Voyages et découvertes au centre de l’Afrique/01

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VOYAGES ET DÉCOUVERTES AU CENTRE DE L’AFRIQUE.

JOURNAL DU DOCTEUR BARTH[1].
1849 — 1855


Henry Barth. — But de l’expédition de Richardson. — Départ. — Le Fezzan. — Mourzouk. — Le désert. — Le palais des démons. — Barth s’égare ; torture et agonie. — Oasis. — Les Touaregs. — Dunes. — Afasselez. — Bubales et moufflons. — Ouragan. — Frontières de l’Asben. — Extorsions. — Déluge à une latitude où il ne doit pas pleuvoir. — La Suisse du désert. — Sombre vallée de Tagbist. — Riante vallée d’Auderas.

Dans un premier voyage, le docteur Henry (Heinrich) Barth, né à Hambourg, avait exploré le nord de l’Afrique, une partie du désert, visité l’Égypte et vu Constantinople, après avoir franchi l’Asie Mineure. Il venait de publier le premier volume de ses pérégrinations, et commençait à l’université de Berlin un cours sur la géographie ancienne et moderne du bassin de la Méditerranée, lorsqu’en 1849 il apprit que M. James Richardson allait partir de Londres pour l’Afrique centrale chargé d’une mission qui intéressait à la fois la science et l’humanité (il s’agissait d’ouvrir le Soudan au commerce européen et de substituer au trafic des hommes celui des richesses naturelles du pays des noirs). Le gouvernement britannique permettait à un Allemand de se joindre à cette expédition ; et Barth, qui entendait toujours ces paroles que lui avait dites un esclave du Haoussa « Plût à Dieu que vous pussiez voir Kano ! » s’offrit avec joie pour accompagner le voyageur. Néanmoins son père se désola de cette résolution. Pénétrer au centre de l’Afrique, ce pays des monstres, où la faim, la soif, le vent, le soleil et la fièvre tuent ceux qu’ont épargnés les bêtes féroces et l’homme, souvent plus cruel que la brute, c’était vouloir partager le sort de Mungo-Park et de ses trente-huit compagnons ; c’était aller à la mort comme Peddie, Gray, Ritchie, Bowdich, Laing, Oudney, Clapperton, Richard Lander. Les supplications paternelles furent si pressantes, qu’Henry Barth écrivit pour se désister de sa demande ; mais il était trop tard, on avait compté sur sa parole, et il dut partir avec son compatriote Overweg[2], qui avait résolu de partager ses fatigues et ses travaux.

Ils arrivèrent à Tunis le 15 décembre 1849, ensuite à Tripoli, et, en attendant leur départ pour le centre, firent une excursion dans les montagnes qui entourent la régence ; puis ils revinrent à Tripoli, d’où ils partirent le 24 mars 1850.

Engagée dans le Fezzan, cette province tripolitaine au sol aride parsemé d’oasis, et qui n’est à vrai dire que la falaise souvent désolée d’une mer de sable où elle jette ses promontoires, l’expédition arriva le 18 avril au pied d’un plateau rocailleux, annoncé par un tas de pierres, auquel chaque pèlerin qui traverse pour la première fois ce lieu sinistre doit ajouter la sienne.

Après avoir souffert du froid, par une nuit sombre et humide, nos voyageurs atteignirent, vers le milieu du jour, le point culminant de ce terrible hammada[3] qui s’élève à 478 mètres au-dessus du niveau de la mer. Là, ils furent assaillis d’un vent furieux du nord-nord-ouest qui renversa leurs tentes, et laissa toute la caravane à découvert sous une pluie torrentielle. Le surlendemain commença la descente par un défilé rocailleux, formé d’un grès tellement noir à sa surface qu’on l’aurait pris pour du basalte, si le clivage n’en avait montré la véritable nature.

Un phénomène aussi curieux que rare dans ces contrées est la ville d’Édéri, perchée au sommet d’un groupe de rochers en forme de terrasse escarpée. Cette situation a donné à cette ville une grande importance jusqu’au jour où elle a été détruite par Abd-el-Djèlil, le terrible chef des Omlad-Sliman, qui, chassé de la régence de Tripoli en 1832 ou 33, passa comme le simoun sur toutes les oasis du Fezzan. On dit qu’il n’abattit pas moins de six mille palmiers autour d’Édéri ; c’est au milieu des débris épars de cette ancienne plantation qu’est situé le village actuel d’Édéri.

Oasis d’Édéri (Fezzan). — Dessin de Rouargue d’après Barth (premier volume).

L’expédition traversa ensuite quelques oueds fertiles, séparés les uns des autres par des falaises escarpées, des nappes de sable, des bandes de terrain noir revêtu de couches salines et blanchâtres, jusqu’au moment où elle découvrit la plantation de Mourzouk, tellement éparpillée qu’on ne saurait dire avec exactitude où elle commence, où elle finit.

La capitale du Fezzan repose au fond d’un plateau entouré de dunes, à quatre cent cinquante-six mètres au-dessus du niveau de la mer. Malgré ce que la situation de Mourzouk a de pittoresque, on est frappé tout d’abord de son extrême aridité, et l’impression triste qui en résulte augmente si l’on y réside quelques jours ; ce n’est qu’à l’ombre épaisse des dattiers que la culture de quelques fruits est possible (grenades, figues et pêches) ; les légumes, y compris les oignons, y sont extrêmement rares, et le lait de chèvre est le seul que l’on y trouve.

Mourzouk, capitale du Fezzan. — Dessin de Rouargue d’après Barth (premier volume).

L’enceinte de la ville n’a pas trois kilomètres ; c’est trop encore pour les 2800 âmes qu’elle renferme, ainsi que le prouve la solitude des quartiers éloignés du bazar. Une voie spacieuse, appelée dendal, qui de la porte de l’est s’étend jusqu’au château, caractérise la ville, et montre qu’elle a plus de relations avec la Nigritie qu’avec les territoires arabes.

« Mourzouk, dit le docteur Barth, n’est pas, comme Ghadamès, habitée par de riches trafiquants ; c’est moins le siége d’un commerce considérable, qu’un lieu de transit. Pour nous c’était la première station de notre voyage, et notre véritable point de départ, aussi ne demandions nous qu’à en sortir ; mais qui peut jamais quitter à son heure une ville africaine, presser des individus pour qui le temps n’existe pas ? Notre départ qui devait avoir lieu le 6 juin, fut décidé pour le 13 ; on se mit en marche effectivement le jour indiqué. Mais après avoir séjourné à Tasaoua pour s’entendre avec deux chefs des Touaregs, ces pirates voilés et silencieux du désert, il fallut retourner sur ses pas, rentrer à Mourzouk ; et c’est le 25 juin que, revenue à Tasaoua, notre petite caravane s’ébranla d’une manière définitive, franchit des montagnes de sable, et entra sur un terrain plus ferme dont les hauteurs sont couronnées de tamarix, région dont un cours d’eau violent semble avoir entraîné la portion terreuse qui réunissait les collines, à présent isolées. Nous retrouvons bientôt le sol caillouteux de l’hammada, puis la succession de vallées verdoyantes et de lieux arides qui ont précédé notre arrivée à Mourzouk.

« Nous avions atteint l’Oued-Elaven, large dépression venant du nord, lorsque nous découvrîmes, à deux cents pas de notre camp, une mare qui formait un centre de vie dans cette région solitaire ; tout un monde s’y baignait et folâtrait ; une nuée de pintades et de gangas voltigeait au-dessus de la masse animée, en attendant qu’ils pussent remplacer les baigneurs. Là, de nouvelles difficultés s’élèvent de la part des Touaregs chargés de nous conduire à Seloufiet ; nos serviteurs eux-mêmes nous disent que nous nous trompons en croyant que la route de l’Ahir nous est ouverte, et nous déclarent qu’il nous faut envoyer demander aux chefs du pays la permission d’y entrer. Bref, tout en persistant dans notre itinéraire, nous consentons à passer par Ghat, et à y rester six jours ; on nous promet en échange de partir ensuite immédiatement pour l’Asben.

« C’est en nous dirigeant vers Ghat, au moment où nous entrions dans la vallée de Tanesof, que nous vîmes se dresser en face de nous, le mont Iniden ou des Démons, admirablement éclairé par le soleil couchant ; sa cime perpendiculaire, avec ses tours et ses créneaux, se découpait en blanc sur le ciel, au-dessus d’une base puissante dont on distinguait les strastes de marne rouge. À l’ouest, l’horizon était formé par des dunes que le vent balayait, et dont il répandait le sable sur toute la surface du val.

« Le lendemain matin, nous marchions vers la montagne enchantée, que les récits fantastiques de nos gens revêtaient d’un incroyable prestige. Malgré les avertissements des Touaregs, ou peut-être parce qu’ils me disaient de ne pas risquer ma vie en escaladant ce palais des démons, je résolus de tenter cette entreprise sacrilége. Ne pouvant obtenir de guides, je partis seul pour ce séjour infernal, bien persuadé que c’était autrefois un lieu consacré au culte, et que j’y trouverais des sculptures, des inscriptions curieuses. Malheureusement je n’emportais avec moi que du biscuit et des dattes, la plus mauvaise nourriture qu’on puisse avoir quand l’eau vient à manquer. Je franchis les dunes, j’entrai dans une plaine entièrement nue, jonchée de cailloux noirs et d’où surgissaient des monticules de même couleur ; je traversai le lit d’un torrent tapissé d’herbes, et qui allait rejoindre la vallée ; c’était l’asile d’un couple d’antilopes qui, sans doute inquiètes pour leurs petits, ne s’éloignèrent pas à mon approche, mais dressèrent la tête et me regardèrent en agitant la queue. Je me trouvai en face d’un ravin, le palais enchanté semblait fuir ; je changeai de direction, un précipice me barra le passage. Le soleil était dans toute son ardeur, et ce fut accablé de fatigue que j’atteignis le sommet de la montagne, dont le faîte crénelé, seulement de quelques pieds de large, ne m’offrit ni sculptures ni inscriptions.

« La vue s’étendait au loin ; mais je cherchai vainement à découvrir la caravane. J’avais faim, j’avais soif ; mes dattes et mon biscuit n’étaient pas mangeables, et ma provision d’eau était si restreinte, que j’en bus seulement une gorgée pour ne pas la tarir. Malgré ma faiblesse il fallut bien redescendre, et je n’avais plus d’eau quand je me retrouvai dans la plaine. Je marchai quelque temps et finis par ne plus savoir la direction qu’il fallait prendre. Je déchargeai mon pistolet et ne reçus pas de réponse. Je m’égarai davantage ; il y avait de l’herbe à l’endroit où j’étais arrivé ; j’aperçus de petites cases fixées aux branches d’un tamarix ; la joie au cœur, je m’empressai de les atteindre : elles étaient désertes. Je vis passer au loin une file de chameaux ; c’était une illusion : j’avais la fièvre. Vint la nuit, un feu brilla dans l’ombre, ce devait être le prix de la caravane ; je déchargeai de nouveau mon pistolet, pas de réponse. La flamme s’élevait toujours vers le ciel, m’indiquant où était le salut, et je ne pouvais profiter du signal. Je tirai une seconde fois, tout resta silencieux ; je confiai dès lors ma vie à l’Être plein de miséricorde, et j’attendis la lumière avec impatience. Le jour parut, tout reposait dans un calme indicible ; je repris mon pistolet, j’avais mis une double charge, et la détonation, roulant d’écho en écho, me sembla devoir réveiller les morts ; personne ne m’entendit. Le soleil que j’avais appelé de mes vœux, se leva dans toute sa force, la chaleur devint effrayante ; je rampai sur le sable pour chercher l’ombre des branches nues du tamarix ; à midi j’en avais à peine assez pour y poser la tête ; la soif me torturait, je m’ouvris la veine, bus un peu de mon sang, et perdis connaissance. Revenu à moi, lorsque le soleil fut derrière la montagne, je me traînai à quelques pas du tamarix et j’attachais sur la plaine un regard plein de tristesse, lorsque retentit la voix d’un chameau ; c’est la musique la plus délicieuse que j’aie jamais entendue.

Après vingt-quatre heures d’agonie, Barth fut sauvé par un des Touaregs faisant partie de la caravane et qui était à la recherche du voyageur.

On passa six jours dans la double oasis de Ghat et de Barakat, dont les champs, où l’orge et le blé cèdent la place au millet, annoncent l’approche de la Nigritie. Nos voyageurs y trouvèrent des jardins bien tenus, entourés de palissades, des tourterelles et des ramiers sur toutes les branches, de jolies habitations couronnées d’une terrasse, des hommes qui travaillaient avec activité, des faubourgs pleins d’enfants, et presque chaque femme un bambin sur les épaules ; enfin une population noire, parfaitement constituée, et bien supérieure à la race mélangée du Fezzan. Mais il fallut reprendre le chemin du désert qui, dans cette zone, est un vrai chaos de rochers.

« Cette région n’est pas remarquable seulement par les formes de ses roches, mais encore par le passage fréquent qui s’y opère du grès au granit. Nous parvînmes, le 30 juillet, à la jonction de deux ravins formant une sorte de carrefour dans ces masses confuses. Le Ouadey, qui croisait notre route, large à peine de vingt mètres, se resserre un peu plus loin entre des parois gigantesques de plus de mille pieds de haut, de façon à ne plus former qu’une étroite crevasse serpentant dans le labyrinthe de blocs gigantesques, crevasse que les pluies d’orage doivent changer parfois en véritable cataracte, à en juger par un bassin creusé au débouché de ce sauvage canal, et plein, au moment de notre passage, d’une eau fraîche et limpide. Ce carrefour, ces défilés forment la vallée d’Aguéri, signalée depuis longtemps aux géographes européens sous le nom d’Amais.

Gorge d’Aguéri. — Dessin de Lancelot d’après Barth (premier volume).

C’est à regret que je m’éloigne de cette gorge curieuse où j’ai l’intention de revenir le lendemain, quand les chameaux viendront s’y abreuver.

« Mais des nouvelles alarmantes ne me permettent pas de réaliser ce désir ; on nous annonce qu’une expédition est projetée contre nous par Sidi-Jalef-Sakertaf, puissant chef qui a réduit en servitude un grand nombre d’Imghad établis dans le voisinage. C’est l’éternelle question du tribut qu’au nom du droit des plus forts les Touaregs prélèvent sur les caravanes qui traversent le désert. On s’arrange, et pleins d’ardeur, nous suivons une issue méridionale de la vallée, dont les flancs s’abaissent peu à peu. Le granite, apparaissant d’abord sous forme d’arêtes peu saillantes, finit par occuper tout le district ; notre chemin suit des défilés tortueux ; on traverse de petites plaines encaissées par des blocs de granite, généralement nues et quelquefois ornées de mimosas qui croissent entre les rochers.

« Nous arrivons au mont Tiska, d’une hauteur d’environ deux cents mètres, environné de cônes moins élevés et qui marque la fin des sillons rocailleux. Le sol est alors uni, bien qu’il monte graduellement, et la plaine se déroule à perte de vue, sans que rien n’en interrompe l’aride monotonie. Le lendemain nous partons de bonne heure pour atteindre la région des collines de sable, que nous apercevons à une distance de cinq ou six milles, et qui promet un peu d’herbe à nos chameaux affamés.

« Deux jours après nous atteignions le puits d’Afalesselez : pas d’ombre ; quelques buissons de tamarix rabougris sur des monticules de douze à quinze mètres d’élévation et couverts de sable ; le terrain est souillé d’excréments de chameaux et de bien d’autres vilenies, car ce lieu désolé est, pour les caravanes, de la plus grande importance, en raison de l’eau qu’on y trouve et qui est potable, malgré ses vingt-cinq degrés de chaleur.

« Du sable, des cailloux, de petites crêtes de grès quartzeux, le granite se mêlant au grès rouge ou blanc, quelques mimosas à un intervalle d’un ou deux jours de marche, des pointes aiguës, brisant la ligne des grès, des vallées arides, tel est le pays que nous traversons. Il est néanmoins habité par de grands troupeaux de bubales, qui, poursuivis par nos hommes, gravissent les rochers plus facilement que nos chasseurs, et disparaissent bientôt. L’ovis tragélaphe est également très-commun dans les parties montagneuses du désert, et s’y rencontre souvent en compagnie du bubale.

« Le 16 août nous descendions une crête rocheuse couverte de gravier, d’épais nuages avaient crevé sur nous, des tourbillons de sable, chassés par un vent qui fouettait la pluie avec rage, avaient mis la confusion dans nos rangs, lorsque les esclaves de la caravane qui nous accompagnait saluèrent avec orgueil le mont Asben. Le grès et l’ardoise avaient peu à peu remplacé le granite, et cet endroit formait une ligne de démarcation entre deux zones différentes.

« Depuis lors, nous avions fait trois journées de marche, et nous suivions les détours d’une vallée remplie d’herbe nouvelle ; quatre hommes, puis une troupe d’individus légèrement armés, apparurent tout à coup sur une éminence et vinrent à notre rencontre. J’étais le premier de la caravane, je mis pied à terre, et me dirigeai vers la bande, attentif à la scène que j’avais sous les yeux. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant deux des quatre individus, qui s’étaient montrés d’abord, exécuter avec nos Kélouis une danse guerrière, que les autres regardaient tranquillement. J’approchai ; les danseurs se précipitèrent vers moi, et, saisissant la corde de mon chameau que je tenais à la main, réclamèrent le payement d’un tribut. Le doigt sur la gâchette de mon fusil, j’appris à temps le motif de leur façon d’agir. L’endroit où ils étaient, quand nous les aperçûmes, joue un rôle important dans l’histoire du pays où nous venions d’entrer. Lorsque les Kélouis, alors de pur sang berbère, prirent possession de la patrie des Goberaoua, il fut convenu, dans ce lieu, entre les rouges conquérants et les noirs indigènes, que ceux-ci auraient la vie sauve, et que le principal chef des Kélouis ne pourrait se marier qu’avec une femme de la race vaincue. En souvenir de cette transaction, lorsque passe une caravane à la place où s’est tenue la conférence, les esclaves se réjouissent et prélèvent sur leurs maîtres un faible tribut qui leur est accordé.

« Cet incident aurait été pour nous plein d’intérêt, sans l’inquiétude qui assiégeait notre esprit ; la surveille, trois inconnus s’étaient approchés de notre caravane, disant qu’ils n’attendaient, pour nous tuer, que les compagnons qui devaient les rejoindre. Que ne nous a pas fait souffrir cette gente rapace qui habite la frontière de l’Asben, et dont les impôts forcés, en réduisant nos ressources, devaient nous causer plus tard une série de tribulations qui faillirent compromettre le succès de l’entreprise ? »

Enfin, après dix jours de pillage et de menaces, de lutte avec ces audacieux bandits et l’insatiable engeance des marabouts convertisseurs, avec l’inondation causée par une pluie diluvienne, à cette latitude où les savants ont déclaré qu’il ne doit pas pleuvoir, nos voyageurs virent apparaître l’escorte envoyée par le chef An-nour, pour les conduire à Tin-Tellust. La réception du vieux chef fut loin d’être hospitalière, mais du moins elle ne manqua ni de franchise ni de loyauté.

« Je ne lui pardonne pas, dit Henri Barth, d’avoir poussé l’avarice jusqu’à ne pas m’offrir à boire lorsque je le visitai par une chaleur affreuse, mais je ne peux m’empêcher de l’estimer comme homme d’État, et de rendre justice à la droiture et à la fermeté de son esprit. Enfin je n’eus qu’à me louer de sa conduite, lorsqu’il fut décidé que je partirais pour Agadez, où réside le chef suprême du pays. »

L’Asben ou l’Ahir[4] peut être appelé la Suisse du désert, et la route que suivit Barth, pour se rendre à Agadez, traverse une région extrêmement pittoresque ; à chaque instant la montagne se déchire et laisse voir des gorges sinueuses, des bassins fertiles, des pics détachés qui dominent le paysage.

« Le 7 octobre, au départ, nous trouvâmes la vallée Tiggeda qu’animaient, à la fraîcheur du matin, de nombreux vols de pigeons. Une montée rocailleuse est franchie, et nous sommes dans la vallée d’Erazar-en-Asada, bordée à l’est par la masse imposante du Dogem. La végétation tropicale laisse à peine aux chameaux la liberté de se mouvoir ; je retrouve, comme essence dominante, le cucifère que je n’avais pas vu depuis Seloufiet, mais je le revois avec toute l’exubérance qu’il a bientôt lorsqu’on l’abandonne à lui-même ; il est accompagné de mimosas d’espèces nombreuses, entrelacés de grandes lianes qui forment au-dessus d’eux une voûte épaisse.

« Au sortir de la forêt, le sentier gravit des ravins tapissés d’herbe, et nous atteignons le point culminant de la passe, environ sept cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer. Laissant à notre gauche le pic majestueux du Dogem, formé probablement de basalte, ainsi que le groupe entier du Baghzem, nous arrivons dans une plaine caillouteuse couverte d’un épais fourré de mimosas, où l’on trouve la piste fréquente des lions, extrêmement communs dans ces lieux déserts, mais qui, d’après ce que j’ai pu voir, ne sont pas très-féroces.

« Nous entrons dans la vallée de Taghist, jonchée de pierres basaltiques de la grosseur de la tête d’un enfant, et dont l’enceinte rocheuse est complétement dénudée. Mohammed-ben-Abd-el-Kerim, originaire du Touat, et qui introduisit l’islamisme dans la partie centrale du Soudan, a consacré cet endroit lugubre à la prière.

« De ce terrain pierreux, nous passons dans la célèbre vallée d’Auderas, où j’ai vu trois esclaves attelés à une espèce d’araire et conduits, comme des bœufs, par celui qui les avait achetés : C’est, j’imagine, l’endroit le plus méridional de la partie de l’Afrique située au nord de l’équateur, où la charrue soit en usage ; dans toute la Nigritie elle est remplacée par la houe. Le ciel était pur, la vallée, ceinte de coteaux abrupts, ornée de cucifères, garnie d’herbe, fourrée d’arbrisseaux touffus et variés, déployait devant nous sa beauté luxuriante. Ainsi que toutes les vallées qui lui succèdent, le val d’Auderas peut produire non-seulement du millet, mais encore du froment, de la vigne, des dattes, et à peu près tous les genres de légumes ; on dit qu’il renferme cinquante jardins près du village d’Ifarghen. Il nous fallut trop tôt quitter cet endroit délicieux, gravir des rochers, suivre un chemin inégal, longer la vallée de Téloua, qui revêt une légère croûte de natron, l’un des articles importants du commerce nigritien.

Vallée d’Auderas. — Dessin de Rouargue d’après Barth (premier volume).

« Nous campons dans la vallée Boudde, où je rencontre, pour la première fois, le pennisetum distichum, plante dont les aiguilles vous lardent, et sont, avec les fourmis, pour celui qui voyage au centre de l’Afrique, l’une des incommodités les plus communes et les plus irritantes. Il faut un instrument pour retirer ces dards empennés qui s’insinuent dans la chair, où ils causeraient des plaies douloureuses si on ne les en arrachait ; aussi, malgré leur peu de délicatesse, les nomades indigènes ne sont-ils jamais sans leurs pinces. Nous fuyons cette peste, et nous montons pendant une heure avant de gagner le plateau caillouteux où la ville d’Agadez est construite. Le soir, j’étendais mon tapis dans la maison qu’y possédait An-nour, et bientôt, plongé dans un profond sommeil, je rêvai des découvertes que me promettait la zone mystérieuse où j’allais pénétrer. »


Agadez. — Sa décadence. — Entrevue de Barth et du sultan. — Pouvoir despotique. — Coup d’œil sur les mœurs. — Habitat de la girafe. — Le Soudan ; champ du Damergou. — Architecture. — Katchéna ; Barth est prisonnier. — Pénurie d’argent. — Kano. — Son aspect, son industrie, sa population. — De Kano à Kouka. — Mort de Richardson.

Agadez est construite sur un terrain plat, où s’élèvent des tas d’immondices, accumulés par la négligence des habitants. Siége autrefois d’un commerce considérable, qui s’est déplacé vers la fin du siècle dernier, à l’époque de la prise de Gogo par les Touaregs, sa population est tombée de soixante mille âmes à sept ou huit mille. La plupart des maisons sont en ruines ; les vingt ou vingt-cinq habitations qui composent le palais sont elles-mêmes délabrées ; des soixante-dix mosquées d’autrefois il n’en reste plus que dix, et les nombreux vautours que l’on voit sur le mur d’enceinte ne perchent le plus souvent que sur des décombres. Pas un riche commerçant ne visite le marché d’Agadez, dont les Touati sont restés en possession ; gens de petit négoce qui attendent, pour troquer leur mince pacotille, que le millet soit à bas prix, afin de l’écouler en détail quand la valeur s’en accroît. Pas de numéraire, pas de cauris ; du calicot, des tuniques servent à l’échange, surtout du millet, qui, à vrai dire, est la monnaie courante, et a remplacé l’or qui venait autrefois de Gogo.

Le lendemain de son arrivée, Barth se dirigea vers le palais, dont les bâtiments réservés au prince étaient du moins en bon état, et fut introduit dans une salle de douze à quinze mètres carrés, au plafond bas, formé de nattes posées sur des branches, que soutenaient quatre colonnes massives en pisé. Entre l’une de ces colonnes et l’angle du mur était assis Abd-el-Kader, le sultan, homme vigoureux d’une cinquantaine d’années, indiquant par la couleur de sa robe grise, et celle de l’écharpe blanche dont le bas de sa figure était voilé, qu’il n’appartenait pas à la race des Touaregs.

Bien qu’il ne connût pas l’Angleterre, même de nom, le sultan accueillit le docteur avec bienveillance, lui exprima son indignation des traitements que la caravane avait subis à la frontière d’Ahir, et plus tard lui envoya des lettres qui le recommandaient aux gouverneurs de Kano, de Katchéna et de Daoura. Quant à celle que Barth lui avait demandée pour le gouvernement anglais, et où il aurait assuré sa protection aux Européens qui, à l’avenir, se rendraient au Soudan, il ne tint pas sa promesse, soit qu’il n’eût pas compris ce que désirait Barth, soit que, dans sa position précaire, il ne se crût pas assez fort pour établir des relations avec les chrétiens. Déposé quelques années auparavant, remonté sur le trône depuis peu, il devait, deux ans plus tard, le résigner de nouveau en faveur de celui qui l’en avait déjà dépossédé : vicissitudes qui prouvent l’insuffisance du pouvoir absolu pour protéger ceux qui l’exercent. Le souverain d’Agadez a non-seulement la facilité d’emprisonner les chefs les plus puissants de l’Ahir, mais il a sur eux droit de vie et de mort, et dispose d’atroces oubliettes hérissées de lames tranchantes, où il peut faire jeter les coupables, quel que soit le rang qu’ils occupent.

Nous regrettons de ne pouvoir donner sur l’intérieur et la vie privée des Agadézi tous les détails que nous transmet le docteur Barth. Citons du moins ce passage : « Mohammed me présenta chez l’une de ses amies, qui habitait une demeure spacieuse et commode. Je trouvai cette dame vêtue d’une robe de soie et coton, et parée d’une grande quantité de bijoux d’argent. Vingt personnes composaient sa maison ; parmi elles, six enfants entièrement nus, chargés de bracelets et de colliers d’argent, et six ou sept esclaves. Son mari vivait à Katchéna et venait la voir de temps à autre ; mais je ne crois pas qu’elle attendît ses visites à la manière de Pénélope. J’ai d’ailleurs tout lieu de croire que les principes du pays n’ont rien de sévère, à en juger par cinq ou six jeunes femmes qui vinrent me faire visite, sous prétexte que le sultan avait quitté la ville ; deux d’entre elles étaient assez jolies, avec leurs beaux cheveux noirs qui retombaient sur leurs épaules en nattes épaisses, leurs yeux vifs, leur teint peu foncé, leur toilette qui ne manquait pas d’élégance ; mais elles devinrent tellement importunes que je finis par m’enfermer pour échapper à leurs obsessions. J’eus, pour égayer ma retraite, la visite de charmants petits oiseaux qui fréquentent l’intérieur des maisons d’Agadez, et que j’ai revus à Tombouctou. »

Vue d’Agadez. — Dessin de Lancelot d’après Barth (premier volume).

Après une absence d’environ deux mois, Barth rejoignit ses compagnons dans la vallée Tin-Teggana. Ils y campaient avec An-nour, et y séjournèrent malgré eux pendant six semaines. Le 12 décembre, nos voyageurs se remirent en marche, traversèrent une région montagneuse, entrecoupée de vallées fécondes, où apparurent le balanite égyptien et l’indigo ; ils franchirent une zone caillouteuse, rayée de crêtes basses formées principalement de gneiss, puis une rampe de hauteur médiocre, et atteignirent la plaine qui fait transition entre le sol rocailleux du désert et la région fertile du Soudan, plaine sableuse qui est le véritable habitat de la girafe et de l’antilope leucoryx. Bientôt elle se couvre de buissons, et un peu plus loin de bou-rékkéba (avena forskalii) ; on y voit des bandes d’autruches, de nombreux terriers de fenecs, surtout dans le voisinage des fourmilières, et ceux de l’oryctérope d’Éthiopie, qui ont une circonférence d’un mètre à un mètre vingt, et sont faits avec une grande régularité.

Le fourré devient plus épais, le terrain s’accidente, les fourmilières se multiplient ; on descend une rampe abrupte d’environ trente mètres, la végétation change d’aspect, les melons abondent, le dilou, espèce de laurier, domine dans les bois, puis apparaît une euphorbe, assez rare dans le pays, et dont le suc vénéneux sert à empoisonner les flèches. Les plantes parasites se montrent, mais sans vigueur ; un lac est rempli de vaches qui viennent s’y baigner à l’ombre des mimosas dont les bords sont couverts, les grandes herbes du sentier arrêtent les chameaux, et la caravane aperçoit à l’horizon les champs du Damerghou[5]. Nos voyageurs passent auprès d’un village où se présente, pour la première fois, ce genre d’architecture qui, à part certaines modifications peu importantes, est le même dans tout le centre de l’Afrique. Entièrement construites avec les tiges du sorgho et celles de l’asclépias géante, les cases de la Nigritie n’ont pas la solidité des maisons de l’Ahir, dont la charpente est formée de branchages et de troncs d’arbres ; mais elles sont infiniment plus jolies et plus propres. On est frappé, en les examinant, de l’analogie qu’elles offrent avec les cabanes des aborigènes du Latium, dont Vitruve, entre autres, nous a donné la description. Plus remarquables encore sont les meules de grains, éparses autour des huttes, et qui consistent en d’énormes paniers de roseaux, posés sur un échafaudage de soixante centimètres d’élévation, afin de les protéger contre les souris et les termites.

Arrivés à Tagelel, bourgade soumise au vieil An-nour, qui les y avait accompagnés, nos voyageurs se séparèrent, non-seulement du vieux chef de Tin-Tellust, mais encore les uns des autres : Richardson pour suivre la route de Zinder, Overweg celle de Maradi, et Barth pour se rendre à Kano, en passant par Katchéna, ville énorme dont l’enceinte, de vingt à vingt-deux kilomètres d’étendue, renferme à peine huit mille âmes. C’était autrefois le séjour de l’un des princes les plus riches et les plus célèbres de la Nigritie, bien qu’il payât un tribut de cent esclaves au roi de Bornou en signe d’obédience.

Pendant deux siècles, le dix-septième et le dix-huitième, Katchéna paraît avoir été la première ville de cette partie du Soudan ; l’état social, qui s’est développé au contact des Arabes, y atteignit son plus haut degré de civilisation ; la langue, sa forme la plus riche, sa prononciation la plus pure, et ses habitants, par leurs façons polies et raffinées, la distinguèrent des autres villes du Haoussa. Mais cet état de choses fut totalement changé, lorsque, en 1807, les Foullanes, entraînés par le réformateur Othman dan Fodiye, s’emparèrent de la province. Tous les riches marchands se réfugièrent à Kano, les Asbenaoua y transportèrent leur commerce de sel, et Katchéna, malgré sa position avantageuse et salubre, n’est aujourd’hui que le siége d’un gouverneur. Celui-ci, par caprice ou par soupçon, voulut envoyer Barth à Sokoto, résidence de l’émir Aliyou ; il employa d’abord la persuasion pour parvenir à son but, et, voyant l’inutilité de sa parole artificieuse, il retint le voyageur et le garda prisonnier pendant cinq jours. Mais, grâce à l’énergie dont il devait donner tant de preuves, Barth se trouva libre, et put enfin se diriger vers le célèbre entrepôt du Soudan central.

Vue de Kano, entrepôt du Soudan central. — Dessin de Lancelot d’après Barth (premier volume).

« C’était pour nous, dit-il, une station importante, non-seulement au point de vue scientifique, mais à celui de nos finances. Après les exactions des Touaregs, les marchandises qui devaient nous attendre à Kano formaient nos seules ressources. Pour ma part, j’avais à payer, en arrivant dans cette ville, cent douze mille trois cents cauris, et ce fut avec un amer désappointement que je reconnus le peu de valeur des objets qui étaient mon seul avoir. Mal logé, la bourse vide, assailli chaque jour par mes nombreux créanciers, raillé de ma misère par un serviteur insolent, on peut se figurer ma situation dans cette ville fameuse qui occupait depuis si longtemps mon esprit. Il fallut cependant aller faire ma visite au gouverneur.

« Le ciel était pur, et la ville, avec ses habitations variées, ses pâturages verdoyants où paissaient des bœufs, des chevaux, des chameaux, des ânes et des chèvres, ses étangs couverts de pistia, ses arbres magnifiques, sa population aux costumes si divers, depuis l’étroit tablier de l’esclave jusqu’aux draperies flottantes de l’Arabe, formaient le tableau animé d’un monde complet en lui-même, tout différent à l’extérieur de ce qu’on voit en Europe, mais exactement pareil au fond. Ici, une file de magasins remplis de marchandises étrangères et indigènes, des acheteurs, des vendeurs de toutes les nuances, qui s’efforcent de gagner le plus possible et de se tromper mutuellement ; là-bas, des parcs où sont entassés des esclaves demi-nus, mourant de faim, dont le regard désespéré cherche à découvrir le maître auquel ils vont échoir. Ailleurs, tout ce qui est nécessaire à l’existence : le riche prenant ce qu’il y a de plus délicat ; le pauvre se baissant, les yeux avides, au-dessus d’une poignée de grains. Puis un haut dignitaire, monté sur un cheval de race au brillant harnais, suivi d’un cortége insolent, effleure un pauvre aveugle qui risque à chaque pas d’être foulé aux pieds.

« Dans cette rue, est un charmant cottage, au fond d’une cour entourée d’une palissade de roseaux ; un allélouba, un dattier, protégent cette retraite contre la chaleur du jour ; la maîtresse du logis, vêtue d’une robe noire serrée autour de la taille, les cheveux soigneusement retroussés, file du coton en surveillant la mouture du millet ; des enfants nus et joyeux se roulent dans le sable, ou courent à la poursuite d’une chèvre ; à l’intérieur, des vases en terre, des sébiles de bois, luisant de propreté, sont rangés en bon ordre. Plus loin, une courtisane sans famille, sans refuge, au rire bruyant et forcé, aux colliers nombreux, la chevelure à demi retenue par un diadème, balaye le sable de sa jupe aux vives couleurs, attachée lâchement au-dessous d’une poitrine luxuriante. Derrière elle, un malheureux couvert de plaies, ou déformé par l’éléphantiasis. Sur une terrasse découverte, un atelier de teinture avec ses nombreux ouvriers. À deux pas, un forgeron finit une lame, dont le tranchant surprendrait le plaisant qui voudrait rire des outils grossiers de celui qui la termine. Dans une ruelle peu fréquentée, des femmes étendent des écheveaux de coton sur une haie.

Plus loin, c’est une caravane qui apporte la noix favorite, du sel qu’emportent des Asbenaoua, une longue file de chameaux chargés d’objets de luxe et qu’on dirige vers Ghadamès, ou bien un corps de cavaliers qui vont, bride abattue, annoncer au gouverneur la nouvelle d’une attaque ou d’une razzia. Dans la foule bigarrée, tous les types, toutes les nuances[6] : l’Arabe olivâtre, le Kanouri à la peau foncée, aux narines flottantes, le Foullane aux traits fins, à la taille souple, aux membres délicats, le Mandingue à la figure aplatie, la virago de Noupé, la jolie femme du Haoussa, élégante et bien faite. Partout la vie humaine sous ses aspects les plus divers, sous ses formes les plus riantes et les plus sombres. »

Convenu avec le chef de l’expédition de se trouver à Koukaoua dans les premiers jours d’avril, Barth voulait partir de Kano le 7 mars ; mais si l’on se rappelle ses embarras financiers, les lenteurs désespérantes des Africains, et si nous disons que la fièvre était venue se joindre à toutes ces difficultés, on comprendra la somme d’énergie qui fut nécessaire au voyageur pour tenir sa promesse.

« Il m’était surtout difficile de m’éloigner de Kano, dit Barth, personne avec qui faire le voyage, une route infestée de voleurs, un seul domestique sur lequel je pusse compter, et la fièvre tellement forte, que la veille de mon départ je ne m’étais pas levé de mon tapis. Néanmoins, j’étais plein d’espoir, et c’est avec la joie d’un oiseau qui retrouve la liberté, que je m’enfuis de ces murailles pour m’élancer vers l’horizon.

« La première chose qui me tira de la rêverie où j’étais plongé fut une bande d’esclaves conduits sur deux files, et attachés l’un à l’autre par une grosse corde passée autour du cou. Ils sont généralement bien traités dans le pays, et il est rare qu’ils cherchent à s’évader, mais encore plus rare qu’ils soient nés dans ces lieux, excepté chez les Touaregs, où l’élève de l’esclave paraît être l’objet de grands soins. J’en augure que le mariage est peu encouragé par les maîtres, je crois pouvoir dire qu’il est rarement permis ; considération grave, puisque, pour réparer les pertes que la mortalité fait naître, il faut avoir recours à de nouvelles razzias, où l’homme est le bétail qu’on pourchasse. L’un de mes serviteurs, ayant été jadis capturé dans l’une de ces maraudes, me fut pris dans le Bornou par un homme qui le réclamait comme sa propriété ; sa mère devint captive à son tour, et sa sœur ne tarda pas à subir le même sort. Pareil fait est journalier sur la frontière ; et si l’on y ajoute les révolutions de palais, qui sont fréquentes, on devinera les calamités qui pèsent sur ces malheureuses provinces.

« À peine avions-nous quitté Benza-ri que j’entendis le bruit du tambour, accompagné de chants significatifs : c’était Bokhari, l’ancien gouverneur de Khadéjà, qui, déposé par son suzerain dont il excitait les soupçons, remplacé par son frère, accueilli par le gouverneur de Mashéna, se mettait en marche pour ressaisir le pouvoir. Il s’empara de la ville, tua son frère, lutta contre les forces réunies de l’empire, sema la désolation jusqu’aux portes de Kano, fut vainqueur, et n’imagina pas autre chose que de se faire marchand d’esclaves sur une immense échelle.

« Inquiets pour notre petite bande, composée de trois hommes et d’un adolescent, nous traversâmes en silence un paysage qui n’était pas fait pour nous distraire de nos préoccupations ; la culture avait cessé, d’immenses plaines déroulaient devant nous leur tapis monotone d’asclépias, où de loin en loin s’élevait un balanite solitaire. »

Aux environs de Chefoua, grande ville entourée de murs, de nombreux troupeaux animent la campagne ; à Ouelleri, où la petite caravane faillit manquer d’eau, l’aspect de la contrée s’améliore ; nos voyageurs brûlent Mashéna, traversent des pâturages, un pays bien boisé, et aperçoivent une bourgade, qu’ils se pressent d’atteindre : elle est complétement déserte ; l’état du pays indique une récente catastrophe. « Il n’est à la ronde si mince gouverneur qui, aussitôt qu’il a des dettes, ne fasse une razzia chez ses voisins, quand il ne trouve pas plus court de vendre ses propres sujets. »

Le docteur s’arrêta à Boundi pour visiter le Ghaladina, grand dignitaire de l’empire, dont le pouvoir a considérablement diminué, mais qui est un intrigant, et qu’il eût été dangereux d’avoir contre soi. Il promet un guide, ne tient pas sa promesse, et la petite caravane s’esquive au point du jour, pendant que la ville est endormie. Elle suit la grande route, s’engage dans la forêt, traverse un nouveau champ d’asclépias, retrouve l’odieux panisetum et entre dans une région où domine entièrement le crucifère. Un groupe de tamarins annonce un lieu humide ; c’est le bord du Ouani, qui est une branche du Ouaoube ; nos voyageurs le traversent, aperçoivent la ville de Zourrikolo, et se trouvent dans le Bornou proprement dit[7].

Le lendemain apparurent des baobabs, et quelques dattiers égarrés dans cette région plantureuse. « L’air était d’une transparence admirable ; je laissais aller ma bête à sa guise, rêvant au pays natal des végétaux, qui ornent maintenant des contrées si différentes des leurs, quand je vis sur la route un homme de race blanche, ayant un costume opulent, des armes de prix et que suivaient trois cavaliers, porteurs de mousquets et de pistolets. J’allai à sa rencontre ; il me demanda si j’étais le chrétien qui devait arriver de Kano, et sur ma réponse affirmative, il m’apprit que M. Richardson était mort, et que tous ses bagages avaient été saisis. J’espérais que la nouvelle était fausse, et je voulais piquer des deux, laissant en arrière ma petite escorte ; mais il me restait quarante heures de marche, les Touaregs infestaient une partie de la route, et la prudence ne me permettait pas d’exécuter ce projet. »


Arrivée à Kouka. — Difficultés croissantes. — L’énergie du voyageur en triomphe. — Ses serviteurs. — Un vieux courtisan. — Le vizir et ses quatre cents femmes. — Description de la ville, son marché, ses habitantes. — Le dendal. — Excursion. — Ngornou. — Le lac Tchad.

Quatre jours après la triste communication qui m’avait été faite, j’atteignais la muraille d’argile blanche qui entoure la capitale du Bornou, et qui, de loin, se distingue à peine du sol qui l’avoisine. Je franchis la porte et surpris vivement des individus qui s’y trouvaient rassemblés, en leur demandant le chemin de la résidence du cheik ; je traversai le petit marché, où il y avait foule, je suivis le dendal, et j’arrivai droit au palais qui borde ce grand boulevard ; une mosquée insignifiante et les maisons des hauts fonctionnaires entourent la place palaciale dont le seul ornement est un arbre à caoutchouc, mais qui est animée à certaines heures du jour par une foule de courtisans montés sur des chevaux richement caparaçonnés. Je fus, du reste, frappé de l’étendue de la double ville, et du grand nombre de cavaliers somptueusement vêtus que je rencontrai sur ma route.

« Les esclaves du cheik me regardèrent, bouche béante, sans répondre à mes questions, jusqu’à ce que l’intendant, qui avait entendu parler de moi, me fît entrer chez le vizir. » Après avoir reçu un bon accueil de cet important personnage, Barth fut conduit à la résidence qui avait été préparée pour les membres de la mission, avant qu’on eût appris leur détresse. Si le voyageur avait subi à Kano tous les inconvénients de la pauvreté, ses embarras devenaient bien autrement sérieux, maintenant qu’il avait à répondre non-seulement de ses dettes, mais encore de toutes celles de l’expédition. « Plus de quinze cents dollars étaient dus par M. Richardson ; je n’en possédais pas un seul, je n’avais pas un burnous, pas un objet de valeur ; j’ignorais si le gouvernement britannique m’autoriserait à poursuivre notre voyage, et l’on m’avait annoncé que le cheik attendait mes présents. »

Néanmoins, à force d’activité et d’énergie, s’étant fait rendre tout ce qui avait appartenu à M. Richardson, excepté la montre que le cheik avait prise, l’intrépide voyageur contracta un emprunt au taux de soixante pour cent, remboursable à Mourzouk, fit taire ses créanciers, paya les serviteurs du défunt ; puis l’honorabilité de l’expédition à couvert, il s’occupa avec plus de ferveur que jamais de recueillir les renseignements qui lui étaient fournis, et dont il était en mesure de faire une ample récolte[8]. « Parmi les visiteurs que je mettais à contribution et que je questionnais avec fruit, dit-il, se trouvait un vieux courtisan de la dynastie déchue, qui, à force d’intrigue, avait sauvé sa tête ; fripon émérite, auquel on imputait des vices totalement inconnus dans ces contrées, mais qui possédait à merveille l’histoire des anciens rois, et parlait le kanouri avec une élégance que je n’ai retrouvée chez personne. Profond politique, il avait marié l’une de ses filles au vizir, l’autre au compétiteur de celui-ci, et n’en fut pas moins étranglé avec son gendre, en 1853, pour de vieux péchés, il est vrai, dont il était seul responsable. J’avais encore pour instituteurs les étrangers, les pèlerins, et quelques indigènes restés fidèles aux croyances de leurs pères.

« Mais les plus intéressantes de toutes mes relations furent celles que j’eus avec le vizir. D’une intelligence supérieure, d’un esprit cultivé, El-Haj-Beshir, depuis son voyage à la Mecque, envisageait le monde sous un nouveau jour, et le cheik n’avait pu mieux faire que de le choisir pour premier, ou plutôt pour seul ministre du royaume. Malheureusement il était avide de richesses, qu’il aimait pour elles-mêmes, et plus encore pour l’entretien de ses quatre cents femmes. C’était, disait-il, au point de vue de la science qu’il avait rassemblé ces dernières. Un auditeur crédule aurait pu croire qu’il envisageait son harem comme une collection de médailles, d’un intérêt particulier sans aucun doute, mais destiné à graver dans sa mémoire les différents types de la race humaine. Si par hasard, en causant, je venais à parler d’une tribu dont il ignorait le nom, El-Beshir donnait immédiatement des ordres pour qu’on lui trouvât un échantillon féminin de l’espèce qui lui manquait. Un jour, comme nous regardions ensemble l’une de mes gravures, représentant une Circassienne, il me dit avec une satisfaction non déguisée qu’il possédait un spécimen vivant de cette belle race ; et quand, au mépris de l’étiquette musulmane, je lui demandai si elle était aussi jolie que celle du livre, il ne me répondit que par un sourire, pardonnant et punissant à la fois l’indiscrétion que j’avais commise. Il semblait porter à chacune d’elles un intérêt sincère, et je me souviens de la douleur que lui causa la perte d’une de ses femmes, décédée pendant mon séjour à Kouka. Pauvre El-Beshir ! il fut mis à mort en 1853, laissant après lui soixante-treize fils vivants ; nous ne comptons pas les filles, et ne parlons pas des enfants morts en bas âge, et dont le nombre est considérable dans les harems. »

Dendal ou Boulevard de Kouka, capitale du Bornou. — Dessin de Lancelot d’après Barth (deuxième volume).

La capitale du Bornou est composée de deux villes, entourées de murailles distinctes : l’une, habitée par les gens riches, est bien construite et renferme de vastes demeures ; l’autre est formée de ruelles étroites, où s’entassent de petites maisons. Un espace de huit cents mètres, qui sépare les deux cités, est traversé, dans toute sa longueur, par une grande artère faisant communiquer entre elles les deux parties de la ville. Cet endroit, très-populeux, offre à l’œil un mélange intéressant de grands édifices et de cases au toit de chaume, d’épaisses murailles en terre et de palissades de roseaux, variant, suivant leur âge, depuis le jaune éclatant jusqu’au noir le plus foncé.

Dans la banlieue, de petits villages, des hameaux, des fermes détachées, entourées de murs. Une foire se tient chaque lundi, entre deux de ces bourgades, où l’habitant des provinces de l’est apporte, à dos de bœuf ou de chameau, son beurre et ses grains, surmontés de sa femme qui est perchée sur les sacs ; où l’Yédina, ce pirate du Tchad, qui attire les regards par ses traits délicats et sa souplesse, vient avec du poisson séché, de la viande d’hippopotame et des fouets du cuir de cet amphibie.

« Les denrées sont abondantes ; mais quel tourment et quelle fatigue pour faire ses provisions de la semaine ! Pas de numéraire : la bande de coton qui servait autrefois de monnaie a été remplacée par des cauris[9], dont mon ami El-Beshir fait hausser ou tomber le cours au gré de son humeur spéculative, et d’après les besoins de sa collection gymnologique. Le petit fermier ne consent pas à les recevoir, et ne prend pas votre argent. Il faut donc échanger son dollar pour des cauris, acheter une chemise avec ses coquilles, se débattre avec les changeurs, marchander avec les vendeurs, puis troquer la chemise obtenue pour du millet, du froment ou du riz sauvage, rebut des éléphants, et naturellement de très-mauvaise qualité.

« À l’exception du lundi, où le marché se tient pendant les heures les plus brûlantes du jour, ainsi qu’il arrive dans toute cette partie du Soudan, la ville est d’un calme plat ; aucune industrie, pas de ces grands ateliers de teinture, que l’on voit à Kano, pas de travail. Les femmes y sont affreuses : de grosses têtes, la face courte et carrée, le nez aplati, les narines tombantes, ornées d’une perle rouge ou d’un grain de corail ; ce qui n’empêche pas ces créatures d’avoir autant de coquetterie que les plus jolies femmes du Haoussa, de vaguer dans les rues, en traînant derrière elles la queue de leur jupe, les épaules négligemment couvertes d’un fichu aux couleurs voyantes, dont elles retiennent les deux cornes du bout des doigts, en agitant les bras d’un air provocateur. Ce qu’il y a de mieux dans toute leur personne, est l’ornement d’argent qu’elles portent derrière la tête, et qui, lorsque les cheveux sont relevés en casque, ne manque pas d’élégance. Mais toutes les femmes n’ont pas le moyen d’avoir cet ornement ; et plus d’une sacrifie ses intérêts les plus précieux au désir de se le procurer.

« Toute l’animation de la ville se porte vers le Dendal, grand boulevard qui, traversant les deux cités, conduit aux deux palais, et qui se retrouve, sur une plus ou moins grande échelle, dans toutes les villes du pays. On y voit chaque jour une foule considérable : cavaliers et piétons, esclaves et hommes libres, étrangers et indigènes, qui vont faire leur cour au cheik ou au vizir, s’acquitter d’un message, leur demander justice, solliciter une place, ou leur porter des présents. J’ai moi-même suivi bien des fois ce grand chemin de la fortune, hanté par l’ambition ; mais soit au point du jour, soit à une heure avancée, lorsque les habitants revenaient chez eux, ou qu’assis devant leurs portes, ils médisaient de leur prochain, ou se racontaient des histoires merveilleuses. J’étais sûr, alors, de trouver seuls les puissants que j’allais voir ; et le vizir en profitait pour causer avec moi d’un sujet scientifique, tel que la rotation du globe, ou le système planétaire.

« Il y avait trois semaines que j’étais arrivé, lorsque le 14 avril au soir, le cheik Omar et son vizir quittèrent la ville pour aller passer quarante-huit heures à Ngornou ; c’était pour moi une bonne occasion de promenade et le lendemain matin je partis pour les rejoindre.

« La route qu’il me fallut suivre a cette monotonie qui caractérise les environs de Kouka : de l’asclépias géante, puis des buissons de crucifères, et des arbres qui, d’abord épars, finissent par former un bois peu élevé. À deux lieues de Ngornou, le bois cède la place à une immense plaine où l’on cultive des haricots et du grain ; toutefois à l’époque où je la voyais, elle était couverte de l’éternelle asclépias que l’on arrache au commencement de la saison des pluies, qui reparaît pendant la sécheresse, et dont la tige a bientôt quatre mètres et plus.

« J’arrivai à Ngornou, la ville de la Bénédiction, vers deux heures de l’après-midi. Les rues étaient désertes, mais les cours pleines de tentes que l’on avait dressées pour recevoir les courtisans ; et de tous côtés des chevaux magnifiques, regardant par-dessus les palissades, nous saluaient au passage. Excepté la demeure royale, je ne vis guère de maisons bâties en pisé ; néanmoins la ville a un air d’aisance et de propreté remarquable ; les clôtures sont bien entretenues, les huttes spacieuses, les cours ombragées de baobabs. Je cherchai vainement à pénétrer jusqu’au cheik, impossible de voir le vizir, et fatigué de la foule, je résolus de faire le lendemain une excursion au bord du Tchad.

« Parti de bonne heure, je me réjouissais de la perspective délicieuse qui allait s’offrir à mes yeux. Je rencontrai beaucoup d’esclaves, allant couper de l’herbe pour les chevaux ; mais au lieu du lac, une plaine immense, dépourvue d’arbres, s’étendait aussi loin que la vue pouvait atteindre. L’herbe devint de plus en plus fraîche, plus épaisse et plus haute ; un bas-fond marécageux, décrivant une courbe tantôt saillante, tantôt rentrante, gêna de plus en plus notre marche, et après avoir lutté pendant longtemps pour sortir de cette fondrière, cherchant en vain à l’horizon quelque surface miroitante, je revins sur mes pas, barbotant dans la fange, et me disant pour me consoler que j’avais au moins vu l’indice de l’élément humide. Quel aspect différent présenta la contrée lorsque, dans l’hiver de 1854-55, plus de la moitié de Ngornou fut détruite par l’inondation, et qu’il se forma au midi de cette ville une mer profonde où s’engloutit la plaine jusqu’au village de Koukiya ! La couche inférieure du sol, composée de calcaire, paraît avoir cédé l’année précédente et fait baisser le rivage de plusieurs pieds, d’où l’épanchement des eaux. Mais à part cet événement géologique, tout à fait exceptionnel, le caractère du Tchad est évidemment celui d’une immense lagune dont les bords changent tous les mois, et dont il est impossible par conséquent de dresser la carte avec exactitude.

« Le lendemain je me dirigeai vers le nord-est, accompagné d’un chef du Kanem et d’un garde à cheval du cheik. Après une demi-heure de marche nous atteignîmes le marécage, et mouillés parfois jusqu’aux genoux, bien que nous fussions à cheval, nous arrivâmes au bord d’une belle nappe d’eau, entourée de papyrus et de roseaux de différentes espèces, ayant de quatre à cinq mètres de hauteur. Franchissant une eau plus profonde remplie de grandes herbes, nous gagnâmes une autre crique, où j’aperçus deux petits bateaux plats d’environ quatre mètres de longueur, faits du bois léger du fogo, et manœuvrés par deux hommes qui s’éloignèrent dès qu’ils nous aperçurent. C’étaient des Bouddouma ou Yedina, en quête de proie humaine. Des habitants d’un village voisin coupaient des roseaux pour réparer le toit de leur case, et comme ils ne pouvaient apercevoir l’ennemi, que cachaient les grandes herbes, nous les avertîmes de se tenir sur leurs gardes, et nous poursuivîmes notre marche.

« Le soleil était brûlant ; toutefois une brise rafraîchissante vint rider la surface du lac et rendre la chaleur supportable. Nous aurions pu boire en nous baissant un peu, tant nous étions immergés ; mais l’eau très-chaude, et remplie de matières végétales, n’avait rien qui nous engageât à y porter les lèvres. Elle est néanmoins aussi douce que possible, et l’on a commis une erreur en disant que le Tchad devait avoir une issue, ou bien être salé. J’affirme le contraire : il est sans écoulement ; et je ne vois pas d’où ses eaux tireraient leur salaison, dans un district où le sel manque tout à fait, où l’herbe en est tellement dépourvue que le lait des brebis et des vaches qui la paissent est insipide et malsain. Dans les cavités qui entourent le rivage, où le sol est fortement imprégné de natron, il est certain que l’eau doit avoir un goût saumâtre ; mais à l’époque de l’année où celle-ci est noyée par le débordement du lac, il est probable que son âcreté n’est plus sensible.

Vue du lac Tchad. — Dessin de Rouargue d’après Barth (deuxième volume).

« De la crique de Melléla, nous prîmes à l’ouest, et après une marche d’une heure, moitié dans l’eau, moitié dans la plaine herbeuse, nous arrivâmes à Madouari. Le nom de ce village ne me disait rien alors ; il me rappelle aujourd’hui un tombeau. Madouri, du reste, au lieu d’être resserré comme la plupart des villes et des villages du Bornou, s’éparpillait au milieu d’une profusion de balanites et de baobabs, et tout y respirait l’aisance. Je fus conduit chez Fouli-Ali, dans la maison où dix-huit mois plus tard expirait Overweg, et dont le propriétaire devait périr trois ans après victime de la révolution de 1854. Quelle différence entre l’accueil joyeux que je reçus à cette époque, et celui qui m’attendait, lorsque je revins avec M. Vogel, en 1855, alors que la veuve du pauvre Fougo sanglotait à mon côté, pleurant la mort de son mari et celle de mon pauvre compagnon !

« Le lendemain matin nous étions à cheval au point du jour ; il faisait un temps superbe ; au loin se dessinait une ligne pure, que rien ne venait briser ; la plaine marécageuse s’étendait à notre droite, où elle se fondait avec le lac, et ravissait mes yeux en me présentant un horizon sans limites. »

Traduit par Mme Loreau.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Un des géographes de notre temps, qui ont le plus d’autorité, M. Vivien Saint-Martin, a très-justement apprécié en ces termes le voyage du docteur Barth : « Cette exploration restera comme l’une des plus importantes et des plus remarquables dans l’histoire des découvertes africaines. » En effet, complétant au nord, à l’est et au sud du Bornou les découvertes de Denham, Oudney et Clapperton (1822), reliant à l’ouest les travaux de Lander (1830) à ceux de Caillé (1828), Barth et ses compagnons ont comblé d’immenses lacunes et tracé sur la carte d’Afrique des itinéraires qui ne s’élèvent pas à moins de cinq à six mille lieues.

    Une traduction française des Voyages de Barth, par M. Paul Ithier, se publie en ce moment à Bruxelles et à Paris (Bohné, rue de Rivoli, 170). Les deux premiers volumes ont paru.

  2. Prononcez Oferveg.
  3. El hammada, nom souvent employé dans le nord de l’Afrique pour désigner un plateau pierreux.
  4. L’Asben, immense oasis, était autrefois le pays des Goberaoua, la plus noble partie des noirs du Haoussa, qui paraissent avoir eu, dans l’origine, quelque parenté avec les races du nord de l’Afrique. La domination berbère s’était déjà implantée au quatorzième siècle dans plusieurs de ses villes. Léon l’Africain dit positivement que l’Asben était, lors de son voyage, occupé par les Touaregs ; ce sont eux qui ont baptisé la province du nom d’Ahir. Nous avons vu que les vainqueurs épousèrent les femmes indigènes, ce qui fondit la gravité des Berbères avec la joyeuse insouciance du nègre, et modifia le type originel des deux peuples.
  5. Le Damerghou, province frontière du Soudan, peut avoir soixante milles de longueur sur quarante de large. Son territoire onduleux, excessivement fertile, pourrait nourrir une population compacte, et a été jadis beaucoup plus habité qu’il ne l’est à présent. District en dehors de l’Ahir, auquel il est soumis et dont il est le grenier, il est peuplé de Haoussaoua et principalement de Bornouens.
  6. La population fixe de Kano (environ trente mille habitants), se compose de Haoussaoua, de Kanouris ou Bornouens, de Foullanes et de gens de Noupé. On y trouve beaucoup d’Arabes de janvier en avril, époque où la population s’élève à soixante mille âmes par l’afflux des étrangers. — Le principal commerce de Kano consiste en étoffes de coton vendues sous forme de tobé, espèce de blouse ; de turkédi, longue écharpe, ou draperie bleu foncé, dont les femmes s’enveloppent ; de zenné, sorte de plaid aux couleurs voyantes ; de litham noir dont les Touaregs se voilent le bas de la figure ; produits qui s’écoulent, au nord jusqu’à Mourzouk, Ghat et même Tripoli ; à l’ouest jusqu’à l’Atlantique en passant par Tombouctou ; à l’est dans tout le Bornou, y faisant concurrence à l’industrie indigène, tandis qu’au sud ils envahissent l’Adamaoua, et n’ont de limites que la nudité des nègres. On exporte de ces tissus pour trois cents millions de cauris, et l’on comprendra l’importance de cette somme quand on saura qu’avec cinquante mille de ces coquilles une famille entière peut vivre et s’habiller pendant un an. Ajoutons que le Haoussa est l’une des régions les plus fertiles de la terre, et sa population l’une des plus heureuses du globe, toutes les fois que son gouvernement est assez énergique pour la protéger contre ses voisins. — La province de Kano compte cinq cent mille habitants (moitié esclaves, moitié hommes libres). Le gouverneur peut mettre sur pied sept mille chevaux (il en a levé jusqu’à dix mille), et vingt mille fantassins. — Son revenu se compose, outre les présents qu’il reçoit des étrangers, d’un impôt foncier de deux mille cinq cents cauris (cinq francs) par famille, et d’une taxe de sept cents cauris par cuve de teinture, qui sont au nombre de plus de cinq mille à Kano seulement. Son autorité n’est pas absolue. À part le droit d’appel de ses décisions à l’émir de Sokato, si toutefois la plainte peut arriver jusque là, il est assisté d’un conseil dont il est obligé de prendre l’avis dans toutes les affaires importantes. Ce conseil est formé du ghaladina, ou vizir, qui le préside et qui est parfois plus puissant que le gouverneur lui-même, du maître des écuries, charge importante dans ces contrées barbares, du commandant militaire, du chef de la justice, de celui des esclaves, du trésorier et du maître des bœufs, espèce d’intendant chargé du matériel de guerre (le bœuf étant la bête de somme du pays). — La classe élevée est arrogante, l’étiquette de la cour très-sévère ; les Foullanes qui, peu à peu, ont envahi la province et ont fini par s’en rendre maîtres, épousent les jolies filles de la nation conquise, mais ne donnent pas les leurs aux vaincus.
  7. Noyau du grand empire central de l’Afrique, depuis la chute du Kanem, qui n’en est plus qu’une province, le Bornou est limité à l’est par le Tchad, à l’ouest et au nord-ouest par la rivière de Yo.
  8. Par ces mots, Henry Barth comprend les différentes routes suivies par les caravanes, et dont il donne l’itinéraire, la topographie des lieux dont il dresse la carte, l’histoire du pays dont il fait la chronique, enfin l’étude comparée des divers langages dont il rapporte le vocabulaire.
  9. Cyprea moneta, coquillage blanc, qui sert de monnaie courante au Bengale et dans tout le centre de l’Afrique ; il en fallait deux mille cinq cents pour valoir cinq francs, pendant que le docteur se trouvait à Kano ; il est facile d’imaginer l’embarras causé par une monnaie aussi encombrante, et la patience qu’il faut avoir pour régler un compte, lorsque la somme s’élève à quelques centaines de francs.