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À soi-même : Journal (1867-1915)/Cazin, Peintre

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Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 141-146).

CAZIN

Le tableau Ismaël est mis au Luxembourg. C’est au Salon de 1879 que l’on vit la première fois le nom de Cazin. Il signait une allégorie de l’Art, dont la conception était étrange et neuve, et une Fuite en Égypte, sorte de paysage crépusculaire, peint à la cire, celui-ci haut placé, dans la salle des dessins que ne visitent guère habituellement que l’indifférence ou la solitude.

Le doux sentiment mystique dont il paraissait empreint pouvait faire croire à la présence d’une peinture de primitif égarée parmi les nôtres. Elle surprenait, elle donnait harmonieusement et sans aucun artifice, la saveur d’une cérébralité lointaine, comme le ferait une mélodie de Berlioz dans un concert de musique militaire : même fragilité pénétrante, un tendre spiritualisme, et même pouvoir d’évocation légendaire. C’était bien le prélude ou plutôt la promesse des autres tableaux que ce nouveau talent devait donner ensuite, car, depuis, des œuvres relativement graves, plus sûres, sont venues encore, toutes marquées de la même saveur morale. Elles donnent maintenant l’assurance d’une carrière que le peintre fournira pour la joie des esprits délicats qui le goûtent et maintenant l’attendent.

Ceux qui recherchent avant tout le plaisir des yeux ne s’arrêteront pas longtemps devant elles, devant ces toiles si tempérées, un peu prudes… où la part de réalité, de sensualité est émise avec mesure, et juste pour ne pas nuire à la légère idéalité qu’en nous elles provoquent. Ils iront devant des travaux d’un autre ordre applaudir aux produits d’un naturalisme qui a bien pour l’art sa nécessité, sa valeur première, mais qui est secondaire quand il est pris pour but et non comme moyen : deux faces de la vérité qui seront toujours opposées et complémentaires : ici les substances, la réalité vue, sensible, concrète, sans laquelle toute conception reste à l’état d’abstraction et en quelque sorte de palpitation créatrice ; là l’imagination même, les vastes perspectives ouvertes à l’imprévu de nos songes, sans lesquelles l’œuvre d’art n’a plus de but, ni de portée. Cazin ne l’ignore pas sans doute, car il garde, en artiste conscient et voyant, un très juste équilibre au centre de ces deux mondes dont il a très nettement la vue, sans jamais se laisser absorber de trop près par la nature extérieure, ni perdre pied, non plus, dans les concepts et l’invention, où bien des esprits élevés se sont perdus.

Ce qu’il faut apprécier dans ces nouveaux ouvrages, c’est la mesure, la maturité du fruit dans l’exécution. On a vu de récents pastels qui révèlent en leur auteur un ouvrier habile et rare. La Nuit est la simple représentation d’une masure, près d’un jardin, sous un ciel sombre où brillent quelques pâles étoiles. Un rayon de lune tombe avec son mystère sur le toit, sur la porte, où va frapper dans la pénombre une personne humaine imperceptible et présente. Rien n’est plus simple et cependant plus nouveau, plus poétique que ce modeste petit cadre qui suggère le rythme berceur d’une belle strophe. L’auteur a peut-être illustré là un verset du cantique de Salomon : « J’étais endormie, mais mon cœur veillait, voici la voix de mon bien-aimé qui heurtait, disant : « Ouvre-moi, ma sœur, ma grande amie, ma colombe, ma parfaite, car ma tête est pleine de rosée, et mes cheveux des gouttes de la nuit ». C’est une page de la Bible, avec sa poésie lointaine, ses lignes simples, son large style oublié : il se répercute dans un art dont Cazin a parfois le secret.

C’est ici l’occasion de méditer sur des travaux qui ne sont autres que des paysages historiques, vraiment sincères ceux-là, et qui prouvent souverainement que le paysage de style est une mode, une forme traditionnelle de notre art plastique qui est légitime et renouvelable quand on l’affirme par les facultés propices.

Voyez aussi le Chemin et comprenons qu’il n’est point question nullement du sentier bordé de cultures, où l’on se promène le dimanche hors banlieue. On a peint le chemin, non pas un chemin : c’est-à-dire une donnée prise au sens général. La route monte vers un coteau élevé sous un azur plein d’ardeurs vives et de lumière. Un œil simplement littéraire pourrait y voir le symbole et l’image de la vie dans ce chemin montant, dont la ligne organique va se perdre dans le ciel du soir. Le peintre qui l’a si bien présenté a gravi la colline heureuse au delà de laquelle est le ciel de la récompense ; il l’a représenté brillant et rose comme une image de ses succès.

Le trait qui caractérise ces bons ouvrages, et ceux que j’ai cités, c’est qu’ils sont hors du lieu et du temps. Et ils sont cependant profondément vrais : leur auteur assurément n’a vu ce chemin nulle part, mais il lui a donné la vraisemblance de ceux que nous voyons partout : voilà de l’art élevé véritable et c’est résoudre un problème rare, dont la solution n’est donnée que par des artistes très hautement doués.

Cazin est un peintre-poète : il procède autant par la sensibilité que par la raison. La poésie qu’il révèle est si certaine, si douce, et si propice à réveiller en nous de lointaines et mystérieuses réminiscences qu’elle a le pouvoir de nous rendre désormais indifférents à beaucoup d œuvres que l’on nous a dit être artistiques et qui sont en effet fort habiles, extrêmement habiles, mais qui n’ont pas le pouvoir suprême et décisif de la Portée, de la transmission essentielle. Il y aurait beaucoup à dire, à propos de l’apparition en cette heure de naturalisme de cet esprit de peintre si particulièrement spiritualiste quoique si moderne, qui profite si bien et avec tant de discrétion et de mesure des acquisitions récentes dans l’art de peindre : le plein-air, ce mode nouveau, dont on a tant parlé, il le sent, le pénètre et s’en sert à merveille ; la loi capitale des couleurs complémentaires que Delacroix a affirmée et développée ne lui est pas moins connue, car il en tire des effets discrets, délicats, et très heureusement combinés. Je ne parle pas de la ligne, cette abstraction, ce trait invisible sur qui toute œuvre un peu hautaine repose, et dont il a le sens si mesuré, si fin. (1881.)

On se laisse facilement aller, par esprit de classification, à désigner les artistes par écoles, par groupes opposés de coloristes ou de dessinateurs ; on veut aussi que leurs tableaux soient de l’histoire, du genre, du paysage, de la nature morte, ou que sais-je ? Il serait difficile de placer M. Cazin parmi les uns ou les autres, d’établir qu’il est plutôt ceci que cela : il est lui-même, simplement lui-même et cela est tout.

Ne parlons donc plus désormais de l’intransigeance, ni de l’impressionnisme ; on a même plaisanté quelquefois sur le luminarisme, le sensationnisme… Il y aurait à trouver un terme définitif et durable pour qualifier l’artiste libre qui n’obéit qu’à son instinct et à la raison.

Cazin manque d’apothéose. Cela vient de son succès venu tardif.

Je vis un jour dehors un homme qui me frappa la vue ; il avait l’air contraint, soucieux, et longeait les murs de près. Son œil suivait l’horizon de la rue, comme s’il y cherchait au loin quelqu’un. Cette obstination mise en l’observation des choses lointaines me le nomma, c’était lui. Front haut, profil dur, bouche volontaire, chevelure blonde, comme sa peinture. Il est puissant, malgré tout ; on sent quelqu’un sous cette écorce.

Loin du naturalisme, Cazin habille l’ouvrier d’un autre habit que celui de ce jour ; il le revêt hors du lieu et pour tous les temps.

Cazin, Puvis sont les seuls qui nous fassent oublier la rue.

Ce n’est pas parce qu’une secte a cru découvrir la peinture en regardant les arbres, les paysans, les bestiaux, qu’il serait interdit de regarder se manifester la vie. Voyez Cazin et l’arbre, le buisson, le terrain, la chaumière, le chemin, ainsi que le moindre petit brin d’herbe qui le borde, y révèlent l’être pensant qui le traverse et y respire. L’homme est en son paysage, il y a vécu.

Il faut à l’artiste un cœur qui domine son propre cœur, des visées, une manière à lui d’envisager les choses humaines ; sans le sérieux de la vie, l’œuvre ne l’a pas non plus.

Voici une Ville morte, une place déserte où nul être humain ne paraît. Il a plu, les ruisseaux déversent une eau vive, où se reflètent une large éclaircie du ciel, quelques pâles étoiles, de gros nuages qui vont passer ; dans le calme du soir et du crépuscule, des feux s’allument çà et là derrière les vitres, aux fenêtres des maisons tristes et closes. On est loin, en pays seul, en cet écart du monde où l’âme s’ensevelit dans une vie éteinte, un petit véhicule au repos y témoigne qu’on a remué durant le jour, voyagé, reçu quelque chose de la contrée voisine. Il y a là tout le silence de la contrée perdue, le dénuement de la soirée rurale, la torpeur morne de l’immobile.

Cette œuvre est d’une vérité cruelle ; un reproche : le moraliste pourrait y voir un tableau saisissant de la province ankylosée. C’est un poème aussi parce qu’il éveille en nous un monde incalculable de rêveries et de réminiscences, et comme un sentiment de l’autrefois. À l’opposé des œuvres contemporaines, son effet est tel, que la sensation qu’elle donne reste longtemps en nous seul, maîtresse et dominante, ainsi que la mélodie préférée que l’on fredonne au sortir du concert.

(Février 1883.)