À mort/01

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E. Monnier (p. 1-10).
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I


Dans cette chambre, au luxe lourd et sombre, venaient mourir doucement les murmures de la fête. Une seule lampe brûlait sur un meuble, et par la porte, grande ouverte, on apercevait les scintillements du bal comme on peut apercevoir une aurore du fond d’un gouffre.

Une étoffe veloutée, de nuance indécise, ou bleue ou vert émeraude, drapait les murs, retenue au cintre par des crampons dorés. De longs ramages bizarres s’élançaient du sol pour se perdre en l’air, brodés dans l’étoffe avec un relief saisissant. Le lit, en laque, avait çà et là des reflets pâles et présentait des figurines chinoises mélancoliquement plaquées sur la matière noire et précieuse. Ce lit, énorme, tenait le milieu de la pièce. Autour de lui tombaient des rideaux compliqués, aux ondulations savantes, à l’aspect étouffant. Les oreillers, voilés d’une dentelle ancienne, n’avaient pas même la franchise du linge cru. Les fauteuils étaient très bas, capitonnés, brochés, entortillés de mille manières. Sur la cheminée trônait une Vénus de marbre rose, les pieds petits, la gorge haute, qui tenait sous l’un de ses bras arrondis l’heure enfermée dans un cylindre de bronze.

Ses yeux étaient mystérieusement tranquilles, un peu baissés vers la terre, et ses narines presque transparentes semblaient humer un parfum de fleurs vraies s’égarant à travers ce riche sanctuaire du sommeil.

En face de sa nudité souriante, un bouquet de violettes de Parme gisait, au centre d’un tapis. Ce bouquet, qu’un geste dédaigneux avait probablement repoussé, gardait une tenue modeste et faisait peine à voir.

Et il allait, se flétrissant, devant l’éternelle Victorieuse comme un incompris, comme un respectueux, mais exhalant une âme qui, peu à peu, remplissait l’atmosphère.

Une jeune femme entra, suivie d’une traîne de tulle ; elle vint regarder l’heure.

— Tiens !… dit-elle avec un certain tremblement dans la voix, il n’est pas encore minuit… ce ne doit pas être fait.

Âgée d’une vingtaine d’années, elle avait des yeux bleus, des cheveux de cette couleur qui fut une mode au temps de la Rome décadente et que les décadentes de ce temps-ci finiront par user. Ils étaient paille, vraiment paille, naturels, frisés très fous au-dessus du front. Berthe Soirès ne se teignait pas, mais, ce qui était plus grave, elle donnait aux autres l’envie de se teindre.

La jeune femme prit une glace à main pour arranger le triple rang de ses perles, puis tout à coup elle ramassa le bouquet de violette, le flaira, et eut un léger frisson.

— Il n’est pas encore minuit ! répéta-t-elle.

Alors elle s’assit sur sa chaise longue, le regard toujours fixé sur le cadran que portait la Vénus, offrant la mine naïve d’une fillette dont le costume vient d’être admiré.

Elle était, cette très jolie créature, d’une sérénité profonde, et examinait ce bouquet de pauvre avec indifférence.

Cependant, à ce moment, elle devenait digne de monter sur l’échafaud, la très jeune femme, au visage de vierge. Elle tuait ; et elle cherchait à se rendre compte de cet acte effroyable, comme l’anatomiste cherche devant un cadavre ouvert le secret de la mort !

L’histoire était d’une grande simplicité : elle avait rencontré dans un salon, l’hiver dernier, un monsieur ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, qui lui avait dit des yeux (pas même des lèvres) : ― Voulez-vous ?…

Elle avait répondu : — Non !

Sans invoquer d’ailleurs sa situation de femme mariée, Mme Soirès avait répondu non parce que le soupirant lui déplaisait, et elle avait ajouté dans un sourire peut-être bien effronté, peut-être bien rempli d’une lointaine promesse :

— Mais vous pouvez me contempler !…

De cela, il allait mourir bien plus que du refus, en apparence formel. Il avait écrit. On avait lu ses lettres sans cesser de sourire, comme on lisait les déclarations de tous et on avait murmuré deux mots : « Pauvre garçon ! »

L’homme avait suivi les salons, les rues, les plages, les bois, exaspéré, s’imaginant qu’un autre existait pour Mme Soirès durant l’attente qu’il croyait imposée, et enfin il avait résolu de terminer ses tourments d’un seul coup, d’un coup de feu en pleine poitrine.

« Pauvre garçon ! » murmurait de nouveau la compatissante créature.

Elle tournait et retournait la lettre d’adieux, cette lettre qu’il est de tradition de commencer par : « Quand vous lirez ces lignes… etc… » Il déclarait même qu’il se tuerait sous les fenêtres de l’hôtel, dans le tumulte de la rue, vis-à-vis la porte de leur maison :

« … Si à minuit vous n’envoyez pas un domestique me faire la charité d’une réponse… »

Mme Soirès avait prévenu son mari.

— Une excellente plaisanterie ! avait déclaré celui-ci, fort calme.

Pour elle, elle était presque sûre du suicide de cet adorateur dont la fixité des prunelles l’avait déjà frappée. Elle le croyait plus fou qu’amoureux, et par conséquent il devait se tuer.

Que pouvait-elle y faire ? Rien. Tout au plus supprimer ses cheveux luisant de dorure, son teint de rose blanche et son corps qui se balançait sur ses pieds menus comme une fleur de vanille sur sa tige trop mince ! Nous avouerons qu’elle n’y pensait pas.

Cependant Berthe, s’échappant de la fête, était venue dans cette chambre pour y être sérieuse un moment, le moment solennel, et puis, là, les fenêtres ne donnaient pas sur la rue, elle n’entendrait pas ce coup de feu. Sa cervelle de jeune oiseau se livrait à un véritable travail, elle s’efforçait de penser à la même chose durant plusieurs minutes. Qu’était-ce que la mort ?

Son père devait être mort, mais elle n’avait jamais connu son père ; sa mère vivait. Elle avait vu seulement quelques enterrements de première classe depuis son mariage. Elle avait entendu parler, à l’âge de huit ans, d’un crime commis à Lyon où elle habitait avec sa mère. On l’avait envoyée tout de suite chez une tante, et elle ne se souvenait que de l’uniforme d’un sergent de ville aperçu par le trou d’une serrure.

Quand elle avait été reçue dans le couvent des sœurs de Sainte-Marthe, à Paris, on lui avait expliqué, avec des images, ce mot : mort, par cet autre : délivrance. En épousant, à dix-sept ans, le banquier Soirès, une fortune inespérée, elle avait achevé de perdre complètement de vue la réalité du cercueil. Elle s’amusait si bien dans la vie que de plus en plus s’éloignait, à son horizon clair, ce point noir de la mort qui, pour les misérables, garde toujours les proportions effrayantes ! Ses oiseaux, ses chats, ses chiens, ses singes, une fois trépassés, étaient jetés avant même que son esprit eût le temps de s’attrister en présence de leur immobilité. Le jour de son mariage si on lui eût certifié qu’on pouvait acheter le droit de vie éternelle avec énormément d’or, elle l’aurait cru… Maintenant, il y avait une certaine différence !… elle était moins jeune fille ! et comme elle était occupée, ensuite, par le monde chez elle chaque lundi ! Toutes ces visites à rendre, ces changements de saisons, de décors, de résidences ! Les devoirs du mariage ?… Une phrase qu’elle croyait comprendre, celle-là, en la répétant souvent.

Elle aurait bien voulu qu’il ne se tuât pas ; car cela lui ferait mal !… Il pourrait agoniser longtemps. Qui le ramasserait comme elle venait de ramasser son bouquet de violettes ? Quel malheur pour elle, d’attirer ainsi les regards !… Comme on serait étonné, surpris de savoir cela !… Elle espérait bien qu’on ne saurait pas… et, brusquement, d’un mouvement plein de respect, joignant ses doigts gantés, elle fit une courte prière, choisissant, au hasard de son répertoire du couvent, la plus appropriée à la circonstance. Nous ajouterons qu’elle était en latin et que Berthe ne la comprenait pas.

— Ah ! çà… mignonne ! s’écria une voix d’homme un peu furieuse, où diable vous cachez-vous ? Et nos invités ?…

Jean Soirès, son mari, fit irruption dans la chambre à coucher. Le banquier avait trente-huit ans, il était large d’épaules et de reins, assez grand, sans embonpoint trop prononcé. Un homme bien en chair, aux yeux francs, très brillants, au teint coloré, aux cheveux châtains taillés en brosse, aux gestes d’une familiarité débordante.

Un homme très aimé des autres hommes, en qui on avait une confiance allant jusqu’au délire, surtout quand un laquais stylé promenait dans ses salons un champagne très authentique. Sa bouche, aux lèvres pleines et sensuelles, s’ouvrait sur des dents mates et solides. Il portait son habit de bal comme certains ouvriers tapageurs, avec un sans-souci d’allures presque rustre. Il marchait assez souvent sur les pieds des voisins.

Berthe s’avança :

— Me voici, Jean ! je n’ai pas envie de rire, moi ! et elle lui lança un regard sévère. Le banquier fit craquer ses puissantes phalanges, ce qui était son tic.

— Bah !… tu penses à ce nigaud ?

— J’ai des pressentiments ! déclara Berthe avec le ton d’un enfant malade.

Jean haussa les épaules et il eut, aux coins de sa bouche, un petit rictus mauvais.

— Pas possible, Mi-chat. (C’est ainsi qu’il appelait Berthe dans leur intimité.) Montre-les ?…

Il prit les mains de sa femme en l’enveloppant d’un regard un peu moqueur, mais rempli d’un bonheur ardent.

— Comme vous êtes belle ! Comme vous sentez bon !… et comme l’on vous aime, ce soir !… dit-il.

Machinalement elle tendit la joue.

— Sans doute… je t’assure que je suis très tourmentée… Si tu me laissais lui envoyer quelque chose de doux qui le fasse partir de cette rue ! Je l’ai vu passer derrière une voiture… en relevant un store du balcon, cela me fait trembler !

— Ce n’est pas vrai, Mi-chat, vous ne tremblez pas !

— J’ai des frissons intérieurs… Songe ! il va être minuit.

Je t’ai déjà expliqué que ce n’est pas ta faute, puisque tu ne lui as jamais ni parlé ni écrit. Tu auras balancé quelque éventail de droite à gauche, ou ri en mettant ton doigt sur ton front… La belle affaire ! Je te connais… tu as les coquetteries dans le sang… aujourd’hui, le sang se mêle à tes coquetteries… Tant pis… pour lui… parbleu !… Soyons complices… frissonnons un peu ici ; mais revenons vite, car il est question de magnétisme là-bas et ils vont recommencer leurs folies habituelles… Une étrange vogue, ce magnétisme ! quand on croit qu’on n’en fait plus, on en fait encore !… Le docteur Meauze a voulu m’entreprendre… alors, me sentant devenir idiot… je me suis sauvé…

Il avait laissé Berthe sur le lit de repos et allait et venait par la chambre, dérangeant les sièges ; on devinait en lui un continuel besoin de mouvement, une rage de se dépenser, de faire du bruit, de proférer des syllabes quelconques.

— Est-ce que tu aurais écrit ? demanda-t-il en s’arrêtant.

— Oh !… je n’en ai pas eu l’idée : pour lui dire quoi ?

Il se mit à rire de bon cœur.

— Sotte !… qui devient romanesque avec ses pressentiments !… Mi-chat se prenant au sérieux !… Mes respects, Madame !… On meurt pour vous !… On va se tuer, c’est positif !…

— On voit bien que tu n’as pas peur des revenants, toi ! fit Berthe avec une colère naissante. Cette chambre est si sombre !… soupira-t-elle en promenant un regard de dépit autour d’elle.

— Une occasion pour la remeubler. Tu choisiras un genre plus gai.

Berthe fit un geste de fatigue.

— Non, je suis trop blonde pour supporter les nuances claires… Je serais fade ! Ainsi… il y a madame de Plainville qui est affreuse en rose-moussue, ce soir : as-tu vu ce casque et ces bengales ? On n’est pas plus toquée ! Et mademoiselle Caley, l’Américaine, dans son étui de soie grise, on dirait une ombrelle avec son caoutchouc ! Par exemple, Jane est inconvenante de se décolleter tant que cela depuis qu’elle est fiancée…

Alors, ce fut une explosion, Berthe critiqua toutes les toilettes de sa sauterie, elle rendit justice à quelques-unes, prouvant qu’elle était jolie femme jusqu’au bout des ongles, mais elle déclara que sa soirée était manquée.

— Pourquoi ? interrogea le banquier qui, subitement, se décida à masquer la pendule en s’adossant contre la Vénus.

— Oh ! parce que Desgriel n’est pas venu, mon poète ! et elle scanda fièrement ces deux mots : mon poète !

Les douze coups de minuit sonnèrent.

Berthe poussa un cri, elle bondit dans les bras de son mari, le front caché sur sa poitrine.

— Allons, Mi-chat !… dit-il en lui baisant les cheveux, pas de scènes théâtrales !… prends mon bras, et revenons. Nos gens, je te le répète, doivent faire des sottises. Le docteur Meauze voulait éteindre les bougies !…

m’entraîna. Le bouquet de Parme demeura seul.

Ils traversèrent une enfilade de plusieurs pièces et arrivèrent au salon de réception qui, à leur approche, paraissait s’assombrir d’une façon inexplicable.