Voyage sur les frontières russo-chinoises et dans les steppes de l’Asie centrale/02

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Deuxième livraison
Traduction par F. de Lanoye.
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 353-368).
Deuxième livraison

Un chef kirghis dans l’intérieur de sa yourte. — Dessin de Sorieul d’après Atkinson.


VOYAGE SUR LES FRONTIÈRES RUSSO-CHINOISES ET DANS LES STEPPES DE L’ASIE CENTRALE,

PAR THOMAS-WITLAM ATKINSON[1].
1848-1854. — TRADUCTION INÉDITE.




La Tartarie chinoise. Le berceau des invasions. — Volcans. — Tribus de Kirghis. — Sultans et bandits.

Le pays prenait une physionomie de plus en plus stérile à mesure que nous avancions vers le sud. On ne rencontrait de verdure que dans d’étroites vallées, encore n’était-ce qu’un gazon court et d’aspeet chétif ; quelques minces ruisseaux se trouvèrent sur notre passage, ce qui était toujours pour nous une bonne fortune, car il nous était absolument nécessaire de trouver de l’herbe et de l’eau pour camper la nuit. De longues heures passèrent ainsi, dans la traversée monotone des mêmes vallées et des mêmes collines. Quelquefois un accident de terrain nous permettait d’étendre nos regards sur le désert de Sarkha, sur son tapis de sable jaune, ses monticules pourpres, ses dunes sablonneuses éparses au milieu des steppes. Nous arrivâmes enfin en un lieu d’où nous pouvions suivre le cours de la rivière Djabakan, dessinant dans la plaine une double bande de végétation que son éloignement nous faisait paraître noire.

À l’est de ce point s’étend le Gobi avec ses ondulations innombrables se perdant dans le lointain au sein d’une douce vapeur bleue. Au sud, on découvre les pics neigeux du Sian-Shan avec le Bogda-Oola qui les domine tous. La vue de ces cimes blanches m’inspira le désir de descendre dans la plaine, afin d’esquisser du fond de la steppe leurs masses gigantesques. Je m’efforçai en vain de distinguer le Ho-Tchéou ou volcan de Tourfan parmi cette infinité de cimes placées devant moi ; mais à moins que son cratère ne laissât échapper des flammes ou de la fumée, ce n’était pas chose possible.

Pendant ce temps nous descendions vers la steppe que foulèrent jadis les hordes asiatiques dans leur marche vers l’ouest. Le souvenir de ces débordements de populations nomades qui bouleversèrent à plusieurs reprises les couches sociales du vieux monde, et la vue lointaine de cette chaîne volcanique dont l’immense éloignement de toute mer est un des phénomènes les plus remarquables de la géographie physique, me plongèrent dans de longues et profondes méditations. Je me rappelai que, suivant les historiens chinois, une irruption terrible du Sian-Shan avait éclairé, quatre vingt-neuf ans avant notre ère, la fuite des Hiongnoux vers l’occident, et que lorsque le général chinois, Theon-Hian, traversa ces montagnes en marchant à leur poursuite, il avait vu « des pics enflammés d’où jaillissaient des masses de pierres liquéfiées qui formaient des torrents de feu de plusieurs li de longueur. »

Un Cosaque me tira de ma rêverie en me faisant remarquer une colonne de fumée à une grande distance vers l’ouest. Elle provenait indubitablement d’un campement de Kirghis, et désormais il était nécessaire d’avoir l’œil vigilant, car, campés comme ils étaient à l’ouest de notre route, ils ne pouvaient manquer de découvrir bientôt la fumée de notre propre foyer. En conséquence, à la tombée du jour, on ramena les chevaux, qu’on attacha près de nous, et on plaça la première garde. Chaque homme avait ses armes à portée de la main en cas d’une surprise nocturne. Tout le monde savait que notre salut dépendait de nous-mêmes, que nous ne trouverions personne pour nous secourir si l’on nous surprenait endormis, que notre destinée elle-même resterait un mystère, et que la même captivité nous attendait tous. C’était là de fortes raisons pour nous donner du courage et de la vigilance ; cependant, à peine le repas du soir fini, nous nous étendîmes aussitôt sur nos housses, et plusieurs ne tardèrent pas à ronfler bruyamment ; moi-même, après avoir cherché la route que j’allais suivre, je m’endormis comme les autres.

Quand je m’éveillai, le jour commençait à poindre ; je vis une faible lueur se lever à l’orient ; elle s’accrut insensiblement, jusqu’au moment où les premiers rayons du soleil s’abaissèrent sur les collines des alentours.

À trois heures de notre campement, nos yeux furent frappés par l’apparition d’une montagne d’un aspect singulier située à quelque distance au sud-est. On eût dit un dôme immense. Son exploration ne pouvait prendre beaucoup de notre temps, et j’étais fort désireux de la voir de près. En en approchant, j’observai que les environs étaient entrecoupés de ravins ; nous nous engageâmes le long du bord de l’un d’entre eux, conduisant l’espèce de dôme qui avait excité notre curiosité. Après une marche de trois verstes, je remarquai que le fond du ravin était couvert d’une substance noire d’un caractère particulier.

Je quittai mon escorte, puis avec trois de mes gens je me laissai couler le long d’une paroi du ravin, au fond duquel je trouvai une coulée de lave brisée, à arêtes aiguës ; nos pieds pouvaient à peine y tenir. Cette substance avait jailli par plusieurs ouvertures du flanc de la montagne en forme de dôme, comme il était facile d’en juger au premier coup d’œil. Toute cette masse volcanique avait une teinte noire mélangée d’un gris pourpré. Elle me faisait l’effet d’avoir été soulevée à un état de consistance presque liquide et sous la forme d’une énorme bulle d’air ; elle s’était fendue ou crevassée dans tous les sens, mais non suivant des lignes régulières. D’un examen minutieux, je conclus que toute son enveloppe extérieure était de nature basaltique. J’y trouvai deux ou trois échantillons d’olivine ou petits cristaux verdâtres ; en quelques endroits cette substance semblait pénétrer la masse volcanique tout entière, mais par filons très-minces. C’était là bien certainement l’embryon d’un volcan ; mais la matière liquide a dû trouver une issue ailleurs. Il n’y avait pas un brin d’herbe sur le sommet du mont, où un Cosaque et moi parvînmes à nous hisser non sans fatigue et sans difficulté.

Je pus remarquer de là qu’il ne formait pas un cercle régulier, mais une ellipse dont le plus long diamètre a bien quatre cents mètres et le plus petit à peu près trois cent vingt. Je passai plusieurs heures à étudier ce singulier échantillon géologique, et j’observai une autre formation identique, à une distance de vingt à vingt-cinq verstes au sud-est (21 kil. 340 m. à 26 kil. 675 m.). En nous dirigeant de ce côté, nous découvrîmes un aoul au milieu de quelques hauteurs peu considérables, et bientôt nous nous trouvâmes au milieu d’un énorme troupeau de chevaux et de chameaux, gardés par des bergers kirghis, dont chacun avait sa hache de combat pendue à sa selle ; mais était-ce pour se protéger contre les hommes ou les animaux ? nous n’en savions rien. L’un d’eux nous indiqua la direction de l’aoul de son maître, puis il nous laissa pour s’y rendre au galop ; sans doute la vue de nos armes l’avait engagé à se hâter, afin d’insinuer au sultan qu’il y avait lieu de nous faire une chaude réception.

Une marche de quelques minutes nous conduisit à une petite éminence du haut de laquelle on apercevait l’aoul, situé sur le bord d’un ruisseau, au fond d’une vallée. Les yourtes se trouvaient à peu près à une verste d’un lac qui en avait quatre ou cinq de long sur une et demie de large. D’un côté, le lac était bordé d’une épaisse ceinture de roseaux ; l’autre était couverte de gazon sur lequel étaient épars des milliers de moutons et de chèvres. Nous remarquâmes alors plusieurs hommes montant à cheval pour venir à notre rencontre. Ils avaient évidemment à remplir une mission pacifique. Quand ils furent près de nous, l’un des cavaliers s’avança vers moi, puis étendit la main sur ma poitrine en me disant : Aman. J’imitai son exemple, et nous continuâmes. À mesure que nous approchions, il nous sembla qu’un grand mouvement se faisait dans l’aoul ; deux Kirghis accouraient au galop de leurs chevaux. D’autres étaient à recueillir de la bruyère ; tout le monde était affairé. Notre escorte nous guida vers une grande yourte devant la porte de laquelle une lance était enfoncée en terre ; la moitié de la crinière d’un cheval flottait suspendue au-dessous de sa pointe brillante. Là se tenait un homme d’un extérieur respectable ; il prit les rênes de mon cheval, me donna la main pour descendre et m’introduisit dans la yourte.

C’était le sultan Baspasihan ; il me souhaita la bienvenue dans sa demeure. Homme de haute taille, au visage vermeil, vêtu d’un kalat de velours noir bordé de zibeline, il portait un châle cramoisi en guise de ceinture ; un chapeau rouge de forme conique et garni de peau de renard lui couvrait la tête ; la plume de hibou dont il était surmonté témoignait que le sultan descendait de Tchenkis-Khan ; il avait fait étendre sur le sol un tapis de Bokhara, sur lequel il me fit asseoir, après quoi il s’assit lui-même en face de moi. Je l’invitai à se mettre à mon côté, ce qu’il accepta avec une satisfaction évidente. Au bout de quelques minutes, deux jeunes garçons entrèrent, apportant du thé et des fruits. Ils étaient vêtus de kalats de soie rayée, coiffés de chapeaux de peau de renard et ceints de châles verts. C’étaient les fils du sultan. La sultane était absente, ayant été faire une visite à l’aoul d’un autre chef, éloigné de deux journées.

La yourte était très-vaste : d’un côté, des rideaux de soie servaient à isoler un coin servant de chambre à coucher, mais où il n’y avait pas de lit. Près de là un « bearcoote » ou puissant aigle noir était enchaîné sur un perchoir, en compagnie d’un faucon.

Bearcoote ou aigle noir de Mongolie abattant un cerf. — D’après Atkinson.

J’ai remarqué que toutes les personnes qui entraient dans la yourte se tenaient à une distance respectueuse du monarque emplumé. De l’autre côté étaient deux chevaux et deux agneaux enfermés dans une sorte de parc étroit. Il y avait derrière moi une pile de boîtes et de tapis de Bokhara, puis un grand sac à koumis soigneusement protégé par un voilock. Entre moi et la porte étaient assis huit ou dix Kirghis analysant chacun de mes actes avec une attention profonde ; en dehors de la porte, on distinguait un groupe de femmes dont les petits yeux noirs étaient ardemment fixés sur l’étranger. La conversation s’était engagée entre le sultan, un Cosaque et Tchuck-a-boi. Aux regards scrutateurs du sultan, je m’aperçus aussitôt que j’en étais l’objet. Ma jaquette de chasse, mes bottes longues et mon chapeau de feutre prêtaient à l’intérêt ; mais mon ceinturon et mes pistolets exerçaient surtout une vive attraction.

Le sultan désirait les examiner. Après avoir préalablement ôté les capsules, je lui en tendis un ; il le retourna dans tous les sens, regarda dans les canons. Cela ne le satisfit point ; il voulut les voir décharger, offrant un chevreau pour cible et s’imaginant probablement qu’une arme si courte ne produirait aucun effet. Je refusai son chevreau, mais, déchirant une feuille de mon album, je fis une marque au centre et je la donnai à un Cosaque ; celui-ci comprit mon intention, fendit l’extrémité d’un bâton, y inséra le morceau de papier, s’éloigna, et ficha le bâton en terre à une certaine distance. Le sultan se leva, et tout le monde quitta la tente ; je le suivis et me dirigeai vers la cible. Sachant que nous nous trouvions au milieu d’une horde sans frein ni loi, j’avais résolu de leur faire voir que ces petits instruments eux-mêmes étaient dangereux. Arrivé à quinze pas, je me retournai pour armer mon pistolet, puis ayant fait feu, je trouai le morceau de papier. Le sultan ainsi que ses gens étaient évidemment persuadés que c’était là un tour d’escamotage ; il dit quelque chose à son fils, qui aussitôt courut à la yourte et en rapporta à son père une coupe de bois d’origine chinoise ; elle fut placée à l’extrémité supérieure du même bâton, de la propre main du sultan, et quand il fut de retour à mon côté, je la traversai d’une balle. On examina le trou avec un grand soin ; un Kirghis se plaça la coupe sur la tête afin de voir si le trou marquerait sur son crâne. Ceci était assez significatif.

Les gens au milieu desquels nous nous trouvions inspiraient une terreur profonde à toutes les tribus environnantes. Bref, c’étaient des Outlaws en pleine révolte contre l’autorité de la Chine et qui vivaient de déprédations.

En jetant les yeux autour de moi, je vis qu’une bande de gaillards audacieux surveillaient mes mouvements ; je vis aussi que le mouton gras avait été tué, et que l’heure du repas allait venir.

Deux cuisiniers aux bras musculeux écumaient la chaudière bouillante ; d’autres préparatifs étaient en train ; tout alentour des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants étaient assis en attendant la curée. Comme un banquet kirghis est un événement peu ordinaire pour un Européen, je vais essayer de décrire celui que m’offrit le sultan Baspasihan. Les convives étaient beaucoup trop nombreux pour qu’il pût avoir lieu dans la yourte du sultan. Un tapis de Bokhara fut étendu à l’entrée. Baspasihan m’y fit asseoir et prit place auprès de moi. On laissa un espace vide en face du sultan ; les invités s’assirent en cercle autour de cet espace, les plus âgés ou les plus considérables de la tribu près du maître, au nombre de plus de cinquante, hommes, femmes et enfants. Les garçons se tenaient derrière les hommes ; les femmes et les jeunes filles occupaient la dernière place ; je ne compte pas les chiens qui, placés à quelque distance, avaient l’air de s’intéresser à la fête autant que les bimanes.

Quand tout le monde fut prêt, deux hommes entrèrent dans l’intérieur du cercle, portant un vase de fer fumant ayant l’apparence d’une cafetière. L’un s’approcha du sultan, l’autre de ma personne. Ils nous versèrent de l’eau chaude sur les mains ; mais ici chaque convive doit être pourvu de sa serviette. La même cérémonie se répéta pour chaque homme, depuis le sultan jusqu’au pasteur de ses troupeaux. On laissa les femmes et les jeunes filles s’acquitter elles-mêmes de cette besogne. Les ablutions terminées, les cuisiniers apportèrent des vases exhalant une fumée épaisse : c’étaient de longues auges de bois semblables à celles dont se servent les bouchers de Londres et dans lesquelles des quartiers de mouton bouilli étaient empilés les uns sur les autres. L’un des vases, placé entre moi et le sultan, était plein de mouton et de riz cuits ensemble.

Chacun tira son couteau de sa gaîne ; il n”était pas besoin de couverts. Mon hôte saisit un magnifique morceau de mouton dans le tas, me le mit dans la main, et recommença la même opération pour lui-même. C’était le signal attendu. À l’instant, toutes les mains plongèrent dans les auges. Les Kirghis placés au premier rang choisissaient ce qu’ils préféraient, et après en avoir mangé une partie, chacun tendait le morceau au convive qu’il avait derrière lui ; quand celui-ci en avait enlevé une bouchée ou deux, il passait le surplus à un troisième ; puis venait le tour des jeunes gens. Après avoir passé par toutes ces mains et par toutes ces bouches, les os arrivaient aux femmes et aux jeunes filles à peu près dépouillés. Finalement, lorsque ces pauvres créatures les avaient rongés de manière à n’y plus rien laisser, elles les jetaient aux chiens. Pendant le cours du dîner, je remarquai trois enfants nus rampant derrière le sultan, dont l’attention était dirigée vers le cercle d’en face. Leurs petits yeux suivaient ses mouvements avec anxiété ; quand ils furent à une portée convenable, leurs mains saisirent une pièce de mouton dans l’auge ; ils se retirèrent de la même manière furtive derrière un morceau de voilock, où ils dévorèrent leur butin. Je les vis recommencer deux à trois fois ce manége ; leur habileté m’amusait beaucoup. Plus loin que les femmes, environné d’une troupe de chiens, un enfant de quatre ans était assis tenant à la main l’os d’un gigot de mouton dont il s’escrimait fort habilement contre les nez d’une multitude de chiens affamés qui l’entouraient en aboyant.

En quelques instants, le mouton eut disparu ; d’énormes vases pleins du liquide dans lequel il avait bouilli commencèrent à circuler de main en main ; les Kirghis avalaient ce bouillon avec délices. Enfin, le dîner fini, deux hommes apportèrent des aiguières et nous versèrent de l’eau chaude sur les mains, après quoi chacun se leva pour aller vaquer à ses occupations.

Alors le Sultan exprima le désir de voir nos carabines à l’œuvre, et donna l’ordre à trois hommes de les apporter. Je leur fournis de la poudre et du plomb, et les engageai à tirer sur un but placé à soixante pas. Chacun tira deux coups sans toucher le but ; ils s’en rapprochèrent alors de dix pas, et l’un d’entre eux l’atteignit à leur grande joie. Un Cosaque et Tchuck-a-boi tirèrent à leur tour et percèrent de leurs deux balles le centre de la cible. J’invitai l’un des Cosaques à placer la cible à la portée la plus longue qu’il supposait à nos carabines. Il la porta à environ cent cinquante mètres. Cette distance excita une grande surprise chez le sultan et ses Kirghis. Lorsque du premier coup ils virent un trou se produire non loin du centre de la cible, ils furent stupéfaits et conçurent une haute idée de la supériorité de notre tir et de nos armes. C’était tout ce que je désirais.

Le sultan apprenant que je voulais partir le lendemain, proposa de m’escorter jusqu’à un autre aoul, éloigné du sien d’une journée environ. Nous aurions, chemin faisant, une chasse au bearcoote, et nous pourrions juger de leur manière de chasser, attendu que le gibier abondait sur notre route. Il était aussi curieux de voir une chasse au sanglier et d’être témoin de l’effet de nos carabines sur les animaux à poil rude. Pendant la soirée, le sultan me demanda si je voulais permettre à deux de ses Kirghis de m’accompagner jusque chez son ami le sultan Sabeck, que j’avais, manifesté le désir de visiter. Il voulait envoyer comme présent à son ami un jeune étalon d’une belle qualité qu’il jugeait devoir être en sûreté sous notre garde. La précision et la portée de nos carabines lui avaient inspiré une haute idée du pouvoir que nous avions de repousser les attaques de n’importe qui. On étendit à mon intention plusieurs peaux dans la yourte du sultan ; je me couchai dessus et m’endormis profondément, oubliant à la fois la fatigue et les bandits.

L’aube nous trouva debout, en train de faire nos préparatifs de départ. Les chevaux étaient sellés, tout autour de nous avait une physionomie affairée. Après avoir pris notre repas du matin, on amena des chevaux pour le sultan et pour moi. Je devais monter ce jour-là un de ses meilleurs chevaux, animal superbe à la robe gris-noir ; il rongeait mon mors anglais, qui ne lui semblait pas d’un goût fort délicat. Chacun de mes gens était monté sur un cheval appartenant au sultan ; les nôtres avaient été envoyés en avant à l’aoul où nous nous rendions, conduits par des Kirghis et trois de mes Kalmouks. Quand je fus en selle, j’eus le loisir d’examiner notre escorte. Le sultan et ses fils montaient de magnifiques animaux. L’aîné tenait le faucon qu’on devait lancer sur le gibier ailé. Un Kirghis à cheval s’était chargé de l’aigle noir, enchaîné sur un socle fixé sur la selle. Le bearcoote était fort tranquille sous ses chaînes et son chaperon ; deux hommes d’ailleurs avaient reçu l’ordre de le surveiller. Près du sultan étaient ses trois chasseurs ou gardes, armés de leurs carabines, et autour de nous une bande d’environ vingt Kirghis enveloppés dans leurs kalats à couleur voyante : plus de moitié étaient armés de haches de combat. Vus d’ensemble nous formions un groupe d’une physionomie étrange, que beaucoup, sans doute, auraient préféré regarder de loin que d’approcher de trop près.

Nous nous dirigeâmes d’abord presque droit à l’est ; les trois chasseurs du sultan faisaient l’avant-garde ; venaient ensuite Sa Hautesse et moi ; ses deux fils et les gardiens de l’aigle nous suivaient immédiatement ; deux de mes gens fermaient la marche. Une course de trois heures nous mena sur les bords d’un cours d’eau stagnante hérissé de roseaux et de buissons, où le sultan espérait que nous trouverions du gibier.

Bearcoote chassant le mouflon. — D’après Atkinson.

En effet, plusieurs cerfs de haute taille débuchèrent bientôt d’un champ de roseaux faisant saillie dans la plaine, à peu près à trois cents mètres de nous. À l’instant, le bearcoote fut déchaperonné et débarrassé de ses liens ; il s’élança de son socle et prit son essor dans l’espace, s’élevant et volant circulairement au-dessus de nous ; il me faisait l’effet de n’avoir pas aperçu sa proie ; mais je me trompais : il était en ce moment à une hauteur considérable. Pendant une minute il parut immobile, ensuite il battit deux ou trois fois des ailes, puis fondit en ligne droite sur sa proie. Je ne pouvais distinguer le mouvement de ses ailes, mais il avançait avec une vitesse effrayante. Il y eut un cri d’allégresse ; les gardiens de l’aigle partirent au grand galop, suivis de beaucoup d’autres. Je fis tourner la tête de mon cheval et le touchai de ma cravache. En quelques minutes, je marchai de front avec l’avant-garde, côte à côte avec l’un des gardiens de l’aigle. Nous étions à deux cents mètres du bearcoote quand il frappa sa proie. Le cerf fit un bond en avant et tomba. L’aigle lui avait enfoncé une serre dans le cou, l’autre dans le flanc, que fouillait son bec, pour en arracher le foie. Le Kirghis santa de son cheval, jeta le chaperon sur la tête de l’aigle, des liens autour des jambes, et lui fit lâcher prise sans difficulté. Le gardien remonta en selle, son assistant replaça l’oiseau sur son socle : il était prêt à fournir une nouvelle course. Quand on chasse avec l’aigle, on ne prend pas de chiens, car ils périraient certainement. Les Kirghis assurent que leur aigle est de force à attaquer un loup et le tuer. Ils chassent le renard de cette manière et en prennent beaucoup, ainsi que des chèvres sauvages et autres animaux de moindre taille.

À quelque distance de là, on aperçut une troupe de petites antilopes en train de paître dans la plaine. L’aigle s’éleva derechef en tournant au-dessus de nos têtes comme auparavant ; de même aussi il fondit comme le destin sur sa victime désignée : l’animal était mort avant que nous fussions arrivés jusqu’à lui. Le bearcoote ne part jamais en vain ; à moins que’animal ne gagne un trou de rocher, comme il arrive parfois aux renards, la mort est son partage certain.

J’ai vu plus tard dans les monts Alataus ces terribles accipitres, à l’état de liberté, emporter dans leurs serres puissantes de jeunes argalis, ou suivre, avec la rapidité de la foudre, dans leur chute fatale des argalis adultes qu’ils avaient précipités de quelque haute paroi.

La journée tout entière s’écoula ainsi dans la poursuite et la capture de gibier de toute sorte, et il était tard lorsque nous aperçûmes la fumée de l’aoul où nous devions passer la nuit. On pressa les chevaux, et en peu de temps nous nous trouvâmes assis dans la yourte du sultan, où du koumis ne tarda pas à circuler de main en main dans de grands vases. J’avouai ma préférence pour le thé, qu’on prépara aussitôt ; mais de la manière que les Kirghis me regardaient boire, j’étais convaincu qu’ils me considéraient tout à fait comme un barbare et qu’ils avaient pitié de mon goût. On apporta des plats de mouton fumant, qui se vidèrent comme par enchantement. Mon impression fut qu’il eût été difficile de trouver des chasseurs doués d’un meilleur appétit. La nuit vint comme le repas finissait, et bientôt chacun ronfla bruyamment.

À la pointe du jour, j’allai voir quelle était la situation des lieux. Je vis les pics neigeux du Sian-Shan. Ils apparaissaient pâles et comme des fantômes au fond des profondeurs d’un ciel bleu ; en ce moment, éclairés des rayons du soleil levant, ils brillaient au loin comme des rubis. Je m’assis à terre, et je restai là à les voir changer de couleur, jusqu’à ce que tout le paysage fût illuminé.

Dans mon voisinage immédiat, la scène était fort active ; d’un côté, les hommes, au nombre de plus de cent, étaient occupés à traire les juments et transportaient aux yourtes, dans le sac à koumis, leurs seaux de cuir pleins de lait ; tandis que les jeunes poulains étaient attachés sur deux lignes à des pieux enfoncés dans la terre. En face et du côté opposé, les femmes trayaient les vaches, les brebis, les chèvres ; à quelque distance derrière elles, les chamelles allaitaient leurs petits. Autour de l’aoul, la steppe était pleine de vie animée. Le sultan me dit qu’il y avait là plus de deux mille chevaux, mille vaches et bœufs, deux cent quatre-vingts chameaux, plus de six mille moutons ou chèvres. Les cris perçants des chameaux, le beuglement des bœufs, les hennissements des chevaux, le bêlement des brebis et des chèvres, faisaient un chœur pastoral tel que je n’en avais jamais entendu en Europe.

Mon hôte ne me laissa pas partir sans me faire promettre de le visiter à mon retour de Kessilbach ; je devais le trouver à l’ouest sur ma route. Il insista de plus pour que j’emmenasse avec moi le cheval que je montais, magnifique animal aux muscles puissants, capable d’affronter les assauts les plus violents. Et en effet il me fut bien utile dans les rudes étapes que j’eus à franchir immédiatement.

Dès le milieu du second jour, nous nous retrouvâmes en plein désert ; le gazon avait disparu pour faire place à un désert de sable presque dépourvu de végétation. La nature n’y était pas morte néanmoins : nous arrivâmes à un endroit ou le sol, couvert de toute une moisson de tarentules, disparaissait sous leurs toiles et leurs trous. En passant, nos chevaux écrasèrent une quantité de ces insectes venimeux. J’étais curieux de les voir dans leurs tanières étroites, et je descendis afin de faire plus ample connaissance avec eux.

Je rencontrai bientôt une de leurs demeures, d’un volume respectable et annonçant l’œuvre d’un architecte consommé. Je tirai un long couteau et la touchai : le propriétaire sortit, appuya un instant ses longues pattes sur l’acier, puis rentra dans son trou. Quand les Kirghis me virent essayer de le déterrer, ils craignirent que je ne me fisse mordre ; mais je mis un soin particulier à me tenir les doigts hors de son atteinte. Je le tirai du sable ; il sauta de nouveau sur la lame de mon couteau ; évidemment il était en colère d’avoir été dérangé. Il était noir et brun, d’un aspect véritablement repoussant. Je le laissai réparer sa demeure ou s’en creuser une autre, et remontant à cheval, je quittai cet endroit venimeux. Les Kirghis ont une grande peur de cette vermine, mais les troupeaux s’en nourrissent avec plaisir et sans danger.

Afin de regagner le temps perdu, notre guide aiguillonna sa monture vers un groupe de monticules à peine visibles à l’horizon, et où nous devions camper la nuit. Le soleil était ardent sur nos têtes ; mais une forte brise d’ouest, tempérant la chaleur, nous rendait la marche fort agréable. Pendant un grand nombre d’heures passées au milieu de ce désert de sable rien n’était venu varier la scène. Vers le soir, nous atteignîmes un labyrinthe de masses granitiques rouges de sept à huit cents pieds. C’étaient des masses brisées, d’une configuration irrégulière et pittoresque à la fois. Debout au milieu de steppes sans bornes, elles ressemblaient à des ruines de dimension colossale. Il n’est pas étonnant que les tribus de l’Asie centrale redoutent de traverser un grand nombre de ces sites extraordinaires, qui leur inspirent une sorte d’horreur superstitieuse. Les rochers parmi lesquels il nous fallut passer ce jour-là avaient plutôt l’apparence de débris d’une vaste cité que celle d’une montagne : il y avait là des piliers isolés, des masses énormes ressemblant à des fûts de colonnes brisés, des murailles élevées percées d’ouvertures circulaires, des blocs immenses entassés tout alentour, formant un chaos complet. Je proposai de nous arrêter afin d’explorer ce merveilleux tableau ; les Kirghis m’obéirent effarés. Quand ils me virent prendre des esquisses, on eût dit qu’ils s’attendaient à voir Stan et ses légions nous menacer du haut des rochers.

Au sortir de ce chaos, nos bêtes commencèrent à dresser les oreilles : elles pressentaient de l’eau dans le voisinage. Bientôt j’aperçus des objets informes qui s’élevaient graduellement au fond de la plaine, mais à une distance considérable : c’étaient des chameaux, et nous nous dirigeâmes immédiatement de leur côté. Bientôt on vit accourir des gens en désordre, chassant devant eux le bétail répandu dans la plaine ; cela ne tarda pas à s’expliquer pour nous : on nous avait vus venir, et l’on nous avait pris pour des bandits.

Notre guide ordonna de faire halte, et envoya l’un de ses gens en avant. Les Kirghis le connaissaient, et un des leurs vint à sa rencontre ; ils continuaient néanmoins de chasser leurs chameaux, comme s’ils n’avaient pas encore été rassurés sur nos intentions. Enfin les deux Kirghis s’abordèrent, causèrent un instant, puis se séparèrent ; l’un courut rejoindre les siens et l’autre nous attendit. Nous avançâmes vivement et bientôt dépassâmes les chameaux, qu’on laissa dès lors pâturer paisiblement.

Nous rejoignîmes les gardiens du bétail, qui nous indiquèrent le chemin de l’aoul, où nous nous rendîmes au trot et où la nouvelle de l’arrivée d’étrangers, hôtes et amis de Baspasihan, nous avait déjà précédés, transmise de voix en voix.

En chemin, nous rencontrâmes une troupe de chevaux derrière laquelle nous aperçûmes des Kirghis venant au-devant de nous. Comme on allait vite des deux côtés, on ne tarda point à se rejoindre : les Kirghis nous annoncèrent qu’ils venaient de la part de leur chef, Oui-Yass, nous souhaiter la bienvenue. On distinguait, à quelque distance, les yourtes échelonnées sur les bords d’un lac qui s’étendait beaucoup au delà. C’était un tableau très-agréable après une si terrible course. Il était évident que le chef possédait de riches troupeaux et se trouvait a la tête d’un puissant aoul.

Les Kirghis nous menèrent à une yourte devant laquelle une lance surmontée d’une touffe de poils roux était enfoncée dans la terre ; un vieillard au regard bienveillant se tenait auprès. Il portait un riche kalat de soie de couleur jaune et cramoisie, et avait la taille ceinte d’une écharpe verte. Son chapeau de soie, également de couleur cramoisie et brodé d’argent, faisait l’effet d’une calote ; il était chaussé de bottes rouges à très-hauts talons. C’était Oui-Yass, qui prit les rênes de mon cheval et me tendit la main pour m’aider à descendre. Quand je fus à terre, il me plaça d’abord la main droite sur la poitrine, puis la main gauche, après quoi il m’introduisit dans sa yourte. Des tapis étaient étendus sur le sol en face de la porte, du côté opposé. Il me fit asseoir dessus et voulait s’asseoir lui-même sur du voilock, si je ne l’avais fait asseoir près de moi. On apporta bientôt une théière de cuivre, puis on déposa sur une table basse des tasses à thé chinoises avec des soucoupes, et l’on avança la table devant nous : on y adjoignit un bassin contenant du sucre candi et plusieurs plats garnis de fruits exquis. Ensuite, un enfant d’environ dix-sept ans vint s’agenouiller devant la table, versa du thé et m’en présenta une tasse, ainsi que des fruits. Il fit la même chose pour mon hôte, apportant le plus grand soin à remplir ses tasses et la théière au fur et à mesure qu’elles se vidaient.

Dès que nous fûmes assis, les convives affluèrent dans la yourte. Un grand nombre étaient vêtus de kalats de soie et coiffés de chapeaux en peau de renard. L’enfant dont j’ai parlé présentait le thé aux hommes. Outre les visiteurs placés dans l’intérieur, un grand nombre étaient dehors à nous considérer, se relevant de temps à autre afin de nous voir tous. Le costume des gens de mon escorte avait de la ressemblance avec celui des Kirghis de distinction ; mais la différence de mon accoutrement et du leur était si marquée, qu’ils n’avaient jamais rien vu qui s’en rapprochât à un titre quelconque. Je portais une jaquette de chasse à raies vertes, un gilet rayé de même et un pantalon large, dont, à vrai dire, on ne voyait pas grand-chose, car il était caché dans de longues bottes de chasse ; j’avais de plus une chemise de calicot rose avec un col rabattu sur une cravate légère, et un chapeau de feutre à larges bords qui prenait toutes les formes. Depuis quatre ans, nul coiffeur n’avait touché à mes cheveux ; ils pendaient en boucles flottantes. C’était une chose merveilleuse pour mes hôtes, car chez eux toutes les têtes masculines sont rasées scrupuleusement.

Ayant pris quelques renseignements sur le pays à traverser, avant d’arriver chez le sultan Sabeck, j’appris qu’en deux jours de marche nous atteindrions l’aoul de Koubaldos, voleur de profession. Mon hôte me dit que cet Outlaw ne nous molesterait aucunement à son aoul, mais que ses bandes suivraient nos traces et essayeraient de nous voler pendant nos marches.

J’ignore si le jeune étalon du sultan Baspasihan, placé sous ma garde, provoqua la confiance de Oui-Yass, mais il désira aussi envoyer une mission au sultan Sabeck. Il voulut me faire accompagner de trois Kirghis et me proposa de nous fournir des chevaux frais, dont nous avions certainement besoin, disait-il. Du reste, il prendrait soin des nôtres jusqu’à ce que nous revinssions à ses pacages de l’ouest, où il se proposait de transporter son aoul sous peu. Il ajoutait que c’était notre chemin lors de notre retour. Quand cet arrangement fut réglé, un Cosaque m’apporta un morceau de mouton bouilli ; un grand festin d’adieu fut servi et nous rentrâmes dans le désert. Avant de partir, j’avais fait demander aux Kirghis par un des Cosaques si quelqu’un d’entre eux était effrayé d’aller à l’aoul de Koubaldos. Tous avaient répondu : jock, non ! en faisant tournoyer leur hache autour de leur tête.


Un camp d’Outlaws. — Départ précipité. — Coucher du soleil au désert. — Pluie de bolides. — Les bandits en défaut. — Les sultans de la steppe, leurs guerres et leurs funérailles.

Le passage d’une riche végétation à la nudité du désert, de la scène si pleine de vie que nous avions quittée le matin à la solitude complète de la steppe, prêtait à des réflexions mélancoliques. Là, en effet, il n’y a que bien peu de liens communs entre les hommes ; les Kirghis vivent séparés de l’univers, et tout entiers absorbés par les soins de leurs troupeaux ; la plupart vieillissent et meurent sans avoir vu la face d’un homme étranger à leur tribu.

Ce jour-là nous avons été témoins d’un bel effet de mirage. Un lac d’une étendue immense apparut sur la steppe, flanqué d’une ville considérable sur sa rive. De grands arbres et de vastes forêts étaient reproduits avec tant de fidélité, qu’il était vraiment difficile de ne voir là qu’une illusion. Les heures succédèrent aux heures ; le tableau reculait devant nous, se transformant à chaque instant, jusqu’à ce qu’enfin il s’évanouit. Deux des Cosaques et un Kalmouk qui n’avaient jamais été témoins d’un phénomène de ce genre, ne pouvaient croire que ces eaux, cette verdure, ces monuments ne fussent que du sable aride.

Dans l’après-midi du lendemain la plaine changea de couleur dans le lointain, ce qui nous indiquait l’approche des pâturages que nous cherchions. Une heure après nous étions en présence d’une troupe de chameaux et d’une grande quantité de chevaux. À une verste des troupeaux, on découvrit plusieurs hommes marchant à notre rencontre, tandis qu’un autre se mit à galoper en sens opposé. On nous avait aperçus et on allait annoncer au chef l’arrivée d’étrangers armés.

Bientôt quatre Kirghis nous abordèrent ; après l’échange de l’aman, ils nous adressèrent une série de questions, désirant savoir qui nous étions et où nous allions. Il eût été fort difficile à chacun de nous d’expliquer qui nous étions ; mais il fut répondu à leur dernière question qu’on désirait aller à l’aoul de Koubaldos. Ils tournèrent bride aussitôt, et nous accompagnèrent, en prenant la route du sud. Entre notre escorte et eux s’établit ensuite une courte conversation à l’issue de laquelle deux d’entre eux partirent à toute vitesse, tandis que nous les suivions au pas. Deux verstes plus loin, j’aperçus l’aoul, d’où plusieurs hommes accouraient à notre rencontre ; nos chevaux ayant alors été mis au trot, nous les rejoignîmes en peu de temps. Ils descendirent et nous saluèrent, puis deux d’entre eux vinrent à moi, et se plaçant de chaque côté de mon cheval, se mirent en devoir de m’escorter. La distance n’était pas grande. Je remarquai que le campement était fort étendu ; il contenait vingt-sept yourtes, dont plusieurs avaient leur porte ornée de lances.

Les Kirghis me conduisirent à l’une de ces demeures devant laquelle se tenait un homme de haute taille, vêtu d’un kalat de velours noir, portant un bonnet cramoisi garni de fourrures et la taille ceinte d’une écharpe de même couleur cramoisie. Il fit quelques pas en avant, prit les rênes de mon cheval, et me présenta la main pour descendre de la manière accoutumée. Quand je fus à terre, il me toucha la poitrine de sa main droite et de sa main gauche, puis il m’introduisit dans sa demeure. Me voilà assis en face du grand chef de voleurs Koubaldos, dont j’avais beaucoup entendu parler, car sa renommée s’était répandue au loin dans l’Asie centrale. Tant qu’il était resté debout, je l’avais cru de haute taille, mais une fois assis, je remarquai qu’il n’avait que la mienne, c’est-à-dire cinq pieds onze pouces (1 m. 80 cent.). Les talons de ses bottes, hauts de deux pouces, m’avaient induit en erreur. Il me fit asseoir sur un tapis et se plaça vis-à-vis de moi : dix à douze de ses gens se placèrent derrière lui. Il était facile de voir que mon visage, ma physionomie et mon accoutrement étaient l’objet d’un examen rapide de la part de chacun de ceux que j’avais en face ; ils m’intéressaient du reste au même degré. En ce moment, deux jeunes garçons apportèrent le thé dans la yourte ; une table basse fut posée devant moi ; j’invitai mon hôte à s’asseoir à mon côté. Entre nous égalité parfaite ; pour les gens de Koubaldos nous étions deux sultans, car ils me considéraient comme le chef de ma troupe. Le thé fut servi dans de petits vases de Chine ; du sucre candi et des fruits confits furent également placés devant nous dans des plats de même origine que les vases. Mon hôte me choisit lui-même des fruits, il était fort attentif à me servir, tout en se partageant lui-même avec libéralité : j’imitai son exemple.

Deux Cosaques et Tchuck-a-boi étaient assis à quelque distance. Les enfants servirent aussi le thé à mes gens, ainsi qu’à trois ou quatre Kirghis placés en avant. On leur donna du sucre candi, mais pas de fruits. Quand nous eûmes fini, les autres Kirghis prirent leur part du thé. Alors Koubaldos s”enquit de ma visite, et demanda où j’allais. Je fis répondre par un Cosaque que j’allais à Tchin-si, et que je n’avais pu traverser la contrée sans offrir mes civilités à un chef aussi renommé que lui. J’ajoutai que j’avais aussi l’intention de faire une visite au sultan Sabeck, et de continuer de là mon voyage vers Tchin-si. Il s’informa si j’avais quelque chose à vendre, et on lui répondit que non. Il s’enquit alors si j’allais acheter quelque chose à Tchin-si. La réponse — jock ! — parut l’étonner beaucoup. Il désira connaître pourquoi nous avions tant de carabines et d’armes. Ma réponse fut que c’était pour nous défendre d’abord et afin de tuer du gibier pour notre subsistance. Il exprima le désir d’acheter mon pistolet, mon fusil à deux coups et deux carabines. Le Cosaque laissa de nouveau échapper le mot — jock ! — avec beaucoup de force. Sa demande de poudre et de balles n’obtint pas plus de succès. Le Cosaque se tourna de mon côté et me dit : « Si nous en agissions ainsi, il essayerait de nous tuer immédiatement. »

J’ouvris mon album in-folio et lui montrai quelques esquisses coloriées. Il considéra une vue de yourte avec des chameaux aux alentours et s’y intéressa vivement, mais il ne voulut pas consentir à ce que je fisse son portrait. Tandis qu’on faisait cuire deux moutons, Koubaldos parut très désireux de me voir essayer mon fusil à deux coups. Il s’imaginait évidemment que les deux canons faisaient feu en même temps. Peut-être pensait-il que c’était une imitation d’une épée chinoise ayant deux lames tenant à une même poignée avec un demi-pouce d’intervalle. Il la tira de son fourreau avec soin et l’exhiba comme une arme redoutable, mais elle ne produisit aucunement l’effet qu’il en attendait. En traversant l’aoul j’avais remarqué un lac à quelque distance, sur lequel naviguaient une foule d’oiseaux aquatiques. Je pris mon fusil et me dirigeai de ce côté, suivi de Koubaldos et de ses Kirghis. Quand j’en approchai, plusieurs canards se levèrent ; je fis feu, et l’un d’eux tomba sur l’eau, les autres tourbillonnaient alentour et s’envolèrent au-dessus de nos têtes. Je fis feu une seconde fois et en abattis un second qui tomba mort à quelques pas du chef. Koubaldos examina le fusil, me regarda le recharger ; il eut évidemment aimé me voir tirer pendant des heures entières, à supposer que les canards fussent restés là. Nous rentrâmes à la yourte, et je fis demander par un Cosaque combien il y avait de jours de marche jusqu’à Tchin-si. Le chef répondit quatre jours, et trois seulement jusque chez le sultan Sabeck. Il nous proposa de prendre plus au sud afin d’aller faire une visite à son ami Ultiung, lequel nous indiquerait une route plus facile. Les Cosaques et Tcheck-a-boi pensèrent qu’il valait mieux lui laisser croire que nous étions de son avis. Il ferait alors ses plans comme si nous devions prendre cette direction ; mais le matin nous nous dirigerions plus à l’est, car de cette façon nous étions sûrs de rencontrer les pâturages de Sabeck.

Le mouton était cuit et servi dans des vases quand Koubaldos se leva et me conduisit sur un tapis étendu en dehors de la yourte. Après les ablutions d’usage, les plats fumants furent placés devant nous. Les Cosaques avaient rôti pour moi une pièce de mouton, car les entrailles de ces animaux ayant bouilli dans la chaudière sans qu’on les eût nettoyées, procédé ordinaire à la cuisine des Kirghis, j’avais aperçu des boules d’herbe à moitié digérées surnageant au-dessus du liquide bouillant ainsi que dans les soupières et autres vaisseaux de service. Il y avait là à peu près cinquante individus groupés en face de leur chef ; quelques-uns lançaient des regards désespérés sur un repas dont ils s’attendaient à ne pouvoir attraper aucun lambeau. Derrière eux étaient assises vingt-cinq femmes, d’un aspect misérable, et parmi elles beaucoup d’enfants.

La plupart des hommes avaient leurs vêtements taillés dans une peau de cheval, dont la crinière leur battait au milieu du dos ; ils portaient aussi des bonnets de peau garnie de son poil, ce qui leur donnait une physionomie fauve ou plutôt féroce, que rehaussait encore leur sauvage façon de manger. Nous ne courions pas le danger d’être molestés tant que nous serions leurs hôtes. Koubaldos m’avait invité déjà à rester encore un jour et à laisser reposer nos chevaux ; mais aucun de mes gens n’y aurait consenti volontiers et tous étaient pressés de se remettre en route le matin du jour suivant. Nos bêtes furent attachées près de la yourte, et chaque homme reçut l’ordre de veiller tout spécialement sur ses armes. À l’heure du crépuscule, ce fut dans le campement tout entier une scène fort affairée, les hommes trayant les juments, les femmes remplissant le même office auprès des vaches, brebis et chèvres. Près de nous trois grandes chaudières de fer étaient placées sur des fourneaux creusés en terre. Les femmes y versaient leurs seaux de cuir pleins de lait, puis des enfants, mettant le feu aux broussailles accumulées dessous, entretinrent la flamme jusqu’à ce que les chaudières entrassent en ébullition : c’est leur méthode de préparer l’hyran, mélange de lait de vache, de brebis et de chèvre que la cuisson rend très-épais. Les Kirghis coupent cette substance, devenue solide, en tranches de quatre pouces de long sur deux pouces carrés. On les étend ensuite sur des nattes de roseaux et on les expose au soleil, ce qui en fait une sorte de fromage, article alimentaire d’une grande importance pour les populations de ces contrées. Lorsqu’ils sont confectionnés, ces fromages ressemblent à de la pierre à chaux, et en ont presque la consistance. Quand on veut les manger, on les pile dans un mortier et on les délaye dans du lait. J’ai goûté de ce mets et je ne puis pas dire qu’il soit bon.

Je passai la nuit dans la yourte de Koubaldos. Deux Cosaques et Tcheck-a-boi placèrent leurs peaux près de moi ; après avoir mis mes armes en sûreté, je m’étendis sur la mienne, et quelques minutes plus tard j’étais endormi à quelques pas du chef de voleurs.

Il faut avoir le sommeil dur pour ne pas être debout à la pointe du jour dans un aoul de Kirghis ; les cris des animaux suffiraient à réveiller le plus lourdement endormi des mortels. Quand je sortis pour prendre l’air déjà l’un des Cosaques m’attendait. Il était levé depuis quelque temps et avait vu Koubaldos quitter l’aoul ; il avait aussi entendu les gens de Koubaldos se parler l’un à l’autre, monter à cheval et partir. Il était sorti immédiatement et avait remarqué le chef et quatre de ses hommes quittant le campement. Je l’envoyai appeler Tcheck-à-boi et dire aux autres Cosaques de rester dans la yourte ; je lui ordonnai aussi d’apporter mon fusil, ce qui fut fait à l’instant même. Nous nous dirigeâmes du côté du lac comme pour y chasser des canards. Quand nous ne fûmes plus à portée d’être entendus, le Cosaque répéta à Tcheck-a-boi ce qu’il m’avait déjà dit.

Nous nous accordâmes à reconnaître qu’il y avait quelque chose d’étrange dans la conduite du chef, qui s’en allait ainsi après nous avoir invités à rester ; tout en continuant d’avancer vers le lac, nous arrêtâmes nos plans et résolûmes de partir sur-le-champ, sans demander aucune explication. En conséquence, quelques minutes après nous nous éloignâmes, grand train, dans la direction du sud-est.

Après plusieurs heures de trot allongé, j’envoyai un de mes Kirghis en éclaireur dans un petit aoul dépendant de celui que nous venions de quitter.

Mon émissaire eut la chance d’y découvrir une femme et deux jeunes garçons, ses fils, qui avaient été volés, plusieurs années auparavant, dans sa propre tribu. Il leur donna des nouvelles de leurs amis ; la femme lui dit que Koubaldos avait envoyé un Kirghis chercher les hommes de l’aoul pendant la nuit et qu’ils étaient en expédition ; mais elle ne savait pas où. Elle nous dit aussi qu’à une journée de marche vers le sud, se trouvaient également un lac et des pâturages ; que plus loin nous verrions une montagne à pic près de laquelle habitait le sultan Sabeck. Ceci concordait avec la description que Baspasihan m’avait faite. Je ne pouvais douter de la véracité de cette femme. Ainsi la Providence elle-même nous fournissait les informations dont nous avions besoin.

Nous reprîmes le grand trot ; deux heures plus tard, l’herbe disparut de la steppe et fit place à un désert de sable. Le soleil étant encore assez haut, on poussa en avant. Trois heures s’écoulèrent encore ; on commençait à entrevoir une ligne sombre traversant la steppe. C’étaient les buissons qui longeaient une rivière. Plusieurs monticules rocheux se montraient au nord. Au sud, la plaine s’étendait aussi loin que les yeux pouvaient découvrir : c’était une région stérile et dépourvue d’intérêt. Les chevaux commençaient à dresser les oreilles ; ils pressentaient de l’eau dans le voisinage ; en effet, on atteignit une petite rivière avant que le soleil disparût de l’horizon. Ce fut un brillant coucher de soleil. Des vapeurs rouges sillonnaient l’horizon ; éparses à la fois dans l’espace et sur la steppe, elles jetaient un voile obscur sur la ligne qui séparait la terre du ciel. Des nuages d’or flottaient en masses floconneuses au-dessus de l’endroit où le soleil venait de disparaître, et montaient au loin vers le zénith. Ils prirent d’abord l’éclat d’une flamme brillante qui éblouissait presque les yeux. Puis cette flamme d’un rouge ardent se nuança graduellement jusqu’au cramoisi le plus foncé. La partie supérieure du ciel, d’un bleu obscur, au moyen de gradations nombreuses, prit une teinte verdâtre, puis elle passa au jaune pâle, dont les tons s’accentuaient davantage à mesure que les regards s’abaissaient vers l’horizon, jusqu’à ce qu’enfin elle devint orange, ombrée d’un rouge fauve au niveau de l’horizon, sur lequel tranchait la plaine de couleur pourpre sombre. C’était un spectacle magnifique et plein de calme ; mon escorte faisait l’effet d’un point au milieu du désert sans bornes.

On tint conseil en ce lieu, maintenant si calme, et qui pouvait devenir le théâtre d’une lutte sanglante avant que les rayons du soleil levant tombassent sur la steppe. Les Cosaques, Tchuck-a-boi et quelques-uns des Kirghis estimaient que la bande de Koubaldos était sur nos traces. Nous savions que Koubaldos n’avait besoin que de nos chevaux ; s’il pouvait seulement nous en séparer nous deviendrions une proie aisée à saisir ; nous ne pouvions échapper à pied de ces vastes déserts de sable, et ces brigands s’empareraient de nos armes sans courir de grands dangers.

Koubaldos une fois renseigné sur notre compte par les gardiens de ses troupeaux, au petit aoul, pouvait nous atteindre vers minuit ; aussi, avant la tombée du soir, nos carabines furent examinées et rechargées avec soin. Les chevaux furent rassemblés et attachés, puis on plaça des sentinelles, on régla l’heure des factions, et bientôt, comptant sur la vigilance des hommes et des chiens de garde, tout le reste de notre petit camp ne tarda pas à s’endormir.

Plus tard, quand un Cosaque m’éveilla, je fus surpris que les heures se fussent écoulées si tranquillement. Les sentinelles n’avaient entendu aucun son, sinon le clapotement du ruisseau voisin, et les chiens n’avaient pas grondé une seule fois. La nuit était belle, les étoiles étincelaient dans un ciel sans nuage ; un repos absolu planait sur ces vastes régions : on entendait jusqu’à nos pas sur le gazon épais ; on n’apercevait rien à travers le clair obscur qui régnait sur la steppe, quand soudain toute la plaine fut éclairée d’une pâle lumière azurée. J’en éprouvai un tressaillement momentané ; mais en levant les yeux, je vis un énorme météore, d’une belle couleur bleue, traverser lentement l’espace du sud au nord.

Après s’être mû pendant une trentaine de secondes, il s’enflamma, projetant une lumière éclatante, bientôt suivie d’un bruit pareil à celui du canon dans le lointain. Cette détonation éveilla quelques-uns de nos gens, qui se levèrent, croyant avoir entendu le feu de nos carabines. Ce phénomène n’intéressait beaucoup ; d’autres météores apparurent ; ils étaient petits, de la couleur d’une flamme brillante, courant avec une vitesse surprenante et laissant derrière eux, pour la plupart, une traînée d’étincelles blanches. Notre temps de garde s’était écoulé sans avoir été interrompu par les voleurs ; d’autres hommes vinrent nous remplacer, et je m’assis à considérer les météores. Vers deux heures et demie après minuit, ils devinrent très-nombreux et encore plus beaux. Quelques-uns étaient d’un cramoisi éclatant, d’autres de couleur pourpre ardente. Ils se dirigeaient dans des directions variées, principalement vers le nord-ouest. Ils continuèrent de tomber pendant plus d’une heure ; je pus en compter cent huit dans cet espace de temps. J’en voyais souvent trois ou quatre simultanément. C’était le matin du 11 août, et je me rappelai que cette date de l’année était marquée par l’apparition périodique de ce phénomène.

J’avais oublié Koubaldos et sa bande, et j’étais assis à méditer sur la scène à laquelle je venais d’assister, quand un chien couché près de moi se mit à gronder. Invité à se tenir tranquille, il recommença bientôt, et ses compagnons l’imitèrent sourdement. Évidemment ils sentaient quelque chose sur la steppe. Une longue et étroite bande de lumière paraissait déjà à l’horizon au nord-est ; bientôt des lueurs incertaines commencèrent à éclairer la plaine et on put distinguer les objets à quelque distance. On délia les chiens, qui se dirigèrent en aboyant avec fureur vers le bord de la rivière, d’où nous vîmes une troupe de cerfs s’éloigner en bondissant : c’était leur voisinage qui avait inquiété notre meute.

La matinée était délicieuse, éclairée d’un soleil brillant et rafraîchie par une jolie brise, et nous nous remîmes en route en nous félicitant d’avoir passé la nuit sans avoir été attaqués.

Il en fut de même pendant toute la journée ; mais vers le soir, tandis que j’étais à esquisser une scène de lac et de rochers que j’avais devant moi, l’un de mes gens découvrit de la fumée à mi-chemin de ces mêmes rochers, de l’autre côté du lac, ce qui fixa l’attention de toute mon escorte.

Koubaldos et ses voleurs étaient arrivés là avant nous dans la persuasion que nous devions y passer. Nous prîmes la résolution de camper sur le bord du lac, afin d’échapper aux regards qui devaient nous voir déboucher dans la vallée si nous allions plus loin.

Pendant que mes gens préparaient le souper, je voulus examiner de près une étroite langue de terre qui avançait dans les eaux du lac, un Cosaque et Tchuck-a-boi m’accompagnèrent. Je trouvai que c’était une bande de rochers, large de quatre pas en quelques endroits et de vingt en d’autres parties. La surface en était çà et là garnie d’une épaisse couche de gazon ; ailleurs, la roche était nue, entourée de chaque côté d’une eau profonde ; à l’extrémité qui plongeait dans le lac, les assises du rocher étaient d’un pourpre foncé des plus curieux. L’un de ces rochers avait des dimensions énormes et une crevasse profonde sur l’un de ses flancs ; plusieurs autres l’entouraient sous forme de piliers. De ce point jusqu’à l’isthme qui la rattache à la rive, cette petite presqu’île a bien six cents mètres de longueur.

Campement de nuit. — D’après Atkinson.

Tandis que je prenais une ébauche de ce tableau pittoresque, mes deux compagnons l’examinaient en vue d’y établir notre campement pour la nuit. Ils me dirent qu’il n’était pas douteux que la bande de Koubaldos ne fût à quelques pas de nous ; ils pensaient qu’elle se jetterait sur nous au moment où elle nous supposerait endormis ; car c’est là leur mode habituel de guerre et de pillage. Ici nous pourrions nous défendre contre cinq cents agresseurs. Une partie de la langue de terre n’avait pas plus de douze pieds de large ; elle était interrompue en plusieurs endroits, semée de blocs de pierre. Le passage le plus étroit était à quatre-vingts mètres du rivage et en avait au moins trente de long. Nous pourrions fusiller à coups sûrs quiconque s’aventurerait, et les visiteurs que nous attendions ne s’étaient jamais trouvés en face d’un feu meurtrier. Il fut convenu qu’on resterait au camp jusqu’à la nuit close, puis qu’on amènerait les chevaux sur la portion la plus avancée de la presqu’île, où on les mettrait en sûreté pour la nuit sous la garde de quatre Kirghis qui veilleraient aussi sur les chiens et les empêcheraient d’aboyer. Les Kirghis avaient si bien dressé ces animaux qu’il n’y avait point à craindre d’en être trahi. Quand ces résolutions furent prises, nous retournâmes au camp où notre plan fut expliqué à tous et des ordres donnés pour l’exécuter.

Durant la soirée, on avait vu plusieurs hommes nous observer de la montagne. Ils pouvaient voir aisément ce que nous faisions de nos chevaux qu’on ramena le soir, et qu’on attacha comme pour la nuit, entre nous et le lac. On chargea le feu de broussailles, dont la flamme brillante indiquait évidemment aux voleurs que nous nous disposions à nous endormir ; mais lorsque l’obscurité fut assez épaisse, les chevaux furent sellés avec la dernière promptitude afin de se rendre à notre place de sûreté. Deux Kalmouks durent rester afin d’entretenir le feu, avec l’ordre de ne point s’éloigner avant que Tchuck-a-boi les appelât. Nous partîmes lentement pour notre nouveau campement. Arrivés à l’extrémité de la partie étroite de l’isthme, tout le monde descendit ; deux Cosaques allèrent, accompagnés des Kirghis, conduire et attacher les chevaux au fond de la presqu’île ; ensuite on apporta les housses qui devaient nous servir de lits ; elles furent étendues sur le sol à vingt-cinq pas de l’entrée du passage étroit. Un Cosaque et un Kirghis stationnaient à l’extrémité opposée du même passage, c’est-à-dire près de la rive du lac, afin d’attendre l’approche des voleurs. Ils avaient l’ordre de ramper le long des rochers et de nous rejoindre aussitôt qu’ils entendraient venir la bande. Notre position nous inspirant une sécurité parfaite, nous nous couchâmes. Le feu de notre premier campement lançait une clarté éblouissante. Comme j’étais placé sur le bord du lac, je restai quelques instants à voir les flammes miroiter dans l’eau, puis je m’endormis. Avant que la première garde fût relevée, les deux hommes de notre poste avancé étaient revenus annoncer que les brigands étaient arrivés à notre premier campement ; ils avaient remis les broussailles sur le feu, et l’éclat des flammes avait permis à nos sentinelles d’apercevoir des hommes à cheval. J’ordonnai que trois hommes tireraient à la fois ; cela nous donnerait trois volées, et mon fusil se chargerait de remplir les intervalles de chaque décharge. Ceci réglé, nous attendîmes patiemment l’approche de l’ennemi. En ce moment, nous entendîmes le pas des chevaux sur la rive du lac ; mais l’obscurité était trop grande pour distinguer aucun objet. Les brigands marchaient lentement ; ils s’arrêtèrent un instant à l’entrée de la langue de terre. Une partie d’entre eux s’engagea le long de la chaussée : nous les entendions venir et même parler ; ils atteignirent bientôt le passage étroit où ils ne pouvaient tenir plus de trois de front. Là, ils s’arrêtèrent et parurent se consulter. Pas un n’essaya d’aller au delà.

On pouvait alors distinguer chacune de leurs paroles ; nous reconnûmes même la voix de Koubaldos. Après dix minutes environ d’hésitation, la bande retourna sur le bord du lac et s’éloigna au trot dans la direction du nord.

Les Kirghis de mon escorte m’expliquèrent le sens des paroles que Koubaldos avait proférées, alors qu’il n’était séparé de nous que par quelques mètres de rochers. Nous croyant bien loin de lui et furieux d’avoir manqué son coup, il nous traitait de lâches, et promettait à sa troupe de nous rattraper facilement, soit dans les marais, où il supposait que nous nous étions réfugiés sur la rive nord du lac, soit dans la steppe qu’il nous fallait traverser avant d’atteindre l’aoul du sultan Sabeck.

Nous trompâmes les prévisions du digne chef de bandits, en suivant sa piste d’abord, puis en obliquant à l’est pendant qu’il nous cherchait au nord ; et le deuxième jour enfin, sans avoir vu luire un seul instant, sur l’horizon de la steppe, les francisques de ses coupe jarrets, nous trouvâmes un sûr asile et un repos bien nécessaire sous les yourtes du sultan Sabeck.

Mon hôte, par le nombre de ses serviteurs, de ses bergers et de ses richesses pastorales, me rappelait ces pasteurs de peuples et de troupeaux dont parlent la Bible et le vieil Homère. La sultane son épouse, et la princesse leur fille, assises en face de nous à l’heure de chaque repas, qu’elles surveillaient sans y prendre part, ajoutaient encore à cette ressemblance antique, que complétait un barde ou poëte de cour, chantant sur une sorte de mandoline pendant toute la durée du festin.

Le sultan kirghis Sabeck, sa famille et son trouvère. — Dessin de Mettais d’après Atkinson.

La sultane était loin d’être belle mais elle était richement habillée d’un kalat de velours noir garni de broderies en soie ; une écharpe de crêpe de couleur cramoisie lui entourait la taille ; elle portait une coiffure de mousseline blanche. Sa fille était plus jolie, grâce sans doute à sa jeunesse : un kalat de soie jaune et cramoisie lui descendait jusqu’au genou, et le turban de soie blanche qui couvrait sa tête laissait échapper une profusion de longues boucles de cheveux noirs.

Dans toutes les tribus, c’est à ces dames, vieilles et jeunes, que revient la fonction de traire soir et matin les vaches, brebis et chèvres ; traire les jumants est un office réservé aux guerriers. On sait que chez les Arians védiques le mot fille, dont l’application parmi nous monte si haut et descend si bas, signifiait celle qui trait les troupeaux. Parmi tous ces nomades, la richesse consiste dans d’innombrables troupeaux de moutons, chèvres, vaches, chameaux et cavales, qu’ils comptent par dizaines et centaines de mille, et qui constituent la dot des filles à marier. De tout ce bétail, le cheval est le plus apprécié soit pour l’usage, soit pour la nourriture, et le Kirghis qui se détournerait avec dégoût d’une bonne tranche de bœuf, se réjouit à l’idée d’une grillade de cheval. Aussi le vol des troupeaux, et des chevaux surtout, est-il plus encore que les empiétements ou usurpations de pâturages, une des causes des guerres interminables qui troublent la tranquillité de la steppe.

Ces expéditions de pillage, qu’ils nomment barantas, sont ordinairement dirigées à l’heure la plus chaude du jour sur les troupeaux au pâturage, on sur les aouls à la fin de la nuit, au moment où les bergers et les chiens de garde, fatigués d’une longue veille, commencent à se relâcher de leur surveillance habituelle. Le but des maraudeurs étant bien moins la lutte que le butin, ils bornent ordinairement leurs efforts à jeter la terreur parmi les troupeaux, surtout parmi les chevaux, et à les attirer hors de l’aoul ; car, une fois les animaux dans la steppe, ils n’ont qu’à les pousser devant eux pour s’en emparer.

Il n’y a véritablement combat que lorsque les habitants de l’aoul, éveillés à temps, peuvent se jeter entre les voleurs et leurs troupeaux menacés. Alors ont lieu des luttes corps à corps et des scènes de sang dont le souvenir va grossir les légendes sauvages du désert. On m’a conté dans un aoul, qui peu avant mon passage avait eu à repousser une baranta, que l’un des assaillants, frappé à mort, étant venu tomber devant la yourte du chef, la femme de celui-ci avait reconnu dans ce malheureux un de ses fils, déserteur depuis peu du foyer paternel.

Baranta ou attaque d’un aoul kirghis. — Dessin de Yan d’Argent d’après Atkinson.

Les haines et les vendettes soulevées par des événements de ce genre, semblent faire trêve, sinon s’éteindre, lors de la mort des chefs de tribus, à l’enterrement desquels accourent de loin amis et ennemis. Cette impression m’est restée, du moins, des funérailles de Darma-Syrym, dont je fus témoin plus tard, non loin du Nor-Zaizan. C’était un vieillard grandement estimé par sa tribu autant que redouté de toutes les autres.

Préparatifs de funérailles chez les Kirghis. — Dessin de Foulquier d’après Atkinson.

Pourtant, dès qu’il eut expiré, des messagers furent dépêchés vers toutes les aires de l’horizon, pour annoncer le fatal événement. Montant des chevaux d’élite dont ils ne ménageaient ni l’ardeur ni les forces, à peine étaient-ils arrivés dans un aoul et avaient-ils fait connaître la triste nouvelle, que d’autres cavaliers partaient aussitôt de la même manière pour la transmettre plus loin. Elle se répandit ainsi en quelques heures, dans une contrée mesurant cent lieues de diamètre.

Les sultans, les chefs, les anciens des tribus montèrent alors immédiatement à cheval pour assister aux funérailles. Avant le soir, un grand nombre étaient déjà arrivés. Une lance, surmontée d’un drapeau noir, se dressait au-dessus de la porte du défunt, et lui-même, revêtu de son plus beau costume, reposait au-dessous. À sa tête était placé le siége d’apparat, emblème de sa dignité ; sa selle, les harnais de ses chevaux, ses armes, ses habits étaient empilés des deux côtés. Des rideaux en soie de Chine retombaient à grands plis du haut de la tente, et les épouses, les filles du trépassé, les femmes de la tribu, à genoux, la face tournée vers le cadavre, chantaient l’hymne des morts, en balançant le haut du corps d’avant en arrière et d’arrière en avant. C’était un spectacle solennel et pathétique. Les hommes, entrant par groupe, s’agenouillaient aussi et, se joignant au chœur funéraire, grossissaient la lugubre harmonie de toute la puissance de leur voix de basse. Point de cris, point de gémissements, point de cheveux arrachés, comme c’est l’habitude aux funérailles des peuples sauvages. C’est ce qu’on peut appeler ailleurs un service religieux en musique.

Un pasteur de peuples et de troupeaux. — Dessin de Sorieul d’après Atkinson.

En même temps, une autre partie du cérémonial requis se passait derrière la tente. Là, des hommes égorgeaient dix chevaux et cent moutons pour la fête des funérailles, et le feu était attisé sous les grands chaudrons de fer sur lesquels se penchaient les opérateurs nus jusqu’à la ceinture, armés de grandes cuillers de bois, les bras et les mains couverts de sang.

Partout où la flamme des foyers se projetait à travers l’aoul, elle mettait en saillie quelques détails saisissants, apprêts fantastiques d’art culinaire et de mort. À côté des formes noires de ceux qui remuaient le contenu des chaudrons on voyait les bouchers le bras levé, ou les chevaux se cabrer en hennissant de douleur et retomber frappés du couteau mortel ; par moments, tout redevenait obscur ; on n’était plus éclairé que d’une lueur sourde ; puis la fumée se dissipant au vent, les sacrificateurs apparaissaient de nouveau, semblables à des démons dans un rite infernal. Scène sauvage, dont l’horreur était encore accrue par les chants plaintifs qui sortaient de la demeure du sultan ! Puis vint le banquet ; mais comme il ne différait en rien que par le plus grand nombre des convives, de ceux que j’ai décrits plus haut, je ne m’y arrêterai pas.

La fête dura sept jours. À chaque instant arrivaient de nouveaux sultans et de nouveaux guerriers nomades. Je porte à deux mille le nombre total des assistants. Le huitième jour, on enterra Darma-Syrym. Le cadavre fut dépouillé de son habit de cérémonie funéraire, drapé dans un nouveau vêtement et placé sur un chameau qui le porta jusqu’à la tombe. Le siége ou trône de sultan le suivait sur un autre chameau ; ensuite venaient ses deux chevaux favoris, puis ses épouses, ses filles, les femmes de la tribu, chantant l’hymne funèbre qu’accompagnaient une foule de moullas et de guerriers, dont la voix mâle retentissait au loin dans la plaine !

Chant des funérailles chez les Kirghis. — Dessin de Foulquier d’après Atkinson.

Arrivé au sépulcre, le corps y fut descendu ; les moullas récitèrent leurs prières entrecoupées du récit des grandes actions du mort ; on immola ensuite les deux chevaux, qu’on enterra aux deux côtés du maître ; puis la terre recouvrit le tout, et le convoi retourna à l’aoul où se préparait un nouveau banquet funéraire. Cent chevaux et mille moutons furent encore égorgés en l’honneur du défunt.

À leur retour de l’enterrement, les femmes, entrant dans la tente, continuèrent, pendant une heure, à chanter leur complainte funèbre en face des armes et des harnais de Darma-Syrym. Toute la famille se réunit ensuite dans la demeure, pour recevoir ce que nous nommerions, en Europe, les compliments de condoléance des sultans et des chefs venus pour rendre hommage à la mémoire du décédé. Ces cérémonies et festins se prolongèrent pendant plusieurs jours encore ; puis graduellement chacun regagna son aoul. Mais la tribu de Darma-Syrym, vouée au deuil pour longtemps, dut chanter l’hymne funéraire pendant une année, au lever et au coucher du soleil.

Pour extrait et traduction F. de Lanoye.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 337.