Voyages de M. Henri Lambert/02

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I

JOURNAL DE M. HENRI LAMBERT.

De Port-Louis à Aden. — Zeyla. — Les Bédouins Essas. — Tadjoura. — Le vieux Mohamed. — Moka. — Une légende arabe. — Hodeidah. — Massouah. — Retour au milieu des tempêtes.

Le 17 septembre 1855, je quittai Port-Louis et l’île Maurice à bord de la barque française Bayadère. Mon frère, Joseph Lambert, un des plus riches planteurs de la colonie mauritienne, m’envoyait à Aden. Il avait formé le projet, avec son associé M. Menon, d’établir une ligne de bateaux à vapeur entre Maurice, la Réunion (île Bourbon) et Aden. De cette façon les créoles allant en Europe éviteraient la voie du Cap en venant s’embarquer, au moyen de nouveaux vapeurs, sur les steamers anglais de l’Inde touchant à Aden. Le voyage pour rentrer en France ne durerait plus que vingt-cinq jours au lieu de quatre mois.

Mon frère voulait aussi établir un commerce d’échange avec les ports de l’Yémen et de l’Hedjaz, sur la rive arabique, et ceux de Nubie, d’Abyssinie et de la côte de Somal, sur la rive africaine. Ces riches contrées qui produisent le café, l’ivoire et les aromates, abondent aussi en bétail ; enfin l’immigration libre de leurs habitants vers les colonies de Maurice et Bourbon devait amener dans ces deux îles un grand nombre de bras pour le travail des plantations.

Je compris toute l’importance des projets de mon frère, et dès le lendemain de mon départ de Maurice, touchant à peine à Bourbon, je faisais route pour l’Arabie. Je passai, le 1er octobre, par le travers de l’île de Socotora, et le 9 je mouillai sur rade d’Aden, dans le port nord-ouest, que les Anglais ont décoré du nom de Steamer-point, depuis que leurs vapeurs y touchent.

Je louai à Aden un bateau arabe pour me conduire sur la côte d’Afrique. Ces bateaux sont fort petits, non pontés et naviguent sans boussole ; le mien ne jaugeait que quinze tonneaux. Je partis le 13 au soir, quatre jours après mon arrivée.

Le 15, nous nous trouvâmes égarés. Une discussion eut lieu pour savoir si Zeyla, où nous nous dirigions, se trouvait au nord ou au sud. La majorité opina pour le nord, et elle eut raison, ce qui n’arrive pas toujours aux majorités. Ayant rencontré des pêcheurs de perles, nous prîmes parmi eux un pilote, et le 16 nous jetâmes l’ancre devant Zeyla.

Mon premier soin, en débarquant, fut d’aller faire une visite au gouverneur du pays. Cette espèce de commandant de place est sous les ordres du pacha turc d’Hodeidah, auquel il paye un impôt annuel ; il se rembourse sur les revenus de la douane dont le pacha lui laisse la ferme.

Les tribus du pays ne reconnaissent pas son autorité et obéissent à leurs chefs respectifs. La population de Zeyla est d’environ 2 000 âmes, mélange de Somaulis, d’Arabes et d’Indiens. Ces derniers sont des Banians faisant presque tous le commerce.

Le voyageur qui descend à Zeyla doit toujours se tenir armé, ne jamais sortir le soir et se garder bien de franchir, même de jour, les portes de la ville, à moins d’être accompagné par un détachement. Dans la campagne et le long de la côte, jusqu’au delà de Tadjoura, rôdent des tribus errantes de Bédouins Essas, qui vivent de pillage et massacrent les voyageurs sans pitié.

Après une journée passée à Zeyla, je fis voile pour Tadjoura, distant de 45 milles nord-ouest. Le village est d’un aspect misérable et peut compter 3 000 habitants : ils sont d’un naturel paisible et se livrent au commerce.

Vue de Tadjoura. — Dessin de A. de Bar d’après Hochet d’Héricourt.

Le chef de Tadjoura, le vieux Mohamed-Mohamed, est indépendant du pacha d’Hodeidah. C’est un vieillard avare, fin et rusé, qui se prétend descendant du Prophète dont il a pris deux fois le nom. Il n’est guère ami des Turcs, et n’a pas non plus pour les Anglais une bien vive affection. Il aime mieux les Français, et me demandait très-naïvement si la France ne possédait qu’un navire, car depuis le naufrage de la corvette de guerre Caïman sur la côte de Zeyla, en 1854, aucun bâtiment français n’était reparu dans ces mers ; cependant le commandant Cormier était un homme que tout le monde aimait. Je répondis à la question saugrenue de Mohamed, que la France avait bien en ce moment autre chose à faire que d’envoyer des navires à Tadjoura, car ils étaient tous engagés dans la guerre contre la Russie. Ma réponse parut satisfaire le bonhomme, et il changea de conversation.

Le 20 octobre, je dis adieu au vieux shériff (je lui donne le titre auquel il a droit en sa qualité de descendant du Prophète), et j’appareillai pour Moka, où je jetai l’ancre le lendemain.

Moka, aujourd’hui en ruines, a été autrefois une ville de grande importance. Elle comptait vingt-six mosquées et renfermait six khans, à la fois marchés publics et lieux de halte pour les caravanes. La Compagnie française des Indes y avait une factorerie dont les bâtiments sont encore en place. Le mur d’enceinte de la ville comprenait trois kilomètres de circuit, et était défendu par quatorze forts. Maintenant il est tout délabré, et chaque coup de canon que l’on tire en démolit une partie. Les maisons étaient fort belles ; elles sont pour la plupart à trois étages et couvertes d’arabesques. Tous les jours il s’en écroule quelqu’une, ce qui rend très-dangereuse une promenade par la ville. Les rues sont assez bien percées, mais fort étroites, non pavées et très-sales, suivant la mode arabe. La population actuelle ne s’élève guère à plus de 1 500 habitants, presque tous fort misérables. Il y a autour de la ville quelques jardins que l’on arrose à grands efforts. On y trouve des bouquets de dattiers, mais les caféteries ne commencent qu’à trois journées de marche dans les montagnes de Beit el Fakih, entre Moka et Hodeidah.

Moka est une des villes nouvelles de l’Yémen. Sa fondation ne paraît par remonter au delà du quatorzième siècle ; elle est due au commerce du café.

J’arrivai à Hodeidah le 24. J’allai faire ma visite au gouverneur, Mahamoud-pacha, qui commande en chef tout l’Yémen, et je me présentai tout juste à temps pour assister à la fête qui se donnait à l’occasion de la prise de Sébastopol. Le pacha sur un siège d’honneur, me fit placer à gauche : les assistants pouvaient être au nombre de deux mille. La musique de la garnison joua des airs si discordants et si criards, que j’eus des envies de me boucher les oreilles.

Je trouvai Hodeidah bien moins jolie que Moka. C’est un amas de maisons, la plupart de bois et de paille, qui ne datent que du commencement du siècle dernier. La population peut être évaluée à 10 000 habitants, Arabes, Turcs, Somaulis, Abyssins. Tout ce monde va, vient, s’agite, et le commerce de cette place, qui a détrôné celui de Moka, est aussi important que celui d’Aden.

Il y a à Hodeidah une garnison turque de 1 000 à 1 200 soldats fort mal disciplinés. Ils n’avaient pas été payés depuis treize mois, lors de mon arrivée, ce qui avait amené la désertion de trois compagnies. Quand on les paye, c’est en papier monnaie, qui perd entre les mains des soldats 80 pour 100 de sa valeur. La Turquie est la même partout.

Je partis d’Hodeidah le 28 octobre pour me rendre à Massouah, port de la côte Abyssinienne. Je touchai d’abord à l’île pittoresque d’Houakel, où je trouvai une belle végétation, de l’eau douce et un port sûr. Les habitants sont tous pêcheurs de perles ou pasteurs.

Le 29, j’arrivai à Massouah, bâtie sur une île basse formée de coraux. C’est une mauvaise bourgade de 2 000 habitants, recrutés parmi tout ce que l’Arabie, l’Égypte, la Turquie et l’Abyssinie ont de plus dégradé et de plus corrompu.

Devant Massouah se trouve l’archipel de Dalhac ; sur la côte est le village d’Arkiko, et à 10 milles au sud les ruines de l’ancienne colonie d’Adulis[1].

Je séjournai près d’un mois à Massouah où mon frère avait déjà un agent, et j’étudiai comme dans les divers points précédemment visités, les ressources commerciales de la place. Massouah est surtout très-bien située comme port de transit des produits de l’Abyssinie. J’entrepris de faire une excursion dans l’intérieur, mais au bout de cinq jours je fus forcé de revenir sur mes pas. Les routes étaient infestées de brigands et de voleurs. Les naturels Danakiles, ennemis jurés des Turcs, leur avaient déclaré la guerre, et le moment était mal choisi pour un voyage d’exploration.

Vue des rochers d’Aden. — Dessin de A. de Bar d’après un dessin pris sur les lieux.

Le 26 décembre je quittai Massouah faisant voile vers Aden. Trois jours après mon départ le temps devint affreux, la tempête se déchaîna ; je fus obligé la nuit de menacer les matelots de leur brûler la cervelle s’ils n’exécutaient pas les ordres du patron.

Le 1er janvier je mouillai devant Hodeidah où je fus retenu quelques jours par des vents contraires. Je trouvai la ville en grand émoi. Les marchands embarquaient précipitamment leur argent et leurs denrées ; Mahamoud mettait son sérail en lieu sûr, et faisait réparer tant bien que mal les fortifications. Quelle était la cause de toute cette peur ? Le grand shériff de la Mecque qui, irrité contre les Turcs, venait mettre le siége devant la ville après avoir saccagé Djedda et ravagé tout le pays jusqu’à Hodeidah.

Le pacha, malgré ses préoccupations, me reçut avec sa politesse accoutumée, m’invita à dîner, et me fit visiter ses écuries. Deux de ses chevaux, estimés chacun huit mille francs, sont de toute beauté. Mahamoud les fit revêtir de leur plus magnifique harnachement, et me donna le spectacle d’une splendide fantasia.

Je quittai Hodeidah le 9 janvier. Dès le lendemain, dans la soirée, une violente tempête me surprit dans ma petite barque. N’ayant rien pour me mettre à l’abri, je pris le parti de rester tout nu au fond du bateau, fumant de temps en temps un chibouque. Rien n’est plus long qu’une nuit de la sorte !

Le 12, au moment où j’allais franchir le détroit de Bab-el-Mandeb, une affreuse tempête m’assaillit de nouveau. Deux fois j’essayai de traverser la passe, deux fois il me fallut rentrer dans la mer Rouge. Une nuée obscure nous voilait la vue de la côte dont nous étions proches, et que nous ne devinions qu’à une pluie de sable et de cailloux qui, enlevés de terre par le vent, venaient s’abattre sur le frêle esquif déjà ballotté par des vagues énormes.

Le 19 et le 20, la tempête augmente encore : le mât est abattu, la voile déchirée, la barque presque démolie. Toucher terre, c’était m’exposer à tomber entre les mains des Bédouins qui infestent cette partie de l’Arabie, et assurément mon équipage ne m’eût pas défendu. Je rassemblai toutes mes forces, et me fiant au bon génie qui veille sur les marins, je poussai mon bateau demâté à travers des récifs que je franchis heureusement. Enfin, le 22 janvier au soir, je rentrai sain et sauf à Aden, après un long et pénible voyage de quatre mois.


Importance d’Aden. — Son climat. — Maladies hideuses. — Retour à Zeyla. — Horrible fantasia. — Singulière confidence. — Le médecin improvisé. — Une caravane. — Mauvaises rencontres. — Les pèlerins et la tempête. — Les gens d’Oboc. — Fête à Hodeidah. — Deux armées qui ne se battent point.

Je profitai de mon séjour à Aden pour visiter cette ville, dont j’admirai les magnifiques citernes que les Anglais font réparer. Elles datent de la plus haute antiquité, du temps de Salomon, peut-être même de plus loin. Les Anglais ont également restauré les anciennes fortifications d’Aden, et les ont si bien complétées qu’ils ont fait de cette petite péninsule le Gibraltar de la mer Rouge et de la mer des Indes. C’est de 1839 que date leur prise de possession d’Aden ; on voit qu’ils n’ont pas perdu de temps pour rendre leur conquête imprenable et en même temps assurer son importance commerciale.

Lors de leur occupation, ce point de l’Arabie, entièrement déchu de son ancienne splendeur, ne faisait plus qu’un petit commerce et la ville arabe ne renfermait guère que 1 200 à 1 500 habitants. Aujourd’hui Aden et Steamer-point comptent 25 000 âmes et le commerce y est devenu plus florissant que jamais. Somaulis de Berbera, Banians et Parsis de Bombay, juifs de Sanê, Arabes de tous les ports de la mer Rouge et du golfe Persique, Anglais de l’Inde et de l’Europe, Américains des États-Unis, Français même se sont donné rendez-vous à Aden pour y faire le commerce, et ils y composent une population des plus bigarrées qu’on ait vues. Sous l’active impulsion des Anglais, Aden est devenu une vaste place d’entrepôt, un port franc ouvert à tous, et devant sa prospérité toujours croissante s’est effacé l’antique renom de Moka.

Le 11 avril je repartis pour Zeyla, où j’arrivai le 12. On vint me chercher avec une escorte, et une salve de mousqueterie fut tirée en mon honneur. J’entretins longuement le chef de mes projets futurs, de mon intention de nouer des affaires avec lui ; il me promit sa protection. Le soir, j’assistai à une fantasia exécutée par les Bédouins. Ils étaient au nombre de cinquante, armés de lances et de coutelas et munis de leurs boucliers. Ils se livrèrent à des simulacres d’attaque et déployèrent une adresse inconcevable à parer les coups qu’ils se portaient. La lutte fut tellement violente, saccadée, que si je n’eusse pas été prévenu, j’eusse pris cette fantasia pour une bataille véritable. Je ne sais rien de plus horrible que ce genre d’amusement. Ces hommes à face sauvage, dont les cheveux rougis par la chaux, pommadés de suif, flottaient en longues mèches désordonnées, faisaient vraiment peur à voir. Ils poussaient des rugissements d’hyènes. Le vaincu se posait en victime, le cou tendu, la poitrine découverte et haletante, pendant que le vainqueur lui appliquait son poignard sur la gorge.

Zeyla. — Dessin de A. de Bar d’après une vue de côte anglaise

De Zeyla je fis voile pour Tadjoura et passai près des îles Moussah, éloignées de la côte de douze milles. On y trouve quelques cahutes de pêcheurs et des citernes. Les Anglais, en 1840, les ont achetées au sultan de Tadjoura. Ces îles sont basses, formées de coraux et rapprochées l’une de l’autre : un canal étroit les sépare.

À Tadjoura, je retrouvai le vieux Mohamed, qui me fit une singulière confidence. Il paraît qu’un bâtiment de guerre anglais, venant d’Aden, était arrivé sur cette rade quelques mois auparavant. Il y avait à bord un haut personnage, que je crois être le gouverneur d’Aden, et il fit au chef africain la recommandation expresse, si par hasard quelque Français venait à Tadjoura, de ne pas le protéger. Je répondis à Mohamed que si jamais on venait à m’assassiner sur son territoire, comme la nation française n’était nullement vassale de l’Angleterre, elle tirerait vengeance de cet attentat, qu’elle était assez forte et indépendante pour faire respecter ses nationaux, et que lui, Mohamed, devait bien voir que, si les Anglais s’inquiétaient si fort de la France, s’ils avaient une si grande frayeur de la voir s’établir dans ces mers, c’est qu’apparemment la France était tout aussi puissante que l’Angleterre.

Avant de partir de Tadjoura, j’assistai aux préparatifs de départ d’une caravane composée de mille chameaux. Elle allait dans le Choâ et le pays des Gallas, deux provinces d’Abyssinie, et ne devait être de retour qu’au bout de quatre mois. Il lui fallait quarante jours pour arriver dans le Choâ., en faisant environ douze milles par jour. Les chameaux étaient chargés chacun de trois quintaux de marchandises.

Les produits d’exportation de caravanes sont ceux que l’industrie européenne répand par toutes ces contrées ; ils consistent surtout en étoffes de soie, de laine et de coton ; en faïences, cristalleries et verroteries ; en tabac, sel, métaux communs, articles de quincaillerie, et enfin en fusils à mèche pour la chasse de l’éléphant. Les caravanes importent du bétail, du café, de l’ivoire, des plumes d’autruche, des écailles de tortue, de la poudre d’or, des pelleteries, des cuirs, du suif, du blé, de la gomme, de la cire, du musc de civette, des fleurs de cousso, remède infaillible contre le ver solitaire, et que l’on ne trouve qu’en Abyssinie[2], et enfin un article que l’Abyssinie n’est pas seule à répandre, des esclaves. Malgré la vive opposition des Anglais, malgré la présence de leurs croisières, le commerce des esclaves se fait encore sur une grande échelle entre tous les ports de la mer Rouge, du golfe d’Aden, du golfe Persique et de la côte de Zanguebar ; ce sont surtout les caravanes qui alimentent ce honteux trafic. Suivant des renseignements très-exacts, pris à des sources différentes, j’estime à quarante mille chaque année le nombre d’esclaves vendus.

La caravane que je vis partir à Tadjoura devait ramener du Choâ un millier de ces malheureux noirs. Elle avait été obligée, pour n’être pas inquiétée en route par les tribus nomades qu’elle allait rencontrer, de s’attacher les plus influents parmi les Bédouins Essas. Deux d’entre eux portaient trois bracelets de cuivre, et avaient par conséquent tué soixante hommes chacun. Une nuit, j’étais dans une mauvaise case, dont les habitants m’avaient laissé seul ; ces deux hommes entrèrent, et vinrent s’asseoir à côté de moi. Leur figure sale et repoussante, et leurs cheveux longs, crépus, gras et ébouriffés leur donnaient un air effrayant. J’avoue que je n’étais pas tranquille, mais comme j’étais armé d’une paire de pistolets qui ne me quittait jamais, je pris plaisir à en caresser la crosse et à en faire jouer le chien. Cette manœuvre tint les brigands en respect, et ils s’en allèrent sans même essayer de m’attaquer.

Ayant conclu un traité avec Mohamed pour l’achat de mules, de chevaux, d’ânes et de bœufs, je lui laissai quelques cadeaux ainsi qu’à sa famille, et le 24 avril j’appareillai pour Moka. Les vents ne me furent pas favorables au début, et je me vis obligé de mouiller dans la petite baie d’Ouano, à l’est de Tadjoura. Je descendis à terre et fus sur le point d’être victime de mon imprudence. Des naturels, occupés à dépouiller un mouton, me voyant venir à eux, allaient me percer de leur sagaïe, lance acérée qu’ils jettent de fort loin avec beaucoup de dextérité. Je ne les avais pas aperçus, et ce fut le patron de ma barque qui leur cria en leur langue que j’étais leur ami. Je dus à ce seul incident d’échapper au danger de mort qui me menaçait à mon insu.

Deux jours après, faisant route pour Oboc, je sauvai un bateau arabe porteur de pèlerins qui se rendaient à Djedda. Ils étaient égarés depuis dix jours, et manquaient d’eau. Nous les pilotâmes, et arrivâmes tous ensemble le 26 au soir à Oboc, magnifique mouillage parfaitement abrité. Une plaine, semée d’arbres et couverte d’herbe, s’étend devant la baie, et l’on y trouve de l’eau douce d’excellente qualité.

Je restai huit jours à Oboc et fis une tournée dans l’intérieur. La campagne est occupée par les Danakiles, peuple pasteur et guerrier comme les Somaulis.

Campement de Danakiles. — Dessin de Hadamard d’après Rochet d’Héricourt.

Il y a dans le voisinage un volcan toujours en éruption et des sources d’eau thermale, que j’allai aussi visiter. Les gens d’Oboc m’apprirent que j’étais à leur souvenance le premier Européen qui eût débarqué sur leur côte. Aussi ai-je été regardé par eux comme un être surnaturel. Beaucoup d’entre les femmes n’osaient m’approcher tant elles avaient peur. À ma vue les enfants s’enfuyaient en criant. Je fis distribuer quelques présents dans le village, ce qui apprivoisa ces bonnes gens, et me fit passer à leurs yeux pour l’envoyé d’une grande nation. On me regretta beaucoup à mon départ, et une jeune femme somaulie voulait à toute force s’embarquer sur mon bateau et me suivre jusqu’à Aden.

Je quittai Oboc le 5 mai, touchai le 6 à Moka, et le 8 mouillai devant Hodeidah. On y célébrait la nouvelle de la paix avec la Russie, de même qu’on y avait acclamé la prise de Sébastopol lors de ma première descente. Ce concours de circonstances heureuses me fit donner par les Turcs le nom d’oiseau de bon augure. Comme la première fois, rien ne manqua à la fête : illuminations, fantasia, musique, tout fut mis en réquisition. Le café augmenta d’une roupie, soit deux francs cinquante centimes les cent livres[3], sans doute grâce à mon arrivée, et quand quelques jours après les marchands du pays me virent partir sans faire aucune commande ils furent bien désappointés.

Le soir même de mon arrivée, je fus invité à dîner chez le pacha. Nous étions quatre à table, accroupis à la turque, et mangeant sans couteau ni fourchette. Un valet se plaça debout entre nous et n’eut d’autre office que d’ôter un plat pour en remettre un autre, apporté par des domestiques. À peine ce plat était-il sur la table, que mes voisins y jetaient les doigts et en faisaient disparaître le contenu. La pâtisserie fut littéralement mise au pillage. Le repas fut long et nous n’y bûmes point, nouvel inconvénient pour moi. Au sortir de table, j’avalai, comme mes Turcs, une pleine gargoulette d’eau et plusieurs tasses de café ; après quoi, nous nous accroupîmes de nouveau en rond et fumâmes le touré, pipe fort grosse, qui se pose à terre et dont le fourneau est attaché à un long tuyau flexible.

Nous ne pûmes prolonger le kif trop longtemps dans la soirée, car il y eut grande réunion dans la salle du gouvernement. L’assemblée était brillante et l’argent et l’or reluisaient sur tous les vêtements. Sauf l’abominable musique qui ne cessa de jouer, cette fête m’eût été très-agréable. Je m’étonnai cependant de trouver à la salle de réception une apparence mesquine et délabrée. Les murs étaient peints à la chaux et repoussants de saleté. Comme j’en fis la remarque, on m’assura que la salle avait toujours été ainsi. Quelque juste que fût la réponse, il me parut que les Turcs poussaient un peu trop loin le culte de la tradition.

On se rappelle que lors de mon précédent passage à Hodeidah, la guerre était imminente entre la garnison de cette place et les troupes du shériff de la Mecque[4]. Celui-ci s’était approché jusqu’à une journée d’Hodeidah, avec une armée qui, au dire des Turcs, ne comptait pas moins de quarante mille hommes. Il envoya au pacha un parlementaire pour le prier de venir lui livrer bataille. Le pacha lui fit répondre que s’il se sentait capable de se battre contre les Turcs, il n’avait qu’à se présenter. Ce manége dura plus de deux mois. Bientôt la moitié de l’armée du shériff mourait du choléra ; d’autres disent que les Turcs avaient fait empoisonner les puits. Quoi qu’il en soit, le reste de l’armée ennemie battit en retraite et le vieux Mahamoud put respirer en toute liberté.

Après avoir fait mes adieux au pacha et à mes connaissances d’Hodeidah, je pris de nouveau la mer. Dès le lendemain de mon départ je fus atteint d’une violente fièvre et de douleurs horribles dans les os. Cette fièvre dura jusqu’à Aden, et je restai pendant quelque temps en proie à un délire affreux. On peut se figurer ce que je dus souffrir, n’ayant aucun remède à ma disposition, dans une petite barque non pontée, ballottée par une grosse mer et un fort vent debout.

Après trois jours de cette pénible traversée, je mouillai sur rade de Moka. Malgré mon triste état et les souffrances que j’endurais, je descendis à terre pour voir mon correspondant, le Persan Abderasoul, avec qui j’avais noué des relations dès mes premiers voyages. Cet excellent homme me reçut avec sa politesse accoutumée. Il m’apprit que, si je voulais envoyer des travailleurs aux îles Maurice et Bourbon, on pourrait en engager sur cette côte de mille à douze cents par année. On peut encore se procurer à Moka d’excellent blé et du doura ou millet, avec lequel les Arabes font le couscous. Enfin, la pelleterie est abondante sur ce marché, ainsi que le café, le beurre, l’ivoire et la myrrhe.

Après m’être arrêté quelques jours à Moka, je fis route pour Aden. Le 15 mai, je franchis le Babel-el-Mandeb et le 20 je touchai à destination et reçus chez moi les soins empressés que réclamait mon triste état.


Troisième excursion. — Ras-Ali. — Îles Moussah. — Jalousie des Anglais. — Nouvelles explorations. — Achmet et Sharmarket. — Malheurs répétés. — Dernier voyage.

De retour de mon second voyage depuis trois mois, je partis le 2 septembre pour une nouvelle excursion. Je touchai d’abord à Oboc. On ne saurait croire avec quelle gratitude les gens du village me reçurent. Ils se souvenaient de moi, des présents que je leur avais laissés en partant. Que cette nature primitive me plaît ! Quelle différence entre la naïve simplicité de ces sauvages et l’égoïsme de l’homme civilisé ! Ces braves gens, quand je levai l’ancre, me firent tous promettre de revenir sous peu.

Le 4, après un temps assez mauvais, j’arrivai à Tadjoura. Les habitants, comme ceux d’Oboc, avaient tous gardé un bon souvenir de moi, et je me liai plus étroitement encore avec eux.

De Tadjoura, je touchai d’abord à Ras-Ali. Je descendis sur le rivage, me désaltérai à un puits que nous rencontrâmes et pris un bain. Je distinguai nettement sur le sable la trace des hyènes et des tigres qui, chaque nuit, descendaient des montagnes pour venir boire à cet endroit. Ça et là sont quelques maigres acacias.

Revenant à bord, l’idée me vint d’écrire sur un bout de papier les paroles suivantes : « Henri Lambert, de Maurice, à sa troisième exploration dans ce pays, recommande aux voyageurs de ne pas communiquer avec la côte d’Essa, dont les naturels sont féroces et perfides » Cet écrit porte la date du 6 septembre 1856. Je l’enfermai dans une bouteille et déposai le tout dans une espèce de grotte qui se trouve sur la rive en débarquant.

Les habitants de Ras-Ali me reçurent avec douceur et ne méritent pas le même reproche que leurs terribles voisins.

Le 7, je vins atterrir aux îles Moussah, que depuis longtemps j’avais envie de visiter et dont j’ai déjà dit un mot. On y trouve quelques arbres de l’espèce des mangliers marins ou palétuviers. Certaines places offrent d’assez bons pâturages ; mais les îles ne sont habitées que pendant le temps de la pêche aux perles.

De ce point j’appareillai pour Zeyla, ou je fus reçu par une garde de cinquante Arabes armés, qui m’accompagnèrent jusqu’à la maison du chef. À mon arrivée dans le divan, on me salua d’une décharge de mousqueterie. Le soir, il y eut grande fête et une de ces horribles fantasias données par les Bédouins. Je couchai à terre, mais on mit près de moi une garde. La nuit, une mêlée sanglante éclata entre deux partis d’Essas. Je n’entendis rien et fis un bon somme. Le lendemain, le gouverneur appela les Bédouins à son tribunal, et, après un assez long débat, condamna quatre de ces bandits à être enchaînés par le cou.

Je quittai bientôt Zeyla, et le dimanche, 14, je mouillai à Aden, de retour de cette rapide tournée.

Les succès que j’avais obtenus dans mes divers voyages avaient excité la jalousie des Anglais, qui ne veulent dans les mers arabiques d’autres explorateurs qu’eux mêmes, afin d’assurer par là l’influence exclusive de leur nation. Ils avaient défendu aux chefs de m’accueillir, et l’on se souvient de la confidence que m’avait faite Mohamed à Tadjoura. En outre on surveillait avec un soin minutieux mes serviteurs et moi ; on épiait jusqu’à mes moindres mouvements.

Cependant la maison de mon frère à Maurice se disposait à lancer son premier vapeur de Port-Louis à Aden. Je m’embarquai pour Ceylan le 2 octobre, et le 13 je partais pour Maurice, où je rejoignis mon frère le 3 novembre. Dès le mois suivant, je montais sur notre vapeur Gouverneur-Higginson, et je rentrais à Aden.

Je ne tardai pas à entreprendre de nouveaux voyages et je visitai, dans mes excursions, le port d’Amphila dont la côte rocheuse offre de curieux et pittoresques aspects, les îles Camaran, la place voisine de Loheia, et enfin, remontant la mer Rouge, le port de Djedda, tous endroits que je ne connaissais point encore…

Îles et baie d’Amphila. — Dessin de A. de Bar d’après Salt.

En 1857, je fus nommé agent consulaire de France à Aden et fis un nouveau voyage à Maurice. Mon frère, lié d’amitié avec le prince Rakout, fils de la cruelle reine de Madagascar, Ranavalo, avait voulu délivrer les Malgaches d’une domination abhorrée. Le complot fut découvert, et le bruit de la mort des conjurés, parmi lesquels se trouvaient la célèbre voyageuse allemande Ida Pfeiffer et M. Laborde, ami de mon frère, s’était répandu à Maurice[5]. J’accourus à Port-Louis, ou j’eus le bonheur de retrouver mon frère, malade seulement des fièvres qu’il avait contractées à Madagascar. Tranquillisé en partie sur ce point, je retournai prendre mon poste à Aden.

Dans les divers pays où j’avais noué mes premières relations, à Zeyla, à Tadjoura, à Hodeidah, des changements politiques étaient intervenus. Le vieux Mahmoud venait d’être remplacé dans le pachalik d’Hodeidah par un Turc de la pire espèce, Achmet, ennemi des Français.

La ferme des douanes mise à l’encan à Zeyla, à l’expiration du dernier contrat, avait été vivement disputée entre le précédent concessionnaire Sharmarket et Aboubeker Ibrahim, chef des naturels de Tadjoura, qui m’était dévoué. Sharmarket avait offert mille piastres ou talaris au pacha, Aboubeker avait mis une surenchère de cinq cents piastres et obtenu la ferme. Je lui avais permis, comme précédemment à Sharmarket, de tenter le sauvetage des débris de la corvette française Caïman, naufragée devant Zeyla, et Aboubeker avait tiré de l’eau quelques feuilles de cuivre qui formaient le doublage du navire. Son jaloux concurrent vit là un prétexte pour l’accuser de vol devant le pacha d’Hodeidah. Achmet, circonvenu et tenté par une offre de deux mille piastres que Sharmarket lui proposait pour la ferme des douanes, fit saisir Aboubeker et ordonna de le mettre aux fers. Après huit mois d’emprisonnement Aboubeker proposa au pacha une rançon de cinq mille piastres, soit vingt mille francs, et cette rançon fut partagée par moitié entre le pacha et Sharmarket.

Sur ces entrefaites, le 5 février 1858, le commandant français Mequet vint à Aden, sur un brick de guerre, pour visiter la mer Rouge. J’obtins de monter à bord comme interprète, et je contai au commandant l’affaire d’Aboubeker. M. Mequet força le pacha à restituer les vingt mille francs indûment exigés.

Aboubeker reconnaissant offrit ses services au commandant et lui proposa de céder à la France le port de Tadjoura. Mais le gouvernement ne jugea pas devoir donner suite à cette affaire. D’autre part, ma fortune personnelle se trouvait complétement engloutie dans une liquidation désastreuse de la maison de mon frère. Notre entreprise de bateaux à vapeur sur Aden n’avait pu se soutenir, tant à cause d’une subvention insuffisante des deux colonies de Maurice et la Réunion, que par suite de la défense faite du côté des Anglais, aussi bien que de la France, d’introduire dans ces deux îles des travailleurs africains. On ne voyait dans cette immigration des noirs qu’une traite déguisée.

Accablé par ce concours de circonstances fâcheuses, je donnai ma démission d’agent consulaire, et me disposai à rentrer en France.

Ma santé et mon courage étaient à bout, ainsi que mes ressources ; car le métier que j’avais fait pendant quatre ans, sous un climat comme celui d’Arabie, ne se fait pas impunément. Tout m’engageait donc à quitter ce pays. Avant de l’abandonner à jamais, je fis un dernier voyage à Hodeidah pour terminer une affaire que j’avais à cœur.

Voici ce dont il s’agissait. Sharmarket, de plus en plus irrité contre moi, avait de sa propre autorité, ne consultant que sa haine, fait arrêter à Zeyla un bateau que j’y avais envoyé. Le bateau était chargé de fourrages à destination d’Aden. Le patron fut jeté en prison, l’équipage dispersé ; toute la cargaison fut perdue. Le patron forma contre moi une demande en dommages et intérêts, et moi, par répétition, je lançai la même plainte contre Sharmarket, cause de tout ce mal. Sharmarket étant sous la dépendance du pacha d’Hodeidah, je me dirigeai vers cette ville pour obtenir sa destitution, et en même temps le payement de l’indemnité de huit cents piastres que je réclamais comme équivalent de ma cargaison perdue et du dommage que j’avais souffert.

Sur la fin de mai 1859, je partis d’Aden sur le bateau arabe Natchery, dont le nacoda ou patron, de la tribu d’Essa, avait nom Abdul Ahy. On me prévint secrètement de ne pas partir, car il m’arriverait malheur en route. Je ne fis aucun cas de ces avis officieux qui pouvaient être intéressés, et j’appareillai pour Hodeidah, où j’arrivai le 30 mai.

Le pacha était occupé dans la montagne à faire renter les impôts. Il me reçut avec bonté, et me promit de faire payer par Sharmarket l’indemnité que je réclamais ; en même temps il me remit un sabre dont il faisait cadeau à Aboubeker Ibrahim comme investiture des fonctions de dola ou gouverneur de Zeyla, auxquelles il l’appelait en remplacement de Sharmarket.

Le 1er juin le Natchery appareilla d’Hodeidah, et contrarié parle vent relâcha deux fois en route. Un temps plus favorable me permit enfin d’atteindre Moka.

Le 3 juin je mets de nouveau à la voile, me dirigeant vers Tadjoura. Le temps est très-beau, et le 4 nous arrivons dans l’après-midi en vue des îles Moussah. Le patron prétextant de la difficulté qu’il aurait à atterrir de nuit à Tadjoura, mouille sa barque dans le canal qui sépare les deux îles. Si Abdul Ahy avait continué le voyage, nous serions arrivés à dix heures du soir à Tadjoura ; mais il refuse de marcher, et j’ai à ce sujet une vive altercation avec lui…

  1. L’Angleterre, en octobre 1861, a acheté les îles Dahlac pour empêcher la France de s’établir à Adulis, que nous avions acquise de l’Abyssinie dans le but d’y fonder un port de relâche et de ravitaillement.
  2. Tous les Abyssins sont affectés du ténia, et par un de ces singuliers exemples de sollicitude que la nature présente quelquefois, le remède se trouve là à côté du mal.
  3. Le café coûte à Moka environ 1 franc le kilogramme. On sait qu’il se vend en France jusqu’à 3 et 4 francs en gros.
  4. Le personnage que M. Lambert, dans ses Mémoires, appelle par deux fois le shériff de la Mecque (voy. plus haut son précédent passage à Hodeidah, p. 68) ne peut être que le shériff de Sana ou celui d’Abou-Arish. Tous les shériffs arabes étaient du reste alors en guerre avec les Turcs, qui venaient de réoccuper les ports du littoral de la mer Rouge.
  5. Mme Pfeiffer a rendu compte des incidents auxquels il est fait ici allusion. (Voy. notre volume de la 2e année, 2e semestre, pages 325 et suivantes.)

    M. Joseph Lambert, à la mort de Ranavalo, a reçu de Rakout, nommé roi sous le nom de Radama II, la récompense de son dévouement. Choisi comme ambassadeur en Europe par le jeune roi, il est venu à Paris faire reconnaître Radama par la France et les puissances européennes.