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À mort/09

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E. Monnier (p. 125-136).
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IX


Le coupé du banquier stationnait toujours à la même place. Berthe, s’enfuyant de la maison maudite, aperçut cette voiture, et, ses yeux brouillés par les larmes, elle se précipita vers la portière.

— Montez, ma chérie, je vous attendais, fit Soirès de son accent ordinaire, poussant la jeune femme sur le marche-pied.

Il était descendu vivement et il la reçut, à moitié évanouie, dans les fourrures qu’il avait apportées.

— À l’hôtel ! cria-t-il en refermant la portière sur eux.

Berthe, en proie à une crise de nerfs, se roulait, lui mordait la poitrine, s’arrachait les cheveux, répétant :

— Le lâche ! le lâche !

— Pauvre petite ! soupirait-il en lui faisant respirer des sels.

Il avait gagné la partie, mais quelle partie, mon Dieu !… elle lui coûtait peut-être le cœur de sa femme.

— Mi-chat, murmura Jean la dorlotant, comme il faut dorloter les petits pour les endormir, vous êtes une jolie misérable que je devrais étouffer sous cette couverture de renard ou jeter à la Seine, bien empaquetée de ce manteau de loutre… seulement, je n’ai pas ce courage, je vous aime… sans aucune jalousie, vous le voyez… et je vous pardonne à la condition que vous brûlerez vos livres. Les romans ne vous valent rien… vous m’entendez.

Elle s’était pelotonnée tout au fond du coupé, se demandant s’il allait la tuer ; puis, rassurée, elle prit sa large main dans laquelle les deux siennes pouvaient tenir à l’aise, et elle la baisa respectueusement.

— Vous êtes bon, Jean, je ne mérite pas votre pitié !

Il respira un peu…

— Dis tout de suite que je suis bête… car tu recommenceras… j’en ai la conviction, parbleu !… Je ne réponds plus de toi, si tu recommences… Berthe… À présent, il faut que je te prévienne d’une autre chose : le comte ne t’aime pas, crois moi, j’ai de l’expérience… il ne t’aimera jamais. Les hommes comme lui s’aiment d’abord, et, par-dessus le marché, leur tempérament ne leur permet pas d’avoir des égoïsmes à deux. En te donnant à lui, tu te trompais avant de me tromper… Il t’aurait traitée comme un caprice des rues… une petite rencontrée un soir, lâchée le lendemain, et tu aurais pleuré toute ta vie.

Berthe se taisait. Elle sentait qu’il disait vrai.

— Veux-tu que je retourne chez ma mère ? Je voulais y aller ce soir déjà… je me repentirai, je serai sage… et je te reviendrai guérie.

— Par exemple… non… non… chère Madame… je ne me fie ni à votre mère ni à votre repentir… vous resterez chez moi, chez vous, et vous tâcherez de penser à la toilette de votre mi-carême.

— Oh ! je n’ai plus ces goûts, Jean… pourquoi me pousser aux coquetteries qui sont ma perte ?

— Il me plaît, moi, que tu me montres et leur montres de jolis costumes. Nous irons au bal comme avant, et, même, je te conduirai à l’Opéra, masquée !… Tu veux te prostituer, prostituons-nous !… si un domino prends la taille de ma femme, cette nuit-là, tant pis… j’en rirai…

Il riait, en effet, quoique tout blêmi par une violente émotion.

Berthe frissonna.

Elle n’avait pas l’habitude de l’injure intime qui vous salit bien davantage que le mépris de toute une foule : elle étendit ses bras en avant, se protégeant le visage.

— Que je suis malheureuse !… s’écria-t-elle ; je n’ai plus de mari pour me venger…

Il lui semblait que l’homme qui était monté à côté d’elle lui devenait inconnu.

— Il vous reste un amant pour vous aimer, Berthe, fit le banquier sardonique.

— Je n’ai jamais eu d’amant, vous le savez bien, répondit-elle, fondant en larmes.

— Et moi ? rugit Soirès l’enlaçant dans une étreinte de fer.

La tête perdue, elle se laissa embrasser tandis qu’une vision repassait tout à coup sous ses paupières fermées par les baisers de son mari : la silhouette du comte se détachant toute noire, tout austère, sur un ciel diamanté des plus belles étoiles.

Oh ! comme ce pouvait être une suprême joie, le devoir accompli ! Comme il était grand, ce héros qu’elle avait osé appeler lâche !

Et, la réaction aidant, la pauvre Berthe, si mignonne, si gracieuse, si pensionnaire encore, pensa, sans trop s’en effrayer, à la monstruosité d’un amour double : son corps à l’un, son âme à l’autre.

Huit jours s’écoulèrent sans que Jean fit la moindre allusion au comte Maxime. Berthe, de son côté, commanda quelques robes, reçut quelques visites, mais un changement complet s’opérait dans cette jeune femme éclose au réel amour. Elle ne riait plus, ne flirtait plus ; on ne la surprenait plus balançant, de droite à gauche, un éventail qui faisait oui aux passants, ou mordant le bout de ses ongles avec de jolis signes provocants.

Elle demeurait des heures entières sur la chaise longue de sa chambre à coucher, contemplant les rayons de sa bibliothèque à jamais dégarnis.

Elle sentait si bien, Berthe, qu’elle ne volait rien à son mari en adorant le comte Maxime, que, parfois, le désir de parler de lui devant Soirès la poignait, irrésistible. Elle eût voulu qu’il lui laissât le droit de s’écrier tout à coup : « N’est-ce pas, Jean, que le comte de Bryon est un charmeur ?… » et qu’il lui répondît, très calme : « Je suis de ton avis, c’est un charmeur ! »

Après, elle l’aurait embrassé plus heureuse, n’ayant pas un seul remords.

Sa principale distraction fut de causer avec des gens qui le voyaient. Le poète Desgriel vint lui lire son sonnet, mais il ajouta par hasard :

— J’ai rencontré chez madame de R… le comte de Bryon. Il était très aimable auprès de cette petite Lydia de Serres… Oh ! qu’elle est donc fatalement brune, la baronne Lydia !

Il est une habitude, chez les poètes du moment, d’employer des adverbes longs : ce « fatalement brune » ne voulait pas rendre une idée un peu logique, mais Desgriel aimait ces phrases creuses.

Enfin, Maxime était pour longtemps à Paris, elle le savait, elle pouvait vivre le sachant à tous les instants du même monde qu’elle.

Comme elle songeait souvent que l’impossibilité de se rencontrer de nouveau ne venait que du serment exigé par Soirès, elle finit par le chercher d’une manière vague, ne se croyant pas très coupable si elle le trouvait une fois sans préméditation. Elle aurait fait les premières démarches et on ne le lui tuerait peut-être pas pour un coup d’œil lancé au hasard qui ne serait même pas partagé.

Le carême vint fermer les salons ; il fallut, selon la mode établie, se montrer un peu moins au spectacle et davantage aux sermons.

Berthe manifesta l’innocente intention d’aller ouïr le prêche du Père Montsabré.

— Nous irons ensemble, puisque tu le veux, Michat, déclara tranquillement le banquier ; mais, Notre-Dame étant très près du quai d’Orléans, j’aurai soin de me munir d’une arme offensive… Pauvre de Bryon, ce ne sera point sa faute. Celle de ta dévotion, tout au plus…

Berthe se mit à pleurer.

Elle avait l’âme tellement naïve et le désordre si chaste, cette petite mondaine blessée, qu’elle ne réagissait pas contre la torpeur affectueuse qui l’enveloppait au souvenir de son ami ; elle s’abandonnait à ce chagrin comme on se plonge dans un deuil avouable.

Jean essayait des éclats de rire, puis il courait s’enfermer chez lui, dans son cabinet de la banque, pour y pleurer de rage sur des monceaux d’or qu’il ne daignait plus caresser.

À quoi bon ces richesses ? Mi-chat ne jouait plus ni avec lui ni avec elles !…

Souvent on aurait pu l’entendre s’écrier, ivre de rage :

— Et quand on pense qu’il ne l’aime pas… ce monstre… il ne l’aime pas ! je voudrais le forcer à l’aimer, moi, car alors elle s’en dégoûterait peut-être… Oh ! le misérable indifférent !

Pour Soirès, la torture était d’autant plus tenace qu’elle venait il ne savait d’où. Pas de crime à punir, pas de honte à laver, rien que le fantôme d’un adultère sans l’adultère lui-même.

Le comte lui laissait le beau rôle, il avait dédaigné de lui ravir sa femme.

Lorsqu’il avait pleuré, il tâchait de raisonner une minute.

— Voyons, mon ami Soirès, se disait-il, regarde le danger en face… ce sont dès chimères… l’aspiration, les rêveries, l’âme, les communions du cœur… des blagues !… Ma femme n’est pas à lui !… Sacrebleu !… ils ne se sont jamais embrassés… et je suis pour les choses positives… Quel est le maître de la situation ? Moi… toujours moi !… Vie triste, monsieur, qu’un amant qui préfère l’archéologie aux filles plantureuses… Berthe, en somme, n’est pas si froide… au bout d’une nuit elle détesterait mon aristocrate.

Pourtant Soirès s’affolait dès que le nom de l’aristocrate se glissait, le traître, jusqu’à son oreille.

Au Cercle, il voyait assez régulièrement Maxime. Celui-ci se dirigeait vers lui à son entrée dans le salon de jeu, lui tendait la main avec son habituelle grâce nonchalante, lui demandait d’un ton grave des nouvelles de madame Soirès et, sans transition, devenant fort enjoué ; il le prenait à partie au sujet des cancans de la Bourse.

Impossible de deviner ce que ce fils des preux pouvait comploter comme revanche… Voulait-il, d’ailleurs, une revanche ?…

Soirès s’étourdissait en bavardages goguenards. Il s’informait des études du jeune homme… eh ! comme l’archéologie l’emplissait d’une joie sauvage ! et les arts donc, les belles lettres, la peinture, la musique !

— Racontez-moi vos découvertes, disait-il en allant s’asseoir dans un coin avec le comte : si vous saviez combien je m’intéresse à vos travaux !…

Et sans une allusion fâcheuse à l’étrange situation qu’ils se créaient volontairement, les deux hommes discutaient de la valeur réelle d’un tableau en montre chez un célèbre brocanteur, d’un vase antique récemment exhumé ou d’une collection d’indéchiffrables médailles.

Parfois, le banquier oubliait ses rancunes pour se laisser prendre au charme de son ennemi intime.

Il s’avisait de lui crier :

— Mais, cher petit nigaud (et il ajoutait à cette phrase une tape amicale sur la cuisse) pourquoi, au lieu de courtiser une vieille duchesse rance, ne vous amusez-vous pas à corps perdu ? C’est agaçant d’en savoir si long pour pratiquer si peu !… Voulez-vous que je vous débauche, moi ?

— Monsieur Soirès, vous êtes un républicain, répondait invariablement le charmeur.

Quand Soirès le quittait il avait une recrudescence de mépris pour Berthe.

Lui, qui avait refusé le sermon aux nouveaux appétits de sa femme, songea qu’il ne se vengeait vraiment pas assez.

Il inventa, un soir, une torture ; il prononça de son plein gré le nom de l’exilé.

— Je viens de rencontrer de Bryon, fit-il, l’air détaché de la chose, et figurez-vous, Mi-chat, qu’il se marie…

Berthe devint pâle.

— Il est bien libre de se marier, Jean, dit-elle toute tremblante, sortant de son rêve désolé.

— Vous me faites donc l’honneur d’écouter, à présent ? gronda Soirès ; et son teint devint pourpre.

— Je t’écoutais tout à l’heure ; seulement… j’ai eu peur… en entendant son nom…

— Ce qui Va fait crier… Eh bien !… il va épouser l’une des filles de Mme de Clermont. Titre et fortuné, rien n’y manque. Tu t’expliques pourquoi il a le cœur si occupé ?…

— Je t’en prie, gémit la pauvrette, joignant les mains.

— … Car, continua l’impitoyable mari, entre nous, de Bryon ne t’a pas aimée plus qu’il n’a aimé Caderousse… Je t’avais bien prévenue, le soir de sa première apparition, qu’il n’aimait pas les femmes du monde ; à moins que ces femmes fussent de grande race comme celle qu’il désire épouser.

Brusquement Berthe se leva de sa causeuse et vint s’asseoir sur les genoux du banquier, ainsi qu’elle avait coutume de le faire autrefois.

— Jean, dit-elle en lui caressant les cheveux… ce n’est qu’un gros mensonge… mais n’essaye pas de me faire pleurer encore… je suis malade… tu pourrais me tuer…

Il tressaillit jusqu’au plus profond de son être.

— Te tuer ? Mi-chat… parce que cet homme se marie… tu me rends fou… tu l’aimes donc toujours ?

— Écoute-moi bien, Jean, dit-elle résignée d’avance soit aux bourrasques de colère soit aux bourrasques d’amour, je ne saurais pas expliquer mieux ce que j’éprouve pour lui qu’en te montrant cette fleurette, là, près de ce journal. C’est un myosotis brodé sur le satin de ce tapis, et il semble y être à merveille parmi les liens soyeux qui l’entourent. Suppose cependant qu’un enchanteur, le touchant de sa baguette, lui donne l’existence d’une vraie fleur, qu’il devienne myosotis pour de bon… crois-tu que le satin, la chaleur de la chambre, les broderies brillantes qui l’entourent, le luxe dans lequel on l’a jeté, crois-tu que tout cela lui suffise ?… non, il voudra un peu de soleil et un peu d’eau.

— Bref, interrompit Soirès, les doigts crispés, ton myosotis ayant beaucoup, demandera moins.

— Oui, Jean, moins… seulement tout le soleil c’est le jour, et toute l’eau c’est la mer… je ne crois pas la richesse suffisante pour acheter ou le jour ou la mer !…

Berthe avait obéi, ses livres étaient brûlés, mais son cœur lui suffisait pour inventer la poésie. Soirès ne put s’empêcher d’être un peu ému.

— De sorte que si tu tombais dans la misère, tu ne m’aimerais plus et tu aimerais encore le comte ?

— Jean, ta femme t’aimerait toujours, je te le jure, car tu es le meilleur des hommes… (elle baissa la tête) et Berthe se souviendrait de temps en temps de celui qui voulait lui créer une intelligence.

— Les aspirations… nous y sommes !…

— Ne raille pas Jean, une mère élèvera mal ses enfants si elle ne connaît rien de la vie.

— Alors, fit-il avec explosion, c’est pour savoir élever nos enfants futurs que tu te livrais à lui ?

Berthe bondit ; ses yeux du même bleu que celui du myosotis brodé, prirent une sombre expression.

— Jean… je me suis offerte au comte non pas parce que je l’aimais, je le comprends aujourd’hui, mais parce que tu m’as appris, toi, que la possession du corps est l’unique but de l’amour… si j’avais su ce que je sais, tu n’aurais pas une faute à me reprocher, et tu ne te douterais même pas que je pense à lui en ta présence.

— Supprime donc le corps de ton héros de roman, riposta Soirès dont le sang bouillait malgré ses violents efforts pour demeurer gouailleur, et nous verrons !

— Tu peux le tuer, Jean, ma pensée lui restera fidèle au delà de la mort !

La petite femme de Soirès, un peu pâlie, de volonté molle, au sourire résigné, devenait effrayante. Elle ne trompait pas son mari dans un rendez-vous libertin, elle le trompait chaque nuit, dans sa propre couche, dans ses propres bras, sur ses propres lèvres… et à cela, il n’y avait pas de remède connu.

Jean se sauva comme un insensé, car il allait éclater en sanglots, se rouler à ses pieds ou l’étrangler d’un simple serrement de doigts.

Et peut-être le viveur avait tort de ne pas lui témoigner tout haut ses désespoirs secrets… les jolies sentimentales étant capables des partages les plus extraordinaires.