Âme blanche/08

La bibliothèque libre.
La Renaissance du livre (p. 77-84).

VIII


Quand je fus en état de me lever et de marcher, c’est Véronique qui me fit faire mes premières promenades au jardin. Mais notre jardin n’était ni très vaste ni très gai. Il faisait suite à une cour étroite et longue, sombre comme un puits à cause de la hauteur des trois corps de bâtiments qui l’enfermaient. Le jardin, lui, était séparé de ceux des voisins par des murailles tapissées de cerisiers du Nord, d’abricotiers et de pêchers.

On réservait les fruits fournis par ces arbres aux desserts quotidiens du docteur et aux confitures, compotes et marmelades faites par Mme Veydt à l’intention de son mari. Jamais je n’eus la bonne joie gourmande d’en cueillir un moi-même pour y mordre à belles dents, comme font les autres petits chez leurs grands-parents complices et approbateurs.

Ce jardin, où l’on m’occupait toute l’année à sarcler les folles végétations, était d’une netteté, d’une symétrie, d’une froideur désespérantes ; sur la pelouse, tondue à la mécanique, pas un brin d’herbe ne dépassait les autres et les pâquerettes ou renoncules qui, d’aventure, s’y fussent épanouies en auraient été expulsées aussitôt. Mais, dans un bassin de porphyre, à peine plus grand qu’un saladier, quatre poissons rouges se poursuivaient continuellement, l’air mélancolique. Un parterre de tulipes qui fleurissaient au printemps et dont on entourait les corolles d’un rond de papier afin quelles ne pussent s’épanouir que jusqu’à un certain point ; des camomilles qu’on récoltait en été, pour en avoir la tisane plus tard, et une touffe de pâles hortensias, cadeau reconnaissant d’une cliente au docteur, qu’on avait plantés et qui s’accommodèrent du sol maigre, de l’ombre et de l’humidité de l’endroit, voilà pour le flore de ce jardin.

De plantations choisies pour leur beauté, pour leur ombrage ou pour leur parfum, il n’en possédait aucune autre et je n’ai jamais vu ailleurs, sinon dans les boîtes à joujoux, rien qui ressemblât à la silhouette régulière et droite, effilée, en manière de cierge, par un émondeur trop savant, des quatre poiriers qui faisaient les coins du gazon. On enfermait leurs poires mûrissantes dans des sacs de tulle pour les préserver de l’atteinte des mouches.

Tante Josine, dès qu’elles étaient nouées, les comptait, veillait à ce qu’il ne leur arrivât rien de fâcheux, les habillait de ce sac et, l’automne venu, les cueillait elle-même pour, ensuite, les ranger soigneusement dans le fruitier : mon grand-père en mangeait à jeun, chaque jour, à son réveil, jusqu’à la mi-juin ; cela faisait partie de son hygiène intime et personnelle.

Les allées du jardin étaient semées d’un cailloutis blanc, pointu, agressif, qui usait les bottines, et toutes les fois que mes jeux solitaires m’amenaient vers ce lieu de délices, j’avais à subir tant de recommandations avant d’y pouvoir pénétrer que je finis par m’y rendre exclusivement pour y accomplir ma tâche : débarrasser les plates-bandes du chiendent et des pissenlits qui y poussaient à foison, malgré mon zèle ; récolter les fleurettes de la camomille quand elles étaient à point pour la provision d’hiver, ou bien, la graine mûre des tulipes et des hortensias, qui était, ensuite, précieusement serrée en des sachets de papier fort, pourvus d’une étiquette, et dont ma tante avait la garde.

Ce jardin, où le soleil lui-même paraissait maussade, où il ne se montrait jamais franchement, mais, d’une manière oblique, hésitante, sournoise, contrarié qu’il Y était par tant de murailles, ce jardin ne m’attirait pas. Même, lorsque Véronique m’y conduisit, après ma maladie, Mme Veydt ne put prendre sur elle de nous épargner les remontrances au sujet des fruits qu’il ne fallait pas cueillir, du gazon qu’il ne fallait pas fouler, des bordures qui, disait-elle, avaient droit à notre respect car elles étaient de fer peint et coûtaient cher !

Aussi, ces récréations, ordonnées à ma faiblesse et qui auraient dû contribuer à mon entière guérison, se bornèrent, bientôt, à peu de chose : la couturière s’installait sur un banc, hors de la vue du logis ; moi, j’étais sur ma petite chaise, à ses pieds, avec Zoone dans mes bras. Véronique raccommodait le linge et, parfois, en cachette, me taillait bien vite une robe ou un manteau de poupée dans un bout de taffetas rose dont elle m’avait fait cadeau et que j’allais m’appliquer à coudre de mon mieux. Cette Mlle Zoone, qui me venait de ma pauvre maman, m’était restée ardemment chère. Un peu de l’autrefois, de plus en plus vague dans mon souvenir, mais, toujours, regretté, demeurait pour moi au fond de ses grands yeux d’émail qui n’avaient point changé depuis notre départ de la maison. Cette poupée était de ma famille, à ce qu’il me semblait, bien plus étroitement que tous les Veydt de la rue Marcq. Avec elle, je causais du temps passé… Et que m’importait que je fisse les demandes et les réponses ? — Je savais bien que Zoone me comprenait et elle était pour moi évocatrice de tant de choses lointaines dont, sans sa constante présence, j’eusse peut-être perdu la mémoire ! Toutes mes tristesses, toute la poignante nostalgie dont souffrait confusément mon âme d’enfant privée de mère, cette poupée en eut le spectacle et la confidence. Et ce m’était une espèce de soulagement d’avoir là, auprès de moi, ce témoin — fût-il muet — de ma vie passée. Aussi, jamais poupée ne fut entourée de soins plus tendres, d’une sollicitude plus vigilante ni plus active : j’étais bien jeune lorsque je reçus Zoone en présent et son nom seul indique l’extrême puérilité de mon langage au moment de son baptême ; or, elle ne fut jamais jolie ; mais, après dix ans, nulle avarie n’avait atteint son corps de bois et elle n’était pas plus intacte au moment de sa sortie du magasin où ma mère l’avait achetée ; je l’aimais et je la vénérais ; elle était à la fois mon enfant et mon fétiche. Aussi, c’était un bonheur pour moi de la parer de mon mieux et si je sus coudre à l’âge où les autres petites filles ne s’en soucient guère, c’est que le désir me hantait de faire de beaux vêtements à ma vieille poupée et que ce fut là l’émulation la plus efficace.

C’est à la fin de ce même automne que l’on me mit à l’école. D’abord, je m’étais fait un monstre de cette idée d’aller en classe, de voir de nouvelles figures, de faire connaissance avec une foule de petites filles dont ma sauvagerie n’espérait rien de bon. Cependant, dès le premier jour, je fus conquise par la douceur enjouée de la religieuse à laquelle on me confia, par la gaîté vivante et bruyante de notre classe où l’aînée des élèves avait huit ans et, la plus jeune, à peine cinq. On y jouait bien plus souvent qu’on n’y apprenait l’alphabet. Aussi, je n’étais pas d’une semaine en demi-pension chez les Sœurs de la Miséricorde, que ce couvent devenait mon univers : Wantje m’y menait le matin, à huit heures ; j’y restais jusqu’après le souper et, bientôt, seules, me semblèrent lentes et vides les journées de vacance passées rue Marcq.

En ce temps-là, ma sensibilité native, — développée par le milieu ambiant, la religion, présentée sous une forme si attrayante aux fillettes de la classe élémentaire, toute sonore de musique sacrée, de la récitation fréquente des litanies à la Vierge — ma sensibilité augmenta encore. L’odeur de l’encens montant en spirales bleues sous la voûte azurée de notre chapelle que constellaient d’innombrables étoiles d’or, comme au ciel, où sont Jésus, sainte Marie, sainte Anne, saint Joseph, tous les bienheureux et tous les apôtres, me faisaient penser à un pays d’enchantements, peuplé d’êtres d’une bonté adorable, et mon imagination m’y logeait moi-même toute immatérielle, toute blanche, des ailes dans le dos. Les récits merveilleux de Véronique avaient contribué certainement à cette tendance vers la chimère et il m’arrivait de confondre les anges de nos cantiques et les nains de ses légendes : je les enveloppais, les uns et les autres, dans la même admiration ravie et je les croyais capables de tous les prodiges.

Je vivais dans un monde à moi, peuplé de saints personnages quelque peu fées et où tout ce qui, dans la création, est inerte s’animait, prenait une existence active, douloureuse ou heureuse. Aussi, dans mes rares promenades aux champs, je ne cueillais pas un coquelicot sang lui demander pardon d’avance du mal que j’allais lui faire, et les pommes de mon dessert, au couvent, avaient mal, elles aussi, j’en étais certaine, quand je mordais dedans.

Je finis par maudire ces jouissances si remplies d’amertume et je renonçai à blesser les fruits et les fleurs je ne cueillis plus de coquelicots et je ne mangeai plus de pommes.

Peut-être mon excessive sollicitude pour eux venait-elle de la défense qu’on m’avait toujours faite d’y toucher, chez mes grands-parents ; il y avait là quelque chose de produit par l’habitude, certes ; mais c’était bien plus qu’une habitude contractée par devoir, le sentiment qui me les faisait respecter à ce point. Pour moi, je le répète, fleurs et fruits vivaient, avaient une personnalité sensible, délicate, que froissait cruellement la brutalité des attouchements humains.

Et, à mesure que ma personne morale se compliquait ainsi, une sorte de perpétuelle surexcitation nerveuse commençait d’agiter mon être physique je ne pouvais plus supporter l’obscurité et je souffrais beaucoup, le soir, quand Mlle Josine, après m’avoir fait mettre au lit, soufflait la bougie et me laissait dans le noir ; non pas que j’eusse la frayeur des ténèbres, assez générale chez les enfants, mais les ténèbres m’oppressaient, me faisaient souffrir, d’une souffrance physique abominable, et il m’arriva, une nuit, de réclamer de la lumière avec tant d’angoisse, d’un ton si suppliant que ma tante en fut touchée et, dès lors, alluma chaque soir une veilleuse dans notre chambre. On ne l’éteignait qu’au matin.

De cette veilleuse à mes yeux entr’ouverts venaient de longs rayons en faisceaux, qui commençaient mes rêves à l’heure du coucher, qui les prolongeaient délicieusement à l’heure du réveil, en me laissant croire, un bon moment, à la réalité de leurs fantasmagories.