À l’ombre de mes dieux/Les Internés

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Internés.

À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 67-74).


LES INTERNÉS[1]

Échappés pour la Mort des justes passions.
Arthur Rimbaud


I


Ces collèges, flanqués de verroux et de grilles,
Font si vilain visage en plein jour qu’on dirait
Un écho survivant des anciennes bastilles,
Et que l’âme en éprouve un malaise secret.

Leur porte rechignée aux clous de forteresse
Où se lit — ironie ! — au fronton : LIBERTÉ,
S’ouvre deux fois par jour en appétit d’ogresse
Sur l’élite des galopins de la cité.


Ceux-là, l’heure venue où le portier les lâche,
Revomis aux fraîcheurs des trottoirs attablés,
S’égaillent, d’un pied leste, allégés de la tâche,
Dans les jardins, de rire et d’orchestres mêlés.

D’aucuns, feutre en bataille, avec des singeries
De chic, la cigarette aux dents, monocle à l’œil,
Miment les Lovelace au fond des brasseries
Et s’y carrent d’un geste enluminé d’orgueil.

D’autres, vibrant d’éclats de fête et de théâtres,
S’arrêtent, dans le bruit des crieurs de journaux,
À chaque librairie où les piles jaunâtres
S’entassent du poème et des romans nouveaux.

Tous sûrs de retrouver, au soir, la chaude étreinte
Du foyer, les rideaux de bien-être assoupis,
La nappe appétissante et l’alcôve aux fleurs peintes,
Où mille songes bleus gazouillent mi-blottis.

Cependant que, parqués dans les salles d’étude
Où la lèpre des murs champignonne à foison,
Les Internés, fourbus d’atroces lassitudes,
S’écœurent sur Manille, Aristote ou Nason.


II


Ô douleur ! ils sont là, sous l’œil hargneux d’un cuistre,
Sale à faire grouiller la vermine alentour,
Crispés aux rougeoiements du pétrole sinistre,
Ces fronts qui n’étaient faits que pour luire au grand jour.

Ils sont là ! mastiquant un vieux levain de haine,
Plus aigris chaque année et s’effondrant plus las
Quand un zéphire ami leur apporte l’haleine
Des marronniers en fleurs et des premiers lilas.

Ils sont là ! redressés d’un bond de leur pupitre,
Et d’un besoin d’espace ébranlés jusqu’aux os,
Quant, au carré de ciel que découpe la vitre,
Passe en apothéose un sillage d’oiseaux.

Ô rage ! être enfermé quand l’herbe en pâquerettes
Éclate et que l’azur découvre son sein nu,
Et se sentir, à l’âge où l’aile aspire aux crêtes,
D’une règle de plomb à terre retenu.


Ô rage ! dépérir dans un relent fossile,
N’avoir qu’un tableau noir pour unique horizon,
Quand on entend en bas rire et chanter la ville
Et qu’en haut l’air se dore au faîte des maisons !

Quand des couples heureux s’attablent aux tonnelles,
Quand il est tant d’amants qui courent à travers
Les blés, et, fronts mêlés sous leur unique ombrelle,
Échangent des baisers, des serments et des vers !

C’est quand vos carillons d’allégresse, ô dimanches !
Clament la rue en fête où le groupe vermeil
Des jeunes filles passe en mousselines blanches,
Qu’un désir fou les prend d’air libre et de soleil !


III


Celui-ci, frêle et blond, brisé de langueurs mièvres,
Comme il se traîne pâle au long des corridors !
On dirait que la fleur qui saigne sur ses lèvres
D’une charge trop lourde a fait ployer son corps.


Ses grands yeux bleus plaintifs accusent la tristesse
Orpheline d’un cœur d’enfant trop tôt sevré,
Et ses bras languissants retombent en détresse
Comme un lierre à qui manque un appui désiré.

Celui-là, front d’athlète et qu’un crin noir ombrage,
Comme il tourne et retourne, inquiet dans ses pas,
Puissamment comparable au jeune fauve en cage
Qui réclame une issue et ne la trouve pas !

Son geste importuné de l’ardeur qui l’agite
Et du précoce émoi qui couve dans son sang,
S’use à détruire en vain son désir et s’irrite
De le voir chaque fois renaître plus puissant.

Ah ! qui dira le mal secret qui les consume
Leur brûlante insomnie et ce qui passe en eux
De révolte inutile et de sèche amertume
Et d’où leur vient ce cerne étrange autour des yeux ?

Qui dira ce qui gronde en eux de sourds murmures,
Lorsque Juillet torride, aux étouffants velours,
Règne et que le silence orageux des ramures
Pèse en anxiété sur le pavé des cours ?


Et toi seule les vois au dortoir solitaire
Où s’alignent les lits, frères blancs des tombeaux,
Étouffer sous les draps qu’ils mordent de colère,
Taciturne Phœbé ! le cri de leurs sanglots.


IV


Souvent dans le préau désert aux recoins denses,
Épris de solitude ils s’exilent des jeux
Et s’étonnent, mêlant leurs jeunes confidences,
Du trouble embarrassé qui naît de leurs aveux.


V


« Ô frère, n’as-tu pas quand se pâme la terre,
Sous la nue où l’étoile allume son reflet,
À l’amour essayé d’arracher son mystère
Et dans l’ombre écouté sa voix qui t’appelait ?


N’as-tu jamais senti quand tu te prends à lire
Les poètes fervents qui nous ouvrent les cieux,
Les simples noms d’Hélène et de Laure et d’Elvire
T’éblouir au passage et te brûler les yeux ?

N’as-tu jamais, au bois, quand reverdit la branche,
Dans un arbre enlacé cru sentir battre un cœur ?
Ni quand pour l’aspirer ta lèvre en feu s’y penche
Une bouche vers toi se tendre de la Fleur ?

N’as-tu pas, quelquefois, au seul parfum des roses
Défailli d’un émoi fugitif et, souvent,
Te relevant, la nuit, plein de larmes sans causes,
Aspiré les baisers qui passent dans le vent ? »

— « Touche ma main, dit l’autre, et vois comme elle tremble.
Ta voix mieux que la mienne interprète mon cœur.
Quel miracle est l’Amour si d’en causer ensemble
Suffit pour nous conduire à ce point de langueur ?

Ainsi, tandis qu’au loin palpite un bruit de rames,
Leur parole échangée immobiles les tient,
L’un aux regards d’azur, l’autre à l’œil noir de flammes,
Et de brusques sanglots déchirent l’entretien.


VI


Captivité ! voilà ton œuvre et puisqu’encore
Ceux qui de la jeunesse ont le gouvernement,
S’obstinent par routine à verrouiller l’Aurore,
Ah ! du moins, à défaut de leur assentiment,

Que tout ce qui pullule en toi, Sainte nature,
De sève incompressible, en ces lieux exécrés,
Explose, et s’y ruant en vagues de verdure,
Les fasse avec un bruit terrible s’effondrer ;

Va ! sape à la lumière un chemin dans ces ombres
Afin qu’on voie, un jour, sous les cieux apaisés,
Jaillir une forêt forte de ces décombres
Ivre de saine joie et de féconds baisers !

1883-1923.

  1. C’est sur les bancs de l’école, à l’époque déjà lointaine, où je venais de prendre révélation de Rimbaud par des copies manuscrites de son œuvre encore inédite, communiquées par Bauville et Charles Cros, que je conçus l’idée de ce poème et d’écrire à sa manière, par pure gageure et folle présomption de jeunesse. Une première version en parut, sous mon nom, dans Lutèce (1884) où je l’avais laissée dormir à cause de ses inexpériences de forme, et où je la retrouvai, ces temps derniers, en compulsant la collection de ce journal pour rafraichir mes souvenirs sur la Mêlée-Symboliste. À la relire, je crus y démêler les éléments d’un pastiche que je m’étudiai à mener à bonne fin et que la Muse française consentit à insérer par jeu (mars 1923) comme un fragment authentique de l’œuvre dispersée du génial illuminé. Et puisque le souci de la vérité m’oblige à reprendre ce poème d’outrances accumulées pour concourir à l’illusion, tout en m’excusant de n’avoir pu les faire disparaître toutes.