Âme blanche/11

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La Renaissance du livre (p. 109-111).

XI


J’allai la voir et la revoir à Uccle, ainsi que je l’avais décidé et, détail affreusement poignant, comme je lui apportais, chaque fois, une nouvelle poupée : poupée de quelques sous, achetées, à son intention et selon mon désir, par Véronique qui, toujours, m’accompagnait en ces douloureux pélerinages, ma mère finit par faire quelque attention à moi, parut me voir, marquer une espèce d’intérêt pour ma présence. Même, elle finit par me distinguer avec faveur et — qui pénétrera jamais le mystère de ces cerveaux troublés ? — elle voulut me désigner par un vocable spécial et qui me fût personnel, et elle se mit à m’appeler du nom adorable et divin qui était sur mes propres lèvres et voulait voler vers elle constamment ; elle disait en parlant de moi, en s’adressant à moi :

— Maman !

J’en souriais en larmes et, par un effort de mon intelligence qui voulait comprendre la sienne, la pénétrer, s’y identifier, j’arrivai à m’expliquer ce qui l’avait conduite à me nommer ainsi : dans son concept redevenu simple, élémentaire, puéril, l’enfant, ce ne pouvait être qu’elle-même ; et moi, qui la caressais, qui la berçais de douces paroles, qui flattais ses goûts, qui satisfaisais de mon mieux les caprices de son innocente manie, j’apparaissais comme la dispensatrice de tout plaisir, de toute tendresse : j’étais la « mère », celle qu’on implore, qui accède et qui console.

Ce mot, le premier qui eût franchi ses lèvres depuis des années, demeura longtemps le seul qu’elle voulût prononcer.

Elle avait toujours avec soi-même ces colloques solitaires, articulés, mais sans émission de son, dont on m’avait parlé et dont j’avais été témoin lors de ma visite d’initiation chez Oppelt, et ne prétendait dire ce « maman » qu’en ma présence. Quand elle le dit pour la première fois, ce fut à un moment où son infirmière, craignant pour elle l’ardeur du soleil, la voulait forcer à mettre un chapeau de paille avant de se rendre au jardin : Mme Veydt protestait du geste, de l’attitude, de toute sa mimique qui exprimait l’ennui, l’agacement d’une insistance qui ne la ferait pas céder. Et, soudain, tournée vers moi, comme pour réclamer du secours :

— Maman ! s’écria-t-elle.

Je crus mourir, tellement mon émotion fut violente. Je courus vers elle, et je lui répondis tout naturellement, avec une spontanéité qui prouvait qu’un magnétisme agissait entre nous, qu’une sorte de télépathie avait créé, d’avance, un lien électrique entre nos deux mentalités :

— Ma chérie !

Elle eut un mouvement des yeux qui dénonçait sa satisfaction et, comme je lui attachai moi-même son chapeau sur la tête, se laissa faire.

Désormais, j’étais la mère ; elle était la fille. Cela était une chose entendue entre nous. Et je ne songeai qu’à l’heure bénie où, libre de ma fortune et de mes actions, je pourrais exercer vis-à-vis de l’infortunée mon rôle de mère, sous un toit qui nous réunît effectivement et nous appartînt.

Dès ma seconde visite à Uccle, j’avais été informée par le professeur Oppelt que la « commission » dont mon grand-père eût dû me charger, plus tôt pour ce spécialiste avait été faite, enfin, et que c’était le payement d’un trimestre en retard de la pension de Mme Veydt jeune. Je tressaillis de confusion à cette nouvelle ; mais je n’en fus pas surprise : j’avais deviné qu’il s’agissait d’argent.