À l’Institut olympique de Lausanne — Séance du 12 avril 1917/II

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Bibliothèque universelle et Revue suisse (Séance du 12 avril 1917.p. 8-20).

ii

VUES D’ENSEMBLE SUR LES CONFÉRENCES
DE LA SESSION DE 1917

Si vous avez eu pitié, Messieurs, des conférenciers qui, presque tous, se succédant à cette tribune, ont exprimé leur embarras d’avoir à condenser en une heure l’exposé de vastes ensemble historiques, quelle ne devra pas être votre indulgence envers moi, lorsque m’incombe la tâche de réunir en une vision générale encore plus brève l’essence de ce qui s’est enseigné à l’Institut pendant cette première partie de la session de 1917 ?

Aussi bien ne tenterai-je pas une pareille analyse dans le sens strict du mot. Je crois mieux faire en évoquant simplement quelques sommets, quelques sites entrevus au passage. Ce seront, si vous le voulez bien, comme des impressions de voyage à travers un monde d’idées.

Des cours proprement dits, j’extrairai peu de chose. Je ne veux mentionner les leçons d’hygiène et d’anatomie données par le Dr Cérésole et le Dr Reinbold que pour les remercier et louer la façon dont ils ont su rendre accessibles à des auditeurs novices en la matière des sujets que leur complexité scientifique risquait de faire paraître rébarbatifs. Par son cours d’histoire des exercices physiques, le Dr Messerli nous a rappelé, tant en évoquant l’athlétisme grec et la chevalerie du moyen âge qu’en esquissant les figures contemporaines d’un Jahn, d’un Ling et d’un Arnold, le rôle que joue dans les destins nationaux la force acquise dans les jeux virils. Cette leçon est demeurée si longtemps oubliée que les peuples ont bien de la peine à la rapprendre. La force de la cité, disait l’adage romain, est faite des forces additionnées de chacun de ses citoyens. Volontiers on commente ces mots célèbres, mais toujours dans le sens figuré ; prenons-les dans le sens propre. C’est ainsi qu’il faut les entendre et les mettre en pratique. Donc, si vous voulez, messieurs, que la Suisse de demain soit puissante, veillez à accroître le capital musculaire de ses fils.

C’est là déjà de la « pédagogie sportive. » Ces deux mots se sont trouvés accolés pour la première fois : sujet d’enseignement dont je ne saurais préciser les frontières, tant ces frontières sont multiples et compliquées. La pédagogie sportive intéresse l’entendement, le caractère et la conscience, la famille et la société, l’art et la colonisation, la psychologie et la philosophie. C’est un domaine immense et presque inexploré : permettez-moi seulement de vous remettre — avec deux mots d’explication — la clef du portail.

Les résultats sportifs aboutissent à des chiffres ou à des faits. Vous sautez telle hauteur ou telle largeur ; vous faites à la course tant de mètres en tant de secondes ; vous nagez ou vous ramez telle distance en tant de minutes, voilà pour les chiffres. Vous avez monté tel cheval connu pour ses défenses, vous avez fait telle ascension réputée pour ses difficultés ; vous avez doublé tel escrimeur ou matché tel boxeur, voilà des faits. Mais cette limite qui est en lui et qu’il ne pourra franchir, l’homme l’ignore. Il y a une hauteur que ses sauts ne dépasseront jamais ; d’avance il ne sait pas laquelle. Il y a un temps au-dessous duquel sa course de mille mètres ne s’abaissera pas ; il ne le connaît pas au juste. Ce maximum et ce minimum sont déterminés par ses capacités physiques coefficientées par ses qualités morales : c’est en s’efforçant laborieusement, opiniâtrement, qu’il arrivera à les découvrir et à les posséder. Ainsi, d’une part, des sanctions d’une rigueur quasi mathématique, de l’autre, pour y atteindre et s’y maintenir, l’effort libre, volontaire, persévérant. La conclusion est que le sport dépose dans l’homme des germes — mais des germes seulement — de qualités intellectuelles et de qualités morales : coup d’œil, jugement, sang-froid, maîtrise de soi, modestie, etc. Ces diverses qualités demeureront-elles occasionnelles et localisées autour de telle ou telle forme d’exercice habituellement pratiquée, — cela est fréquent — ou bien se répandront-elles dans toute la personnalité pour la bronzer et la viriliser tout entière ? Magnifique point d’interrogation qui se pose devant l’éducateur.

Comment s’y prendra-t-il ?… Si vous voulez le savoir, venez suivre le cours, la prochaine fois.

La vieille géographie des golfes, des caps et des chaînes de partage n’est plus étiquetée d’une manière conforme aux caractéristiques du temps présent. Si même les leçons du lieutenant Trystram n’avaient pas été remarquables par l’élégance impeccable du langage et la riche coloration des exposés, elles eussent marqué par la nouveauté de la division. Océans, voies navigables, chemins de fer transcontinentaux, voilà un triptyque qui eût paru hier encore très incomplet, trop spécial et dans lequel la guerre semble avoir soudainement fait rentrer tout ce qu’il importe de connaître.

J’en arrive maintenant au bloc des neuf grandes conférences historiques. C’est, comme, vous en souvenez, M. le professeur Lugeon qui les a inaugurées en présence de S. E. l’ambassadeur de France qu’entouraient les autorités municipales et cantonales, le recteur de l’université, les chefs militaires, les consuls étrangers… Permettez que je saisisse l’occasion d’ouvrir une parenthèse pour dire à tous notre gratitude. La présence ce jour-là de M. le syndic Maillefer, de M. le conseiller d’État Chuard, l’assiduité de M. le colonel Bornand et de M. le recteur Chavan, sans oublier celle de M. le ministre du Brésil et de M. le maréchal Hermès da Fonseca, nous ont vivement touchés. Et aujourd’hui, messieurs, c’est avec les mêmes sentiments que nous saluons les représentants du Tribunal fédéral, du Conseil d’État, du Grand Conseil, du Conseil communal. Nous avons le sentiment que, de plus en plus, s’imposent l’appréciation de la valeur intrinsèque de notre œuvre et aussi la conviction du rôle qu’elle peut être appelée à jouer au point de vue des intérêts lausannois et de la prospérité de cette belle cité.

Ce qui doit subsister en nous, messieurs, après avoir entendu M. Lugeon, c’est la notion que la stabilité planétaire dont nous jouissons est une pure apparence. Malgré que les hommes sachent que cela n’est pas exact, ils imaginent inconsciemment les âges géologiques comme une langue pose de décors pour la représentation dont ils sont, eux, les acteurs. Mais non ! Ce lent et incessant machiniste qu’est la nature n’a jamais usé des changements à vue et son travail ne s’interrompt point. En savant doublé d’un artiste, M. Lugeon a su persuader notre imagination, et, pour ma part, je n’avais jamais aperçu la Tethys, cette gigantesque méditerranée préhistorique, non plus que les montagnes fantômes qui relièrent l’Amérique à l’Europe, comme l’orateur a su me les montrer. Les ayant vues à travers son éloquence, combien mon esprit accepte plus volontiers cette vérité qu’un océan ou une chaîne de montagnes sont des phénomènes fugitifs dans la vie du globe ! Sans doute, de pareilles données qui font des myriades de siècles l’équivalent d’un instant de notre existence, ont quelque chose de terrifiant. Elles font passer en nous le frisson cosmique. Mais le frisson cosmique est chose salutaire et la pédagogie gagnerait à y recourir plus fréquemment. Il est effrayant peut-être d’apprendre à nos enfants qu’après tout la vie organisée ne représente qu’une brève période de « moisissure » à la surface d’un astre entre les périodes bien plus longues de la formation ignée et de la matière morte : il est plus effrayant encore d’indiquer que les astres vivants sont en quelque sorte des accidents au milieu de l’espace immense qu’emplissent le vide, le silence et l’obscurité. Mais tout cela ne conduit-il pas à la notion de l’étendue indéfinie de l’univers, c’est-à-dire au seul point où notre humanité se heurte, d’une façon pour ainsi dire tangible, à l’incompréhensible ? Or être physiquement certain de l’existence de quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre, c’est, messieurs, recevoir à la fois une leçon de modestie et une leçon d’espérance. C’est pourquoi j’ai toujours demandé que l’astronomie fût considérée comme le grand vestibule obligatoire de tout effort éducatif vers la connaissance ou la compréhension.

En écoutant M. le professeur Millioud, précisément, je me prenais à penser combien la société humaine évolue à la façon de l’astre qui la porte. Car la terre, tout en tournant toujours de la même manière, ne se retrouve jamais au même endroit. Ainsi en est-il de l’histoire. Cités pacifiques et empires de proie, césarisme et monarchie contrôlée, oligarchie et démocratie, et l’on pourrait presque ajouter laïcisme et théocratie, se sont remplacés les uns par les autres à travers les temps historiques, se ressemblant juste assez pour nous inviter à la prudence, mais jamais assez pour nous servir d’exemples et de modèles de façon absolue. En sorte que si l’on veut se servir de l’histoire comme d’un guide (et, dans nos démocraties modernes, ce guide est vraiment le plus sûr à qui puissent se fier gouvernants et gouvernés) il y faut apporter une dose presque égale d’esprit de tradition et d’esprit de nouveauté. À mesure que M. Millioud déroulait devant nous, avec son habituel talent d’évocation, les péripéties successives de la civilisation générale, la similitude et la dissemblance des événements et des situations s’affirmaient avec une curieuse insistance. N’oublions jamais que les sentiers dans lesquels nous passons ont été déjà parcourus et que, d’autre part, nous nous y engageons à une heure différente et dans des conditions différentes aussi, au point de vue de l’allure et du bagage. Par là pouvons-nous profiter des expériences ancestrales sans risquer de négliger l’ambiance présente.

La croyance en l’immobilité de l’âme égyptienne est une vieille habitude d’esprit ; on s’est si obstinément représenté l’Égypte sous les traits des grandes statues qui siègent hiératiques et immuables au sein des temples ! Depuis longtemps cependant l’égyptologie, dont M. le professeur Gustave Jéquier est un des plus éminents représentants, a substitué à cette vision erronée quelque chose de plus précis et de plus humain. Comme toutes les sociétés civilisées, — et celle-là le fut à un haut degré, — la société égyptienne a beaucoup cherché et beaucoup évolué ; elle a reçu et elle a donné ; elle a créé et elle a transformé. Son prétendu isolement et sa prétendue stagnation n’ont jamais existé. Les Égyptiens ont connu le féodalisme et la démocratie, le droit divin et les castes sacerdotales, mais tout cela sous des modalités originales qui compliquent la tâche de l’historien anxieux de pénétrer leur mentalité. Gardons de la belle leçon qui nous fut faite le souvenir de la courbe aux trois sommets qui dessine l’existence accidentée de l’ancienne Égypte : trois fois ses chefs ont su la conduire dans les voies de la prospérité et de la splendeur et l’y maintenir de façon durable, et trois fois la détente des ressorts intérieurs ou la menace agressive du dehors l’ont abattue.

Après l’université de Neuchâtel, que représentait M. Jéquier, l’université de Fribourg nous a apporté un précieux concours en la personne de deux de ses plus distingués professeurs, M. Zeiller et M. de Labriolle. M. Zeiller, sous le titre : De la cité grecque à l’empire byzantin, nous a présenté en réalité tout le panorama du monde ancien. Là encore, messieurs, la tyrannie des manuels pèse sur nous. Nous apprenons la Grèce et Rome comme s’il s’agissait de puissances successives et distinctes. En fait, l’hellénisme a vécu bien avant la république romaine et bien après l’empire romain. Il englobe et surmoule, si l’on peut ainsi dire, l’épopée latine ; il est l’ornement du fameux édifice romain, et quand les barbares d’Occident ont, presque malgré eux, jeté bas cet édifice, lui, retiré vers l’Orient, y survit bien longtemps encore. En nous rappelant qu’Alexandre le Grand, qui fut en réalité le roi des Hellènes, a porté l’hellénisme jusqu’au bassin de l’Indus et au plateau de l’Asie centrale, en sorte qu’« on a parlé grec en Bactriane, aux pieds du Pamir, et que, plusieurs siècles après Alexandre, on représentait encore chez les Parthes les tragédies d’Euripide », en nous rappelant que des six capitales de l’empire romain, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Rome, Carthage et Lyon, les trois premières ont été jusqu’au bout des foyers helléniques d’une extraordinaire puissance d’irradiation, en nous rappelant enfin que l’empire grec dit byzantin a duré mille ans, ce qui n’aurait pu être le cas s’il n’avait comporté que des éléments de décadence, M. Zeiller a posé dans nos mémoires les jalons d’une vue de l’antiquité classique plus conforme à la réalité que celle qu’on nous avait donnée au collège.

Toute cette culture antique faillit sombrer avec la morale imparfaite et inégalitaire qu’elle servait. Il n’y a point de doute qu’on soit redevable à l’Église d’en avoir sauvé les plus riches épaves. Mais, après avoir loué de saint Jérôme à Cassiodore les instigateurs de ce bienfait, M. de Labriolle, dans sa conférence : Culture antique et christianisme, a été heureusement inspiré de détourner un moment notre reconnaissance des rives de la Méditerranée pour faire une juste part dans le mérite du sauvetage aux moines d’Irlande et d’Angleterre, dont l’action est si souvent laissée dans l’ombre. Cela dit, il faut convenir que ce n’est pas en général l’enthousiasme pour les lettres grecques et latines qui incita les écrivains sacrés. Beaucoup d’entre eux, sinon la plupart, obéirent à des mobiles moins limpides. M. de Labriolle ne l’a point célé. Et sans doute, s’il en avait été autrement, le sauvetage eût-il été plus complet. Tel qu’il est, il vaut que le monde moderne s’incline avec une gratitude sincère devant ceux qui l’ont accompli.

Au moment où échoue définitivement la dernière tentative pour établir en Occident une hégémonie impériale, il est particulièrement intéressant de suivre à travers les âges cette survivance de l’idée romaine qui a sans doute encore plus contribué à troubler l’Europe qu’à la façonner. Avant Charlemagne on peut dire que les peuples occidentaux étaient comme en « mal d’empire. » D’une restauration césarienne ils attendaient un retour de cette pax romana perdue depuis tant de siècles. C’est pourquoi ils acclamèrent l’empire franc qui ne dura pas un demi-siècle et ensuite l’empire saxon qui en dura trois et qui, vaincu à Bouvines dans ses ambitions temporelles et humilié à Canossa dans ses prétentions spirituelles, ne put, malgré la valeur d’un Othon, d’un Barberousse ou d’un Frédéric ii, s’établir définitivement. Plus tard Charles-Quint, plus tard encore Napoléon touchèrent momentanément à la réalité de ce pouvoir exorbitant dont le désir a intoxiqué de nos jours des cerveaux moins robustes. C’est la portion moyen-âgeuse de cette histoire sur laquelle s’est principalement arrêté M. le professeur Rossier, décrivant de la façon la plus claire et la plus vivante la longue querelle des papes et empereurs. Elle était en germe dans le couronnement même de Charlemagne et dans l’initiative prise ce jour-là par le pontife. Les « investitures » lui donnèrent une forme tangible. Les deux autorités luttèrent pour s’asservir et n’y parvinrent que passagèrement. Le résultat évident fut de les affaiblir l’une par l’autre.

Ces temps sont passés et ne reviendront plus. C’est une voix d’Amérique précisément qui a confirmé solennellement sur ce point le verdict de l’Europe libérale. Ce Nouveau-Monde qui émerge ainsi de façon brusque dans la conduite des affaires mondiales passait à tort pour n’être qu’un assemblage hétéroclite de financiers et de commerçants. Je serais heureux, messieurs, si j’avais pu chasser de vos esprits cette notion peu digne d’y séjourner. J’ai tenté de vous montrer la puissance de l’ambition rénovatrice autour de laquelle se sont formés les États-Unis et par laquelle s’explique toute leur histoire. Le désir de créer l’État chrétien modèle, désir qui fut l’idéal honnête et modeste des pèlerins du Mayflower et ne les préserva point d’ailleurs de verser à leur tour dans l’intolérance et la persécution, se mua après la fondation des premiers États continentaux (Kentucky, Ohio, Tennessee), après l’acquisition de la Louisiane et la guerre contre le Mexique, en une aspiration de plus vaste envergure. Il ne s’agissait pas seulement d’utiliser et de fertiliser les immenses territoires dont le traité de Guadalupe Hidalgo assurait la possession à la jeune république, mais d’y former une société de liberté et de justice capable de régénérer l’univers. Et, le mysticisme aidant, les Américains se prirent à espérer la seconde venue du Christ qui choisirait le Nouveau-Monde pour y parachever son œuvre. Ce fut la guerre de Sécession qui vint, crise formidable où la conscience l’emporta sur l’intérêt et d’où les États-Unis sortirent mûris pour leur mission future. D’abord timide essaimage européen vivant comme en exil sur les côtes de l’Atlantique, bientôt puissance continentale grisée par son brusque agrandissement et l’ampleur de ses nouveaux destins, désormais nation pondératrice acceptant sa part de responsabilité dans la politique universelle, voilà les trois actes d’un beau drame.

J’ai divisé différemment le drame sud-américain : un prologue, la civilisation précolombienne avec ses grandeurs, ses mystères et ses étrangetés. Le premier acte est celui de la découverte et de la conquête, acte bref, puisque les trente premières années du 16me siècle y suffisent ; puis viennent — second acte — trois cents ans de domination et d’exploitation espagnoles. Le troisième acte est celui du grand effort émancipateur (1810 à 1826) dont les acteurs sont Bolivar, Miranda, Sucre, San-Martin… Un quatrième acte long et décevant s’ouvre ensuite ; la querelle des fédéralistes et des unitaires y allume des guerres civiles nombreuses en même temps que des convoitises territoriales y jettent les peuples les uns contre les autres ; l’Argentine et le Brésil se disputent l’Uruguay et finissent par renoncer à l’asservir. Ces trois États associés abattent et ruinent le Paraguay. La Colombie et l’Équateur se disputent des provinces côtières. Le Chili, qui était venu au secours du Pérou attaqué par l’Espagne, lutte contre lui et contre la Bolivie pour les gisements de salpêtre jusque-là mitoyens, et la Bolivie vaincue cesse d’avoir accès à l’océan. Puis cette effervescence s’apaise ; l’arbitrage répand ses pratiques bienfaisantes. Par la révolution brésilienne de 1889 qui met fin au long et respectable règne de Dom Pedro II, la victoire est définitivement acquise au régime fédéraliste et le cinquième acte commence, celui de l’organisation, du progrès, de la richesse et de la liberté. Au cours de ces études j’ai tâché de vous expliquer les étranges contradictions qui handicapèrent les empires aztèque et chibcha et celui des Incas. J’ai quelque peu atténué la part de responsabilité qui revient à la couronne d’Espagne dans les traitements infligés aux indigènes, je vous ai rappelé ces belles traversées des Andes qui illustrèrent les campagnes libératrices de 1817 et de 1819, enfin j’ai réclamé pour ces annales sud-américaines défigurées par de vulgaires et faciles ironies l’honneur d’un enseignement scolaire impartial et complet.

Nous voici, messieurs, au bout de notre voyage à travers les résultats d’une tentative encyclopédique qui passait pour imprudente. Elle a trouvé parmi les professeurs de vos universités ses meilleurs artisans ; ils étaient trop modestes en vérité d’hésiter sur le seuil et vos applaudissements chaleureux le leur ont prouvé. Les vues générales sont une des nécessités de l’ère présente. Il y a à cela divers motifs de la plus haute portée. On me demandait l’autre jour d’exposer les principes et les aspirations de l’école néo-encyclopédique. L’occasion s’en trouvera peut-être quelque jour. Pour aujourd’hui j’ai suffisamment abusé de votre attention.

Je ne devrais pas cependant m’en tenir là, car il y a toute une portion de l’enseignement sur laquelle il serait convenable de faire porter aussi notre analyse. Je n’ai rien dit de l’enseignement musculaire qui vient d’être donné sous nos auspices. Ne seriez-vous point capables de goûter, après les aperçus géologiques ou les récapitulations historiques, quelques réflexions sur les aspects et les mérites respectifs de l’escrime du fleuret et de celle du sabre, ou bien sur la méthode américaine de boxe opposée à l’anglaise, ou bien encore sur les rapports du style et de la vitesse pour la nage en outrigger ?… On m’assure qu’il y en a parmi vous, messieurs, à qui ces choses sont étrangères. Je n’y veux point croire, mais, comme l’heure s’avance, nous ferons l’expérience l’année prochaine. Et d’ici là, ne manquez pas de méditer sur cette parole que nous léguèrent les anciens : Homo sum et nil humani a me alienum puto, ce qui doit se traduire ainsi : « Je veux être un homme complet et rien de ce qui fortifie et virilise l’humanité ne doit m’être inconnu. »


Pierre de Coubertin.