rares broussailles qui bordaient le chemin.

Bientôt nous reconnûmes à des signes certains que nos maux touchaient à leur terme. Les collines qui bornaient l’horizon de deux côtés, commencèrent à diminuer de hauteur, s’espacèrent de plus en plus, et furent enfin remplacées par de simples monticules. En même temps que la brise de mer arrivait jusqu’à nous, les terrains s’escarpaient et le chemin présentait une suite de talus rapides que nous nous mettions en devoir de gravir. Au dire des muletiers, nous approchions de l’endroit appelé l’Olivar, frontière naturelle qui sépare la quebrada de la pampa, la vallée de la plaine, la zone des cendres de la région des sables. La Flore locale, représentée par des héliotropes aphylles à odeur de vanille, des oliviers tortus et rabougris et quelques graminées, essaya de nous sourire sous le masque poudreux qui cachait son visage, mais ce sourire avait quelque chose de si piteux, qu’au lieu d’y répondre nous passâmes outre, en affectant de regarder ailleurs, et la pauvre déesse en fut pour ses avances.

Héliotrope Aphylle à odeur de vanille (région des Lomas, zone des cendres).

Le chemin continuant de monter, nous conduisit, après force zigzags, sur un petit plateau de figure irrégulière qui commandait les alentours. Un ajoupa, formé d’une natte en lambeaux attachée à des pieux, en marquait le centre. Sous cet abri, des femmes en haillons, des enfants chevelus et habillés de leur seul épiderme, étaient accroupis au milieu des jarres et des poteries. Une table basse, sur laquelle étaient étalés des poissons grillés, du piment moulu, et ce fucus que les Indiens nomment cocha-yuyu (douceur du lac), indiquait un de ces restaurants en plein air si communs au Pérou. Ces victuailles saupoudrées de cendre volcanique en manière de poivre, avaient une mine peu engageante ; mais les muletiers n’étaient pas gens à s’arrêter à ces détails. Leur premier soin, en arrivant, fut d’interpeller rudement les hôtesses et de se faire servir double ration de ces mets poudreux, accompagnés d’un cruchon de chicha. Comme il est d’usage avant d’entreprendre la traversée de la pampa, de s’arrêter un moment en ce lieu pour laisser reposer les mules, nous mîmes pied à terre pendant que nos gens expédiaient leur collation ; mes compagnons battirent le briquet et allumèrent leurs cigarettes. Je les laissai pousser vers le ciel des flots de fumée, et j’allai examiner, du bord du plateau, élevé de 1 700 mètres, les lieux que nous venions de parcourir, et que j’abandonnais pour ne plus les revoir.

Restaurant de la quebrada d’Islay.

Toute la contrée environnante, à partir du bas du plateau jusqu’à l’Océan, était d’un gris uniforme, marbré de veines irrégulières couleur d’ocre brun. Les collines sans nombre qui bosselaient sa surface ressemblaient, vues ainsi de haut et de loin, à ces phlyctènes ou boursouflures du sol, si fréquentes dans le voisinage des volcans. Du nord au sud s’étendait la ligne des lomas ou mornes salins qui bordent ce littoral entre le 23e et le 10e degré ; leurs sommets et leurs flancs offraient par places une teinte jaunâtre, que devaient changer en vert gai, les premiers brouillards de l’été, vapeurs fécondantes qui se forment pendant la nuit et se dissipent vers les onze heures du matin ; la pureté de l’atmosphère permettait de distinguer à une très-grande distance tous les accidents de ce vaste paysage. Dans le sud, je découvrais comme une ligne noire tracée à l’horizon entre le double azur de la mer et du ciel, la pointe de Coles et les roches du val de Tambo, dont la rivière, à sec pendant l’été, roule dans les crues d’hiver, sous ses flots bourbeux, d’énormes blocs détachés des montagnes. Un peu en deçà m’apparaissaient les plages de Mejillones et de Cocotea, avec la surélévation de leurs bancs conchyliens, leurs gisements de huano et leurs collines criblées de huacas (sépultures), où dorment du dernier sommeil des milliers de momies. Chaque point sur lequel tombaient mes regards, me rappelait une halte, une épisode, une découverte. Ici, j’avais séjourné quelques semaines en compagnie d’Indiens Llipis du grand désert d’Acatama, vivant de fucus, de pétoncles et de melons d’eau, seules ressources alimentaires que nous offrissent ces parages. Là, j’avais assisté du haut des dunes, et sans pouvoir l’aider autrement que par des vœux stériles, au naufrage du brick-goëlette américain Susquehannah. Plus loin, au milieu des sables mouvants et pareille à un îlot conique, s’élevait la colline des Aymaras et son ossuaire antérieur à la conquête espagnole, où j’avais recueilli de si beaux échantillons phrénologiques. Plus loin encore, dans le sud-est, les terrains vagues de l’Arenal et ses dépôts de huano de poisson[5], inconnu jusqu’alors, et sur lesquels j’avais tenté d’appeler l’attention des savants. Autour de ces sites, jalons qui me permettaient d’apprécier la durée et l’emploi du temps écoulé, s’évasaient les cratères jonchés de cendres, de scories et de pierres ponces, d’anciens volcans qui dominaient ce littoral à des époques inconnues, et près desquels le capitaine Frézier en 1713, MM. de Humboldt et Bonpland en 1804, et M. d’Orbigny en 1836, étaient passés sans les voir.

Momie d’Indien Aymara.

Dans l’aire de l’est, le tableau variait un peu d’aspect. Une région sablonneuse, hérissée de cerros trapus, arrondis, violemment inclinés au couchant, succédait aux cendres volcaniques et fermait l’horizon comme une barrière. Ces cerros, formés de blocs de grès quartzeux et de débris de roches d’éruption et de sédiment, roulés, amoncelés, agglutinés par les grandes eaux dans leur retrait d’est à ouest pour regagner leur lit, m’avaient offert maintes fois de curieux échantillons du métamorphisme des roches. Chacune de ces formations détritiques portait un nom bizarre, le rasoir, la colombe, les deux amis, etc., que je n’avais pas encore eu le temps d’oublier. À leur base, dans le voisinage de quelque rigole, croissaient des oliviers, des cotonniers et des figuiers rachitiques, d’une teinte grise plutôt que verte, et reconnaissables seulement à l’ombre portée qui accusait leur relief.

Une tristesse immense s’emparait de l’esprit à la vue de cette contrée, aride jusqu’à la nudité, desséchée jusqu’à la calcination et rappelant, par la nature de son sol comme par la forme de ses montagnes, la lutte des deux éléments qui, tour à tour, l’avaient bouleversée. L’ancien et éternel combat du dragon et de l’hydre, du feu et de l’eau, était écrit en toutes lettres sur sa morne surface bizarrement zébrée de brun, de grisâtre, de fauve et d’un ton froid, malgré les torrents de lumière qu’y versait le soleil alors au zénith. Parmi ces couleurs ternes et poudreuses, qu’un géologue eût admirées sans doute, mais dont un peintre eût détourné les yeux, deux teintes chaudes, riantes, lumineuses, le bleu du ciel et le bleu de la mer, attiraient le regard au moment où je me retournais vers celle-ci pour la saluer d’un dernier adieu, deux points à peine visibles tachaient sa limpide étendue. L’un était un navire courant au plus près dans le sud — probablement celui de notre ami le capitaine — et dont la voilure, à cette distance, faisait l’effet d’un blanc duvet emporté par la brise ; l’autre était un pyroscaphe, qui remontait au nord en laissant derrière lui un imperceptible filet de fumée.

Les muletiers achevèrent leur collation et se cotisèrent pour solder la dépense, opération qui prit encore un certain temps, vu la lenteur que chacun d’eux mit à s’exécuter. Nous remontâmes sur nos bêtes et, tournant le dos au groupe d’hôtesses, nous nous dirigeâmes vers la pampa d’Islay, mer de sable d’une largeur de 20 lieues sur une longueur de 60, et dont les vagues, tantôt immobiles et tantôt mouvantes, imitent à la vue celles de l’Océan qui dut recouvrir autrefois ces lieux. Afin de couper la plaine en diagonale, nous avions pris au nord-est et rendu la bride à nos montures pour qu’elles cheminassent à leur guise, car il importait avant tout de ménager leurs forces. Les bonnes bêtes profitèrent de l’incident pour rompre leurs rangs et se reformer en colonne, disposition stratégique que les mules préfèrent, je ne sais trop pourquoi, au carré d’Ecnome, à la tête de porc d’Alexandre, et même au fameux coin de Gustave-Adolphe. Ce mouvement opéré avec une précision remarquable, chaque bête renifla fortement, coucha ses oreilles, allongea son cou, et emboîta le pas derrière sa compagne. Les muletiers entonnèrent une complainte.

Une traversée de ce désert n’est pas sans dangers, Le vent de mer qui laboure sa surface en renouvelle incessamment l’aspect. Du soir au matin des cavités s’ouvrent, des dunes se forment, des assises s’élèvent, puis se comblent, s’affaissent, se dispersent et vont se former ailleurs. Pour aider leur marche à travers ces terrains mobiles, les pilotes de la pampa consultent le soleil pendant le jour et pendant la nuit les étoiles. Ce sont des guides sûrs qui ne les égarent jamais. Avec la position des astres, ils ont encore les carcasses des animaux morts d’épuisement en traversant la plaine. Ces funèbres vigies, qu’ils ne manquent pas de relever en passant, indiquent par leur gisement à droite ou à gauche, leur proximité ou leur éloignement, que la caravane est plus ou moins dans la bonne voie. Aussi leur apparition est-elle toujours saluée avec reconnaissance, malgré certain dégoût mêlé de pitié dont on ne peut se défendre à leur vue : je parle ici des voyageurs sensibles et désintéressés, car pour les muletiers, âmes vénales et cœurs de pierre, ces ossements, qui leur rappellent un capital perdu, éveillent leur mauvaise humeur plutôt qu’ils ne les attendrissent.

Nous marchions déjà depuis un certain temps, fouillant de l’œil les profondeurs de la pampa, et ne découvrant rien qui ressemblât à une carcasse, lorsque ce cri qui parodiait celui de l’antique sibylle : « Les os, voilà les os ! » fut poussé par un arriero vétérant qui guidait la colonne. Tous les regards se portèrent aussitôt vers le point que l’homme indiquait, et dans le sud, à l’extrémité de la plaine, nous aperçûmes une zone blanchâtre qui ressemblait aux veines de salpêtre ou de sel marin qu’on trouve fréquemment dans ces parages. Sur l’avis de notre Palinure, qui prétendait que nous devions passer au vent des carcasses-vigies, nous obliquâmes à droite et nous allâmes les reconnaître.

Ossuaire aymara, à trois lieues est-sud-est d’Islay.

Ces os, groupés par petits tas et disposés sur une seule ligne qui se perdait à l’horizon, étaient plus ou moins blancs, plus ou moins polis, selon le laps de temps écoulé depuis la mort des individus auxquels ils avaient appartenu. À certaine symétrie dans leur arrangement, je reconnus la main de l’homme, bien que nos gens, à qui j’en fis l’observation, assurassent que le vent seul avait fait toute cette besogne. Quand je leur montrai certaines têtes de chevaux et de mules dans les cavités auriculaires desquelles une main impie avait enfoncé deux tibias simulant des cornes, et d’autres têtes dont les fosses nasales laissaient passer des côtes en manière de trompes ou de défenses, les mozos de la troupe éclatèrent de rire, d’où je conclus que ces charges funèbres, qu’ils mettaient sur le compte du vent de mer, avaient été faites par quelque membre de leur corporation dans un jour de gaieté mélangée d’ivresse.

À mesure que nous avancions, des débris récents venaient s’ajouter aux anciens débris, qu’ils finissaient par recouvrir comme une couche d’alluvion. Des os se montraient revêtus d’une chair noirâtre et de téguments desséchés ; des squelettes intacts, véritables maquettes, rappelaient le coursier de la mort dans l’Apocalypse, et certaines carcasses gardaient encore leur peau. Sous cette peau, sonore comme un tambour de basque et tendue comme un parasol, se tenaient coites des troupes de gallinasos (Percnoptère Urubu), gardiens accoutumés de ces solitudes. À l’exemple du rat de la Fontaine, domicilié dans son fromage de Hollande, les hideux rapaces, après s’être nourris de la chair de la bête, avaient établi leur demeure dans son intérieur. Au bruit de notre caravane, ils sortaient un à un de ces antres sombres, fixaient sur nous leurs yeux atones, et entraient dans leurs trous quand nous étions passés. Les plus curieux ou les plus affamés d’entre eux, se perchaient sur une côte ou sur un fémur comme sur une branche, et de là épiaient d’un regard oblique l’allure de nos mules, prêts à fondre sur celle que la fatigue retiendrait en chemin. Mais leur attente fut vaine ; nos bêtes, quoique baissant la queue et portant bas l’oreille, poursuivirent leur marche, à la satisfaction des arrieros à qui nous les avions louées.

Aucun incident ne signala la fin de cette journée. Le soleil, après nous avoir grillé le crâne et la nuque, s’éteignit enfin derrière nous. À peine avait-il disparu, qu’un doux zéphyr envolé de la Cordillère se mit à souffler dans la plaine. D’abord, nos poumons l’aspirèrent avec délices ; mais au bout d’une heure, ce vent léger était devenu une bise aiguë, et force fut à chacun de nous d’ajouter une mante de laine au poncho de coton blanc qu’il avait revêtu. Nous marchâmes ainsi jusqu’à dix heures, au milieu d’une obscurité, que « la clarté qui tombe des étoiles » changeait en crépuscule. À ce moment, une masse d’un noir opaque se dressa devant nous à peu de distance. Nous reconnûmes le Tampu ou caravansérail de la pampa. Nos mules, qui le reconnurent aussi, allongèrent le pas et s’arrêtèrent d’elles-mêmes au seuil de cette hôtellerie locale, où d’habitude les voyageurs font halte pour laisser reposer leurs bêtes, plutôt que pour se reposer eux-mêmes.

Ce Tampu, que les Quechuas d’aujourd’hui nomment improprement Tambo[6], se compose d’une maison en bois, très-longue et très-basse, divisée en plusieurs compartiments et couverte d’un toit en planches ; le sable micacé de la plaine y tient lieu de parquet, et comme ce sable est habité par des légions de puces microscopiques mais dévorantes, le voyageur, au lieu du repos qu’il s’attendait à goûter sur cette molle couche, n’y trouve qu’un affreux supplice, à en juger par ses cris de rage et ses soubresauts furieux. À côté de cet inconvénient, le Tampu a l’avantage de servir de borne centrale au désert qui sépare le village d’Islay de la ville d’Arequipa, et de dominer de trois mille neuf cent dix-sept pieds le niveau de l’océan Pacifique.

L’endroit que nous venions d’atteindre nous donnait la mesure exacte de la distance parcourue ; de midi à dix heures, nous avions fait onze petites lieues, tout juste la moitié du chemin que nous avions à faire. Ce trajet, si court qu’il puisse sembler, avait suffi néanmoins pour abattre nos forces ; en outre, la chaleur, l’air salin, la réverbération des sables, avaient produit sur nos individus des effets déplorables : nous avions le nez roussi, les lèvres gercées et le pouls élevé comme dans un accès de fièvre ; une heure de soleil de plus, et nous étions rissolés à point ; l’idée d’une halte de quelques instants ne pouvait donc que nous sourire infiniment. Laissant aux mozos le soin de desseller nos mules, nous entrâmes dans l’auberge où régnait un profond silence. Une haie sans porte, pratiquée dans la paroi de ce logis, nous conduisit dans une salle où l’on n’y voyait goutte ; tout en tâtonnant le long des murs, nous poussâmes quelques clameurs dans le but d’avertir de notre arrivée les gens de l’auberge En effet, l’hôte, réveillé par nos cris, ne tarda pas à nous interpeller au milieu des ténèbres. À ses questions nous répondîmes par ces mots : « Du feu ! de l’eau !  » L’homme parut un moment après, portant d’une main une bouteille dans le goulot de laquelle était fiché un suif allumé, et de l’autre main un seau d’eau et un gobelet que nous nous disputâmes. Notre soif étanchée, nous demandâmes si la localité ne possédait pas quelques vivres dont nous puissions nous sustenter, les sandwich’s consulaires nous semblant fort loin à cette heure ; il nous fut répondu que, de ses provisions passées, le Tampu n’avait conservé que six poules, vivantes il est vrai, mais qu’on pouvait sacrifier sur un signe de nous. Dans la crainte qu’un signe ne fût mal interprété ou ne fût pas compris, nous poussâmes un rugissement formidable en manière d’acquiescement. L’hôte s’inclina, demanda un répit d’une heure pour éveiller sa femme, allumer du feu, égorger, plumer, démembrer les poules et nous les servir accommodées au riz et au piment ; sa demande lui fut accordée. Pour charmer les ennuis de l’attente, quelques-uns de nos compagnons imaginèrent de graver au couteau sur les cloisons du Tampu, leurs noms, prénoms, et la date de leur passage, tandis que d’autres bassinaient les brûlures de leur visage avec de l’eau fraîche et les oignaient de suif en guise de cold-cream.

À l’expiration du délai, l’hôte reparut portant une terrine dans laquelle, au milieu d’un liquide abondant et clair, tourbillonnaient de menus morceaux de volaille. Une cuiller de bois fut remise à chacun de nous, et, rangés en cercle autour du mets fumant, nous nous escrimâmes de notre mieux. L’hôte, discrètement placé dans la pénombre, d’où il assistait à notre repas, dut se sentir flatté dans son amour-propre d’artiste en voyant l’accueil empressé que nous faisions à sa cuisine. Quand la terrine fut parfaitement nette, nous y jetâmes nos cuillers et nous demandâmes la carte. L’hôte l’avait écrite à la craie sur un bout de planche pendant que nous mangions, et nous la remit d’un air obséquieux. Cette carte était ainsi conçue : Vel-agu. 4. 16. — Chup-suma. 60. 80 Comme nous ne comprenions pas, nous nous mîmes à rire, mais l’hôte nous expliqua la chose et nous ne rîmes plus : le suif fiché dans le goulot de la bouteille nous était compté à raison de quatre réaux ; le seau d’eau, à deux piastres ; le bouillon de volaille représentait sept piastres et demie ; bref, le total de ce repas modeste se montait à 50 francs. Un Européen débarqué de la veille eût jeté les hauts cris en prétendant qu’on l’écorchait comme une anguille ; mais nos compagnons, nés dans le pays, et moi qui l’habitais depuis quelques années, nous jugeâmes différemment de la chose et nous payâmes sans mot dire, mais aussi sans donner le moindre pourboire. L’hôte ne parut nullement blessé de cette omission volontaire ; il empocha la somme que nous lui remîmes et sortit, laissant là sa terrine que nous enfouîmes aussitôt dans le sable.

Pendant que ceci se passait dans l’intérieur du Tampu, nos gens, restés au dehors, faisaient un somme sous le regard bienveillant des étoiles, laissant les mules, qu’ils avaient dessellées, se vautrer les quatre fers en l’air et suppléer par des culbutes au fourrage et à l’eau qui leur manquaient. Nous réveillâmes les uns et nous fîmes seller les autres afin de continuer notre route, une marche de nuit dans la pampa étant préférable pour les animaux, qui, n’ayant pas à souffrir de la chaleur du jour, supportent alors plus facilement la faim, la soif et la fatigue. Notre Palforio, qui ne s’était pas encore aperçu de la disparition de sa terrine, aida les muletiers dans leurs apprêts de départ et ne rentra chez lui que lorsqu’il nous eut vus en selle.

Le Tampu de la pampa.

En quittant le Tampu, nous prîmes à l’est ; le vent ne soufflait plus de la Cordillère, mais l’air était vif et piquant ; nos mules, que le repos et la fraîcheur avaient ranimées, manifestaient d’excellentes dispositions dont nous profitâmes pour les mener bon train. Vers cinq heures, une clarté blanchâtre envahit le ciel ; les constellations pâlirent ; le jour se fit. Bientôt, quelques rayons d’un rose orangé illuminèrent le sol de la pampa devenu ferme et compact ; le disque du soleil ne tarda pas à se montrer ; comme nous marchions au-devant de lui, nous nous trouvâmes au milieu d’un ruissellement lumineux qui nous éblouissait de telle sorte et nous incommodait si fort en même temps, que, pour échapper à ce supplice d’un nouveau genre, nous nous repliâmes sur nous-mêmes comme des hérissons. Cette posture anomale et gênante nous rendit injustes à l’endroit du soleil levant. Au lieu de l’accueillir avec transport, nous nous prîmes à le maudire ; cependant, malgré mon humeur, je ne pus m’empêcher de rire en entendant les Péruviens qui m’accompagnaient, envoyer au diable le Dieu qu’ils avaient adoré. À huit heures seulement, l’astre, déjà haut à l’horizon, nous permit de lever la tête. La chaîne des Andes neigeuses se dressait devant nous, coupée en deux par une zone de cerros qui bornent la pampa du côté de l’est. Nous nous engageâmes à la file dans les sentiers étroits, sinueux, malaisés, qui serpentent à la base de ces formations singulières ; l’aride région ne nous offrit que des cereus et des opuntias crevassés par la sécheresse, des lézards gris et force tourterelles ; nous en comptâmes trois ou quatre variétés. La tourterelle est, avec les rats, les poux et les puces, un des fléaux de ces contrées, non-seulement elle dévaste les champs de maïs et de blé, mais elle remplit l’air de lamentations continues. Ce triste oiseau pleure et niche indifféremment dans tous les coins ; on le trouve au milieu des cendres volcaniques du littoral, dans les sables quartzeux, sur les rochers de la sierra, sous les arbres des vallées chaudes et jusque dans les poésies de rapsodes quechuas, qui, non contents de l’appeler urpilla-chay, tourterelle chérie, lui comparent les femmes de leur nation, figure littéraire, soit dit en passant, dont je n’ai jamais compris la justesse.

Cette région des cerros où nous venions d’entrer, qui occupe en longueur sept à huit degrés et dont la largeur serait d’une lieue tout au plus, s’il était donné de la franchir à vol d’oiseau comme les tourterelles qui l’habitent, nous coûta deux heures de marche, sans compter la chaleur et la poussière qu’il nous fallut subir ; mais nous fûmes dédommagés de ces misères par le tableau qui s’offrit à nous, lorsqu’au tournant du dernier cerro nous débouchâmes sur l’esplanade qui sert comme de soubassement à ces formations minérales. À nos pieds s’étendaient la vallée d’Arequipa, faille profonde de quelque cinq cents pieds, large de deux lieues, longue de quinze lieues dans sa partie visible et couverte d’un tapis de verdure de diverses nuances ; des villages, des fermes, des maisons de plaisance, diapraient de points blancs et bruns cette étendue sillonnée par deux rivières qui, nées sur deux points opposés, se rapprochaient, serpentaient côte à côte et ne tardaient pas à se joindre. Toute la partie de l’est était bornée par le premier plan des Andes occidentales, vaste entassement de neiges dont les dernières assises semblaient escalader le ciel. Deux sierras soudées à la chaîne mère, à laquelle elles servent de contre-forts, se dressaient en face de nous : l’une, celle de droite, appelée Pichu-Pichu, était dentelée comme une scie ; l’autre, celle de gauche appelée Chachami, était coupée à pic comme une muraille. Un espace de quelque vingt lieues de circuit séparait les deux masses. Du centre de cette aire, inclinée d’est à ouest, s’élançait dans route sa majesté native et sa configuration irréprochable le cône Misti[7], un des plus beaux volcans qui hérissent la croupe des Andes depuis la Terre-de-Feu jusqu’à l’Équateur

Jalons d’une route dans la Pampa.

La vallée d’Arequipa fut découverte au commencement du treizième siècle par le quatrième Inca Mayta-Capac, qui, a l’exemple de ses prédécesseurs, était parti de Cuzco dans le but de reculer les bornes de l’empire et de rallier au culte du Soleil les tribus insoumises qui peuplaient la sierra neigeuse et le littoral. Après avoir soumis les Aymaras du plateau de Tiahuanacu dans le haut Pérou, il avait traversé la double chaîne des Andes au-dessus des sources de l’Apurimac, asservi ceux de la nation Aymara qui vivaient aux environs de Parihuanacocha — le lac des Flamants — sous le quinzième degré ; puis ces deux expéditions terminées, et comme il longeait le pied de la Cordillère occidentale, il était entré par hasard au débouquement de la sierra de Velilla dans cette vallée d’Arequipa alors inhabitée et qu’on appelait Coripuna — la plaine de l’or — du nom d’un volcan aujourd’hui éteint et couvert de neige qui se trouve sur la limite des provinces de Cailloma et d’Arequipa[8].

Nous ignorons, et les chroniqueurs espagnols devaient l’ignorer comme nous, car ils n’en ont rien dit, eux qui n’eurent jamais de secrets pour personne, quel aspect offrait cette vallée, privée d’habitants et dénuée de culture, à l’époque où Mayta-Capac en prit possession au nom du Soleil, son divin aïeul. Mais l’exhaussement continu de son niveau pendant la période d’activité volcanique du Auayna-Putina — ne pas confondre avec le Misti — période qui comprend les éruptions de 1582, 1600, 1604, 1609, 1687, 1725, 1732 et 1738, permet de supposer qu’au treizième siècle la profondeur de son lit devait être double, sa déclivité du sud au nord très-peu sensible, sa température plus élevée et surtout plus égale ; quant à sa Flore et à sa Faune, elles étaient, il quelques espèces près[9], ce qu’elles sont aujourd’hui.

Sa physionomie actuelle est caractérisée par une inclinaison de sept mille cent treize pieds, à partir de la sierra de Characato, où elle prend naissance, jusqu’au val de Quellca, devant l’Océan, où elle s’achève après un parcours de trente-deux lieues. Sa végétation, basée sur l’échelle d’une température qui varie de quatre à vingt-six degrés, offre successivement l’orge, le seigle et le chenopodium quinoa des contrées froides, le blé, le maïs, la figue et le raisin, l’olive et la grenade de l’Europe méridionale, la canne à sucre et le bananier des tropiques. Pour le voyageur qui arrive haletant et poudreux au seuil de la région des cerros, cette longue bande de verdure, doucement estompée par la distance et variant d’aspect à chaque lieue, est comme une terre promise, une ouaddi de Chanaan qui termine enfin le désert ; elle réjouit son esprit, ranime ses forces et produit sur ses yeux brûlés par la réverbération des sables, l’effet d’un immense garde-vue en taffetas vert.

Cette opulente vallée, si remarquable à tant de titres, si pittoresque dans son ensemble et ses détails, n’a rien ou presque rien à offrir au naturaliste. Sa Flore et sa Faune, aux alentours d’Arequipa, sont des plus mesquines, et le catalogue des plantes et des animaux qu’elles comprennent, ne sera pas long à dresser. Prenons au hasard, et sans nous embarrasser de l’ordre méthodique établi par la science pour la classification des familles, ce qui pourra s’offrir à nous en descendant des hauteurs vers la plaine.

Dans la région des cerros qui bornent la vallée du côté de l’ouest, croissent deux variétés de cereus : le peruvianus et le candelaris. Chaque crevasse du grès, chaque joint de deux pierres, laisse pointer un faisceau de ces cactées saupoudrées de poussière ou de cendre, et dont la teinte grise plutôt que verte, ajoute à la tristesse et à la stérilité des lieux. Çà et là, dans les sables amoncelés à la base des cerros, un cactus opuntia, rugueux et contrefait, végète en compagnie de quelques graminées et d’une caryophyllée naine du genre silène.

Plus bas, la famille des malvacées est représentée par un hibiscus à fleur lilas pâle et trois variétés du genre malva douées de propriétés plus ou moins médicinales. La capucine à grandes fleurs (tropœolum majus) tapisse les roches humides et les pans de murs écroulés ; c’est le lierre de la vallée ; ses feuilles, d’un beau vert, ont presque la grandeur de celles du nymphœa d’Europe ; rien n’est plus charmant que cette feuille quand la pluie de la nuit ou la rosée du matin l’a transformée en un écrin de velours vert tout rempli de diamants liquides.

La famille des composées compte dans la vallée sept à huit genres assez distincts ; en tête figurent le chilcas (vernonia) et le callajas (baccharis), dont les buissons, qui couvrent de grands espaces, fournissent aux indigènes du bois de chauffage. Après eux viennent les genres onoseris, actinea, aster, helianthus, chrisanthemum, représentés par de maigres plantes au feuillage glauque, presque rigide, aux fleurs d’un jaune plus ou moins vif et qui végètent au bord des chemins ; une onagrariée, que les habitants appellent tumbo (fuchsia gigantea) et dont la fleur d’un rose tendre a huit pouces de longueur, forme en quelques endroits des massifs d’une rare élégance. Dans le voisinage de cette plante à tiges volubiles, croît un arbuste de cinq à six pieds de hauteur de la famille des papillonacées et du genre amorpha ; ses fleurs, en épi lâche, sont d’un lilas bleuâtre et n’ont que l’étendard.

Le mirabilis jalapa ou belle de nuit (flos rubra) est le seul individu que compte la famille des nyctaginées. Dans les bas-fonds, aux marges des ruisseaux, sur les eaux courantes, croissent pêle-mêle des alismacées et des hydrocharidées, trois variétés d’hydrocotyles, le quinqueloba, le multiflora, le gracilis, un céleri et un cresson, tous deux comestibles, et quelques joncées. Ce catalogue s’augmente de quelques espèces à mesure qu’en descendant vers les vallées d’Utchumayo et de Victor, qui continuent sous d’autres noms celle d’Arequipa, on se rapproche de l’océan Pacifique.

La Faune de la vallée n’est guère plus riche que sa Flore. D’abord l’ordre des carnassiers, famille des cheiroptères, nous ne connaissons qu’une chauve-souris insectivore, assez semblable à l’espèce d’Europe appelée oreillard ; elle se blottit durant le jour dans les cavités des murailles ou sous le chaume des toitures, qu’elle abandonne au crépuscule pour commencer sa chasse.

Le premier groupe des carnassiers digitigrades n’a qu’un seul individu de l’espèce des mouffettes, qui habite les crevasses des cerros, d’où la nuit son odeur infecte se répand au loin ; les gens du pays l’appellent zorrino (petit renard). Nous ne pouvons rien dire de cet animal, ne l’ayant jamais vu ; mais nous l’avons senti plus d’une fois, et cela nous suffit pour le rayer de nos tablettes.

Dans l’ordre des rongeurs, tribu des cabiais, figure le cochon d’Inde appelé coy, et déjà renommé du temps des Incas. Les indigènes actuels l’élèvent dans leurs demeures comme le faisaient leurs aïeux, et le mangent à toutes les sauces. La chair de cet animal, soit dit en passant, est très-délicate ; sa fourrure, à l’état sauvage, est d’un gris bleuâtre glacé de blanc qui rappelle pour la nuance le pelage des chinchillas. D’autres rongeurs, moins appréciés que celui-ci par les naturels, sont les surmulots : ces animaux vont par bandes de dix à douze individus, leur pelage est d’un brun roussâtre, leur taille atteint jusqu’à dix pouces, la queue non comprise ; parfois ils dévastent dans une seule nuit tout un champ de maïs, dont ils coupent les tiges et gaspillent le grain. À côté de ces surmulots se trouvent des rats véritables, un peu plus gros que notre rat domestique et d’une voracité singulière, si nous en jugeons par la morsure que l’un d’eux nous fit au pouce pendant notre sommeil, et dont la cicatrice nous est restée pour l’édification des incrédules.

Des quadrupèdes passons maintenant aux oiseaux.

L’ordre des rapaces diurnes est représenté par un vautour, le percnoptère urubu, qui débarrasse la contrée des charognes et des immondices de toute sorte. Au-dessous de lui, un individu de la tribu des faucons et de l’espèce des émouchets fait aux jeunes poulets une guerre d’extermination. Dans les passereaux-conirostres mentionnons deux individus : un friquet huppé, dont les couleurs sont ternes comme celles de notre moineau et les allures tout aussi effrontées, et un sylvain au plumage d’un gris cendre, avec sourcils blancs et un cachet noir sur le front. La famille des dentirostres comprend un merle noir à bec et à pattes jaunes appelé chihuanco, et le chirote à plastron de feu (turdus militaris). Dans les becs fins, nous ne voyons qu’un roitelet dont le plumage, d’une teinte olive sombre, est tiqueté de points blancs et bruns.

Deux variétés de tourterelles habitent la vallée devant Arequipa : l’une est de la taille de notre grive, l’autre est de la grosseur d’une alouette ; le plumage, à peu près semblable chez toutes les deux, est d’un cendre bleuâtre légèrement chauffé de tons fauves ; un collier de nuances irisées entoure leur col ; la paupière de l’œil est azurée, le bec et les pattes sont d’un rose orangé. Ces oiseaux commettent de grands dégâts dans les champs de blé, ainsi que des bandes de perruches naines dont le plumage est d’un vert uniforme.

D’octobre à février, les beaux jours du printemps et les chaleurs de l’été attirent dans la vallée deux variétés de trochyles d’un brun verdâtre et une hirondelle à croupion blanc. Ces oiseaux retournent dans les vallées de Victor, de Majes et de Comana, d’où ils sont venus, quand les premières pluies d’automne et les neiges tombées dans la sierra, ont refroidi l’atmosphère.

Dans les eaux glaciales des rivières et des ruisseaux au bord desquels trotte un macrodactyle du genre des rales, habite une grenouille grise que les habitants appellent sapo de agua — crapeau d’eau — sans doute pour la distinguer d’un batracien énorme qu’on trouve dans les champs et qu’ils nomment crapaud de terre. Ces eaux nourrissent en outre de très-belles écrevisses et un seul poisson du genre cyprin appelé peje-rey — poisson-roi.

En terminant cette nomenclature, que nous engageons le lecteur à passer sans la lire, nous nous apercevons que nous n’avons rien dit des reptiles, et notamment de l’ordre des sauriens. Or, la vallée d’Arequipa possède deux petits lézards plus ou moins gris, plus ou moins agiles ; mais une pareille omission est sans importance : on ne compte pas avec ses amis, et depuis longtemps le lézard est l’ami de l’homme.

Un sentier étroit et d’une pente roide nous conduisit dans la vallée, sur la rive gauche du Tampu, un des deux cours d’eau qui l’arrosent ; nous le passâmes à gué devant Ocongate, un groupe de chaumières ombragées par des saules pyramidaux. Ces arbres pointus et très-rapprochés, voilaient d’un rideau verdoyant la base d’une colline au sommet de laquelle apparaissaient l’église et les maisons de Tiabaya, bourgade autrefois renommée pour ses solennités bachiques et dansantes. Jusque-là les difficultés de terrain nous avaient contraints de marcher à la file ; mais au détour d’une colline nous pûmes nous déployer de front sur une grande route parfaitement nivelée et bordée par des cultures variées et des ranchos d’Indiens plus ou moins délabrés ; désormais nous n’avions à craindre ni la faim, ni la soif, ni les coups de soleil, ni les sables mouvants, et cette certitude donnait à la conversation de nos amis un tour de plus en plus folâtre. De leur côté, les muletiers, charmés de ramener leur troupeau de mules au grand complet, braillaient à tue-tête ; l’un d’eux avait entonné un champ de circonstance où il était question du foyer, de la famille et des amis qu’on allait revoir : à chaque reprise du refrain, car ce salut à la patrie avait un refrain, les mules, comme si elles eussent eu aussi un foyer, une famille et des amis, hennissaient et ruaient en signe d’allégresse. Au milieu de ces transports joyeux, nous atteignîmes le hameau de Sachaca, compose d’une quinzaine de tanières ménagées dans les anfractuosités d’un rocher trachytique qui barre le chemin. C’est à Sachaca, au dire des légendes, que se rassemblent, pendant les nuits de lune, les sorciers, les brujas et les duendes des environs. En vain, pour dissiper ces rassemblements nocturnes, les habitants de Sachaca ont eu recours aux exorcistes du pays et placé des croix et des buis bénits au-dessus de leurs portes, rien n’y a fait ; les sorciers ont brûlé ces croix pour faire leur cuisine, transformé les buis en balais, et malgré tous les exorcismes, sont restés maîtres de la place. Aujourd’hui Sachaca est un lieu maudit à la vue duquel les bonnes femmes se signent en baisant leur pouce, et qu’aucun homme ne se hasarderait traverser passé minuit, à moins d’avoir bu plus que de coutume.

Villages d’Ocongate, Tiabaya et Umaro.

Comme il était onze heures du matin, et que, dans le jour, sorciers et hiboux ne se montrent guère, les muletiers s’arrêtent à Sachaca pour boire un pot de la chicha que fabriquent ses habitants, et qui, dit-on, est excellente. Nos amis, curieux de vérifier le fait, s’en firent servir quelques verres. Malgré leurs instances, je refusai d’y goûter, non par répugnance pour cette boisson que j’estime et que je préfère à de l’eau croupie, mais parce que je craignais — et la réputation de Sachaca justifiait assez cette crainte — que sa bière, brassée sous une maligne influence, n’agît sur ma raison à la façon du lotus ou de l’herbe molly, et ne me retînt à jamais dans un pays que je comptais quitter le lendemain à pareille heure.

Sachaca.

De Sachaca à Yanahuara, distant d’une lieue, la route est admirable, le pays plan est cultivé avec soin. Les champs de maïs, de trèfle et de pommes de terre, les carres de blés d’or, les ruisseaux bordés de grands saules, les maisons en torchis, blanches, bleu clair et rose pâle, composent un ensemble sur lequel la vue s’arrête avec plaisir. De loin en loin, sous une tonnelle de blondes citrouilles, surmontée d’un penon aux couleurs péruviennes qui indique un cabaret rural — le cabaret urbain n’a pour enseigne qu’une botte de paille — des hommes et des femmes au teint de sépia, à la chevelure flottante, aux vêtements multicolores, hument le piot, raclent la guitare à trois cordes, soufflent dans un roseau fêlé, se trémoussent, s’embrassent ou se gourment avec accompagnement de cris, d’éclats de rire et de jurons, et finissent par s’endormir la tête à l’ombre et les pieds au soleil, dans des attitudes à ravir un peintre de genre.

De Sachaca à Yanahura. — Cabaret rural (sous les citrouilles).

Ces scènes de mœurs locales auxquelles nos compagnons ne prêtaient qu’une attention distraite, familiarisés qu’ils étaient avec elles depuis leur enfance, me causaient, je l’avoue, un plaisir extrême. J’en jouissais en curieux et en philosophe. Ces tableaux tout composés, riches de couleur et d’animation, amusaient mes yeux en même temps qu’ils fournissaient un aliment sérieux à ma pensée. Parfois je me surprenais à discourir sur la nature de l’homme en général, et en particulier sur celle de ces indigènes que j’entrevoyais en passant sous l’ombre des cucurbitacées qui remplaçait pour eux la demeure, la tente et le parasol. Heureux peuple, me disais-je tout en appliquant un coup de bride à ma mule, que ses instincts gloutons entraînaient sans cesse du côté des citrouilles ; peuple digne de l’âge d’or, qui déjeune d’une pomme de terre cuite sous la cendre, soupe d’un oignon cru, se passe au besoin de manger pourvu qu’il ait à boire, qui traverse la vie aux doux accords de la flûte et de la guitare sans s’inquiéter d’un chapeau défoncé ou de grègues trouées, qui ne regrette rien, n’ambitionne rien, pas même une chemise neuve, quand le 1er janvier, celle qu’il a portée depuis la Saint-Sylvestre pue et tombe en lambeaux, et dont le seul travers, travers bien innocent, est d’organiser chaque mois une émeute pour donner un nouveau président à sa république ! Hélas ! concluais-je avec un soupir, vers quelle Nouvelle-Zemble ou quelle terre des Papous vierge de civilisation faudrait-il diriger ses pas pour trouver un digne pendant à ce peuple-ci ?



Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Cette relation est à tous les points de vue une des plus importantes que puisse publier le Tour du monde. Une érudition qui n’est étrangère à aucune branche de la science, un vrai talent de dessinateur, de grandes facultés d’observation pour le sol et les mœurs, une connaissance profonde de toutes les ressources de notre langue, telle est la réunion de qualités, bien rares dans un voyageur, que l’on peut constater dans M. P. Marcoy. Son itinéraire comprend le Pérou tout entier, les deux versants des Andes et le bassin immense de l’Amazone, depuis l’origine des affluents les plus méridionaux de ce roi des fleuves jusqu’à son embouchure dans l’Océan. Il traverse, par conséquent, les climats les plus opposés et les aspects les plus variés de la nature. Bien que la première étape de cet itinéraire (celle même que nous donnons aujourd’hui) ait été publiée en grande partie dans la Revue contemporaine, nous ne doutons pas que nos lecteurs ne nous sachent gré de la retrouver ici.
  2. Les gravures qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutées d’après ses riches albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Par corruption guano. La lettre g n’existe pas dans l’idiome quechua.
  4. Les immenses bancs de sardines qui, chaque année, viennent échouer le long de ces côtes, entre le quatorzième et le vingt-deuxième degré, attirent souvent à leur suite quelque baleine qui, victime de sa voracité, reste à sec sur le sable. En cinq ans, nous avons pu constater deux fois le même fait.
  5. Les échouements observés sous le règne des Incas premiers ont encore lieu chaque année à des époques fixes. Les habitants des plages d’Atica, à 30 lieues nord d’Islay, et ceux de Malla et de Chilca, sous le quatorzième degré, fumaient autrefois leurs terres avec ces poissons, n’ayant pas, comme ceux d’Islay, la ressource du huano d’oiseaux. Aujourd’hui, tous se servent de ce dernier engrais, usité jusque dans la sierra. Les milliers de poissons étalés sur les plages, et dont les habitants ne tirent plus parti, empestent l’air jusqu’à ce que le soleil les ait desséchés. Avec le temps, ce détritus ichtyologique a formé des dépôts d’une demi-lieue de largeur, sur une profondeur de trois ou quatre pieds. Le sable, les coquilles, les menus galets, les veines de sel marin auxquels il est mêlé, indiquent que la mer dut baigner ces terrains avant la formation des rivages actuels.
  6. L’idiome quechua, en s’altérant par degrés au contact de la langue espagnole, a changé ses terminaisons. cu, hua, pa, pi, pu, etc., en go, gua, ba, bi, bo, etc., etc.
  7. Au volcan Misti, qui domine la vallée et la ville d’Arequipa les géographes modernes ont substitué le Huayna-Putina, qu’ils appellent Guaga-Putina, et qu’ils placent sur une ramification des Andes occidentales : or, ce volcan, situé sur la chaîne mère, se trouve dans la vallée de Moquehua, au-dessus du village d’Omate, c’est-à-dire à vingt-neuf lieues sud-est d’Arequipa. Cette triple erreur signalée, nous ajouterons que le Misti, dont on n’a rien dit jusqu’à ce jour, a treize lieues de circonférence à sa base. Sa hauteur au-dessus de la mer est de quinze mille deux cent vingt-trois pieds ; il domine de onze mille trois cents six pieds le Tampu de la pampa d’Islay, et de huit mille cinq cent quatre-vingt-quinze pieds la place centrale d’Arequipa.
  8. À côté de ce volcan de Coripuna, dont le cône est d’une régularité parfaite, s’élève celui du Padre Eterno, aujourd’hui éteint comme le premier et comme lui blanc de neige du faîte à la base pendant toute l’année. Tous deux sont situés sur le même parallèle que le volcan Misti d’Arequipa, au pied de la chaîne des Andes occidentales. On les découvre parfaitement en descendant du faubourg de la Recoleta vers le pont d’Arequipa.
  9. L’Ardœa alba ou aigrette blanche, et le Phœnicopterus ou flamant, observés du temps des premiers Incas, ont disparu depuis longtemps de ces contrées.