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À travers les États-Unis, notes et impressions/03

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À travers les États-Unis, notes et impressions
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 756-793).
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A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS

NOTES ET IMPRESSIONS

III.[1]
LE NORD ET LE SUD; LES PARTIS POLITIQUES.


RICHMOND.

22-23 octobre.

Le James-River, que nous remontons jusqu’à Richmond, n’a rien de l’aspect majestueux du Potomac ou de l’Hudson. C’est une rivière au cours sinueux, qui coule, bordée d’arbres, entre des champs cultivés. On dirait l’Oise ou la Seine. Nous sommes arrivés à Richmond avant midi, devançant quelque peu l’heure qui avait été fixée pour notre réception. Aussi ne trouvons-nous personne nous attendant au quai de débarquement, et, pendant qu’on court avenir les autorités, nous avons tout le loisir de contempler la ville qui s’élève en étages au bord de la rivière. L’aspect n’en a rien qui soit particulièrement original, et elle ne présente pas non plus cet air de prospérité et d’animation qui donne toujours, à mes yeux du moins, un certain intérêt aux villes américaines. Il n’y a presque point de vaisseaux amarrés au bord des quais; les estacades en bois tombent en ruine ; les rues qu’on aperçoit sont en mauvais état, les maisons d’apparence assez misérable; point d’usines, rien qui décèle l’activité et la vie, mais bien plutôt un aspect de pauvreté et de décadence. On sent que cette malheureuse ville de Richmond, autrefois si florissante, ne s’est pas encore relevée des événemens dont elle a été le théâtre et de cette nuit terrible où, évacuée par les troupes du général Lee, elle fut occupée par celles du général Grant et sauvée de l’incendie par ses vainqueurs. Aussi le premier aspect en est-il assez mélancolique, et, tout en la contemplant, je ne puis m’empêcher de plaindre la destinée de cette vieille Virginie, la mère des présidens, comme on l’appelait, qui, après avoir exercé si longtemps aux États-Unis une sorte d’hégémonie, est aujourd’hui déchue de sa suprématie politique et livrée tout entière aux querelles de deux factions politiques, les Bourbons et les Readjusters, querelles auxquelles je ne comprends trop rien, mais qui me parais- sent assez mesquines et indignes de son glorieux passé.

Pendant que nous attendons ainsi, un attroupement assez nombreux, composé en immense majorité de nègres déguenillés, s’est formé sur le quai. L’un d’eux tend la main pour demander l’aumône. Quelqu’un du bord lui jette un sou. Vingt autres se précipitent pour ramasser ce sou et tendent la main à leur tour. On leur jette encore quelques pièces de monnaie, puis des oranges, des pommes, des gâteaux. Bientôt c’est une mêlée furieuse, une bousculade ignoble d’enfans, de femmes, d’hommes faits, de vieillards se précipitant les uns sur les autres, se ruant, se renversant, pour ramasser ce qu’on leur lance. On dirait des chiens affamés auxquels on jette un os. À ce spectacle, quelques-uns de mes compagnons de bord paraissent prendre un plaisir que je ne puis comprendre, car je ne connais rien de triste comme le spectacle de la dégradation de la race humaine, noire ou blanche. L’arrivée du cortège qui vient nous chercher met seule fin à cette scène lamentable. Ce cortège se compose, comme d’habitude, d’un détachement de milice et d’un assez grand nombre de voitures, escortées par les membres du comité chargé de nous recevoir. Mais cette fois, au lieu d’être en voiture, nos commissaires sont à cheval, portant une grande écharpe bleue en sautoir sur leur redingote noire. Ils galopent dans la poussière, à la portière de nos voitures, maniant avec beaucoup d’aisance de jolies bêtes pleines de sang. Les Virginiens ont toujours passé pour d’excellens cavaliers. Ils en ont bien fourni la preuve pendant la guerre de sécession, et je ne serais pas étonné si, parmi ceux que nous voyons aujourd’hui caracoler pacifiquement, il y en avait eu plusieurs qui eussent fait partie de ces fameux raids de cavalerie, si brillamment conduits par le général Stuart. Celui qui me paraît le moins solide en selle est un Français, un marchand de cheveux, dit la devanture de son magasin devant laquelle nous passons (il y a, on le sent bien, autant de distance d’un marchand de cheveux à un coiffeur que d’un concierge à un portier) qui est le principal personnage de la colonie française et qu’on a adjoint au comité, ancien zouave et excellent homme, du reste. Il y aurait en ligne directe assez peu de distance du quai de débarquement à l’hôtel où nous devons descendre; mais, comme nous ne devons rester que peu de temps à Richmond, on nous fait auparavant décrire un long circuit au travers de la ville, en passant sous des arcs de triomphe, moins, je crois, pour nous la faire voir que pour nous faire voir nous-mêmes à la population, qui paraît prendre à ce spectacle un plaisir singulier. On nous mène chez le gouverneur, puis au Capitole, où nous admirons une statue en pied de Washington par Houdon, peu connue en Europe et qu’un aimable artiste, délégué par le ministre des beaux-arts, M. Régamey, affirme être une des plus belles du maître; puis enfin à l’hôtel, où l’on nous met au courant du programme des divertissemens : visite à l’exposition d’agriculture et aux courses, retour en ville, bal le soir ; le lendemain, de bonne heure, départ.

Nous repartons en voiture, nos commissaires galopant toujours aux portières, et, pour nous rendre au champ de courses, qui est en même temps le terrain de l’exposition agricole, nous suivons une longue avenue bordée de maisons assez élégantes, qui sont isolées les unes des autres dans de petits jardins carrés. Beaucoup de ces maisons sont neuves ; d’autres sortent à peine de terre. Je retrouve ici un peu de cette élégance et de cette vie qui devraient caractériser la capitale de l’autrefois opulente Virginie, et cette impression efface en partie celle que j’avais eue à mon arrivée. Je cherche à m’assurer laquelle de ces deux impressions est conforme à la réalité des faits. On me dit que l’une et l’autre sont justes, et qu’en effet la ville de Richmond a passé, après la guerre, par une longue période d’atonie et de langueur. Les plus riches familles étaient ruinées ; le commerce avait péri ; la population diminuait d’année en année. Puis, peu à peu, avec cette énergie et cette ténacité qui sont le trait du caractère américain, les habitans de Richmond se sont remis à l’œuvre ; ils ont en partie réparé leurs ruines, et aujourd’hui la ville, sans avoir tout à fait reconquis son ancienne prospérité, serait de nouveau en voie de développement et d’accroissement. Le dernier dénombrement a même accusé un chiffre d’habitans légèrement supérieur à celui que comptait la ville avant la guerre ; or c’est là aux États-Unis un grand signe de santé publique, une sorte de manière de tâter le pouls, à tel point que, dans l’intervalle d’un dénombrement à l’autre, certaines villes nouvelles sont capables d’enfler par des évaluations fantaisistes le chiffre de leur population. C’est la forme que prend l’amour-propre de clocher : elle n’est peut-être pas très idéale, mais, pratiquement, elle a du bon. Une rapide inspection de l’exposition agricole me confirme dans l’idée que la vie et la prospérité reprennent en Virginie. Sans cela on n’y verrait pas autant d’animaux, dont quelques-uns fort beaux, ni surtout une aussi grande quantité d’instrumens aratoires. Mon ignorance ne me permet pas d’apprécier si parmi ces instrumens, qui me paraissent fort ingénieux, il y en a qui soient d’invention nouvelle, et peut-être ai-je passé sans m’en douter à côté de telle semeuse ou moissonneuse destinée à détrôner toutes les machines européennes ; mais, à vrai dire, je ne le crois pas, car on n’aurait pas manqué de nous la faire admirer. Quant aux courses, je suis assez embarrassé qu’en dire ; elles m’ont paru semblables à toutes les courses de province, et dans ce fait que les chevaux courent de droite à gauche au lieu de courir, comme en France, de gauche à droite, je ne puis, même en m’ingéniant, découvrir un trait du caractère national. Aussi, comme ce spectacle n’est pas très nouveau pour nous, nous demandons si on ne pourrait pas nous faire voir quelque chose de plus américain. On nous ramène alors en ville, et l’on nous fait visiter une manufacture où se fabrique en quantité énormes un produit, celui-là essentiellement national : le tabac à chiquer. La visite de cette manufacture m’intéresse beaucoup, non à cause du produit, dont je n’use pas, mais à cause des ouvriers qu’on y emploie. Ce sont tous des nègres. Il n’y a pas un blanc dans toute la fabrique sauf les contre-maîtres, et, en revanche, dans une fabrique de cigarettes que nous allons visiter tout à l’heure il n’y a que des ouvrières blanches ; pas une négresse. Dans les anciens états à esclaves le mélange qui commence à s’opérer dans le Nord serait impossible. Ces ouvriers m’ont paru adroits, actifs et ils travaillent avec beaucoup de régularité. C’est la première fois que je les vois employés à un travail d’ouvriers libres. Tout à coup, excités peut-être par notre présence, ils se mettent à chanter et entonnent en parties, avec une remarquable justesse, un chœur religieux d’un mouvement lent et triste, dont je saisis à la volée les paroles mystiques :

« Il y a une terre qui est plus belle que le jour, mais on ne peut la voir qu’avec les yeux de la foi, et c’est le Seigneur qui en garde l’entrée. » J’ai retenu cependant les deux vers du refrain :


In a sweet by and by,
We shall meet on that beautiful shore.


« Dans un avenir bienheureux, nous nous retrouverons sur ce magnifique rivage. » Je ne sais si c’est la beauté réelle de l’air ou la touchante application des paroles à cette race qui a tant souffert, mais de ces quelques minutes j’ai gardé une impression très vive.

Ces pauvres nègres ! je m’intéresse beaucoup à eux, et cependant il faut que je fasse à leur sujet une confession. Je suis arrivé en Amérique tout à fait négrophile et convaincu qu’entre un nègre et un blanc il n’y avait aucune différence, sauf la couleur de la peau. Et puis, peu à peu, j’ai fini par comprendre le préjugé, si c’en est un, et je dois avouer aujourd’hui en toute humilité que je ne considère pas du tout un nègre comme mon semblable. Il m’a fallu dompter une certaine répugnance physique pour m’accoutumer à voir leurs mains noires et souvent velues arranger les draps de mon lit et me tendre une assiette blanche ou un morceau de pain. Si quelque chose pouvait me faire adopter les théories darwiniennes, ce serait l’aspect absolument bestial et simiesque d’un grand nombre d’entre eux, de ceux-là surtout qu’on rencontre plus ou moins déguenillés et mendiant dans les rues. Tout en me le reprochant, je suis arrivé à comprendre ce sentiment qui fait regarder toute accointance d’une blanche avec un nègre comme le dernier degré de la perversité et de la dégradation. A un autre point de vue, moins frivole, j’avais été un peu froissé de les voir invariablement, dans les villes que j’ai visitées, garçons d’hôtels, commissionnaires, décrotteurs ou mendians, toujours tendant la main sous un prétexte quelconque, jamais tenant boutique ni même employés à un métier manuel exigeant de l’adresse ou de l’intelligence. Je leur en voulais un peu d’avoir conservé, même alors qu’ils n’y étaient plus forcés, cette habitude, ce goût de la servilité, et l’ignoble scène dont j’avais été témoin à mon arrivée à Richmond ne les avait pas relevés dans mon estime. Aussi, tout en médisant que cette dégradation dont j’étais le témoin attristé était la conséquence de l’état où ils avaient été si longtemps maintenus et de toutes les souffrances qu’ils avaient endurées, j’étais bien près de conclure que cette dégradation était irréparable. Cette visite à la manufacture de tabac où je les ai vus ouvriers réguliers et laborieux m’a donné à penser que mon impression (comme beaucoup peut-être de celles que j’ai rapportées) pouvait bien être un peu rapide et superficielle. Pour en avoir le cœur net, j’ai fait causer à ce sujet un homme du Nord, des plus intelligens, qui est venu s’établir dans le Sud après la guerre, non point un de ces aventuriers sans le sou qui sont venus chercher à faire fortune en tondant sur les autres, n)ais un homme qui s’est s’établi avec des capitaux importans sur un domaine acheté par lui, dans la pensée qu’à la fois il donnerait un bon exemple et (ce qui est parfaitement légitime) réaliserait une bonne affaire. Voici ce qu’il m’a répondu :

« Vous auriez tort de juger l’ensemble de la population nègre par celle que vous rencontrez dans les villes. C’en est au contraire la partie la plus mauvaise. Ces commissionnaires, ces décrotteurs, ces hommes de peine tous plus ou moins en guenilles que vous voyez dans les rues, ce sont les fainéans de la race qui sont venus dans les villes, parce qu’ils ont l’horreur du travail et qu’il y est plus facile de gagner sa vie en faisant rien ou peu de chose. Ils ont peu de besoins, et les quelques cents qu’ils attrapent par-ci par-là leur suffisent pour ne pas mourir de faim. Ce sont les lazzaroni du pays. L’élément sain et laborieux de la population, c’est l’élément rural qui continue à travailler sur les domaines qu’elle cultivait autrefois lorsqu’elle était à l’état esclave. J’en ai employé un grand nombre comme ouvriers dans mes plantations de la Floride, et je suis loin d’avoir eu à m’en plaindre. Ils ne sont pas très âpres à la besogne, et il y a une certaine somme de travail qu’il ne faut pas leur demander de dépasser. Mais, en revanche, ils sont peu exigeans pour leur salaire et faciles à conduire. La grande difficulté c’est, dans leur propre intérêt, de les accoutumer à l’économie. Leur instinct est de dépenser tout ce qu’ils gagnent en habits très voyans, en mouchoirs rouges, en babioles, et de vivre au jour le jour. Cependant ils sont en progrès sous ce rapport. Un assez grand nombre ont affermé par petits lots à leurs anciens maîtres les plantations sur lesquelles ils avaient vécu et paient régulièrement leurs redevances. D’autres sont même devenus propriétaires de terrains achetés par eux à bas prix, au lendemain de la guerre, et en tirent fort bon parti. La culture du coton, au lieu de se faire en gros, se fuit aujourd’hui en détail, mais elle n’en est pas pour cela moins productive, bien au contraire. Le total des balles de coton récoltées s’est élevé de 3,800,000 balles en 1874 à 6,000,000 en 1880. On n’évalue pas aujourd’hui à moins de 6 millions de dollars l’ensemble des contributions payées par la population nègre. Comme les contributions sont proportionnelles à la richesse, c’est la preuve de sa prospérité, et les progrès de son bien-être sont visibles à l’œil. J’en suis frappé tous les ans lorsque je vais visiter mes plantations de la Floride. Là où sur ma route, l’année précédente, j’avais laissé une cabane, je retrouve une maison; là où j’avais remarqué une maison, je retrouve une ferme avec ses dépendances, et je puis vous affirmer par ma propre expérience qu’il s’est fait de très bonnes affaires dans le Sud depuis quelques années, principalement dans la Géorgie, par la culture du coton, et dans la Floride par celle des oranges. — Et leur état moral? lui ai-je demandé. Où en sont-ils au point de vue des mœurs, de l’instruction, des croyances religieuses? Cela m’intéresse, je vous l’avoue, autant que leur bien-être, dont cependant je me réjouis avec vous. — À ce point de vue, m’a-t-il répondu, il faut distinguer entre les années qui ont suivi la guerre et celles d’aujourd’hui. Les années qui ont suivi la guerre ont été déplorables. Cette malheureuse population, quoi qu’on en ait dit depuis pour justifier cette odieuse institution de l’esclavage, avait tant souffert et elle était si dégradée qu’elle était incapable de supporter la liberté. Pour eux, être libres, c’était le droit de se chauffer au soleil et ne rien faire. Aussi sont-ils tombés bientôt dans une profonde misère. L’instinct même de la nature semblait perverti chez eux, mais c’était grâce aux abus qu’on en avait fait. Un propriétaire d’esclaves entendant bien ses intérêts faisait produire tous les ans un enfant à ses négresses, comme dans une jumenterie bien conduite on fait produire tous les ans un poulain à chaque poulinière. Dans quelques états, on pratiquait même l’élevage des nègres comme on pratique celui des chevaux, et des gaillards bien découplés servaient de reproducteurs[2]. De là l’expression contre laquelle les gens du Sud n’ont pas tout à fait le droit de protester comme une calomnie : les haras de nègres. De ces abominables pratiques il était résulté que ces malheureuses avaient pris l’horreur de la maternité. Elles se faisaient avorter ou mettaient leurs enfans à mort au moment de leur naissance. Aussi le dénombrement de 1870 a-t-il constaté une diminution sensible dans la population nègre, et tout le monde a cru, moi tout le premier, que cette population, incapable de supporter la liberté, était destinée à disparaître écrasée et étouffée en quelque sorte comme la population indienne. Mais la face des choses a bien changé depuis ces premières années. Si on peut adresser de justes critiques à la politique que le Nord a suivie vis-à-vis des états du Sud, il faut aussi rendre justice aux efforts que le parti abolitionniste a faits pour que cette grande œuvre de la destruction de l’esclavage, à laquelle il a tant contribué, ne devînt pas, au point de vue des nègres eux-mêmes une œuvre stérile. Le Sud a été inondé de missionnaires, principalement méthodistes et baptistes, et d’instituteurs, les missionnaires étant souvent, du reste, instituteurs et les instituteurs missionnaires. Des écoles gratuites, où était donné en même temps l’enseignement religieux, ont été fondées partout. Il y en a aujourd’hui dans tous les villages, et on en compte dix-sept dans la seule ville de Richmond exclusivement affectées aux enfans nègres. Or les nègres sont très susceptibles de subir des influences religieuses, et ils sont mène assez enclins en ce genre à tomber dans des exagérations mystiques. Les missionnaires méthodistes et baptistes ont donc acquis rapidement une grande influence sur eux. Sous cette influence, leurs mœurs se sont régularisées, les liens de famille ont repris leur empire, et le résultat de cette transformation a été qu’aujourd’hui la population nègre se développe au contraire dans une proportion beaucoup plus rapide que la population blanche. L’expérience est donc faite, et les deux races peuvent coexister à l’état libre sur le même sol. Quant à leur aptitude à recevoir l’instruction, il faut distinguer. Les enfans nègres sont très précoces et très intelligens et ils apprennent beaucoup plus vite que les enfans blancs; mais vers l’âge de treize ou quatorze ans leur développement intellectuel semble s’arrêter, et il est rare qu’un nègre dépasse la somme de connaissances qu’il a acquises à l’école primaire. Ils demeurent en quelque sorte enfans toute leur vie, impressionnables, mobiles, dépensiers, mais susceptibles d’attachement et de reconnaissance. En résumé, si les aptitudes des deux races sont loin d’être égales, la race nègre n’est pas non plus marquée à ce coin ineffaçable de dégradation morale et intellectuelle dont la population des villes présente, je le reconnais, l’apparence. Elle se relève peu à peu de la déchéance où elle a vécu, et à mesure que les générations nouvelles élevées à l’ombre de l’église et de l’école succéderont à la génération ancienne, cette population, tout en demeurant toujours (je parle du moins aussi loin que les prévisions peuvent rationnellement s’étendre) inférieure à la race blanche, n’en deviendra pas moins pour le Sud un élément précieux et sera pour ces états, qui n’ont jamais bénéficié du courant d’émigration, ce que la race irlandaise ou allemande est pour les états du Nord : l’agent du travail et, par conséquent, du progrès. »

On peut penser si ces renseignemens m’ont intéressé ; mais quelle que fût ma confiance dans le bon jugement de mon interlocuteur, il y a une chose qui m’eût intéressé encore davantage : c’eût été de contrôler par moi-même l’exactitude de ses appréciations et de faire une pointe, si rapide fût-elle, dans les états du Sud pour arriver sur ce sujet, sinon à une opinion, du moins à une impression personnelle. J’aurais été très curieux entre autres de traverser la Géorgie et de pousser jusqu’à Atlanta pour visiter une grande exposition des produits de la culture et de l’industrie cotonnière, dont les journaux du Nord vantaient les merveilles, comme s’ils tenaient fort à constater la prospérité renaissante du Sud. Un instant, j’ai cru que mon très vif désir allait être satisfait. J’avais fait connaissance à Baltimore avec un très aimable gentleman du Sud, que j’avais ensuite retrouvé à York-town et qui s’était pris de goût pour moi. Au premier abord, sa bonne grâce se manifestait d’une façon qui me mettait bien un peu dans l’embarras. Il voulait à toute force que je fisse la cour à une jeune personne. C’était pour lui affaire de patriotisme. « Vous verrez, me répétait-il sans cesse, comme elles sont gentilles.» J’avais beau lui répondre que je n’en doutais nullement, mais que, pour une excellente raison, cela ne serait pas très honnête de ma part : « Bon, répondait-il, ne leur dites pas que vous êtes marié. A quoi cela sert-il? » Et il n’en voulait pas démordre. A Richmond, je l’avais retrouvé et je lui avais parlé de mon désir de visiter l’exposition d’Atlanta. Le hasard faisait que lui-même s’y rendait le lendemain. Immédiatement il me propose de partir avec lui; il me fera visiter l’exposition en détail; le jour suivant, il me mènera voir ses plantations où je passerai deux jours et où je verrai les nègres à l’œuvre, puis je rejoindrai la bande où je pourrai, à Washington ou à Philadelphie. J’accepte avec enthousiasme et nous convenons de prendre nos derniers arrangemens pour l’heure du départ, le soir même, à un petit bal donné en notre honneur où nous devons nous retrouver. Mais à ce bal, il est pris par malheur d’un nouvel accès de patriotisme. Il s’empare de moi et, avisant une très jolie jeune fille, il me présente à elle en lui disant à demi-voix avec un sourire malicieux : « Il n’est pas marié, vous savez? » Puis il nous laisse là. Tout en riant, je crois devoir rétablir les faits, ce qui me vaut d’abord un beau compliment sur mon honnêteté, puis quelques minutes de conversation fort gaies. Mais lorsque je me mets à la recherche de mon ami le gentleman du Sud pour convenir de quelque chose avec lui, il a disparu. Convaincu sans doute que j’étais en train de m’assurer « combien elles sont gentilles, » il est parti, oubliant son invitation, et voilà comment je n’ai pas été à Atlanta étudier sur place la question des nègres.

Le petit bal dont je viens de parler a été un des épisodes les plus gais, et, sous un certain rapport, le plus original de notre voyage. Il nous a été offert, tout à fait en dehors des autorités constituées et des membres du comité, qui n’y ont pas été invités, dans une maison louée, à cet effet, par les dames ou plutôt, en réalité, par les demoiselles de la meilleure société virginienne. Il n’y avait, en effet, que quelques jeunes femmes servant de chaperons aux jeunes filles, suivant l’usage américain, qui permet à une jeune femme de chaperonner toute une bande de ses amies non mariées. De mères, peu ou point; je suis sûr qu’il n’y en avait pas dix dans la salle de bal, mais trente jeunes filles, en rang, attendaient les French guests. Sur ces trente, il y en avait bien trois ou quatre qui parlaient français ou à peu près, et, pour l’anglais, nous étions dans le même cas. Je laisse à juger si, en France, dans de pareilles conditions la conversation eût été froide. Eh bien! l’on me croira si l’on veut, à Richmond, elle a été des plus animées et, « les muets truchemens » ayant sans doute fait leur office, la soirée s’est prolongée fort avant dans la nuit. En rentrant à l’hôtel, nous étions tous rangés à l’avis de mon ami le gentleman du Sud. La jeune personne est une institution en Amérique comme les pompes à incendie, plus intéressante même, et, à ce titre, on me permettra d’en dire un mot. Il y a légende en France sur la jeune personne américaine et légende en Amérique sur la jeune personne française. Ici, on se figure la première hardie, coquette, évaporée, l’esprit, néanmoins, toujours tendu pour se procurer un mari et prête à tout risquer pour le conquérir. Là-bas ou se figure la seconde, silencieuse, épeurée, inerte et prête à recevoir de la main de ses père et mère un époux qu’elle ne connaît pas. Ces deux légendes ne sont pas plus fondées l’une que l’autre ; mais il est parfaitement vrai qu’il y a entre la manière d’être des jeunes personnes françaises et celle des jeunes personnes américaines une différence qui tient à une conception tout autre de leur situation sociale. En Amérique, lorsque vous partez pour une ville quelconque, on vous dit invariablement: Vous verrez là de très jolies jeunes filles : very pretty girls. En France, on dirait : de très jolies femmes. Toute la différence dont je parle se traduit par l’emploi de ces. deux mots. En Amérique, c’est pour les jeunes filles qu’est organisé le mouvement social : bal, cotillons, matinées, parties de campagne, tout roule sur elles; et les jeunes femmes, sans en être exclues, n’y prennent qu’une part restreinte, le plus souvent sous prétexte de chaperonner une ou plusieurs sœurs, cousines ou amies. Les jeunes personnes vont également beaucoup au théâtre, dînent seules en ville ou vont faire des séjours chez des amies mariées. En un mot, pendant les quelques années qui séparent leur entrée dans le monde de leur mariage, c’est-à-dire de dix-huit à vingt-deux ou vingt-trois ans, elles mènent cette vie de divertissemens qui est au contraire en France le privilège des jeunes femmes. Elles savent que c’est là le bon temps de leur vie, celui où elles peuvent s’amuser sans souci, et quelques-unes, pour prolonger ce temps, font attendre un an ou deux l’homme qu’elles ont choisi dans leur cœur, afin de pouvoir continuer à s’amuser encore, car, une fois mariées, elles prévoient que les soins de l’intérieur, l’éducation des enfans, l’humeur plus ou moins sauvage d’un mari, leur imposeront une vie plus recluse. En un mot, elles comprennent la vie telle que la comprend cette vieille ballade du Gâteau de la mariée, qu’on récite ou qu’on récitait autrefois en Bretagne à chaque jeune fille le jour de ses noces :


Vous n’irez plus au bal,
Madame la mariée,


et qui se termine par cet avertissement funèbre :


Ce gâteau est pour vous dire
Qu’il faut souffrir et mourir.

Avant le mariage, le bon temps, après le mariage, les devoirs sérieux de la vie; c’est ainsi qu’elles entendent l’existence. N’avais-je pas raison de dire que c’est juste le contraire en France? et quand je devrais me faire mal voir, je ne puis m’empêcher de trouver que ce sont les Américaines qui ont raison. Tant qu’à donner une certaine part de sa vie à l’amusement, à la frivolité, à la coquetterie même si l’on veut, n’est-il pas mieux que ce soit pendant le temps où l’on peut le faire sans négliger aucun devoir sérieux, et où les imprudences, les fautes mêmes que l’on peut commettre, ne retombent que sur vous-même? Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que cette liberté des jeunes filles américaines, si fort critiquée en France, ne soit pas tempérée (je parle bien entendu dans la bonne société) par mille nuances judicieuses et qui en corrigent beaucoup les inconvéniens. Elles reçoivent des visites, tout comme les jeunes femmes en France, mais jamais dans leur chambre et toujours dans le salon de leur mère; elles sortent seules, mais si c’est par exemple à New-York, elles ne s’aventureront guère dans Broadway et borneront leurs promenades à ces régions bien habitées qui s’étendent entre Washington-Square et Central-Park. Elles iront se promener en voiture avec un jeune homme, mais ce sera ouvertement, dans son gig, à l’heure de la promenade publique, et jamais en coupé dans un quartier perdu de la ville. L’usage et l’instinct leur tiennent lieu d’expérience, et si abus était fait de quelque imprudence commise, justice sociale serait, immédiatement exercée par les hommes eux-mêmes sur celui d’entre eux qui aurait manqué à l’honneur. Sans doute, il ne serait pas très difficile de citer telle excentricité un peu forte commise par une jeune fille américaine, principalement par une Américaine de Paris, mais il n’est pas plus juste de juger par un de ces exemples les jeunes filles du bon monde de New-York ou de Boston qu’il ne serait juste de juger (ce qu’on est assez disposé, soit dit en passant, à faire en Amérique) les jeunes femmes de la bonne société française par les excentricités de telle Parisienne de Nice. Dans les deux villes dont je viens de parler, on rencontre au contraire nombre de jeunes filles assez différentes, sans doute, de nos jeunes filles françaises par la liberté des allures, par la vivacité de leur conversation, par l’absence de tout embarras dans leurs relations avec les hommes de tous les âges, mais dont les manières n’en sentent pas moins la parfaite bonne compagnie. La différence s’accentue peut-être un peu davantage à mesure qu’on descend vers le Sud, et le type de la fast girl (qui, pour dire la vérité, n’est pas non plus introuvable dans le Nord) se rencontre plus facilement à Richmond qu’à New-York, et plus facilement encore, m’a-t-on assuré, à la Nouvelle-Orléans qu’à Richmond. Mais cette même fast girl, après quelques années de flirtelle aura fait dans les cœurs des ravages après tout aisément réparables, finira peut-être par faire une très honnête femme.

Reste la chasse au mari qu’on leur reproche de pratiquer pour leur compte, et il pourrait bien y avoir un peu de vrai, la coutume n’étant pas, comme en France, de laisser chasser ses père et mère. Ici encore je demanderai à laisser de côté les excentricités, les imprudences, les hardiesses dont on peut citer des exemples, pour n’examiner que la théorie. Il n’est pas très étonnant qu’une jeune fille américaine considère son mariage comme une affaire concernant bien moins sa famille qu’elle-même, et partant, qu’elle s’en occupe un peu davantage, puisqu’elle a la certitude qu’elle sera épousée pour son propre agrément. L’usage n’est point en Amérique, même dans les familles les plus riches, de donner une grosse dot aux filles, et si ab intestat elles ont le même droit que leurs frères, l’absolue liberté de tester fait que rien ne leur est garanti dans l’avenir. Il est même très fréquent que la presque totalité de la fortune soit laissée à celui des fils qui est le plus capable de continuer à conduire les affaires du père. Pendant que j’étais en Amérique ont eu lieu les fiançailles de la fille d’un de ceux qu’on appelle les nababs de New-York, et je croyais, avec mes idées françaises, que son futur faisait ce que nous avons coutume d’appeler un beau mariage. « Détrompez-vous, m’a-t-on dit; Mlle X. aura sans doute plusieurs millions, mais ce n’est absolument rien auprès de l’immense fortune de son père, qui ira presque tout entière à ses frères. Son fiancé le sait à merveille, et ce ne sera pas un mécompte pour lui. « Il est donc parfaitement naturel qu’une jeune fille américaine, sachant que sa dot ne lui servira de rien, ait à cœur de se faire connaître, et, par une juste réciprocité, de connaître elle-même. « J’ai remarqué avec effroi, dit dans un roman français un célibataire endurci, que les jeunes personnes se ressemblent toutes. » On ne saurait en dire autant aux États-Unis. Dans cette entreprise, chacune se montre, en effet, suivant sa nature, mesurée ou hardie, réservée ou coquette. Le droit des parens se borne à être les premiers informés et à opposer une sorte de veto moral, dont les enfans tiennent ou ne tiennent pas compte suivant les cas. Sans doute, ce système a bien ses inconvéniens, et l’inexpérience des jeunes filles les expose à des erreurs irréparables. Mais l’expérience des parens n’en commet-elle pas aussi? C’est ce qui m’a été répondu par une jeune fille avec laquelle je discutais cette question délicate. Comme je lui faisais observer que, la jeunesse et l’entraînement aidant, une jeune fille pouvait aisément se tromper dans son choix : « Est-ce que les parens ne se trompent pas aussi? reprit-elle avec vivacité. Eh bien! si je dois être malheureuse, j’aime mieux l’être par ma faute que par celle de mes parens. » Cet argument m’a, je l’avoue, laissé sans réplique.

LE NORD ET LE SUD.

Le lendemain de ce petit bal, nous avons quitté Richmond, et jamais départ n’eut lieu plus à contre-cœur. Dans cette ville que nous n’avons fait qu’entrevoir, nous nous sentions environnés de sympathie et de bonne grâce. Si bien que nous ayons été reçus dans le nord de l’Amérique, je me suis laissé dire que, pendant la guerre de 1870, les sympathies n’avaient pas été tout entières de notre côté, et qu’un peu de rancune du mauvais vouloir autrefois témoigné par le gouvernement français à la cause du Nord y entrant sans doute pour quelque chose, la joie bruyamment témoignée par l’élément germano-américain n’avait pas laissé de trouver un écho dans beaucoup de cœurs. Dans le Sud, au contraire, où l’élément allemand n’a guère encore pénétré, la sympathie était plus entière et nous commencions à nous en apercevoir lorsqu’il nous a fallu partir, un peu contre notre gré, pour passer de nouveau quelques jours à Washington. Ce regret général s’augmente pour moi par une considération particulière. J’aurais voulu profiter de mon séjour dans le Sud pour me faire une opinion personnelle sur deux questions qui m’ont préoccupé dès mon départ de France et qui naturellement ont acquis encore plus d’intérêt pour moi depuis que je suis sur les lieux mêmes. Quelles ont été dans le passé les causes véritables de la guerre de sécession? Quels sont aujourd’hui les sentimens réciproques du Sud et du Nord vis-à-vis l’un de l’autre? Sur ces deux points comme sur bien d’autres, je n’ai pu me faire que des impressions. Je les dirai avec d’autant plus de liberté que je serais prêt à les rectifier.

Cette première question : Quelle a été la véritable cause de la guerre de sécession? étonnera peut-être bien des gens, et ils répondront sans hésiter : L’esclavage. Oui, sans doute, l’esclavage. Cette funeste institution qui a tant nui au Sud dans le passé et dont les conséquences pèsent encore sur lui, a joué un rôle incontestable dans les événemens qui ont déterminé la sécession, et c’est un ingénieux paradoxe de prétendre, ainsi que j’ai entendu quelques amis du Sud essayer de le faire, que la question de l’esclavage n’a été pour rien dans la guerre. Pour soutenir cette thèse, il faut méconnaître des faits gros comme des maisons. Il faut avoir oublié la violence des procédés contre les choses et contre les hommes auxquels les états du Sud avaient eu recours pour arrêter dans leurs limites la propagande antiesclavagiste, livres brûlés, personnes maltraitées. Il faut avoir oublié qu’après des discussions passionnées dans le congrès à propos de la reconnaissance de l’esclavage dans les nouveaux états et à propos de l’odieuse loi qui permettait aux propriétaires de poursuivre leurs esclaves fugitifs dans les états du Nord, discussions où le Sud avait toujours eu la majorité, ce fut la seule crainte de perdre cette majorité et de voir une politique anti-esclavagiste triompher par l’arrivée au pouvoir du président Lincoln qui détermina les états du Sud non-seulement à poser le principe de la sécession, mais à tirer le premier coup de canon. Il faut avoir oublié enfin qu’un des premiers états qui ait donné l’exemple de la sécession, la Caroline du Sud, a précisément, dans sa déclaration d’indépendance, donné comme raison l’intolérable prétention des états du Nord de réglementer la question de l’esclavage. Et s’il ne suffisait pas de rappeler ces faits connus de tout le monde et qu’il est vraiment trop commode de supprimer, je montrerais le rôle que la question de l’esclavage a joué dans cette lutte terrible par une preuve d’un tout autre genre, mais qui a bien sa valeur. Les lecteurs de la Revue se souviennent un peu confusément peut-être de l’épisode de John Brown, ce partisan un peu fou de l’abolition, qui, pour s’être avisé d’appeler les esclaves à l’indépendance et avoir tenté, à la tête d’une petite bande de noirs, de s’emparer de l’arsenal d’Harpers-Ferry, fut pendu comme un assassin. Mais cet épisode qui a précédé de quelques années la guerre de sécession, a eu beaucoup de retentissement aux États-Unis. De l’histoire de John Brown on avait fait une complainte et cette complainte était devenue pendant la guerre le chant populaire des armées du Nord. « Le corps du vieux John Brown pourrit dans son cercueil, mais son âme marche encore avec nous sac au dos, sac au dos. » Tel est le sens du refrain que plus d’un soldat de l’armée du Nord a répété pour soutenir son courage pendant une longue marche ou parfois une retraite désastreuse, et cette âme de John Brown qui marchait avec lui, qu’était-ce autre chose, sinon la résolution de mettre fin à tout prix, fût-ce celui de sa vie, à une institution dont il considérait le maintien comme une tache pour son pays? Les sympathies des amis de l’humanité ne se sont donc point égarées en se prononçant pour la cause du Nord, et cette cause méritait l’appui que dans notre pays lui ont prêté, dans des camps différens, ces généreux esprits qui s’appelaient les Montalembert et les Laboulaye.

Mais si l’esclavage a été la principale cause de la guerre, est-ce à dire que c’en fut la cause unique, et la chevalerie du Sud, comme les planteurs aimaient à s’appeler, n’a-t-elle pris les armes et n’a-t-elle déployé dans les combats tant de bravoure, dans la défaite tant de constance, que pour conserver le droit de faire travailler des esclaves pour son compte? Je ne crois pas qu’il fût juste de le prétendre, sans quoi la cause du Sud n’aurait pas été non plus digne des dévoûmens héroïques qu’elle a rencontrés et des sympathies qu’elle excite encore. Je ne crois pas non plus qu’il soit sérieux de dire qu’au fond de cette longue et sanglante guerre il n’y avait après tout qu’une querelle d’intérêts commerciaux, et qu’elle ne serait pas née si le Nord n’avait pas voulu imposer la protection au Sud et le Sud faire triompher le libre échange aux dépens du Nord. Sans doute il pouvait y avoir entre ces deux régions si différentes de l’Amérique opposition d’intérêts, comme il y a aujourd’hui, comme il y avait déjà à cette date opposition entre l’Ouest agricole et le Nord manufacturier, ou chez nous entre la Normandie et la Gironde. Mais si les hommes sont disposés à faire beaucoup de sacrifices aux questions d’intérêt, il y en a un dernier qu’ils consentent rarement et pour cause, car celui-là ne serait guère profitable, c’est le sacrifice de leur vie. On fera difficilement croire que plus de huit cent mille hommes se soient fait tuer de part et d’autre pour une question de tarifs plus ou moins élevés. Non, il y avait autre chose qu’une question de tarifs dans cette lutte, une des plus longues et des plus sanglantes que deux peuples se soient jamais livrée; autre chose même que la question de l’esclavage, qui, du reste, n’était pas seulement pour le Sud une question d’intérêt, mais une question d’orgueil individuel. Il y avait une question de patriotisme local mêlé à une question d’antipathie de race. Ce n’est pas d’hier ni d’avant-hier que la question du droit des états (the states rights) a joué un rôle capital aux États-Unis. Elle est née le lendemain de la déclaration d’indépendance. Jefferson et toute son école en ont été les champions déclarés, et toute une partie de l’histoire des États-Unis a été remplie par la lutte entre les fédéralistes qui étaient partisans d’un pouvoir central fortement constitué, armé de certains droits, pouvant intervenir dans la vie des états pour leur imposer le respect de certains principes ou réprimer certains écarts, et les républicains, c’est-à-dire les partisans de l’indépendance et de l’autonomie des états poussée aussi loin qu’il était possible sans détruire l’idée d’une république fédérative. La lutte a passé par bien des phases et pris bien des faces; au cours de ces péripéties, les partis ont même changé de nom : les républicains se sont nommés démocrates et les fédéralistes ont pris le nom de républicains. Mais l’antagonisme entre les deux opinions n’a pas cessé d’être très ardent. Les états du Sud n’ont jamais cessé d’être hostiles à l’idée d’une grande république unitaire et favorables à l’indépendance intérieure des états. À ce titre, leur cause ne serait rétrospectivement pas indigne de l’intérêt de l’opinion libérale. Nous avons payé assez cher nos manies d’unité pour les autres pour qu’il nous soit permis au moins de regretter le triomphe de cette tendance qui pousse les petits états à disparaître dans les grands, que ces états s’appellent le Hanovre, la Toscane ou la Virginie. Mais ce qui a fait le malheur de la cause du Sud, c’est que la première application que les états confédérés entendaient faire de l’autonomie qu’ils revendiquaient, c’était précisément le maintien de l’esclavage, tandis que la tendance du Nord était, au contraire, d’ériger, au moins dans l’avenir, la liberté des hommes de couleur en un principe constitutionnel qui devrait être respecté dans toute l’étendue de l’Union. C’est là ce qui les a perdus en réduisant à une neutralité bienveillante certains gouvernemens européens dont l’intérêt politique aurait été peut-être de pousser à une division de la grande république. Mais prendre ouvertement parti pour l’esclavage leur était impossible ; dans aucun pays chrétien l’opinion publique ne l’eût souffert, et le Sud a porté ainsi la juste peine d’une déplorable solidarité.

Néanmoins cette question, après tout assez théorique, des droits des états ne suffirait peut-être pas à elle seule pour expliquer l’acharnement de la lutte, s’il ne s’y mêlait aussi, comme je viens de le dire, une antipathie de races. Il y a longtemps que les gentlemen du Sud détestaient et méprisaient ces Yankees, ardens au travail, âpres au gain, toujours dans leurs bureaux ou dans leurs usines. Leurs mœurs à eux étaient toutes différentes. Accoutumés à faire travailler pour leur compte et à ne pas trop s’occuper de leurs affaires, ils vivaient généralement sur leurs plantations, sauf quelques mois passés à la ville ou dans les assemblées, d’une vie passablement oisive et relativement aristocratique, assez semblable à celle de ces squires anglais du siècle dernier dépeints par Fielding dans Tom Jones, ou par Walter Scott dans Bob Roy. A vrai dire, cette existence n’était pas et n’est pas encore aujourd’hui aussi élégante et aussi raffinée que quelques personnes se le figurent en France, et quand on dit qu’il n’y a de bonne compagnie en Amérique que dans les états du Sud, c’est à peu près comme si on disait qu’il n’y a de bonne compagnie en France que dans le Poitou ou dans la Vendée, ce qui serait peut-être un peu exclusif. Bons cavaliers, grands chasseurs, ils étaient grands buveurs aussi (à vrai dire, en Amérique on boit un peu partout) et par-dessus le marché prodigieusement étrangers à tout mouvement intellectuel. Mais quand ils ont conçu la crainte que ces Yankees n’intervinssent dans le gouvernement de leurs états en limitant leur autocratie, quand ils ont entrevu surtout la possibilité qu’on fît de ces nègres méprisés et avilis des hommes comme eux, ils se sont levés tous ensemble, et, de même que les gentilshommes du Poitou et de la Vendée sont devenus, pendant la guerre de 1870, d’admirables officiers de mobiles ou se sont fait tuer héroïquement comme simples soldats sous la bannière du général de Charette, de même les gentlemen du Sud ont fourni comme officiers ou comme soldats le noyau d’une armée dont on ne saurait trop admirer l’héroïque et d’abord triomphante résistance à des forces trois fois supérieures. Tant de qualités expliquent parfaitement les sympathies qu’ils ont conservées dans leur défaite et même le concours que quelques Français leur ont prêté. Mais il ne faut pas oublier que, si la cause du Sud avait triomphé, on verrait encore aujourd’hui ce scandale d’une grande nation chrétienne s’appuyant en principe sur une institution directement contraire à l’esprit de l’Evangile. Aussi je persiste à penser que ceux de nos compatriotes (sans nommer personne) qui se sont enrôlés sous les drapeaux du Nord ont servi la cause du vrai droit et celle de la liberté humaine.

Quels sont aujourd’hui, depuis seize ans que cette lutte est terminée, les sentimens véritables que nourrissent les uns vis-à-vis des autres les hommes du Sud et les hommes du Nord? Il n’y a pas de point qui ait piqué davantage ma curiosité; il n’y en a pas non plus sur lequel il m’ait été plus difficile d’arriver, je ne dirai pas à une opinion, je n’y prétends même pas, mais à une impression. J’ai beaucoup fait causer là-dessus, et bien des choses contradictoires m’ont été dites. « Je suis fille de rebelle et je m’en fais gloire, » nous disait, en relevant sa jolie tête d’un air mutin, une des jeunes filles de Richmond. « Si je croyais que vous aimiez ces vilains hommes du Nord, je ne vous parlerais même pas, » nous disait une autre. Mais ce sont là peut-être bouffées de sentimens partant d’un point d’honneur exagéré, et je connais, d’autre part, des filles du Sud qui ont épousé quelques-uns de ces vilains hommes du Nord et qui ne paraissant pas s’en repentir. J’ai parfois trouvé aussi chez certains hommes du Nord une vivacité de langage qui m’a étonné contre leurs anciens adversaires du Sud. « On aurait dû pendre Jefferson Davis et fusiller ceux des généraux confédérés qui, au moment de la guerre, avaient abandonné l’armée fédérale. C’étaient des traîtres et des déserteurs, » me disait un fort galant homme avec lequel j’ai beaucoup causé de ces questions, et je me souviens encore de la vivacité avec laquelle un ancien général des armées du Nord s’est écrié, pendant que nous admirions a la revue d’York- town la fière allure des milices virginiennes : « Ne les applaudissez pas: c’étaient des rebelles. » Mais ce sont là, tel a été du moins mon sentiment, des vivacités individuelles d’après lesquelles il ne serait pas exact de se former une opinion. En allant un peu plus au fond des choses, je suis arrivé à une impression plutôt contraire, et cela pour deux raisons. Les Américains, tant ceux du Sud que ceux du Nord, sont gens très pratiques et ils n’aiment pas à soulever inutilement les questions déjà résolues. Or s’il est deux questions qui soient résolues au monde, c’est celle de l’esclavage et celle de la séparation. L’esclavage n’est pas de ces institutions qui puissent se rétablir, et quant au droit du quelques états de se retirer de la grande Union pour former une république à part, sans compter que cela leur serait matériellement impossible à exécuter par la force, où serait l’intérêt, aujourd’hui que la grande cause de désunion entre le Nord et le Sud a disparu ? Aussi les habitans du Sud, et ceux-là surtout qui appartiennent à cette génération nouvelle arrivée à l’âge d’homme depuis la guerre, ont-ils, je crois, complètement pris leur parti de la situation qui est faite aux anciens états confédérés, et au lieu de s’épuiser en regrets et en récriminations stériles, ils tournent virilement leurs yeux vers l’avenir. Ce qui leur rend au reste cette résignation moins méritoire et plus facile, c’est que la situation politique et matérielle des états du Sud s’est singulièrement améliorée depuis quelques années.

Pendant longtemps, cette situation a été absolument déplorable, et les fautes du Nord y étaient pour beaucoup. En appelant tous les nègres, sans distinction et sans tempérament, non-seulement à la liberté, ce qui était un droit, mais à l’égalité politique et au suffrage, les politiciens du Nord n’ont pas seulement blessé au point le plus sensible les gentlemen du Sud en poussant du premier jour à l’extrême cette égalité qui les humiliait, mais ils ont du même coup livré pour plusieurs années l’administration des états du Sud à toutes les ignorances et à toutes les passions d’une race à peine émancipée et exploitée par une bande de spéculateurs éhontés, ceux qu’on a appelés les carpet-baggers ; non point, comme ou l’a souvent répété, parce qu’ils étaient venus du Nord n’ayant pour tout bagage qu’un sac de nuit, mais parce qu’on les avait comparés à ces agens d’affaires véreux qui voyageaient portant, comme nos huissiers de campagne, dans une sacoche en cuir, les billets usuraires qu’ils avaient à recouvrer. On ne saurait exagérer l’état déplorable du Sud pendant les quelques années qu’on a appelées en Amérique la période de reconstruction et qui mériteraient bien plutôt d’être appelées la période de destruction. D’une part, toutes les assemblées politiques, tous les conseils municipaux, tous les emplois publics envahis par des nègres ou par des blancs qui ne valaient guère mieux ; de l’autre, les gentlemen du Sud organisés en sociétés secrètes et se vengeant par d’horribles représailles non-seulement de leurs oppresseurs, mais de ceux-là même, noirs ou blancs, qui travaillaient honnêtement à leurs affaires, et dont le succès les humiliait. On croit feuilleter un mauvais roman lorsqu’on lit les tristes exploits de la société des Ku-klux-klans, dont les membres, couverts d’un drap blanc, le visage caché ou peint en noir, parcouraient à cheval, la nuit, les campagnes du Sud, terrifiant les nègres, qui les prenaient pour des fantômes et exerçant tantôt contre eux, tantôt contre les blancs eux-mêmes, des vengeances et des mauvais traitemens qui allaient jusqu’à l’assassinat. Ce triste état de choses a été raconté avec beaucoup de force dans un roman qui n’est en réalité qu’une autobiographie et qui a fait il y a quelques années beaucoup de bruit aux États-Unis : « Fool’s errand, by one of the fools (l’Entreprise d’un fou racontée par un des fous). Ce petit livre, très dramatique, est d’autant plus curieux à lire qu’écrit par un homme du Nord, on y trouve une âpre censure de la conduite du Nord, auquel l’auteur reproche d’avoir abandonné en proie à d’indignes traitemens ceux qui étaient venus honnêtement dans le Sud, après la guerre, donner l’exemple de l’activité, du travail et des bons traitemens vis-à-vis des nègres. Il aurait pu ajouter que, dans d’autres circonstances, le gouvernement qui siégeait à Washington a mis au contraire sa force au service de ceux de ses partisans qui méritaient le moins d’intérêt. C’est ainsi que le général Grant, alors qu’il était président, a envoyé les troupes fédérales soutenir dans la Louisiane l’autorité d’un drôle nommé Kellog, contre la tyrannie duquel s’était légitimement insurgée la meilleure partie de la population. Mais ce déplorable état de choses a commencé à prendre fin en même temps que l’administration du général Grant, et l’un des premiers actes de son successeur, le président Hayes, a été de rappeler les troupes fédérales de la Louisiane, inaugurant ainsi vis-à-vis des états du Sud une politique plus honnête et plus équitable. Puis, peu à peu, une révolution s’est opérée dans les esprits. Les anciens propriétaires d’esclaves ont compris qu’au lieu d’exercer des mauvais traitemens contre les nègres, ils feraient mieux d’essayer de se les concilier et de reprendre influence sur eux. Cela leur a été d’autant moins difficile que ceux-ci n’avaient guère à se louer de leurs amis les carpet-baggers, par lesquels ils avaient été singulièrement exploités. Peu à peu la paix sociale et politique s’est rétablie dans l’intérieur des états du Sud, et le résultat de cette paix a été que, les nègres s’étant mis à voter sous l’influence des blancs, les membres du parti démocrate, c’est-à-dire de l’ancien parti séparatiste, mais ayant sincèrement renoncé à toute pensée de séparation, sont revenus au pouvoir dans presque tous les états du Sud. Aujourd’hui c’est l’aristocratie blanche qui y gouverne, en partie du moins, et les choses n’en vont pas plus mal ; au contraire.

Ce qui a singulièrement aidé au rétablissement de la paix sociale, c’est qu’à une période de véritable détresse a succédé depuis quelques années, dans le Sud, une période d’aisance croissante. Les anciens planteurs, au lieu de se draper fièrement dans leur pauvreté en attribuant leur ruine à la guerre, tandis que, pour beaucoup d’entre eux, la gêne avait commencé bien avant, les anciens planteurs, dis-je, ont fini par se remettre courageusement à l’ouvrage en s’occupant un peu plus directement de leurs affaires qu’autrefois, et comme ce n’est ni l’énergie ni l’intelligence qui leur manquent, ils s’en sont très bien trouvés. Ils ont fini par se persuader qu’il y avait meilleur profit à tirer du travail libre des nègres rémunéré par un salaire que de leur travail forcé stimulé par des coups de fouet, et les nègres, de leur côté, ont compris qu’il valait mieux être bien logés, bien nourris et recevoir quelque chose en plus pour leur travail (c’est généralement le mode de louage adopté) que se chauffer sans rien faire au soleil en vivant misérablement. Aussi la production du coton va-t-elle croissant dans la Géorgie, que tout le monde s’accorde à représenter comme plus prospère qu’avant la guerre, grâce à l’industrie manufacturière qui s’y développe et qui lui permet d’exploiter ses propres produits, tandis qu’auparavant elle était tributaire du Nord. Les plantations d’orangers ont donné dans la Floride de magnifiques résultats. La Louisiane, la Virginie elle-même, qui ont tant souffert, sont en train de se relever. Il n’y a que les deux Carolines qui paraissent irréparablement ruinées, si ce mot d’irréparable peut être prononcé dans une contrée aussi vivace que l’Amérique. Que le courant d’émigration, qui, jusqu’ici, n’a guère profilé qu’au Nord et que l’esclavage autrefois, aujourd’hui la concurrence du travail nègre détourne encore du Sud, commence au contraire, comme on l’y invite, à se porter régulièrement de ce côté, et ces magnifiques contrées, pour lesquels le ciel a tout fait et qui produisent également le blé, les oranges, le coton, la canne à sucre, finiront par prendre un développement qui laissera peut-être bien loin derrière elles leurs rivales du Nord et de l’Ouest.

Enfin, ce qui achèvera de compléter dans l’avenir la réconciliation de ces deux grandes fractions de la république américaine, c’est le développement commun de ce sentiment qui fait les grandes nations et les grands empires : l’orgueil. Lorsqu’on cause avec ceux des hommes du Nord qui ont conservé vis-à-vis de leurs adversaires du Sud des passions excessives, on découvre que ce qu’ils leur reprochent, c’est d’avoir compromis l’avenir de l’Union et d’avoir failli diviser cette grande république américaine, aujourd’hui si puissante, eu deux républiques rivales qui se seraient paralysées l’une l’autre. Eh bien ! ce sentiment, sous une forme différente, les hommes du Sud commencent à le partager. Ils se disent tout bas que, s’ils avaient triomphé dans leur entreprise, la république qu’ils auraient réussi à fonder végéterait assez misérablement et que toute vue ambitieuse d’avenir lui serait interdite. Au contraire, ils se sentent chaque jour plus tiers d’être les citoyens d’une nation qui tend à devenir une des plus puissantes du monde. Civis Romanus sum. disaient avec orgueil les citoyens de cette grande république qui a servi de modèle à tant de pastiches. Être citoyen américain commence à inspirer aux gentlemen du Sud un orgueil à peu près semblable, et lorsqu’ils promènent cette qualité de par le monde, on ne leur demande pas s’ils comptent parmi les vainqueurs ou les vaincus de l’ancienne guerre. Ils ont donc échappé à ce sentiment de l’humiliation qui aigrit le souvenir de la défaite, et ce sont assurément les premiers vaincus auxquels ait fini par profiter la gloire de leurs vainqueurs. Nous avons vu (je puis le dire sous nos yeux) un exemple de cette transformation si explicable des sentimens. Parmi nos compagnons militaires, nous comptions un très galant officier, originaire de la Virginie, qui, après avoir servi dans les armées du Sud, avait de désespoir quitté son pays et s’était enrôlé en Algérie dans la légion étrangère. Il y avait quinze ans qu’il avait quitté l’Amérique et il y apportait toutes les ardeurs, tous les préjugés d’un émigré. Puis nous l’avons vu peu à peu subir l’influence de ce sentiment de patriotisme général dont je viens de parler, et tout fier des merveilleux développemens qu’il constatait dans son pays, au bout d’un mois, on n’aurait pu distinguer s’il appartenait au Nord ou au Sud. Lui-même, j’en suis convaincu, ne s’en souvenait plus. Mais je puis donner des preuves un peu plus générales des progrès de la réconciliation entre les deux fractions autrefois ennemies. Pendant que nous étions à Richmond, le bruit se répandit avec quelque vraisemblance que le secrétaire du département d’état, M. Blaine, qui avait depuis quelque temps déjà remis sa démission entre les mains du président de la république, allait être définitivement remplacé, et parmi les successeurs qu’on lui donnait on citait le nom du général Longstreet. Or le général Longstreet a exercé un commandement important pendant la guerre de sécession dans l’armée du Sud. Le plus ou moins de probabilité de sa nomination n’en a pas moins été discuté pendant plusieurs jours sans que l’opinion publique parût s’en émouvoir dans le Nord et sans que dans le Sud personne lui adressât le moindre reproche de défection. Mais un exemple plus frappant encore est celui-ci. J’ai déjà parlé de cette exposition des produits de l’industrie cotonnière ouverte dans cette ville d’Atlanta que les soldats de Sherman ont prise de vive force en 1864. Le général Sherman n’en est pas moins venu en personne visiter cette exposition. Et non-seulement il a pu circuler librement dans la ville sans recueillir aucun témoignage hostile, mais il a été reçu officiellement à l’exposition, il y a prononcé un discours et dans ce discours il a pu dire : « Nous avons combattu autrefois pour l’idée de patrie comme chacun de nous la comprenait dans sa conscience, mais tous ces souvenirs doivent être oubliés aujourd’hui, et, pour moi, je puis le dire avec vérité, je ne me sens pas attaché par des liens moins étroits à cet état de Géorgie qu’à mon état natal de l’Ohio. » Non-seulement ces paroles n’ont soulevé aucune protestation dans cet état de Géorgie que les troupes de Sherman ont systématiquement dévasté, mais elles ont été couvertes d’applaudissemens, et sa personne a été l’objet d’une ovation. Tout ce que je pourrais ajouter encore de mes impressions personnelles ne ferait qu’affaiblir la portée de ce fait indéniable.


WASHINGTON; LES PARTIS POLITIQUES.

23-27 octobre.

Le chemin de fer qui nous ramène en quelques heures de Richmond à Washington traverse un pays d’un aspect curieux. Ce pays est couvert tout entier de forêts, mais non point de forêts telles que nous les comprenons en France, percées de routes et régulièrement exploitées. Sur un sol pauvre et poussiéreux, que les pluies d’hiver doivent transformer en boue épaisse, poussent des taillis rabougris. Point de grands arbres, point non plus de routes forestières servant à l’exploitation des bois. On dirait, et c’est, je crois, souvent le cas, que ces forêts n’appartiennent à personne et qu’elles sont livrées sans défense aux déprédations de ceux qui viennent y couper du bois au fur et à mesure de leurs besoins. Point de futaies, point d’arbres de réserve ; que ce soit par des maraudeurs ou par les propriétaires eux-mêmes, ces bois paraissent exploités sans aucune idée d’avenir et je ne serais pas étonné si, un jour venu, on se repentait en Virginie de ces prodigalités. Le chemin de fer que nous suivons n’existait pas au moment de la guerre, ou du moins il ne conduisait pas jusqu’à Washington. Aussi sa possession n’a-t-elle pas été l’objet de nombreux combats comme celle de la ligne qui conduisait de Washington à Richmond par Alexandria et Gordonsville. Nous laissons donc de côté, à mon grand regret, les champs de bataille de Bull-Run et de Manassas-Junction, qu’il m’eût beaucoup intéressé de voir. Mais nous traversons cependant le terrain du combat de Fredericksburg, et celui de nos compagnons militaires qui a fait partie de l’armée du Sud nous raconte à ce propos le trait suivant qui peint bien l’énergie déployée de part et d’autre dans la lutte. Lors de l’attaque de Fredericksburg, deux brigades de l’armée du Sud étaient rangées derrière un mur crénelé. Trois fois les troupes du Nord s’élancèrent à l’assaut de ce mur, dont les séparait un espace découvert de six cents mètres. Chaque pas en avant coûtait la vie à quelques soldats et, arrivés à cinquante pas du mur, ne pouvant plus avancer, ne voulant pas reculer, les cadavres s’entassaient les uns sur les autres. Pendant ce temps, les deux brigades du Sud postées derrière le mur essuyaient elles-mêmes le feu de l’artillerie du Nord et perdaient leurs deux généraux. Le lendemain, lorsque les troupes du Sud, auxquelles était demeuré l’avantage, voulurent ramasser et ensevelir les morts, elles trouvèrent rangées devant le mur des compagnies presque entières; on eût pu faire l’appel, il n’eût presque pas manqué un soldat. Quinze mille cadavres reposent aujourd’hui dans le cimetière de Fredericksburg ; mais moi, tout en continuant notre route d’une allure rapide à travers ces taillis sauvages, je pense à ceux qui, pendant une désastreuse retraite, ont succombé peut-être à quelque mortelle blessure, mourant seuls, au pied d’un arbre, de soif ou d’épuisement et dont les ossemens oubliés blanchissent aujourd’hui sous la feuillée, sans honneurs, sans prières, mais peut-être pas sans larmes.

Notre second séjour à Washington n’a pas duré moins de quatre jours, et vu l’allure dont nous avons marché jusqu’à présent, nous sommes sur le point de trouver que c’est beaucoup. Il n’a pas été marqué par d’autres plaisirs que par une soirée à la légation de France dont Mme Outrey nous a fait les honneurs avec la double bonne grâce d’une Américaine et d’une Française, et par une réception de M. Blaine, le secrétaire du département d’état, dont le début a été marqué par un défilé tout démocratique d’invités en redingote, et la fin, au contraire, par une petite sauterie fort élégante, à laquelle avaient consenti à venir par le chemin de fer quelques jeunes filles de Baltimore, peut-être pour nous dédommager de leur dédain lors de notre passage dans leur ville natale. Aussi j’avoue que ce séjour m’aurait paru peut-être un peu long, si je n’avais profité de la circonstance pour tâcher de mieux comprendre les particularités du quart d’heure de la politique américaine. Tout en me pardonnant volontiers de n’avoir pas intitulé ces études : de la Démocratie américaine et de son avenir, peut-être mes lecteurs ne seront-ils pas fâchés après tout de trouver ici quelques renseignemens très courts sur l’état des partis dans cette grande république si exaltée par les uns, si décriée par les autres et dont chacun affirme le triomphe ou la décadence, suivant qu’il appartient dans notre pays à un parti ou à un autre.

Les États-Unis sont aujourd’hui, comme chacun sait, divisés entre républicains et démocrates. Les républicains sont au pouvoir, les démocrates dans l’opposition, et quelques méchans pourraient prétendre que c’est là surtout ce qui les sépare. Mais ce serait malice, et il y a entre les deux partis une réelle différence de tendances. Les républicains sont les centralisateurs, les partisans d’un pouvoir fédéral fort et faisant sentir son influence à travers toute l’étendue de l’Union. Les démocrates sont les partisans des droits des états et, sinon de leur complète autonomie, du moins de leur indépendance politique et législative poussée aussi loin qu’il est possible, sans rompre le lien fédéral. Avant la guerre et lorsque l’esclavage subsistait encore, la question des droits des états avait une singulière importance. Aussi le parti démocratique avait-il la majorité dans tous les états du Sud, et les partisans qu’il comptait dans les états du Nord étaient désignés sous le nom de peace democrats ou de war democrats, suivant qu’ils étaient ou non partisans d’un appel à la force pour maintenir l’Union. L’état des partis en Amérique au moment de la guerre a été décrit d’une façon plus brillante peut-être qu’impartiale par mon pauvre camarade, Ernest Duvergier de Hauranne, si prématurément enlevé, et ses lettres sur l’Amérique n’ont certainement été oubliées de personne. Mais depuis son voyage les choses ont singulièrement changé de face, et entre républicains et démocrates, il n’y a plus guère aujourd’hui de différences bien profondes. Quelques personnes pensent même en Amérique que ces dénominations ont fait leur temps et qu’il suffirait d’une question nouvelle de quelque importance pour amener aussi un classement nouveau des partis. Cependant on peut retrouver encore au fond de ces divisions une conception différente des meilleurs moyens politiques de maintenir l’Union dans les temps à venir et de réaliser ce programme difficile qui est presque une gageure : conserver sous l’autorité d’un même gouvernement central un territoire qui s’étend depuis le Canada jusqu’au Mexique et depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique. Les républicains (j’entends ceux qui s’élèvent à une certaine hauteur de vues) pensent que c’est en fortifiant autant que possible les pouvoirs du gouvernement fédéral ; les démocrates soutiennent que c’est en laissant la plus grande somme possible d’indépendance aux états. C’est là une question sur laquelle on peut disputer à perte de vue, et j’avoue humblement que je n’ai point d’avis là-dessus.

Ce qu’il faut avant tout éviter, si on veut comprendre quelque chose au classement des partis en Amérique, c’est d’attribuer aux mots le sens que nous leur attribuons, et de chercher à retrouver nos divisions dans les leurs. Non-seulement en Amérique tout le monde est républicain et démocrate dans l’acception que nous donnons à ces mots, mais ce qu’on appellerait en Angleterre les tories et les whigs, ce que nous appelons les conservateurs et les radicaux, sont répartis en quantité à peu près égale suivant les régions, entre les deux partis républicain et démocrate. Dans le Nord, presque toutes les vieilles familles appartiennent au parti républicain ; la basse classe des villes, composée en partie d’Irlandais, appartient au parti démocratique. Dans le Sud, c’est le contraire : les vieilles familles appartiennent au parti démocratique, et le parti républicain a recruté au contraire ce qu’il y a de moins relevé dans la population. A un autre point de vue, tout le monde en Amérique, ou du moins presque tout le monde, est à fois conservateur et radical, car tout le monde (ou du moins presque tout le monde) a des idées saines sur la constitution des sociétés, et tout le monde est accoutumé à des institutions que plus d’un radical n’oserait peut-être même pas mettre en pratique chez nous. Enfin, ce qui vaut mieux, tout le monde est libéral, car personne n’a l’idée de refuser la liberté à ses adversaires politiques, après l’avoir réclamée pour soi-même et s’en être fait un panache.

Quant à la question sociale, elle est à peine née. Sans doute, il y a dans certains endroits, et je le montrerai plus tard, beaucoup de misère. Sans doute, il peut y avoir dans d’autres endroits des grèves et des difficultés industrielles. Pour conjurer ces difficultés et pour combattre les progrès du socialisme, les Américains qui réfléchissent aux problèmes de l’avenir comptent beaucoup sur la diffusion de l’instruction populaire. Ils pourraient bien se faire là-dessus quelques illusions. Mais tant que la main-d’œuvre sera plus difficile à se procurer que la besogne et tant que les cultivateurs seront plus rares que les terres, c’est-à-dire pendant des années, peut-être des siècles encore, je ne crois pas, malgré les prédictions pessimistes, qu’il y ait des périls bien sérieux à prévoir de ce côté.

Si cette division des partis entre républicains et démocrates est connue de tout le monde, il n’en est pas de même de celle qui s’est introduite à une date beaucoup plus récente dans le parti républicain lui-même entre statwarts et half-breds, nous dirions les purs et les demi-sang. C’est pour le coup qu’on ne peut l’expliquer sans faire entrer en ligne des questions de personnes. Cette division remonte en principe (la dénomination elle-même est beaucoup plus récente) aux dernières années de la présidence du général Grant. On sait que les dernières années du deuxième terme présidentiel de l’illustre soldat ont été remplies de scandales financiers auxquels, je veux le croire, il est demeuré personnellement étranger, mais qui n’en ont pas moins jeté un jour fâcheux sur les procédés du haut personnel politique employé par lui. Plusieurs de ses ministres ont été formellement accusés et convaincus de concussion, en même temps que des actes d’arbitraire et de brutalité signalaient la politique suivie par lui vis-à-vis du Sud. Ces résultats fâcheux de ses deux termes de présidence n’empêchèrent cependant pas le général Grant de poser ouvertement sa candidature pour un troisième terme, et on peut se souvenir encore des violentes polémiques auxquelles cette prétention impériale, ouvertement contraire à la règle constitutionnelle, posée par Washington, donna lieu aux États-Unis, et des sombres prédictions qui retentirent en France, prédictions dans lesquelles on déclarait l’Amérique à la veille de devenir une grande démocratie césarienne. Il se passa alors un fait assez curieux : le parti républicain se divisa en deux fractions et entra en lutte avec lui-même ; celle du général Grant et des hommes d’argent qui l’entouraient fut vaincue par celle qui voulait porter au pouvoir un homme pur de tout soupçon de corruption, et, dans la convention républicaine, la candidature d’un homme assez obscur, mais honorable, le président Hayes, l’emporta sur celle du vainqueur de Lee, qui n’affronta pas la lutte jusqu’au bout. En France, toute division dans le sein d’un parli amène immédiatement ses adversaires au pouvoir; en Amérique, le parti républicain a su faire sa police lui-même sans que, dans la lutte avec les démocrates, la victoire lui échappât. A vrai dire, il s’en est fallu de peu, et les moyens employés par les républicains pour se l’assurer ne sont pas de ceux qui font grand honneur à un parti. M. Hayes ne l’emporta que de quelques voix sur son concurrent, M. Tilden (si même il avait obtenu véritablement la majorité), et les protestations nombreuses que son élection souleva tinrent pendant plusieurs mois l’Amérique en suspens pendant qu’un tribunal arbitral examinait l’affaire. Quelle que fût la décision de ce tribunal, il était fort à craindre qu’elle ne fut pas acceptée par le parti vaincu ; car il y avait eu incontestablement recours à la fraude des deux côtés et sans voir l’avenir avec un parti-pris de pessimisme on pouvait craindre que les États-Unis ne fussent à la veille d’un nouveau déchirement et d’une nouvelle guerre civile, d’autant plus que, depuis plusieurs mois, il n’y avait en quelque sorte plus de pouvoir exécutif aux États-Unis. Mais la population américaine a donné dans cette circonstance un rare exemple de sagesse et de soumission à la loi. A peine la validité de l’élection du président Hayes eut-elle été prononcée par le tribunal arbitral que les adversaires de cette élection déposèrent les armes, remettant à la prochaine élection présidentielle la reprise des hostilités. Les hostilités ont recommencé, en effet, à l’expiration des pouvoirs du président Hayes, non pas seulement entre démocrates et républicains, ce qui était inévitable, mais entre les deux fractions du parti républicain, celle qui suit les inspirations du général Grant et celle qui est en réaction contre sa politique. Ce n’est pas sans peine que cette dernière a fini par triompher et que son candidat de la dernière heure, le général Garfield, est sorti vainqueur de la convention de Cincinnati. Cette nouvelle lutte a encore aigri les relations entre statwarts (ce sont les vaincus) et half-breds (ce senties vainqueurs), bien qu’on eût, comme fiche de consolation donnée aux statwarts, c’est-à-dire aux partisans du général Grant, appelé aux fonctions de la vice-présidence, un homme notoirement dévoué à la personne du général, M. Chester Arthur. Mais l’opinion publique se prononçait de plus en plus vivement aux États-Unis contre cette politique, et le président Garfield avait été nommé avec le mandat d’entreprendre énergiquement la lutte contre la double nature d’abus qui avaient signalé les dernières années de l’administration du général Grant, sans avoir cependant, à vrai dire, ni commencé ni fini avec lui : la corruption et le système des dépouilles, the spoils system.

La corruption ! tel est en effet le grand fléau de la politique américaine; telle est, pour reprendre les expressions de M. Winthrop, « la malaria qui infecte tous les services civils jusque dans les rangs les plus élevés, et qui fait couler du poison dans les veines mêmes de la nation. » Pendant que nous étions à Washington, il n’y avait pas moins de trois cas de concussion qui, à des degrés divers, occupaient l’attention publique. L’un de ces cas était un procès (the star route case) intenté devant une cour de justice à un certain nombre d’entrepreneurs de transports, subventionnés par l’état pour le service des dépêches, qui, avec la complicité au moins tacite des bureaux dont ils dépendaient, avaient volé l’état d’une trentaine de millions depuis dix ans, soit en faisant payer leur service à un prix exorbitant, soit en ne l’accomplissant pas du tout. A quoi a abouti cette poursuite? A une annulation pour vice de procédure, et les journaux disaient hautement que ce dénoûment était parfaitement prévu par ceux-là mêmes qui, au nom de l’état, avaient engagé la poursuite, et qu’elle ne serait pas reprise. Qu’en est-il advenu ? Je l’ignore. Au reste, l’attention publique a été un moment détournée de ce procès par un scandale qui a éclaté dans le service des pensions. Depuis la guerre, le gouvernement américain sert un chiffre de pensions très élevées aux blessés, aux veuves, aux orphelins des soldats tués pendant la guerre. Mais personne ne fait doute que, grâce à un système de faux certificats, une forte partie de ces pensions ne soit touchée par des amputés ayant leurs deux bras et leurs deux jambes, ou par des veuves et des orphelins ayant encore leurs maris ou leurs pères. Pendant notre séjour à Washington, on a cru découvrir qu’une association, a ring, comptant des membres dans les bureaux chargés du service et du contrôle des pensions, s’était formée pour toucher sa part de ces pensions indûment servies. Enfin, bien que la matière eût moins d’importance, on a découvert également que le désordre s’était glissé jusque dans la comptabilité des dépenses du sénat, et certain compte phénoménal de bougies et de rafraîchissemens destinés à éclairer ou à désaltérer les sénateurs, n’aurait servi, paraît-il, qu’à masquer des dépenses personnelles à des employés d’un grade assez élevé. Quelle suite a-t-il été donné à ces découvertes? Je l’ignore également ; mais je dois dire que, bien qu’assez vivement commentées par la presse pendant un jour ou deux, elles ne m’ont pas paru produire l’étonnement que, du moins j’aime à le croire, elles produiraient encore chez nous. Ces abus de la corruption, contre lesquels, en principe, tout le monde est au moins unanime, seront plus faciles à faire disparaître, grâce à l’énergie du sentiment public sur ce point, que ceux résultant de ce qu’on appelle le spoils system. Il y a longtemps qu’un ancien président des États-Unis (c’était le général Jackson) a prononcé cette parole : « Aux vainqueurs les dépouilles » et a posé le principe que, du jour où un homme arrivait au pouvoir, c’était son devoir de partager toutes les fonctions publiques entre ceux qui l’avaient soutenu, depuis les plus élevées jusqu’aux plus infimes. Nous sommes entrés depuis quelques années en France dans ce beau système, et nous commençons à en cueillir les fruits. Mais les Américains nous y ont devancés et l’ont poussé à un degré de perfection auquel nous ne sommes point arrivés encore, qu’il s’agisse de fonctions politiques, financières ou administratives, comme celles de receveur des douanes ou de directeur des prisons. Il n’y a pas moins de quatre-vingt mille fonctions qui peuvent être ainsi distribuées, et comme le président et les ministres ne peuvent pas connaître tous les candidats, ce sont les sénateurs et les députés qui se chargent de les leur indiquer, les sénateurs surtout qui, forts du droit de confirmer les nominations appartenant au sénat, ne permettent pas que, dans l’intérieur de leur état, aucune nomination se fasse en dehors de leur influence. Ne connaissons-nous pas un pays où les choses commencent à se passer ainsi?

Un petit fait donnera l’idée du point jusqu’où les abus sont poussés... en Amérique. Pendant que nous étions à Washington, il s’agissait de remplacer le directeur des postes de la Virginie qui avait, je crois, malversé. Personne au sénat ne songeait à le défendre, mais le parti démocratique n’en eut pas moins recours à toutes les ruses de la procédure obstructionniste pour amener ce qu’on appelle en style parlementaire américain : a deadlock, une grève, et empêcher la nomination du candidat présenté par le président de la république pour le remplacer. Pourquoi? Parce qu’il allait y avoir des élections en Virginie, que le nouveau directeur des postes était le protégé d’un sénateur virginien et que la nomination du candidat de ce sénateur aux fonctions de directeur des postes aurait assuré la nomination des candidats appuyés par lui à la chambre des représentans. Il y a, comme on le voit, une véritable mise en tutelle du pouvoir exécutif, dont le droit est confisqué par ses partisans. Aussi une réaction assez vive s’est-elle prononcée dans l’opinion publique contre les abus du patronage, et cette réaction a même amené la nomination d’une commission parlementaire intitulée : « Commission de la réforme du service civil, » qui cherche à introduire dans les services civils une hiérarchie, des conditions d’admission et des garanties contre les destitutions arbitraires. En un mot, tandis qu’on croit faire œuvre pie en France en détruisant la bureaucratie, on s’efforce de la créer en Amérique. Mais l’abus est si fortement enraciné, tant de gens surtout sont intéressés à son maintien qu’il faudra plus d’une génération d’hommes pour en triompher. Le président Garfield s’était cependant attaqué à cet abus avec beaucoup de résolution dans une circonstance qui a eu un grand retentissement aux États-Unis. Il s’agissait de nommer un collecteur de la douane à New-York, une des situations les plus lucratives aux États-Unis et aussi l’une de celles où la stricte probité est le plus désirable. Un sénateur de l’état de New-York, M. Conkling, fort influent dans le parti républicain, avait son candidat; le président avait le sien. Était-il plus ou moins digne de confiance que celui de Conkling? C’est une question secondaire, car il y avait en jeu une des prérogatives du pouvoir exécutif. Le président Garfield tint bon et écarta le candidat de Conkling, qui, furieux, donna sa démission pour se représenter de nouveau, appelant ainsi les électeurs à juger entre le président Garfield et lui. Entre sa démission et le jour de l’élection Garfield est mort assassiné. Mais Conkling n’en a pas moins été battu, et, ce qui est remarquable, battu non point au profit de son concurrent démocrate, ce qui n’eût pas manqué d’arriver chez nous, mais d’un autre candidat républicain favorable à la politique de Garfield. Ce succès posthume remporté par Garfield a bien montré que le pays était avec lui, et ces incidens, que je n’ai connus qu’en arrivant là-bas, m’ont fait mieux comprendre l’immense effet produit par sa mort. Le pays sentait vaguement qu’il avait à sa tête un honnête homme résolu à faire une honnête besogne, et le deuil universel que sa mort a causé est un témoignage incontestable que la majorité de l’opinion est également honnête et saine aux États-Unis.

Le nouveau préside.it, M. Chester Arthur, qui était redevable de sa nomination de vice-président à ses relations notoires avec le général Grant, a dû, en arrivant aussi inopinément au pouvoir, se trouver dans une situation fort embarrassante. En politique n’est pas ingrat qui veut, et il faut pour cela une certaine force de caractère. D’un autre côté, la manifestation du sentiment public à laquelle a donné lieu la mort de Garfield était si claire qu’il n’a pas pu en méconnaître le sens. Le genre de mort du président Garfield, les incidens de son long procès venaient même fournir des argumens aux adversaires du spoils system, car Guiteau était tout simplement un solliciteur aigri. Les perplexités par lesquelles le président Arthur a dû nécessairement passer ont donné lieu à plus d’une caricature. Comme en Amérique, non plus qu’en Angleterre, la caricature n’est pas nécessairement désobligeante pour celui qui est mis en scène, et comme c’est simplement une manière vive et comique de caractériser une situation, je crois pouvoir rapporter ici la légende de celles qui m’ont paru les plus spirituelles sans manquer de respect au chef suprême d’un pays où nous avons reçu si bon accueil. Le président Arthur s’était heurté d’abord à quelques refus lorsqu’il a voulu former un nouveau cabinet. L’une de ces caricatures représente le général Grant venant lui rendre visite en compagnie de quelques personnages qui portent des portefeuilles sous le bras. « Ne vous troublez pas de ces refus, Arthur, mon garçon, dit Grant au président; si vous ne trouvez pas de ministres, j’en aurai à vous procurer. » Et il lui présente les principaux fonctionnaires de son ancienne administration portant inscrit sur leur portefeuille le chiffre de la somme qu’ils ont été convaincus d’avoir volée. L’autre, plus piquante encore pour le général Grant, le représente se promenant fiévreusement dans le cabinet du président Arthur, tandis que celui-ci est tranquillement assis dans son fauteuil, le cigare aux lèvres, avec cet air de dignité froide qui lui est habituel. La légende est intitulée : un Malentendu, et voici les propos qu’ils échangent :

GRANT. — Arthur, mon garçon, ne croyez-vous pas qu’il serait temps de commencer à nous occuper du troisième terme?

ARTHUR. — Je vous remercie, général, mais c’est à peine si je commence mon premier. Il sera temps quand j’arriverai à la fin du second.

Pendant que nous étions aux États-Unis, le président Arthur a donné une première preuve de sagesse et d’habileté en prenant le temps de la réflexion, en ne précipitant aucune de ses déterminations, en un mot en sachant attendre. Depuis deux mois, m’ont écrit de très bons juges, il a fait preuve de beaucoup de discernement dans le choix de ses collaborateurs. Il a su faire pour ses anciens amis ce qu’il ne pouvait pas décemment leur refuser, tout en ne donnant à personne l’idée qu’il dût être un instrument passif entre les mains du général Grant. Ce n’est pas sans un certain sentiment d’anxiété qu’on l’avait vu arriver aux affaires. « Quels hommes allons-nous avoir? » se demandait-onde tous côtés, et l’on craignait que ce ne fussent les hommes de Grant, À cette anxiété la confiance commence à succéder, et s’il parvient, comme tout donne à le croire, à maintenir les États-Unis dans la voie d’honnête réaction où Hayes s’était timidement engagé, où Garfield semblait devoir marcher plus résolument, il aura rendu à ses concitoyens un service dont ceux-ci devront lui savoir d’autant plus de gré que la tâche était plus difficile à lui qu’à tout autre.

On peut penser si, dans leur polémique ardente contre les républicains, les démocrates jouent de la corruption et du système des dépouilles. Mais si le sort les ramenait au pouvoir, est-il probable qu’ils donnassent un exemple très différent ? Il est au moins permis d’en douter. Si l’administration des grands services publics est, depuis la guerre, entre les mains des républicains, les démocrates ont entre les mains celle de plusieurs grandes villes, et le personnel que leur parti a fourni ne s’est pas montré moins accessible à la corruption que le personnel républicain. Nulle part, les scandales financiers n’ont été poussés aussi loin que dans la ville de New-York, administrée depuis de longues années par les démocrates, et ces scandales ont même été si crians qu’une réaction a fini par se produire et par ramener l’honnêteté, sinon dans toute la filière administrative, du moins chez ceux qui la dirigent. Quant à la fameuse maxime : « Aux vainqueurs les dépouilles ! » il est peu probable que les démocrates, une fois vainqueurs, poussassent l’abnégation au point de ne pas la mettre en pratique. Après avoir été exclus du pouvoir pendant près de vingt ans, il faudrait chez eux une vertu plus qu’humaine pour renoncer à s’en partager les épices et pour respecter chez leurs adversaires les droits acquis et les services rendus quand droits et services sont assez problématiques. Aucune autre question grave ne séparant, comme je l’ai dit, les républicains des démocrates, aucune velléité de séparation nouvelle n’étant possible, je ne crois donc pas que le succès des démocrates aux prochaines élections, succès qui est sinon dans les prévisions probables, au moins dans les possibilités, modifiât sensiblement aux États-Unis le train des choses. Il est cependant un point sur lequel ce changement de pouvoir et de direction politiques pourrait avoir quelque influence, et comme c’est le seul côté qui pourrait éventuellement intéresser l’Europe, c’est par là que je terminerai ces considérations un peu fastidieuses sur l’état des partis politiques aux États-Unis.

J’ai déjà eu occasion de dire que les États-Unis avaient depuis la guerre singulièrement laissé décroître leur puissance militaire et maritime. L’armée régulière a été ramenée à un chiffre insignifiant : trente mille hommes, je crois. Les forts qui constituent la défense côtière et qui ont joué un si grand rôle dans la lutte navale entre le Nord et le Sud, sont tombés, faute d’entretien, dans un état de délabrement. Après avoir donné la première impulsion à la transformation de l’armement naval par la création de leurs canonnières blindées, ils n’ont pas suivi le mouvement dont ils avaient donné l’exemple, et il n’y a pas en Europe une puissance navale dont la flotte ne pût aisément venir à bout de la leur. Le Monitor n’est plus qu’un vieux souvenir, et le Kearsarge, qui a livré ce brillant combat en face de Cherbourg, est aujourd’hui d’un modèle aussi démodé que peut l’être chez nous un vaisseau à trois ponts. Depuis 1865, les États-Unis n’ont obéi qu’à une pensée : amortir leur dette en augmentant leurs droits de douane et en réduisant leurs dépenses. Forts de la sécurité que leur donne leur isolement, ils ont pu sans danger négliger les exigences de l’armement national. Mais aujourd’hui que leur but est en partie atteint et qu’ils se sont accoutumés à voir, à tort ou à raison, dans le maintien de tarifs élevés un moyen de développer leur industrie, une certaine opinion vague commence à se répandre qu’il y aurait lieu peut-être d’appliquer les excédens de recette dont ils disposent à la reconstruction de leur armement. Cette résurrection de la puissance militaire des États-Unis aurait pour conséquence inévitable, sinon pour but, une intervention plus active des États-Unis dans les affaires concernant les autres pays, non point, quant à présent du moins, dans celles du vieux monde, the old world, comme ils nous appellent (après tout c’est bien leur droit, puisque nous les appelons le nouveau), mais tout au moins dans celles du continent américain tout entier, en particulier dans les régions de l’Amérique du Sud, où ils rencontreront des intérêts européens, et peut-être un jour dans celles du Japon et de la Chine, où ils feront même rencontre.

Cette tendance que je signale est encore en quelque sorte à l’état latent et peut-être se passera-t-il quelques années avant qu’elle éclate au jour. Elle n’est encore affichée dans le programme d’aucun parti, et celui dans la plate-forme duquel elle figurerait ne ferait que se compromettre. Mais si jamais il en est un qui adopte le programme d’une action extérieure plus énergique de la part des États-Unis et qui le soumette au suffrage universel, ce ne pourra être, il me semble, que le parti républicain. Les partisans d’un pouvoir fédéral fort et bien outillé peuvent seuls, en effet, rêver pour ce pouvoir une action diplomatique constante et énergique ; pareille prétention serait, au contraire, difficilement conciliable avec ce minimum d’autorité auquel les démocrates voudraient réduire le pouvoir central. L’Europe n’est donc pas tout à fait aussi désintéressée dans cette querelle entre républicains et démocrates que de loin on pourrait le croire, et il ne serait pas impossible que, d’ici à quelques années, il ne fallût compter avec l’Amérique dans des questions que les puissances européennes sont accoutumées à régler entre elles.

Si cette question de la politique extérieure des États-Unis est une de celles qui pourront diviser un jour, dans un avenir plus ou moins lointain, les républicains et les démocrates, il y a, par contre, un point sur lequel les deux partis sont et seront toujours pleinement d’accord, c’est pour maintenir haut et ferme le principe posé par Monroe il y a soixante ans : l’Amérique aux Américains. Ce qu’on a appelé pendant longtemps la doctrine de Monroe est aujourd’hui la doctrine de tout le monde, et l’homme d’état qui s’aviserait d’y contredire se ferait mettre au ban de l’opinion. Je me souviendrai toujours d’avoir entendu un jour M. Blaine développer cette doctrine, les coudes sur la table, avec la verve et l’abandon qui suivent un dîner un peu prolongé. C’était à propos du percement de l’isthme de Panama, et je ne me fais aucun scrupule de rapporter cette conversation tenue intentionnellement, j’en suis convaincu, devant trente personnes, dont quelques-unes avaient rang officiel et ont même reçu de lui mission de la redire. La conversation avait commencé par un brillant tableau qu’il nous avait tracé de la force et de la prospérité de l’Amérique. « Aux États-Unis, avait-il dit, nous n’avons besoin de rien ni de personne. (Notre territoire produit tout : du blé, de la vigne, du coton, du sucre, du bétail, du charbon, du fer, de l’argent, de l’or. C’est à peine si nous commençons à exploiter nos richesses ; nous avons plus de terre que de bras, mais ces bras, l’émigration nous les fournit. Il ne nous manque que cent mille Français pour nous apprendre à faire du vin. Si nous les avions, ce serait bientôt nous qui exporterions du vin en Europe. » À ce tableau, M. Blaine ne voit qu’une tache : les Mormons, dont le développement lui paraît une honte pour la civilisation des États-Unis, et qu’une ombre : la difficulté d’inculquer l’esprit et les principes américains à cette masse d’émigrans qui arrivent chaque année imbus des opinions, des préjugés, parfois des chimères, de leur pays d’Irlande ou d’Allemagne. Mais, comme la race anglo-saxonne est merveilleusement propre à la trituration politique, ces nouveau-venus s’encadrent et s’emboîtent dans les cadres et dans les moules politiques déjà existans, les Irlandais dans le parti démocratique, les Allemands mi-partie dans le parti démocratique, mi-partie dans les rangs des républicains. Ils en acceptent les chefs, qui sont tous Américains ou américanisés, et votent comme on leur dit. C’est tout ce qu’il faut pour le moment. Quant aux puissances étrangères, M. Blaine ne voit pas quelles difficultés les États-Unis pourraient avoir avec elles. Ils n’ont que deux voisins avec lesquels une querelle serait possible : l’Angleterre à cause du Canada, l’Espagne à cause de Cuba. Mais les États-Unis ne veulent prendre de force ni le Canada ni Cuba. Et cependant Cuba ! La situation est bien étrange ; car Cuba tire de l’Amérique les trois quarts des produits qui sont nécessaires à sa vie et ne peut exporter ses produits en Amérique, obligée qu’elle est de les envoyer en Europe. D’ailleurs, toutes les îles qui sont assez près des côtes américaines pour que les navires puissent y arriver à la sonde (within the sounds) appartiennent de droit naturel aux États-Unis. Et cependant les États-Unis ne s’empareront pas de Cuba par la force des armes ; ils s’en remettent à la force des choses. M. Blaine n’entrevoit donc pas dans l’avenir de guerre possible entre les États-Unis et aucune puissance européenne; en tout cas, jamais avec la France.

— Et Panama? souffle un de nous.

— Panama? reprend avec vivacité M. Blaine, je vais vous dire ce que j’en pense, et du reste vous le verrez bientôt dans les journaux. Nous ne ferons point opposition au percement de l’isthme. Nous ne comprenons pas trop pourquoi les Français se sont mis à la tête d’une entreprise qui, au fond, intéresse si peu leur pays. C’est nous qu’elle intéresse d’abord, à cause de nos relations avec les états du Pacifique ; c’est ensuite les Anglais, à cause de l’Australie. Mais les Français, quel profit y trouveront-ils? Enfin cela les regarde; je sais qu’ils aiment à faire de la chevalerie partout. Pour nous, je le répète, nous ne ferons pas obstacle au percement de l’isthme, et, bien que nous devions fournir les trois quarts du tonnage, nous ne demanderons aucun traitement de faveur. Mais il y a deux choses que nous ne supporterons pas. La première, c’est que les puissances européennes garantissent la neutralité du canal. C’est une affaire du Nouveau-Monde qui ne regarde pas l’ancien. Lorsque M. de Lesseps a percé l’isthme d’Afrique, aucun état d’Amérique n’a demandé à être partie à un traité garantissant la neutralité du canal de Suez. Pourquoi, aujourd’hui qu’il s’avise de vouloir percer l’isthme d’Amérique, les puissances européennes demanderaient-elles à être parties dans un traité garantissant la neutralité du canal de Panama? Cette neutralité serait suffisamment garantie par un traité entre les États-Unis et la république de Colombie. La seconde chose que nous ne souffrirons pas, c’est qu’au cas de guerre entre les États-Unis et une puissance quelconque, ce canal serve au passage des vaisseaux de guerre de la puissance qui serait en lutte avec nous. Nous ne voulons pas que des vaisseaux de la marine anglaise ou espagnole puissent passer par le canal de Panama pour venir bombarder San-Francisco. Et pour nous prémunir contre ce danger, si cela était nécessaire, nous nous emparerions des deux entrées du canal quand il sera construit et nous y élèverions un fort, car il faut que nous le tenions. We must hold it. »

Tout cela, dit avec beaucoup de verve, d’esprit et un certain air à la Bismarck, est demeuré profondément gravé dans ma mémoire. Quelques jours après paraissait, en effet, dans les journaux cette fameuse note de M. Blaine protestant contre la garantie de la neutralité du canal par les puissances européennes. Pourquoi M. Blaine, à la veille de quitter le pouvoir, a-t-il soulevé si inopinément une question diplomatique à laquelle personne ne pensait ? Parce qu’il avait la certitude de traduire sur cette question le sentiment national américain, et parce qu’il a voulu que le jour où l’affaire serait réellement soulevée, il y eût sur ce point spécial une Blaine doctrine, de même qu’il y a sur le principe général une Monroe doctrine. Je n’ai pas trouvé, en effet, un Américain qui ne partageât son opinion, pas un auquel il fût possible de faire entendre que si un traité de neutralité signé par les États-Unis et la république de Colombie, offrait assurément toute garantie contre une mainmise de la Colombie sur le canal, la garantie n’était peut-être pas tout à fait aussi forte contre une mainmise des États-Unis. Ces mêmes questions de politique extérieure ont procuré depuis, je le sais, quelques désagrémens à M. Blaine. La publication de certaines instructions données par lui aux représentans des États-Unis à Lima et à Valparaiso, celle d’autres dépêches encore ont montré qu’il avait peut-être compromis un peu hâtivement, sous sa propre responsabilité, la diplomatie américaine dans des questions délicates, et il a eu l’ennui d’être désavoué par son propre parti. Mais peut-être aussi n’a-t-il eu d’autre tort que de marcher un peu trop vite et trop résolument dans une voie où, avec plus de timidité et de lenteur, ses successeurs finiront par le suivre, et alors il recouvrera le bénéfice de son initiative. Pour le moment, sa situation n’en est pas moins devenue assez maussade. Comme il a dû donner sa démission de sénateur du Maine pour devenir ministre de Garfield, dont il avait été cependant le concurrent à la présidence, il a été remplacé au sénat, et comme depuis il a également cessé d’être ministre, il s’ensuit qu’aujourd’hui il n’est plus rien du tout. Mais je ne suis pas inquiet pour lui. Il y a toujours place au soleil de son pays pour quelqu’un de sa trempe, et si les partis ne lui mesuraient pas la place assez large, il serait homme au besoin à se la tailler tout seul.

C’est pendant notre second séjour à Washington que se sont déroulés les premiers débats du procès de Guiteau. Si grande était contre ce malheureux, ou plutôt ce misérable, l’indignation publique, qu’on craignait de le voir écharpé par la populace pendant son trajet de la prison à la cour et qu’on avait dû prendre toute sorte de précautions pour dissimuler l’heure et le mode de son transfèrement. Quelques jours auparavant, il avait essuyé dans sa prison le feu d’un de ses gardiens, et le troisième ou quatrième jour de son procès, un cavalier, dont le nom est demeuré inconnu, dépassa sa voiture au galop et lui tira un coup de pistolet. J’ai été frappé du contraste entre la surexcitation de l’opinion publique dont ces craintes et ces tentatives étaient l’indice, et la longanimité de la législation criminelle américaine, qui a toléré un long procès de quatre mois durant lequel on a vu Guiteau, insultant juges, témoins, et jusqu’à ses propres défenseurs, posant devant la presse et devant le public, enfin jouant tout à son aise, pendant d’interminables débats la comédie de l’insanité. Son système de défense consistait en grande partie à prétendre que ce n’était pas lui qui était cause de la mort de Garfield, mais les médecins, dont l’impéritie avait causé la mort de leur patient. Molière n’eût pas mieux trouvé, et si Guiteau avait pu établir ce point, d’après le droit pénal américain, cela aurait sauvé au moins sa tête. Ce qui est plus étrange encore que son attitude aux débats, c’est le régime auquel il était soumis dans sa prison. Non-seulement il y pouvait se faire remettre tous les journaux qui rendaient compte de son procès et donner à son exécrable vanité l’aliment quotidien de leur lecture, mais il y recevait qui bon lui semblait et avait à son gré de longs entretiens avec les reporters de différens journaux. Les dimanches, on venait même le voir à travers la fenêtre grillée de sa cellule comme une bête curieuse et cette exhibition le flattait beaucoup. Rien n’a été évité de ce qui pourrait tenter les imitateurs par l’appât d’une célébrité malsaine. De tous les épisodes de sa vie de prison, le plus piquant a été celui d’une visite que lui a faite sa première femme, d’avec laquelle il avait divorcé. Elle avait demandé à être entendue au procès pour le charger ; puis à l’audience, prise sans doute de compassion, elle avait rendu, au contraire, assez bon compte de lui. À la suite de cette déposition, elle était venue le voir dans la prison avec son nouveau mari, et ce singulier trio avait causé fort amicalement.

Les conversations politiques et la lecture du procès de Guiteau n’ont pas occupé tout notre temps à Washington. Nous avons fait encore quelques courses dans les environs, une entre autres à Annapolis, l’école de marine américaine, installée sur le même plan que West-Point, au bord de la Chesapeake et non moins bien entendue. Les futurs officiers de marine y jouissent d’un régime dont la douceur et surtout le luxe doivent ensuite leur faire trouver singulièrement dure la vie du bord. Nous faisons cette observation et l’on nous répond que beaucoup (ceux entre autres qui viennent du Far-West) arrivent de leur famille tellement rustres et peu dégrossis qu’il faut commencer par leur faire apprendre la manière de vivre d’un gentleman. Une autre course nous conduit à un second collège de jésuites et à un second cimetière. Le collège de jésuites de Georgetown est un des plus anciens parmi les douze que l’ordre possède actuellement aux États-Unis, mais ce n’est pas un des plus considérables. Il ne peut contenir que trois cents élèves, tandis que celui de Santa-Chiara, près de San-Francisco, en contient douze cents. Sur ces trois cents élèves, il y en a quarante de protestans, bien que les parens aient été prévenus qu’ils ne seraient dispensés d’aucun des exercices de la maison et qu’ils seraient tenus d’assister aux offices et instructions religieuses. J’imagine que ces parens doivent être des protestans assez tièdes. Un petit fait me montre une fois de plus avec quelle souplesse, tout en conservant l’esprit général de son enseignement (certain livre d’histoire que j’ai feuilleté en passant dans une salle d’études me l’a bien montré) l’ordre des jésuites sait cependant se plier aux mœurs des pays où il se trouve. Croirait-on qu’il y a dans le collège une salle de lecture ou les élèves vont librement et où ils trouvent tous les journaux, à la fois ceux de chasse de pêche, les magasins illustrés et les grands organes politiques du pays, républicains ou démocrates? Je ne m’imagine pas pareille salle en France dans un lycée de l’état ou dans une institution particulière. Mais il est vrai que cette liberté n’est possible qu’avec une presse exclusivement politique comme la presse américaine. A côte du collège des jésuites, il y a un couvent du Sacré-Cœur, qui compte une succursale à Washington même. Beaucoup de jeunes filles catholiques y sont élevées, et c’est même depuis quelque temps la fashion d’y envoyer quelques jeunes filles protestantes de la bonne société.

Le cimetière de Georgetown, qui est assez proche du collège des jésuites est un des sites les plus intéressans aux environs de Washington. Chose singulière! ce peuple si positif, si pratique, qui ne perd point de temps en vaines rêveries, semble avoir reporté sur le soin de ses cimetières toute la sentimentalité dont il est capable. Il environne ses morts de respect et de poésie et il appelle à son aide, pour leur faire honneur, les beautés que lui prête la nature, là où il ne l’a point sacrifiée à la civilisation. Le cimetière de Greenwood, d’où l’on domine la mer, passe pour un des beaux endroit qu’on puisse visiter aux environs de New-York. J’ai déjà parlé de celui d’Arlington. Celui de Georgetown ne leur cède en rien; c’est une futaie de chênes séculaires, d’une beauté et d’une taille qu’en Amérique il est rare de voir atteindre aux arbres, car auparavant on en fait généralement de la charpente. Les tombes en marbre blanc et d’un style assez pur n’y sont point alignées en rangs serrés, mais dispersées au hasard sous les arbres, à distance assez grande les unes des autres. Il en est peu qui ne soient pas environnées de fleurs; on dirait un grand parc où reposerait depuis plusieurs générations une seule famille, et qui serait soigneusement entretenu par la piété de ses descendans. Au lieu d’appeler cet endroit Oak-Hill, le mont des chênes, on pourrait l’appeler, comme la France du XVIIIe siècle n’eût pas manqué de le faire, le bois des tombeaux. Peut-être faut-il voir dans le respect avec lequel on a conservé ces arbres un souvenir de la tradition indienne qui enterrait le guerrier ou le chasseur avec son arc et ses flèches, à l’ombre de la forêt où il avait vécu. J’ai toujours trouvé, je ne sais pourquoi, un singulier plaisir à ces promenades à travers les lombes, et je me souviens d’avoir passé de longues heures dans les cloîtres d’Italie, où l’on enterrait autrefois les morts des illustres familles, à déchiffrer des épitaphes dont les noms n’avaient point de vie pour moi, et à me demander quelles avaient été les joies et les souffrances de ces destinées inconnues. La langue anglaise ne se prête pas moins que la langue italienne ou latine à ces inscriptions funéraires, et leur donne même, par ses légères différences d’avec la langue usuelle, une solennité particulière. Il n’est pas une de ces inscriptions qui ne respire la foi, et l’espérance religieuse prend partout la place des banales énumérations de la vanité. Je m’arrête un instant devant une tombe où sont gravées les dernières paroles d’une petite fille : « I am so glad that Jesus loves me ! Je suis si heureuse d’être aimée par Jésus! » et je m’interroge sur le mystère de ces existences tranchées avant d’être écloses, qui n’ont semé la joie sur leur passage que pour y faire naître les larmes. Le cimetière d’Oak-Hill est un lieu de promenades assez fréquenté. Les enfans y jouent innocemment à l’ombre des arbres et à l’entour des tombes, pendant que les personnes qui les gardent lisent ou travaillent sur des bancs. Il y a dans cette alliance de la mort avec la nature et avec l’enfance quelque chose qui en adoucit l’horreur. Sous ces ombrages, la destinée de l’éternel sommeil paraîtrait moins rigoureuse et je me répète à moi-même, en sortant, ces vers de Pouchkine que j’ai retenus d’une délicieuse nouvelle de Tourguénef :


Et puisse la vie forte et jeune
Se jouer à l’entrée de mon tombeau
Et la nature indifférente
Briller d’une éternelle beauté !


Enfin nous quittons Washington, dont nous avons arpenté à loisir les magnifiques distances et savouré jusqu’à épuisement tous les plaisirs, pour nous rendre à Philadelphie, Newport, Boston, et revenir ensuite à New-York. Là notre bande doit se séparer, les uns pour revenir en France, les autres pour commencer un magnifique voyage circulaire, et moi pour pousser une pointe solitaire jusqu’à San Francisco, en m’arrêtant peut-être un jour au pays des Mormons. J’ose à peine espérer de trouver encore quelques lecteurs pour m’accompagner jusque-là.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.
  2. Je recommande ce détail absolument authentique à l’attention de ceux surtout qui veulent encore considérer l’esclavage comme un reste des institutions patriarcales, permettant à un seul homme d’assurer le bonheur de ceux qui dépendaient de lui. Sans doute, tous les propriétaires n’en usaient point ainsi vis-à-vis de leurs négresses, mais il suffit que de pareilles abominations aient été possibles pour faire justice d« ces illusions sentimentales.