Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/18

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Une loge au Teatro principal, à Séville. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


Séparateur



SÉVILLE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


L’Alcazar de Séville ; le Patio de las Doncellas. — La Sala de Embajadores. — Le Patio de las Muñecas. — Pierre le Cruel et Maria de Padilla ; le rey Bermejo et ses trésors. — Les Baños de Padilla. — La Capilla de Azulejos. — Les jardins de l’Alcazar. — La Casa de Pilatos. — La Juderia et la Moreria. — La Callé del Candilejo ; la Cabeza del rey don Pedro. — La Universidad. — Le couvent de Santa-Paula ; une façade d’église en faïence. — Le musée de Séville ; la salle de Murillo ; le Torrigiano.

Si l’Alhambra de Grenade n’existait pas, l’Alcazar de Séville serait certainement le plus merveilleux monument moresque de toute l’Espagne. On a répété souvent que le touriste ne devait visiter l’Alcazar qu’après avoir vu l’Alhambra. Nous pensons que cela importe peu : chacun de ces deux monuments se distingue par des beautés et des mérites particuliers, tant sous le rapport de l’architecture que sous celui de la situation. Si le palais de Grenade est bâti sur un des plus beaux sites du monde, l’Alcazar de Séville est environné de jardins qui font penser au paradis terrestre et aux séjours enchanteurs décrits par l’Arioste.

Les origines de l’Alcazar ne sont pas parfaitement connues : suivant l’opinion la plus répandue, il fut commencé au onzième siècle par un architecte arabe venu de Tolède, et des ouvriers qui avaient travaillé aux décorations de l’Alhambra auraient été envoyés de Grenade pour exécuter les ornements de stuc. Quoiqu’il en soit, il ne reste plus aujourd’hui la moindre trace de la construction primitive qui devait être, suivant toute apparence, de ce style arabe si noble et si majestueux, dont la mosquée de Cordoue offre le plus beau spécimen existant.

L’édifice actuel ne remonte guère plus haut que le commencement du treizième siècle ; de même que l’Alhambra de Grenade, avec laquelle il offre certaines analogies, l’ancien palais des rois de Séville appartient au style purement moresque. L’Alcazar avait autrefois deux portes principales : la puerto de las Banderas, la porte des bannières, et la puerto de la Monteria ou porte de la vénerie, ainsi nommée parce que c’était là que se réunissaient les Monteros ou veneurs, quand le roi partait pour la chasse. L’entrée actuelle fait face et la petite place del Triunfo : au-dessus de la façade principale, nous lûmes cette inscription en grandes lettres gothiques, d’une forme particulière à l’Espagne, et qu’on prendrait au premier abord, à leur aspect archaïque et majestueux, pour des caractères cufiques de la plus ancienne époque.

El muy alto, y muy noble, y muy poderoso y conquistador don Pedro, por la gracia de Dios rey de Castilla y de Leon, mandó facer estos Alcázares y estas façadas que fué hecho en la era mil cuatrocientos y dos.

« Le très-haut, très-noble et très-puissant et conquérant don Pedro, par la grâce de Dieu roi de Castille et de Léon, ordonna de construire ces Alcazars et ces façades, ce qui fut fait en l’ère de mil quatre cent et deux. »

L’Alcazar était appelé par les Arabes Al-Kasr, le palais de César ; car le nom du conquérant romain était resté pour eux le synonyme de puissance et de majesté. La curieuse inscription qu’on vient de lire fait voir qu’une grande partie du monument fut construite sous le règne de Pierre le Cruel ; c’est précisément à cette époque que furent exécutés les travaux les plus importants de l’Alhambra, et le roi de Castille, qui entretenait parfois des relations amicales avec les Mores de Grenade, fit venir de cette ville les ouvriers qui furent chargés de la décoration de son palais.

Charles-Quint, a l’occasion de son mariage avec doña Isabelle, infante de Portugal, fit ajouter à l’Alcazar de nouvelles constructions de style gréco-romain qui existent encore et dont l’aspect lourd et tant soit peu pédant contraste singulièrement avec la légèreté capricieuse de l’architecture moresque. Sous les successeurs du César allemand, des additions maladroites furent faites à l’édifice, et les délicates arabesques de stuc disparurent presque entièrement sous d’épaisses couches de badigeon. Les auteurs espagnols du siècle dernier tenaient en fort médiocre estime l’architecture moresque, et ne faisaient pas plus de cas de l’architecture gothique ; aussi un des historiens de Séville, Arana de Valflora, dans son Compendio de Sevilla, considère-t-il les travaux postérieurs comme des « obras de mejor arquitectura. »

Le Patio de las Doncellas, vaste cour intérieure, est d’un aspect très-imposant : des colonnes de marbre blanc accouplées soutiennent des arcades découpées en plusieurs lobes et surmontées de colonnettes, de rinceaux et d’entrelacs d’un travail extrêmement précieux. Cette pièce, ainsi que les principales salles de l’Alcazar, a été restaurée dans le style primitif par l’ordre de M. le duc de Montpensier, qui a habité, il y a plusieurs années, l’ancien palais moresque.

Le Patio de las Doncellas, ou Cour des jeunes filles, est ainsi nommé parce que, suivant une ancienne tradition, les rois de Séville y recevaient cent jeunes vierges qui, chaque année, leur étaient envoyées par un de leurs tributaires. Ce magnifique patio, restauré sous Charles-Quint, a conservé une partie des azulejos de faïence qui garnissaient les murs sur une hauteur de près de deux mètres à partir du sol : ces azulejos, semblables à ceux que nous avons signalés dans les salles de l’Alhambra, forment de grands dessins à la fois symétriques et capricieux, et l’harmonie des couleurs ne saurait être mieux entendue. Malheureusement, aux endroits où les azulejos ont disparu, on les a remplacés par des peintures à la détrempe appliquées au moyen de poncifs qui ne produisent aucune illusion. Au centre s’élève un jet d’eau dont la gerbe retombe dans une vasque de style moresque et va rejaillir jusque sur les dalles de marbre qui garnissent le sol du patio. À l’étage supérieur, règne une galerie supportée par des arceaux au-dessus desquels se voient les armes de Castille et de Léon accompagnées des colonnes d’Hercule, entre lesquelles se lit sur une banderole l’ambitieuse devise de Charles-Quint : Non plus ultrà.

Le gardien qui nous conduisait nous fit remarquer au-dessus d’une arcade en fer à cheval deux petites fenêtres garnies de rejas, ou grillages, suivant l’usage si commun en Espagne ; au-dessus de ces rejas sont peints deux portraits représentant un homme et une femme en costume arabe : d’après la tradition, l’une de ces figures serait celle d’un architecte grenadin que Pierre le Cruel aurait fait venir pour reconstruire l’Alcazar, et l’autre celle de sa femme. Les guides ne sont jamais embarrassés, et pour eux il n’existe pas de portraits inconnus.

Comme l’Alhambra, l’Alcazar de Séville a aussi sa sala de Embajadores : le salon des Ambassadeurs est une vaste pièce carrée d’un aspect très-majestueux, et qui rappelle tout à fait celui du palais moresque de Grenade ; une de ces coupoles dont nous avons parlé précédemment et que les Espagnols nomment media naranja, parce qu’elles rappellent la forme d’une moitié d’orange, s’élève à une grande hauteur. Cette media naranja, entièrement faite de bois résineux tels que le cèdre et le mélèze, a merveilleusement résisté aux ans, et ses stalactites variées à l’infini, où l’œil se perd dans des complications inextricables, sont encore aussi intactes qu’au premier jour. Ce chef-d’œuvre des carpinteros de Grenade, grâce à la hauteur à laquelle il est placé, a échappé aux injures du badigeon, et les couleurs primitives, le bleu, le rouge et l’or, brillent encore de tout leur éclat, adouci seulement par l’action des années. Il est à regretter qu’au-dessous de la media naranja on ait eu l’idée de placer une suite de portraits qui jurent singulièrement avec l’ensemble de la décoration ; ces peintures, qui nous ont paru dater de la fin du seizième siècle et qui n’ont aucun mérite, représentent la suite des rois d’Espagne, ornés des costumes les plus grotesques.

Si les salles de l’Alhambra ont leurs légendes empruntées au massacre des Abencerrages, celles de l’Alcazar ont aussi les leurs, et c’est Pierre le Cruel qui en fait en grande partie lesfrais : le guide qui nous accompagnait ne manqua pas de nous faire remarquer sur une des dalles de marbre du Salon des Ambassadeurs, non loin de la porte qui communique avec le patio de las Doncellas, quelques taches rougeâtres qui, avec de la bonne volonté, peuvent passer pour des taches de sang. C’est la place même ou, suivant la légende, le 29 mai 1358, le roi Pierre le Cruel fit assassiner par ses gardes le malheureux infant don Fadrique, son frère ; il l’accusait de conspirer contre lui, et il fit partager le même sort à ceux qu’il soupçonnait d’être ses partisans. Fatale destinée de ce roi fratricide qui avait fait périr trois de ses frères, sa femme, sa tante et plusieurs autres de ses parents ! quelques années plus tard, à la suite de l’entrevue de Montiel, il mourait lui-même à l’âge de trente-quatre ans, poignardé par son frère, Henri de Transtamare, qui lui faisait ensuite trancher la tête et envoyait à Séville ce trophée sanglant.

De l’autre côté du patio de las Doncellas se trouve l’entrée du Patio de las Muñecas, c’est-à-dire la Cour des Poupées ; malgré ce nom grotesque, tiré de quelques figures qui le décorent, ce patio, entièrement couvert de marbres et d’arabesques de stuc, est une petite merveille d’ornementation.

On retrouve à chaque pas, dans l’Alcazar moresque, les souvenirs de ce terrible roi de Castille auquel la postérité a conservé le surnom de cruel, bien que certains écrivains plus indulgents lui aient donné celui de justicier. C’est dans l’Alcazar qu’il reçut un roi de Grenade, Abou-Saïd, surnommé el rey Bermejo, le Roi Rouge ; après lui avoir octroyé un sauf-conduit, il donna en son honneur les fêtes les plus brillantes. Suivant l’usage oriental, le roi More était accompagné d’une suite nombreuse, et avait déployé un luxe extraordinaire d’étoffes magnifiques d’or et de soie, de perles et de pierres précieuses ; un manuscrit contemporain, qui rend compte de l’événement, mentionne notamment trois énormes rubis d’une beauté extraordinaire, aussi gros qu’un œuf de pigeon, un huevo de paloma[2]. Le roi de Castille ne put résister à la vue de tant de trésors, et pour s’en emparer il tua traîtreusement de sa main, dans une des salles de l’Alcazar, le malheureux Abou-Saïd, qui se croyait sans doute protégé par les lois de l’hospitalité.

Après avoir parcouru les différentes salles de l’Alcazar, nous allâmes visiter d’anciens bains voûtés qu’on appelle los Baños de Padilla ; c’étaient des bains moresques que Pierre le Cruel avait fait réparer pour la célèbre Maria de Padilla, demoiselle de famille noble, d’une grande beauté et d’un esprit cultivé ; le P. Mariana, dans son histoire d’Espagne, fait d’elle un portrait des plus séduisants, ce qui explique en partie l’ascendant extraordinaire qu’elle avait su prendre sur le roi de Castille ; la voix publique accusait Maria de Padilla de l’avoir ensorcelé, et la légende populaire la représentait même comme la reine des sorcières. Ce qui est certain, c’est que dès le lendemain de son mariage avec Blanche de Bourbon, Pierre le Cruel abandonna sa femme pour aller retrouver Maria de Padilla, qui l’attendait au château de Montalvan.

La plupart des historiens espagnols pensent que le roi de Castille avait épousé secrètement Maria de Padilla ; quoi qu’il en soit, elle occupait dans l’Alcazar de Séville le rang d’une souveraine. La tradition rapporte que le roi permettait à ses favoris d’accompagner sa maîtresse au baño, et que ceux-ci, croyant plaire à leur maître, poussaient la flatterie jusqu’à boire l’eau du bain encore tiède. Un jour, le roi ayant remarqué que l’un d’eux s’était abstenu de porter l’eau à ses lèvres, lui demanda ce qui l’empêchait de suivre l’exemple des autres courtisans :

Señor, répondit-il, despues de haver catado la salsa, yo quisiera tambien catar la perdiz.

On ne dit pas si Pierre le Cruel eut la fantaisie de lui faire trancher la tête pour une si belle réponse.

Quand Maria de Padilla mourut, le roi de Castille lui fit faire à Séville des obsèques dignes d’une reine. On voit encore dans la Capilla real, la chapelle principale de la cathédrale, son tombeau à côté de celui de saint Ferdinand.

Nous parcourûmes, au premier étage de l’Alcazar, quelques pièces qui servent d’habitation aux princes de la famille royale, lorsqu’ils séjournent à Séville : dans une de ces pièces, qui passe pour avoir été occupée autrefois par Pierre le Cruel, on nous fit remarquer quatre têtes de mort peintes sur la muraille. Suivant la tradition, Pierre le Cruel aurait, comme exemple, fait accrocher à ce mur les têtes de quatre juges prévaricateurs, et les peintures auraient été faites plus tard pour perpétuer le souvenir de la justice du roi.

Cet étage, du reste, n’aurait rien de remarquable sans une très-jolie chapelle qu’on appelle la capilla de Azulejos, parce qu’elle est en partie revêtue de carreaux de faïence peinte. Le fond de cet oratoire est occupé par un autel large d’un peu plus de trois mètres dont le devant et le retable sont entièrement revêtus d’azulejos. Sur le devant de l’autel, un tableau du plus beau style de la renaissance italienne représente divers ornements dans le goût du temps, parmi lesquels on remarque des grenades, emblème de la récente conquête du royaume moresque ; ces gracieux ornements, qu’on pourrait croire composés par Nicoletto de Modène, un des plus habiles ornemanistes de la grande époque italienne, servent de cadre à un grand sujet représentant l’Annonciation. Les flèches et le joug, ainsi que l’F et l’Y plusieurs fois répétés, montrent que ces faïences ont été peintes sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle, los reyes catolicos.

Le retable se compose d’un grand tableau carré à cintre surbaissé occupant le fond, et de deux parties saillantes peintes dans le même style que le tableau que nous venons de décrire ; la bordure, qui représente l’arbre de Jessé et plusieurs prophètes, rappelle beaucoup les enluminures des manuscrits du quinzième siècle. La composition principale, comprenant une dizaine de figures, représente la Visitation ; sur un des carreaux de faïence se lit le nom de l’artiste écrit en caractères romains :

NICVLOSO FRANCISCO
ITALIANO ME FECIT

et un peu plus bas la date de 1504. Nous recommandons particulièrement à l’attention des amateurs de céramique la Capilla de azulejos, dont nous n’avons vu nulle part l’équivalent, pas même en Italie. Ajoutons que cette chapelle, outre son rare mérite artistique, est riche en souvenirs, et qu’elle fut notamment témoin du mariage de Charles-Quint avec l’infante Isabelle de Portugal.

Façade de l’Alcazar de Séville. — Dessin de Gustave Doré.
Avant de quitter l’Alcazar, nous parcourrons un
Grand patio de l’Alcazar de Séville. — Dessin de Gustave Doré.
instant ses jardins, dont la végétation fait penser aux tropiques :

nous vîmes là des bananiers chargés de régimes mûrs, fruits qu’on réserve pour la reine, à ce que nous assura le jardinier ; des orangers et des grenadiers énormes, contemporains peut-être de Pierre le Cruel, sont plantés en espalier le long des murs : au milieu des bosquets de citronniers s’élèvent des kiosques bâtis sous Charles-Quint et revêtus d’azulejos aux couleurs variées.

N’oublions pas de mentionner une plaisanterie renouvelée des Arabes, qu’on ne manque jamais de faire aux visiteurs : les allées sont pavées en briques, formant divers dessins, et un grand nombre de ces briques sont percées de trous microscopiques communiquant avec une infinité de petits tuyaux de cuivre qui laissent passage à l’eau ; on tourne un robinet, et tout à coup des milliers de jets d’eau d’une ténuité extrême s’élèvent en l’air ; vous vous sentez inondé à droite, à gauche, devant vous, derrière vous, par une pluie fine qui s’élève du sol au lieu de tomber du ciel. Cette plaisanterie hydraulique, tout à fait inoffensive sous un climat brûlant, était très en vogue chez les Arabes et chez les Mores d’Espagne. Nous avions déjà vu, à Majorque, dans une ancienne alqueria ou maison de plaisance du temps des Arabes, des conduits disposés de la même manière et qui fonctionnaient encore parfaitement.

Après l’Alcazar, la Casa de Pilatos est une des principales curiosités de Séville : c’est un palais bâti vers le commencement du seizième siècle, aujourd’hui la propriété du duc de Medina-Celi, qui ne l’habite pas. Aucune habitation particulière de Séville n’égale en richesse et en élégance ce palais, où le style moresque est combiné d’une manière très-heureuse avec celui qui marque la transition du gothique à la renaissance. Le patio, ou cour intérieure, est d’une richesse extraordinaire : la galerie couverte, dont les arceaux sont supportés par des colonnes de marbre blanc, est revêtue d’azulejos d’une beauté et d’une conservation parfaites, représentant des arabesques et des armoiries : quelques-uns sont ornés de reflets métalliques d’un éclat extraordinaire. Ces azulejos sont les plus beaux de ce genre que nous ayons jamais vus.

Nous n’en dirons pas autant des statues de l’époque romaine qui ornent le patio ; comme la plupart des marbres antiques trouvés en Espagne, elles sont d’une exécution assez médiocre. Quelques-uns des salons sont décorés dans le goût moresque le plus pur ; il est probable que don Fadrique Henriquez de Rivera, qui fit construire le palais, employa des ouvriers mores transfuges de Grenade, récemment conquise par les Espagnols.

La Casa de Pilatos, ou Maison de Pilate, est appelée ainsi, parce qu’elle est bâtie, dit-on, sur le même plan que l’habitation de Ponce-Pilate à Jérusalem, ce qui ne nous paraît nullement établi : une croix noire qu’on voit dans le patio était autrefois le point de départ d’un Chemin de la croix dont les stations, réparties dans la ville, allaient aboutir à la Cruz del campo, non loin des Caños de Carmona.

En sortant de la Casa de Pilatos, nous nous dirigeâmes vers la Juderia, la Juiverie, l’ancien Ghetto de Séville, où les Juifs étaient confinés au moyen âge, avant leur expulsion ; il est peu de villes d’Espagne dont un quartier ne porte encore le nom de la Juderia ; il y avait aussi la Moreria, ou quartier des Mores, nom qui s’est également conservé dans beaucoup d’endroits. Nous visitâmes dans la Juderia une maison d’apparence très-modeste. C’était celle de Bartolome Esteban Murillo, le grand peintre de Séville ; cette maison, dont nous avons déjà parlé, a valu à la rue le nom de Calle de Murillo.

En regagnant la Calle de las Sierpes, nous traversâmes une petite rue, la Calle del Candilejo, qui fut le théâtre d’une aventure assez singulière dont Pierre le Cruel est le héros, et dont le souvenir légendaire s’est perpétué à Séville jusqu’à nos jours.

Le roi de Castille, qui pratiquait la polygamie à l’exemple des princes Mores, ses voisins, se plaisait aussi à prendre comme eux des déguisements pour aller à la belle étoile courir les aventures dans les rues de sa capitale. Or il arriva qu’une nuit, se promenant seul et déguisé dans la rue du Candilejo, il rencontra un inconnu avec lequel il se prit de querelle et qu’il tua d’un coup de sa dague. Il croyait que le combat n’avait pas eu de témoins, mais une vieille femme que le bruit avait attirée à sa fenêtre avait tout vu : le lendemain, la vieille alla trouver les alguaciles, auxquels elle conta l’aventure en leur donnant le signalement du meurtrier, que du reste elle ne connaissait pas : « Il était cagneux, ajouta-t-elle, et faisait entendre en marchant un léger craquement des genoux. » Chacun, à Séville, savait que ce défaut de conformation était particulier au roi de Castille ; aussi les alguazils furent-ils d’abord assez embarrassés de cette découverte : cependant ils se décidèrent à faire leur rapport à Pierre le Cruel. Celui-ci, dit-on, n’hésita pas à déclarer qu’il était le coupable, et fit donner une somme d’argent à la vieille femme qui l’avait dénoncé. On ajoute qu’il poussa le scrupule jusqu’à vouloir que le meurtrier fût puni suivant la loi : or, la loi ordonnait que le meurtrier fût décapité, et qu’on exposât sa tête sur le lieu même ou le crime avait été commis. Le roi se condamna donc lui-même à être décapité en effigie ; après quoi il fit placer son buste dans une petite niche qu’on pratiqua dans la maison de la vieille femme.

On a beaucoup trop vanté ce trait du Justicier qui s’en tira vraiment à trop bon marché en parodiant ainsi la justice. Nous vîmes dans la Calle del Candilejo, non pas l’ancien buste, mais celui qui a été refait au dix-septième siècle, et qui représente le roi couronné et tenant son sceptre dans la main droite. On l’appelle communément, à Séville, la Cabeza del rey don Pedro, la tête du roi Pierre. Il y a quelques années, on a garni la niche d’un grillage pour arrêter les pierres que les gamins de Séville s’amusaient à lancer sur l’image du roi de Castille.

L’université de Séville était autrefois presque aussi célèbre que celles d’Alcala et de Salamanque : elle occupe aujourd’hui l’emplacement d’un ancien couvent. Quand nous entrâmes dans la chapelle de la Univer-sidad, nous fûmes saisis d’admiration à la vue de deux immenses mausolées de marbre blanc ; ces mausolées, véritables monuments, sont l’ouvrage de sculpteurs italiens du seizième siècle. Le fini et la richesse extraordinaire du travail en font des chefs-d’œuvre vraiment dignes de plus de renommée.

Un autre monument très-peu connu, et qui mérite cependant d’être visité, c’est l’église du couvent de Santa-Paula, qu’on appelle Las Monjas de Santa Paula. La partie supérieure du portail est entièrement revêtue d’azulejos de la plus grande beauté ; c’est le chef-d’œuvre de Niculoso Francisco, ce peintre céramiste italien, établi à Séville, dont nous avons déjà admiré les travaux à l’Alcazar. La peinture seule pourrait donner une idée du merveilleux effet décoratif de cette façade, dont les faïences peintes égalent les plus belles majoliques de Faenza et de Caffagiolo ; au milieu de ces faïences sont encadrés sept bas-reliefs en terre cuite émaillée de diverses couleurs, qui rappellent beaucoup les travaux de Luca della Robbia. Plusieurs azulejos de très-grande dimension, ornés de beaux reflets métalliques, représentent le monogramme du Christ en caractères gothiques d’une forme particulière, semblables à ceux qu’on remarque assez souvent sur les plats hispano-moresques de la fin du quinzième siècle[3].

On peut dire que le musée de Séville est le seul, parmi ceux de province, qui soit vraiment digne de ce nom : il occupe l’ancien couvent de la Merced, qui donne sur une petite place sur laquelle on a récemment placé la statue en bronze de Murillo, fondue à Paris, en 1861, par Eck et Durand.

L’école de Séville est certainement la plus importante de toutes celles d’Espagne : il suffit de citer Velazquez et Murillo ; c’est ce dernier qui forme, pour ainsi dire, à lui seul, le musée de Merced, qui ne possède pas un seul Velazquez ; cette absence de tableaux du plus grand peintre que l’Espagne ait produit peut surprendre au premier abord ; cependant elle n’étonnera pas si on se rappelle que Velazquez passa la plus grande partie de sa vie à la cour de Philippe IV.

Une salle particulière, qu’on appelle El salon de Murillo, est exclusivement réservée à une douzaine de toiles du maître sévillan, toiles provenant pour la plupart de couvents supprimés, et sauvées, dit-on, par le doyen Cepero, dont le nom mérite d’être conservé. Le saint Thomas de Villeneuve distribuant des aumônes est un chef-d’œuvre : les mendiants du premier plan sont d’un réalisme merveilleux, et vous pouvez encore les voir aux portes des églises de Séville. Il paraît que Murillo regardait le saint Thomas comme son meilleur ouvrage.

On sait que Murillo avait trois genres différents, que les Espagnols appellent frio, calido, vaporoso (froid, chaud et vaporeux) : le tableau qui représente sainte Justine et sainte Rufine est peint dans le genre chaud : les deux patronnes de Séville, filles d’un potier de Triana, sont représentées avec des vases pareils à ceux qu’on fabrique encore dans ce faubourg.

Un autre tableau de petite dimension, représentant la Vierge et l’enfant, a été peint, dit-on, par Murillo, sur une serviette : c’est pourquoi on l’appelle communément la servilleta.

La plupart des autres tableaux de Murillo sont également remarquables, bien que moins précieux ; nous ne citerons, parmi les ouvrages des autres peintres espagnols, qu’un saint Thomas d’Aquin, chef-d’œuvre de Zurbaran ; un saint Hermenegilde, d’Herrera el viejo, et une toile de Fr. Pacheco, le beau-frère de Velazquez, représentant un saint qui dévide ses entrailles, sujet souvent reproduit par les peintres espagnols.

Le musée de Séville ne possède que très-peu de sculptures ; les meilleures, parmi lesquelles il faut citer une Vierge de terre cuite, sont de Torrigiano, ce sculpteur florentin qui s’était exilé après avoir cassé d’un coup de poing le nez de Michel Ange ; on sait que Torrigiano périt dans un cachot de Séville, victime de l’Inquisition, qui l’accusait, dit-on, d’hérésie.

En sortant de Séville par la Puerta de Jerez, et en laissant à droite le Pasco de Cristina, nous arriverons au palais de San Telmo, résidence de M. le duc de Montpensier. Quand on pénètre dans cette demeure hospitalière, dont les salons sont gracieusement ouverts aux visiteurs, on est charmé de retrouver à chaque pas le goût français ; les grands vases de la Chine et du Japon, les élégants meubles de Boule, et d’autres recherches inconnues dans les intérieurs espagnols, nous rappelèrent un instant la patrie absente.

Les jardins de San Telmo, qui s’étendent sur les bords du Gruadalquivir, sont aussi beaux que ceux de l’Alcazar, et beaucoup plus vastes ; ils occupent un espace très-considérable, et égalent en superficie tous les jardins de Séville réunis. Les plantes les plus rares y sont cultivées, et on n’y compte pas moins de cinq mille cinq cents pieds d’orangers.


Les théâtres de Séville : la Cazuela. — Les pièces françaises travesties. — Les sainetes andalous. — El valor de una Gitana. — Fanfaronnades andalouses : Pacomandria y sacabuchés. — Les Estranjis. — Geroma la castañera. — Comment on traite les étrangers dans les sainetes. — Inglis-manglis, Gabachos et Franchutes. — Quelques couplets populaires sur les Français et sur les Anglais.

Séville possède deux théâtres : le Teatro principal, et celui de San Fernando, dans lesquels on joue tous les genres indistinctement : drames, opéras, zarzuelas ou opéras comiques, comédies, sainetes ; sans préjudice du baile nacional, qui termine presque invariablement la soirée. La distribution de la salle est à très-peu de chose près la même que dans nos théâtres ; les places qui composent chez nous le parterre et l’orchestre sont confondues en Espagne, et reçoivent le nom de sillas ou asientos de butaca. L’amphithéâtre ou le paradis s’appelle la cazuela, c’est-à-dire la casserole ; il paraît que ce nom est assez ancien, si nous en croyons ce passage de Mme d’Aulnoy décrivant un théâtre espagnol à l’époque de Louis XIV : « Il y a dans la salle, dit la voyageuse française, un endroit que l’on nomme la cazuela (c’est comme l’amphithéâtre) : toutes les dames d’une médiocre vertu s’y mettent, et tous les grands seigneurs y vont pour causer avec elles. » L’auteur, quittant la salle pour pénétrer sur la scène, dit quelques mots des comédiennes espagnoles qu’elle nous dépeint comme « les plus vilaines carcasses du monde, ce qui ne les empêche pas, ajoute-t-elle, de faire une dépense effroyable. »

La première fois que nous allâmes au Teatro principal, il y avait un lleno, c’est-à-dire que la salle était à peu près pleine, chose peu commune dans les théâtres espagnols qui, la plupart du temps, ne sont guère plus suivis que ceux d’Italie. Les femmes étaient en majorité ; les mantilles et les fleurs ornaient toutes les têtes, et ou ne voyait que fort peu de chapeaux al estilo de Paris, ce qui donnait aux loges un aspect plus pittoresque. Le bruit des conversations se mêlait au cliquetis des éventails : nous remarquâmes à côté de nous, parmi les spectatrices, deux jeunes Sévillanes à l’abondante chevelure noire, ornée d’un large dalhia blanc posé à côté de l’oreille ; derrière elles était assise leur mère, qu’à son épaisse mantille noire encadrant un visage ridé, on aurait pu prendre pour une vieille duègne de comédie ; à côté d’elle se trouvait un Anglais aux épais favoris rouges, coiffé d’un chapeau rond à bords étroits, tenant d’une main sa canne, et de l’autre un binocle dont il faisait un fréquent usage ; notre voisin, qui avait essayé de lier avec sa voisine une conversation dans un étrange baragouin qu’il prenait sans aucun doute pour de l’espagnol, ne tarda pas à devenir le but des regards et des plaisanteries de ses voisins, car il parlait très-haut. Les Espagnols en général, et les Andalous en particulier, ne manquent jamais l’occasion de tourner en ridicule les étrangers qui se livrent au plaisir inoffensif de vouloir faire de la couleur locale ; aussi quand il prend à un Anglais ou même à un de nos compatriotes la fantaisie de s’affubler d’un costume de majo, entend-on pleuvoir autour d’eux les mots de franchute, d’Inglis-manglis, ou d’autres épithètes de ce genre que les indigènes se plaisent à appliquer aux étrangers.

Enfin, le rideau se leva, et on commença par une zarzuela ayant pour titre Buenas noches señor don Simon. La zarzuela est une pièce lyrique entremêlée de prose et de couplets, qui répond à peu près exactement à notre opéra-comique ; nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la zarzuela en question n’était autre que la traduction de notre opéra-comique : Bonsoir, monsieur Pantalon : tout en modifiant légèrement le titre, on avait conservé le libretto, auquel un compositeur espagnol avait adapté une musique de sa façon. De même pour los Diamantes de la corona, el Valle de Andorra, el Domino azul, notre Domino noir qui est devenu le Domino bleu, et pour beaucoup d’autres pièces de notre répertoire. Si de nombreux emprunts ont été faits aux auteurs espagnols par Rotrou, La Calprenède, Montfleury, Pierre et Thomas Corneille, Molière et tant d’autres, on voit qu’aujourd’hui nos voisins prennent largement leur revanche.

Après la zarzuela, on donnait une pièce ayant pour titre Paco y Paca, c’est-à-dire François et Françoise ; nous n’eûmes pas de peine à y reconnaître un emprunt fait au théâtre du Palais-Royal, car « Paco et Paca » n’étaient autres que le Caporal et la payse. Nous avons remarqué qu’en général les vaudevilles de ce genre perdent beaucoup à être traduits en langue étrangère : les acteurs du Teatro principal ignoraient absolument l’art de souligner et de faire valoir les mots, qui passaient tout à fait inaperçus : les gestes seuls étaient compris du public.

Jusqu’ici, rien de national, rien d’original. Heureusement, nous fûmes dédommagés quand la toile se leva pour le sainete. Disons quelques mots de ces pièces, qui appartiennent exclusivement aux théâtres de la Péninsule. Bien que l’Espagne n’ait jamais passé pour être précisément la terre classique de la bonne chère, c’est du vocabulaire de la cuisine que le mot sainete a passé dans celui du théâtre : il s’employait d’abord en espagnol pour désigner un morceau délicat et agréable au palais, ou une sauce dont on se servait pour donner aux mets une saveur plus relevée ; plus tard, on l’appliqua à une composition dramatique de peu d’étendue, dans laquelle on faisait gaiement la satire des vices et des ridicules, ou tout simplement un tableau amusant des mœurs populaires.

Les sainetes, qui n’ont ordinairement que quelques scènes et jamais plus d’un acte, sont quelquefois en prose, mais plus souvent en vers entremêlés de couplets, et même de chœurs. En Catalogne et à Majorque, où les anciens usages et les anciennes dénominations se sont mieux conservés qu’ailleurs, on les appelle encore Entremeses, comme du temps de Cervantes, ou Tonadillas.

Comme depuis quelques années le mot sainete a passé dans notre langue, il est bon de faire observer ici qu’on altère assez souvent chez nous sa véritable orthographe : nous l’avons quelquefois vu écrit saynete, sainette, saynette et même saignette ; en outre, on l’emploie assez souvent chez nous au féminin, tandis que les Espagnols, qui prononcent saïnété, ne l’emploient qu’au masculin.

Le sainete que nous vîmes représenter au Teatro principal avait pour titre El Valor de una Gitana. Les personnages, tous gitanos, étaient au nombre de quatre : Pepiya, une jeune et jolie gitana ; Gavirro, son père ; Perico, le novio, c’est-à-dire le fiancé de la Gitana, et Asaura, un soupirant dédaigné de Pepiya.

Le théâtre représente un bosquet ; Pepiya, assise à terre, achève de placer quelques fleurs dans ses cheveux noirs ; elle tire de sa poche un miroir de six cuartos, et chante, en se regardant avec coquetterie, un petit couplet sur sa jolie figure.

Arrive Gavirro, un vieux gitano basané, sec et voûté, le type accompli d’un de ces esquiladores ou tondeurs de mules qu’on rencontre si fréquemment en

Andalousie ; Gavirro, voyant sa fille si bien parée, la
Arcade moresque, à l’Alcazar de Séville. — Dessin de Gustave Doré.
soupçonne d’avoir le cœur pris, mais la belle n’en veut

pas convenir : Prends garde, lui dit-il, l’amour est un… (Ici le gitano adresse à l’amour une épithète tellement hardie que nous nous dispenserons de la reproduire). Ne t’expose pas à te couvrir de honte, comme fit ta mère, et souviens-toi que la pauvre femme est morte entre les mains du buchi[4].

Cette plaisanterie eut un très-grand succès et fut vivement applaudie par une partie des spectateurs de la Cazuela.

Le vieux gitano n’est pas plutôt sorti qu’on entend une chanson dans la coulisse : la voix se rapproche, et Perico paraît : Olé sulero ! s’écrie-t-il avec un accent andalous des plus prononcés dès qu’il aperçoit la Pepiya, ta beauté me fait mourir, mais rien qu’en apercevant un petit bout de ta jarretière, je reviendrais à la vie !

— M’aimes-tu vraiment autant que tu le dis, Perico ?

— Moi ! je me ferais sauter un œil pour te voir reine de Castille ! Pour te défendre, je me battrais comme un ours ! Veux-tu être reine ? dis une seule parole, et je mets en déroute tous les peuples, depuis les Russes jusqu’aux Français ! Si tu veux des écharpes et des mantilles de soie, tu n’as qu’à ouvrir la bouche ; et il ne m’en coûtera pas davantage de t’amener ici quinze frégates toutes chargées ? Quand je vois ta petite bouche, qui ressemble à un morceau du ciel, il me vient un tremblement jusqu’au bout des pattes !

— Je commence à croire, Perico, que tu m’aimes un peu…

— Je t’aime autant que mon âne, et même encore davantage ! »

Perico sort, et bientôt on voit entrer Asaura, son rival, qui fond en larmes ; il y a bien de quoi : il vient de lui arriver un des plus grands malheurs qui puissent frapper un gitano : on lui a volé son âne ! Pepiya essaye en vain de le consoler.

« Enfant de mes entrailles, qu’es-tu devenu ? Un âne de si belle race, aussi blond qu’un Anglais, et plus fort que le cheval de Santiago ! (Saint Jacques). Que le voleur soit changé en lézard, et qu’un scorpion le dévore par petites bouchées ! »

Asaura finit par demander des consolations à Pepiya, et fait le geste de l’embrasser, mais celle-ci lui répond par un soufflet vigoureusement appliqué.

« Mosito ! Je suis trop belle pour toi ! Tu ne sais donc pas que l’autre jour ayant laissé tomber ma jarretière, un rosier tout garni de roses poussa subitement à la même place ! Ce n’est pas pour toi que je me peigne, non ; c’est pour Perico.

— Perico ! Je veux lui arracher le cœur avec la pointe de ma navaja !

— Eh bien ! je vais le remplacer : tu n’as qu’à faire ta prière. »

Elle roule sa mante autour de son bras, et tire sa navaja ; Perico entre :

« À nous deux ! dit le fiancé à son rival : je vais faire avec tes tripes une arroba (vingt-cinq livres) de boudin !

— Laisse-le vivre, Perico, dit la jeune fille, ne te tache pas avec le sang de cet affreux singe.

— Pepiya, laisse-nous seuls : je veux ouvrir en deux cette vilaine autruche.

— Allons, s’écrie Asaura, elle est partie ; fais ta confession, car tu vas danser le zapateado !

— Tire donc le fer, petit serin, tu vas recevoir plus de puñalás (coups de poignard) qu’il n’y a de saints dans le calendrier.

— Ne saute pas tant, et mets-toi en garde.

— C’est aujourd’hui que le monde va finir, car un de nous deux doit rester sur le carreau. »

Les deux combattants s’apostrophent ainsi pendant quelques minutes, à la façon des héros d’Homère ; le combat n’a pas plutôt commencé que Perico se dit à part lui qu’il est fort malsain de recevoir un coup de navaja, et qu’il ne serait pas maladroit de se jeter la face contre terre, en faisant le mort.

« Asaura, s’écrie-t-il, tu m’as coupé en deux ; je meurs ! »

Pepiya rentre, et voit son fiancé étendu à terre ; elle ramasse aussitôt sa navaja, et annonce au prétendu meurtrier qu’elle va lui peindre un javeque, c’est-à-dire lui faire une longue entaille sur la figure.

À peine a-t-elle fait le geste de frapper, que le gitano, bien qu’il n’ait pas été touché, se laisse choir comme s’il était blessé à mort.

« Mon Perico, mon Periquiyo, tu es vengé, » s’écrie-t-elle en le voyant étendu à ses pieds.

La gitana jette au loin son poignard, s’agenouille devant son fiancé pour lui dire adieu une dernière fois, et tombe évanouie entre les deux combattants.

Gavirro arrive à ce moment, poussant un âne devant lui ; on devine que c’est l’âne volé à Asaura : le vieux gitano jette un cri en voyant trois corps à terre ; mais il ne tarde pas à se remettre, et s’empresse d’aller fouiller les poches des deux rivaux ; il pousse un juron épouvantable en les trouvant vides, et se promet, en disant adieu à sa fille étendue sans vie, de se consoler avec l’âne qu’il vient de voler.

Tout d’un coup on entend l’animal braire avec force : Asaura se lève en reconnaissant la voix de son âne bien aimé, et se jette à son cou, comme Sancho quand il retrouve son grison. Perico et Pepiya ressuscitent à leur tour ; ils se donnent la main et le vieux gitano les unit en leur donnant sa bénédiction.

Ces scènes populaires perdent assurément beaucoup à être racontées ; les acteurs y mettaient tant de naturel qu’on les aurait pris pour de vrais gitanos ; par leur jeu plein d’entrain, ils nous rappelèrent beaucoup Pasquale Altavilla, l’auteur-acteur napolitain, et Antonio Petito, le célèbre Pulcinella du petit théâtre de San Carlino, deux grands artistes populaires.

Dans le sainete que nous venons d’esquisser, les gitanos, on a pu le voir, sont assez mal menés ; quelquefois, c’est le tour des majos andalous ; leur jactance, leurs forfanteries et leurs exagérations en font ordinairement les frais : le sainete intitulé Paco Mandria y Sacabuches, que nous vîmes jouer quelque temps après, nous parut un vrai modèle du genre. Ces deux noms propres de fantaisie empruntés au dialecte andalous, peignent à merveille des fanfarons toujours prêts à se pourfendre. Paco Mandria, comme il nous le dit lui-même, est un composé de courage et de tendresse.

Yo he nacío pa queré,
Y á luego pa peleá !

« Je suis né pour aimer et ensuite pour combattre ! »

Naturellement Sacabuches est son rival ; ils font assaut de forfanterie et de mensonges : c’est à qui parviendra à effrayer l’autre :

« Soy un mozo mú cruo ! Je suis un gars très-cru ! » s’écrie le premier : en Andalousie on appelle un gars cru celui qui est plein de courage et d’énergie ; et un gars cuit, — mozo cocido, un poltron, une poule mouillée.

« Tais-toi ! rien qu’en éternuant j’envoie vingt hommes à l’hôpital !

— Rebut des gitanos, va-t’en d’ici, ou d’un soufflet je t’enlève toutes les dents !

Mozo cocido ! Quand je me mets en colère, Dieu lui-même commence à trembler, et en la poussant du bout du doigt, je renverserais une cathédrale.

Mentiroso fanfarron, si je dédouble ma tajá (c’est un des noms que les Andalous donnent au couteau), je vais te peindre plus de puñalas sur la figure que ta grand-mère n’a de cheveux blancs !

— Chiquiyo ! (gamin) tu ne sais donc pas que l’Espagne et la France ont retenti du bruit de mes exploits ?

— Et moi, n’ai-je pas abattu trente-deux carabineros d’un seul coup de mon trabuco (tromblon).

Calla, necio ! (tais-toi, imbécile), tu vas voir si je suis un tigre, un lion et un serpent !

— Face d’hérétique ! Récite ton chapelet, car je vais t’arracher le cœur ! »

Après s’être quelque temps apostrophés de la sorte, les deux rivaux finissent par tirer leur navaja avec accompagnement de gestes terribles, et au lieu de fondre l’un sur l’autre, ils sortent tranquillement, l’un prenant la gauche, et l’autre la droite.

Dans un autre sainete, dont les fanfaronnades andalouses faisaient également les frais, un majo, la navaja dans la main droite et la veste roulée autour du bras gauche, s’amusait à provoquer les passants à la sortie d’une course de taureaux :

« Aqui hay un mozo para otro mozo ! — Voici un gars qui en attend un autre ! »

Un grand gaillard s’avance ; vous croyez peut-être qu’il accepte le défi ; pas si bête : il s’approche du provocateur et prend son bras en s’écriant :

« Aqui hay dos mozos, etc. — Voici deux gars qui en attendent deux autres. »

Arrive un troisième majo qui répète la phrase, puis un quatrième ; et ainsi de suite sans que, bien entendu, les redoutables majos qui finissent par former une bande assez nombreuse, parviennent à trouver des adversaires.

Les Andalous, du reste, conviennent de leurs petits défauts avec beaucoup de bonhomie, témoin cette decima ou dizain populaire :

Al Andaluz retador
Y escesivo en ponderar,
No se le puede negar
Que es gente de buen humor :
Viven sin pena y dolor,
Galantean á sus madres,
Jamás le faltan azares,
Y en sus desafios todos
Se dicen dos mil apodos,
Y luego quedan compadres.

« Bien que les Andalous soient querelleurs et excessifs dans leurs exagérations, on ne peut leur refuser d’être des gens de bonne humeur ; ils vivent sans chagrin, sans souci, et ils courtiseraient jusqu’à leur grand’mère ; les aventures ne leur font jamais défaut, et dans leurs fréquents défis ils se disent mille injures, mais finissent toujours par se quitter bons amis. »

Nous eûmes encore l’occasion de voir quelques sainetes ou les étrangers, les estranjis, comme les appellent par dérision les Espagnols, sont plus ou moins agréablement tournés en ridicule. L’Espagne n’est pas inhospitalière, assurément ; mais il y a parfois chez le peuple un vague sentiment de méfiance qui n’est peut-être que l’exagération d’une grande qualité : l’amour de l’indépendance.

Les estranjis dont il est le plus souvent question sont naturellement les Français ; les Anglais viennent ensuite. Les Espagnols nous donnent tantôt le surnom de Franchutes, tantôt celui de Gavachos : le premier s’explique de lui-même ; le second vient du mot Gave, appliqué d’abord aux habitants d’une partie des Pyrénées françaises, et plus tard par extension à tous les Français. Au dix-septième siècle nous rendions bien aux Espagnols les surnoms qu’ils nous donnaient : d’après Tallemant des Réaux, nous les appelions marranes, du mot espagnol marrano, qui s’applique au plus immonde des animaux.

Dans le sainete, intitulé Geroma la Castañera, le héros est un Français qui s’est épris d’une jeune marchande de châtaignes ; notre compatriote parle tout le long de la pièce le langage bon nègre, en employant l’infinitif, comme dans la langue sabir des mamamouchis de Molière. Geroma et son majo, qui a nom Manolo, malmènent à qui mieux mieux le Franchute, qui prononce maco au lieu de majo, navaca au lieu de navaja, carrambo au lieu de caramba, et ainsi de suite ; puis ils l’appellent canario (serin), perro (chien), etc., aux grands applaudissements du public. Toutes les langues étrangères sont un flin-flan, c’est-à-dire un jargon, pour quelques gens du peuple : quand Dieu permettra-t-il, disait l’un d’eux, que ces démons de gabachos parlent comme des chrétiens ? — Cuando querrá Dios que esos demonios de gabachos hablen como cristianos ?

Il arrive souvent que dans les sainetes de ce genre on glisse quelques couplets où l’amour-propre national. est flatté au détriment des étrangers, comme dans celui-ci, par exemple :

Cuentau en Paris que somos
Atrasados zascandiles,
Porque escasos de carriles
Miran er país aun ;
Mas en tiendan los muy perros
Que pá andar por esta tierra
Basta el fuego que se encierra
Eu el pecho é un Andalú !

« On raconte à Paris que nous sommes présomptueux, que nous sommes arriérés, parce que nous n’avons encore que peu de chemins de fer. Mais qu’ils comprennent donc, ces triples chiens, que pour cheminer sur cette terre, il suffit du feu que renferme la poitrine d’un Andalou ! »

Citons encore un autre couplet, qui a probablement la prétention de répondre au fameux mot d’Alexandre Dumas : « L’Afrique commence de l’autre côté des Pyrénées : »

Desde allende el Pirineo
Los estranjis muy ufanos
Nos apodan de Africanos
Porque vamos al toril ;
Y si alguna vez ocupan
El tendido de la plaza,
Con un palmo de bocaza
Van graznando : Oh ! qué plaisir !  !

« De l’autre côté des Pyrénées, les estranjis, gonflés d’orgueil, nous donnent le surnom d’Africains parce que nous allons aux Taureaux ; mais si par hasard ils vont s’asseoir sur les gradins du cirque, ils ouvrent une large bouche et se mettent à braire : Oh ! quel plaisir ! »

Les Espagnols paraissent très-fiers d’avoir le privilége exclusif des combats de taureaux : voici la réponse d’un Andalous à un Anglais qui à la prétention de les acclimater dans son pays :

Si un Inglés viste una tarde
De torero, y se va al bicho
Con mas valor que un gigante,
Con mas piernas que un perdiguero,
Y mas talento que Cúchares
En dicendo : « Yes, good morning ! »
O algun otro disparate,
O el toro se echa á reir…
O eu un Santi-Amen lo abre !

« Si un Anglais s’avise un beau soir de se déguiser en torero, et qu’il aille au-devant du taureau avec plus de courage qu’un géant, plus de légèreté qu’un chien de chasse et plus de talent que Cucharès, en disant : « Yes good morning ! » et quelque autre sottise ; ou bien le taureau se mettra à rire, ou bien, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire amen, il l’ouvrira en deux ! »

Il faut dire que depuis quelque temps les étrangers sont moins malmenés sur le théâtre espagnol ; il s’est même produit dans la presse une réaction contre des tendances agressives inspirées par un faux sentiment de nationalité, et voici en quels termes un journaliste protesta, dans une feuille madrilène, contre un sainete dont nous venons de parler :

« Nous avons peu de chose à dire au sujet de Geroma la Castañera, ce sainete si connu ; seulement nous tenons à exprimer notre opinion sur quelques productions de ce genre, dont le sujet et l’intérêt se basent sur de sauvages diatribes contre les étrangers. Si ces pièces ont trouvé des théâtres où on ait bien voulu les représenter, ce n’était pas une raison pour que certaines personnes fissent montre, à cette occasion, de nationalité mal entendue ; car nous ne devons pas être flattés de voir chez nous les Espagnols représentés comme des Cafres, poursuivant à coups de navaja tous ceux qui ne parlent pas le Caló.

« Si nous donnons comme des tableaux de mœurs ces scènes répugnantes et tout à fait invraisemblables, quel droit aurons-nous de nous plaindre quand il plaira aux écrivains étrangers de nous maltraiter dans leurs jugements ou dans leurs descriptions ? »

Quittons le théâtre pour la rue ; nous y trouverons quelques types assez curieux, à commencer par les barateros, que nous avons déjà eu l’occasion d’étudier à Malaga.


Les Barateros de Séville ; la gente de mal vivir ; la chanson du Baratero sevillano. — La prison ; les carceleras, ou chansons de prisonniers. — Les barbiers de Séville, chirurgiens, accoucheurs et arracheurs de dents. — Une barberia. — Les barberillos, ou barbiers en plein air.

Les barateros de Séville sont, après ceux de Malaga, les plus dangereux de toute l’Andalousie, et ils exercent leur hideux métier de la même manière : dans un faubourg écarté comme celui de la Macarena, des gens sans aveu, des vagabonds, holgazanes, tunantes, sont groupés en cercle au pied d’un mur ou à l’ombre d’un arbre ; parmi eux on remarque un nègre, un esquilador ou tondeur de mules, des rateros, — ces pick-pokets de l’Andalousie, un présidiario (forçat) libéré. Quelquefois une ou deux femmes, à l’aspect peu séduisant, font partie de l’assemblée, et attendent quelques cuartos, leur part du gain. Tous ces gens-là sont assis en rond autour d’une mante crasseuse qui leur sert de tapis, et sur laquelle sont étalés des pièces de cuivre et un vieux jeu de cartes, où l’on distingue à peine les épées, les bâtons, les deniers et les coupes, qui remplacent les piques, les trèfles, les cœurs et les carreaux de nos cartes.

Ils jouent au cané, ce jeu si en vogue parmi les gens de mauvaise vie — la gente de mal vivir, le baratero[5] n’est pas loin : il va bientôt exiger son tribut.

Les joueurs se regardent et paraissent se consulter : après un moment de silence, un d’eux demande au baratero combien il lui faut.

« Dos beas (deux piécettes), répond celui-ci en argot.

Camará, c’est beaucoup !

— C’est trop ? je vais en exiger une de plus. »

Il faut bien qu’on s’exécute de bonne grâce ; le baratero

empoche donc les deux piécettes, après quoi il ferme
La sala de Embajadores, à l’Alcazar de Séville. — Dessin de Gustave Doré.
sa navaja, la remet dans sa ceinture, allume un puro,

s’embosse de nouveau dans sa mante, et va se mettre en quête d’autres victimes à dépouiller.

Les exploits du baratero zeviyano, comme on dit en Andalousie pour sevillano, ont été célébrés dans une chanson populaire où le dialecte du pays est mélangé d’argot :

Zoy e Zeviya er mas terne ;
Gazto la plata rumboso,
Y ar ver mi cuerpo jermoso
Quién no muere… Puñalá !
Cojo con za ! la naaja…
Ar que résista lo mato,
Cuando yo cobro er barato
En el barrio y la ziudá.
    Naide aqui juega
    Sin dar calez !

Tengo una jembra… uy ! qué jembra !
Es la gloria de Zeviya ;
Puez onde va mi curriya,
Toa la grazia ahi eztá ;
Tiene un andar zalao,
Y un mirar tan atrevio…
Que ar mirarla er pecho mio
Se me pone á parpitá !
    Ella es la maja
    De ezte gaché !

« Je suis le plus vaillant de Séville, je dépense l’argent à pleines mains ; par mon poignard ! qui ne mourrait d’envie en voyant garçon comme moi ! Je manie la navaja avec grâce, et dans la ville aussi bien que dans les faubourgs, je tue celui qui me résiste quand j’exige le barato. Que personne ici ne joue sans donner d’argent.

« J’ai une femme… Oh ! quelle femme ! C’est la gloire de Séville ; la grâce accompagne partout ma curriya ; elle a une démarche si séduisante, et des yeux si hardis… Lorsque je la regarde, mon cœur commence à palpiter ; c’est la maja de ce Gaché ! »

Le Gaché, dans la Germania, ou argot de la gente de mal vivir, ainsi que dans le caló ou dialecte des Bohémiens espagnols, c’est celui qui n’est pas gitano : nous aurons l’occasion de revenir sur ces deux langages, très-riches en expressions curieuses et pittoresques, et qui possèdent leurs romances et leur littérature.

Malgré le rôle brillant que lui font jouer les chansons populaires, où ses exploits sont célébrés sur tous les tons, le baratero zeviyiano manque rarement de finir comme ceux de son espèce, c’est-à-dire par le bagne ou par la prison, la estaripé, comme ils disent dans leur langage.

Une recommandation pour l’Alcaide de la cárcel nous permit de visiter en détail la prison de Séville, et d’étudier à notre aise les physionomies des presos ; nous retrouvâmes là quelques types que nous avions déjà aperçus dans les faubourgs, notamment du côté des portes de Carmona et de la Carne ; la plupart de ces malheureux avaient pour tout costume une chemise qui laissait voir leur poitrine bronzée, et un pantalon retenu par une large ceinture de laine aux couleurs éclatantes ; un mauvais foulard de coton noué sur la nuque leur servait de coiffure.

Le chant est la principale distraction des carceleros : c’est en chantant les romances répétées depuis des siècles par le peuple qu’ils essayent d’adoucir de longues heures de captivité. Il y a même certaines chansons qu’on appelle carceleras, — les chansons de prisonniers, — et qui font partie de la musique populaire de l’Andalousie, comme les playeras, les cañas, les malagueñas et les rondeñas.

Les virtuoses qui obtiennent le plus de succès sont en général ceux qui arrivent aux notes les plus élevées : pendant que nous parcourions la carcel, un des prisonniers qui était, nous assura-t-on, le ténor le plus renommé de l’établissement, et qui voulait sans doute faire apprécier son talent de chanteur, se mit à entonner une des carceleras de son répertoire : il préluda par des modulations d’un rhythme assez difficile à saisir, en chantant à bouche fermée ; puis sa voix, sans cesser d’être un peu nasillarde, devint de plus en plus sonore, et arriva enfin aux notes les plus élevées ; il commença alors son chant d’une mélancolie profonde et d’une si grande originalité, que le motif resta fixé dans notre mémoire :

En la cárcel estoy preso,
Porque di una puñalá,
Que la jembra que tenia
Me la querian quitar :
    Carcelero,
  Venga uzté acá,
  Que á mi jembra
  Quiero jablar !
  Oiga uzté mozo,
  Venga uzté acá,
  Que la jembra
  Que yo tengo
Me la quieren maltratar.
  Venga venga
  Venga gente
  Para acá !

Si la viera yo con otro
Si la viera yo hablar,
Tirara de mi cuchillo,
Y le diera é puñalás !
    Carcelero,
  Venga uzté acá, etc.

« Dans la prison je suis captif, pour avoir donné un coup de poignard ; car la femme que j’aimais, on voulait me l’enlever ; prisonnier, approchez, je veux parler à ma femme ; écoutez, mozo, venez tous ici : la femme que j’aimais, on voulait me l’enlever !

« Si je la voyais avec un autre, si je la voyais lui parler, je tirerais mon poignard, et le percerais de coups ! Carcelero, etc. »

Nous eûmes encore plus d’une fois l’occasion d’entendre des carceleras ; le sujet de ces chansons est presque toujours le même, et toujours aussi la mélodie est empreinte du caractère de sauvagerie et de tristesse que donne à ces hommes indisciplinés la privation de la liberté.

Mais laissons de côté les hôtes des prisons et la gente de mal vivir, pour nous occuper d’un type beaucoup plus gai et tout à fait sévillan, le barbero.

Beaumarchais ne pouvait mieux placer qu’à Séville le sujet de son immortel Barbier ; l’original de son Figaro existait sans doute de son temps dans la capitale de l’Andalousie, et il est probable qu’aujourd’hui encore on l’y retrouverait sans trop chercher.

Les barberias ou boutiques à barbier sont très-nombreuses à Séville ; on les distingue facilement à leurs portes ordinairement peintes en vert-clair ou en bleu, et ornées de bandes jaunes ; un autre signe caractéristique, c’est une toute petite persienne verte, haute de un ou deux pieds au plus, invariablement fixée sur la devanture de la barberia. Il est bien entendu que tous ces accessoires n’excluent pas l’inévitable vacia, ou plat à barbe de fer-blanc ou de cuivre jaune, qui se balance au-dessus de la porte, et fait penser au fameux yelmo de Mambrino, à l’armet de Mambrin illustré par Cervantès. Une de ces têtes à perruque comme on n’en voit plus que dans nos petites villes de province, quelques flacons maculés par les mouches, et où rancissent les produits que les parfumeurs français fabriquent pour l’exportation ; voilà ce qui se voit ordinairement derrière les vitres d’une barberia : on peut encore y ajouter quelques bocaux contenant des sangsues d’Estramadure, sanguijuelas estremeñas, car le barbier espagnol a le monopole à peu près exclusif de ce commerce. Ceux qui préfèrent la saignée aux sangsues peuvent donc s’adresser au barbier, car il est également sangrador ; c’est sans doute parce qu’il pratique cette opération quasi-chirurgicale qu’il s’intitule quelquefois pompeusement sur son enseigne profesor aprobado de cirugia, professeur approuvé de chirurgie. Mais bien souvent ses talents ne se bornent pas là, car il est également comadron y sacamuelas, c’est-à-dire accoucheur et arracheur de dents.

Malgré cette universalité de talents, la boutique du barbero est meublée avec la plus grande simplicité : six ou huit chaises et un canapé de paille, une petite table de bois peint, en font tous les frais ; les murs sont garnis de quelques plats à barbe de faïence blanche à dessins bleus, venant de Valence ou de Triana, et de quelques lithographies coloriées représentant des scènes du Judio errante d’Eugène Sue ; ou même, comme nous eûmes un jour l’occasion de le constater, une suite de Corridas de toros dibujadas por Gustavo Doré, avec la légende en français et en espagnol. Il ne faut pas oublier une guitare accrochée au mur, car le barbier sévillan est presque toujours un guitarrero distingué ; seulement, au lieu du brillant costume de Figaro, il est tout simplement vêtu d’un pantalon, d’une veste et d’un gilet.

Comme dans tous les pays, les nouvelles se débitent dans les barberias : le barbier connaît tous les secrets, tous les cancans du quartier ; mais s’il a la langue déliée, on ne l’épargne guère : « Va-t’en, fou de barbier, dit une jeune fille dans la chanson populaire ; ma mère ne veut pas de toi, ni moi non plus. »

Anda vete, anda vete,
    Barbero loco ;
Que mi madre no quiere,
    Ni yo tampoco.

Un autre couplet conseille aux filles de ne jamais épouser un barbier, qui se couche sans souper et se lève sans argent :

No te euamores, mi niña,
De maestro de barbero
Que se acuestan sin cenar,
Y amauecen sin dinero.

Les barberos des faubourgs, qu’on appelle aussi des barberillos, — des diminutifs de barbiers, travaillent presque toujours en plein air, et sont beaucoup plus pittoresques, car ils n’ont pas encore abandonné le costume andalou. Comme les barbieri de Rome qui rasent dans les faubourgs, les contadini de la Comarca, ils ont la rue pour boutique, et pour toit le ciel bleu ; leur mobilier se compose d’une chaise de paille, sur laquelle viennent s’asseoir les aguadores et les mozos de cordel, qui composent le gros de la clientèle ; quant à l’outillage, il est des plus simples : une vacia de fer-blanc, un escalfador placé sur un fourneau de terre, et qu’on va remplir à la fontaine voisine, un morceau de jabon, deux ou trois rasoirs, et… quelques noix de différentes grosseurs.

On ne voit pas bien, au premier abord, à quoi peut servir cet accessoire ; rien de plus simple cependant : quand un gallego ou un asturiano vient livrer son menton au barbier, celui-ci introduit dans la bouche du patient une noix, au moyen de laquelle chacune des deux joues se gonfle alternativement, et une main agile fait glisser la mousse sur la partie saillante, qui se trouve bientôt en contact avec le tranchant de la navaja.

Qu’on ne croie pas que nous exagérions le moins du monde en décrivant ce procédé aussi ingénieux qu’original : c’est du pur réalisme, et les barytons qui remplissent aux Italiens le rôle de Figaro pourraient, avec succès, ajouter ce détail dans la scène où ils inondent de mousse les joues de Bartolo.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



Cour du palais de San Telmo, à Séville, résidence de M. le duc de Montpensier. — Dessin de Gustave Doré.
  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337, t. VII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 405 et 417.
  2. Un de ces rubis fut donné par Pierre le Cruel au prince Noir à la suite de la bataille de Navarrete ; après avoir passé dans différentes mains, il appartint à la reine Élisabeth, et il orne aujourd’hui la couronne royale d’Angleterre conservée à la tour de Londres.
  3. Pour plus de détails sur ces faïences, voir notre Histoire des faïences hispano-moresques à reflets métalliques. Voir aussi notre étude sur Nicoloso Francisco, dans la Gazette des Beaux-Arts, vol. XVIII.
  4. En dialecte gitano : le bourreau.
  5. Voy. t. XII, p. 384.