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À mort/07

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E. Monnier (p. 89-100).
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VII


Le comte de Bryon revint souvent à l’hôtel Soirès ; non parce que la petite croquante lui plaisait, mais parce qu’il plaisait à la petite croquante. Il est une attirance toujours victorieuse chez la femme énamourée. Que l’homme aime ou n’aime pas, il revient sans cesse à celle qui s’éprend de lui comme on revient au miroir qui vous a montré, un certain soir de fête, que vous étiez joli garçon. Maxime n’était point, au sujet de cette attirance, une exception parmi les autres hommes.

Berthe, elle, se sentait enveloppée de son regard quand ils se trouvaient tous les deux dans le même salon : ce regard lui faisait l’effet d’une ombre dont elle ne devait plus sortir. Près de son mari, ce sentiment de terreur persistait. En vain se jetait-elle au cou de Soirès, en vain venait-elle rire sur ses lèvres, l’œil du comte la suivait, bien qu’il fût tourné d’un côté opposé.

Cependant il n’abusait guère de ses avantages, car c’était à peine s’il lui adressait la parole et il ne l’invitait jamais au cotillon.

La coquette souffrait le martyre, n’osant pas se l’avouer.

Une nuit, chez la princesse de R… où toutes les femmes vont, pourvu qu’elles aient une toilette fraîche, Berthe reçut presque une injure de la part de cet homme. Elle avait fait pour lui seul une de ces entrées à sensation qu’on se rappelle jusqu’à sa première ride. Elle avait obtenu de la complaisante générosité de Jean de faire venir de Tunisie le costume authentique des bayadères de ces contrées mises à la mode depuis peu. La mignonne créature se drapait dans des étoffes alourdies par leur trame de métal ; autour du fez grenat et de sa gorge blanche scintillait une fortune de sequins, de perles, de rubis. Son écharpe en lamé d’argent la gênait pour marcher, elle pliait quelquefois sous le poids des colliers cliquetants.

On allait jouer un proverbe lorsque le banquier entra soutenant sa femme pour qu’elle eût le loisir d’ôter son masque. Un murmure d’admiration courut dans la salle.

— C’est, ma foi, la petite Soirès ! dit un gommeux déguisé en Colin, assis à côté de monsieur de Bryon. Celui-ci avait jeté sur son habit un manteau vénitien de velours noir, mais il portait l’épée.

— Je crois que oui, Monsieur !

— Vous la connaissez, on la dit d’une coquetterie effrénée ; nomme-t-on ses amants ?

— Je l’ignore, Monsieur.

— Allons donc, cher comte, n’allez-vous pas chez les Soirès ?

— Ce serait une raison, Monsieur, pour que je m’abstienne de compter les amants de cette jolie personne.

— Jolie personne, en effet !… Ce soir, elle est absolument merveilleuse.

— Eh bien ! non, mon cher Monsieur, elle est tout naïvement ridicule !…

Et le comte de Bryon se dépêcha de tourner le dos.

Olga Freind descendait l’escalier intérieur qui conduisait au buffet lorsqu’elle croisa le Colin.

— Comment ! vous êtes en diseuse de bonne aventure, mais ça n’a pas de sens, ma chère, murmura le gommeux d’assez mauvaise humeur, il y a ici dix tireuses de cartes au moins… On va vous prendre pour n’importe qui !… À propos, le comte de Bryon, l’homme au gant rouge, déclare que madame Soirès est ridicule… Elle a pour soixante-mille francs de bijoux sur elle !…

— Tiens !… l’original ! je vais le dire à la petite femme. Intriguons… Merci du renseignement.

Berthe reçut ce coup en pleine coquetterie. Elle devint pâle, elle si rose dès le seuil de ce salon où il était. Puis, laissant son mari se perdre dans la cohue, elle gagna un fauteuil vide, derrière le comte.

Elle frappa sur son épaule du bout de son éventail.

— Vous prétendez que mon costume est ridicule ? demanda-t-elle tout d’un trait comme une enfant essoufflée.

Maxime fronça les sourcils.

— Mais… Madame…

— Mais j’ai tenu à vous poser cette question, Monsieur, avant d’aller saluer la maîtresse de la maison.

— Parce que ?…

— Parce que s’il est vrai que je suis ridicule, je fais rappeler ma voiture et je vais changer de toilette, comprenez-vous ?

Elle avait presque des larmes dans les yeux.

Il était impossible d’affirmer davantage que la bayadère tunisienne, sauf le corps, bien entendu, appartenait à son critique.

— Je me rétracte, murmura le comte, stupéfait.

Il n’aurait jamais cru, de la part de Berthe, à une aussi déplorable éducation.

— Bien !… fit elle réconciliée.

Après plusieurs compliments échangés avec la princesse de R… qui ne se lassait pas au contraire de lui jurer qu’elle avait la grâce des véritables aimées, Berthe se retrouva par hasard à la droite du comte de Bryon.

— Vous avez raison, soupira-t-elle gaîment, je suis très mal… puisque les femmes d’ici me complimentent. Elles sont vieilles et ne pensent pas un seul mot de ce qu’elles me disent !…

Maxime étouffa son envie de rire.

— Ces tissus sont écrasants pour votre jeunesse, Madame, daigna-t-il remarquer. Il fallait vous mettre en rose blanche.

— Vous rêvez ; en rose blanche, moi ! Alors, Monsieur, lui répondit Berthe essayant de le regarder en face, je n’aurais pas été déguisée du tout.

Quand le bal s’ouvrit, ils se rencontrèrent encore dans une embrasure, sur le même sopha. Elle avait déjà dansé le premier quadrille, vis-à-vis d’une reine de Saba et d’un prince roumain. Des branches d’azalées entouraient sa tête blonde ; sa chemisette de mousseline des Indes, un peu écartée au creux des seins, laissait deviner les mouvements du cœur ; par instants elle avançait son pied microscopique chaussé de la mule traditionnelle. Ses yeux soutenaient courageusement l’éclat terrible des lustres, sa jolie bouche se crispait dans un rire muet ravissant.

Elle était bien bayadère, ainsi, et provocante selon son rôle. Cependant, la pauvre enfant ressentait, à la nuque, une douleur intolérable.

— Désirez-vous que j’aille vous chercher une glace ? lui demanda cérémonieusement de Bryon.

— Merci, comte, je n’ai besoin de rien.

Elle disait « comte » tout court, cherchant l’intonation particulière que mettait dans ce mot la princesse de R … lorsqu’elle s’adressait au jeune homme.

Il s’assit à l’extrémité du sopha, ne se souciant pas de la frôler.

— Vous regrettez le musée de Cluny ? fit Berthe, au hasard.

— Moi, Madame !… je suis de ceux qui n’ont pas de regrets en présence d’une jolie femme !…

— Dites un peu, monsieur de Bryon, puisque vous vous amendez, vous m’en voulez encore de la réception que je vous ai faite le soir où… votre gant était rouge ?

— Vous m’avez donc mal reçu, ce soir-là ?…

— Vous l’avez oublié, Monsieur, scanda Berthe, bouleversée par cette indifférence.

— Pardonnez-moi, dit-il, je suis un sauvage… Mais n’est-il pas juste que vous me fassiez peur ?

Elle eut un frisson. Comme si ce n’était pas le contraire !

Alors, sans transition, ils causèrent de choses plus intimes. Elle lui donna des nouvelles de Caderousse, avoua que l’approche du carême l’ennuyait.

— Vous retournez à Nice… ah ! vous êtes heureux, vous êtes libre… Mon mari ne peut pas quitter ses affaires une minute.

Il se rapprocha pour jouir de la fraîcheur envoyée par l’écran de plumes que Berthe balançait.

— Votre mari vous adore, n’est-ce pas ? fit-il avec un sourire très calme.

— Sans doute… mais il est brutal, déclara-t-elle comme si elle venait d’apprendre cela le jour même.

— Les meilleurs maris ! murmura Maxime souriant toujours et s’efforçant à la plus stricte politesse.

— Eh bien ! non… non… s’écria Berthe avec explosion, les femmes coquettes ont un cœur comme les autres, et si Jean s’occupait de mon cœur, je serais capable de comprendre …

Elle s’arrêta haletante, la joue empourprée.

— Vous savez ?… continua-t-elle après un silence que Maxime ne voulut pas rompre, j’ai fondé une bibliothèque chez moi, dans ma chambre, je me suis acheté des tas de livres sérieux. Je lis, j’étudie, je pense.

Je n’ai choisi que des auteurs moraux. J’ai même rencontré, à travers leurs pages, des héroïnes pareilles à celle que vous aimez… Je vais au Louvre depuis votre dernière visite… Je connais tous les Greuze et je vois, rien qu’en baissant les paupières, le mystérieux portrait de la Joconde. Je deviendrai si savante que personne ne voudra plus causer avec moi… Ah !… Monsieur, il est bien facile de toucher à tout quand on est gâtée… Vous m’excusez d’être gâtée… c’est bon, j’en profite.

Elle riait doucement, et de l’humidité de ses yeux bleus se dégageait une navrante angoisse ; la coquette faisait peu à peu place à la petite fille pleurante dont le jouet vient de se briser dans les mains.

— Vous ne vous trompiez pas, ajouta-t-elle, quand vous prétendiez que la mort d’un homme fait quelquefois l’éducation d’une femme.

Le comte la regardait avec stupeur.

— Ah ! çà, pensait-il, Berthe Soirès qui, de l’aveu de tous, n’a pas encore failli, aurait-elle été la maîtresse du suicidé… ou… deviendrait-elle amoureuse de moi ?…

— Me permettez-vous, Madame, dit-il se levant pour la conduire vers le buffet, d’aller feuilleter vos livres demain ? Lire au hasard me paraît dangereux quand on est une ex-coquette de vingt-deux ans.

Il conservait son maintien dédaigneux, mais Berthe s’imagina que ses lèvres avaient quelque chose d’affectueux. En réalité, Maxime s’apitoyait sur la femme de Soirès, peut-être sur Soirès lui-même.

Berthe quitta le bal de bonne heure.

— Tu es donc fatiguée ? demanda Jean en l’enveloppant avec des soins paternels dans ses fourrures. Autrefois tu me faisais veiller jusqu’au jour !

— Je m’ennuie ! dit laconiquement la jeune femme.

— Mi-chat ! tu as des peines… et tu me les caches ?

Il la serrait contre sa robuste poitrine voulant la défendre.

— J’ai mal à la tête !

— Ce sont tes livres que le diable emporte !… Tiens, j’aimerais mieux que le comte de Bryon t’eût fait des compliments comme tous les autres au lieu d’aller te fourrer la science et les arts dans la cervelle. Est-ce qu’une femme qui a de la fortune doit savoir qu’ABeilard aimait Héloïse platoniquement ? Sacrebleu ! j’ai envie de les brûler, tes livres… j’en suis jaloux.

Alors, elle se précipita dans ses bras et éclata en sanglots.

Le gant de Maxime de Bryon avait-il vraiment flambé ? Cette maculature sanglante avait-elle disparu ?… qui pouvait savoir si la main de Berthe, se tendant pour la première fois à un inconnu, n’avait pas reçu un contact funeste ? Jean ne répondait de rien dès qu’il la voyait pleurer à chaudes larmes, et pour une larme de plus il serait devenu franchement superstitieux.

Le lendemain, Berthe prit une longue robe de velours de forme austère, natta ses cheveux ébouriffés en une tresse unique qu’elle laissa pendre sur ses épaules.

Maxime lui fut annoncé à deux heures de l’après-midi.

— J’apporte une liste, dit-il d’un ton tout gracieux.

— Nous la discuterons, riposta la jeune femme dont les yeux, cette fois, brillaient de plaisir.

— Où est le sanctuaire ? interrogea-t-il serrant avec une tendresse de bon aloi la petite main qu’on lui abandonnait.

— Dans ma chambre… en attendant l’installation d’un cabinet qui l’avoisine. Mais ma chambre est si grande qu’il y aura place, je l’espère, pour un laboratoire de chimie.

Ils traversèrent les appartements de réception et pénétrèrent dans la chambre. Le comte, au seuil, eut un imperceptible étonnement. Ce lit énorme, de structure lourde, bizarre, compliqué de draperies sombres, à reflets tantôt verts, tantôt bleus, l’intimida comme l’aspect d’une monstruosité inconnue. Une odeur à la fois douce et forte semblait s’exhaler des dentelles bises voilant les oreillers. Le long des murs, ces plantes aux enlacements puissants qui grimpaient, l’or faux des corniches, la Vénus rieuse et nue debout sur la cheminée, tous les meubles voluptueux de formes répétaient de ces choses qu’un homme, fût-il indifférent, préfère ne pas savoir.

Berthe allait vite, pressée de lui montrer ses nouveaux caprices.

— C’est ici votre chambre ? — demanda-t-il appuyant sur la phrase,

— Et celle de mon mari, répondit Berthe, adorable de candeur ; nous ne nous sommes jamais séparés.

— Ah ! l’amour conjugal n’est donc, pas un amour chimérique ? D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis sûr que vos cheveux doivent avoir la nuit une lueur de lune de miel… je vous félicite, chère Madame.

Il devenait tout à fait ironique, car il se promenait dans un poème des plus bourgeois. Quelles petites gens… quoi !… chaque soir ?…

Pourtant ce lit l’horripilait, il aurait mis le feu à la chambre entière si ce n’eût pas été d’un mauvais goût achevé.

Jaloux de qui ? du banquier Soirès ?

— Voici mes livres, Monsieur, opérons un triage !

Elle grimpa, lesté comme l’oiseau, sur une échelle de palissandre et atteignit des rayons couverts de peluche ; elle lança pêle-mêle tous les ouvrages qu’elle saisissait dans les coussins d’une chaise longue.

— Voyez… voyez… Monsieur le ténébreux… Il y a Lord Byron, une traduction recommandée de Shakespeare, tout Walter Scott. Les poésies de Lamartine, le théâtre de Musset, les œuvres de Victor Hugo, etc… etc… Total : huit cents francs qu’il m’a fallu d’abord demander à mon seigneur et maître sous le gentil prétexte d’un chapeau de Colomb. Figurez-vous que Jean était furieux… Il ne veut pas que je pense !…

Maxime se mit à rire. Ce coin de la chambre était dans un désordre incroyable, et tous les auteurs se tenant sournoisement vis-à-vis de ce lit semblaient braver sa réalité, grâce à lui, le penseur !

Que sortirait-il de ces curiosités de coquette ? Peut-être la haine, puisqu’il était décidé à ne pas aimer, peut-être la folie pour elle. Maxime cessa de rire, il fit même un pas en arrière.

— Pauvre enfant !… pauvre poupée ! — balbutia-t-il les yeux pleins de cette caresse incompréhensible qui avait attiré la jeune femme.

Elle se pencha.

— Que dites vous ?… Mon choix est détestable ?

Il plia le genou sur un premier échelon. Le sort en était jeté : il s’emparerait de cette âme et du bouton il ferait une fleur. Que lui importaient les droits de l’époux ?… Il n’eût pas souffert ceux d’un amant, mais la situation ne serait ni ridicule ni cruelle avec cette mignonne rêvant de se désaltérer aux coupes limpides dû platonisme.

— Madame, fit-il baisant le bout de sa longue tresse flottante, votre choix est excellent et je jure de vous faire acquérir une beauté de plus, bien que cela me paraisse à peu près impossible.

Berthe se redressa triomphante.

— Merci, Monsieur, répondit-elle, sautant à terre, je tâcherai…

Ils se regardèrent sans trouble, avec une confiance absolue en eux-mêmes. L’une par ignorance du fruit défendu, l’autre par dédain des choses faciles.

Soudain, la portière de la chambre se releva et Jean parut.